1. Des prophéties et de la preuve prophétique — 2. Prophétie messianique — 3. Prophéties à double application — 4. Réfutation des objections — 5. Grande valeur donnée à la preuve prophétique par l’accomplissement des oracles relatifs au Messie, à son Royaume et au peuple d’Israël — 6. Conclusions
La question des prophéties, comme celle des miracles, est une question de fait. Est-il vrai qu’il existe dans les Ecritures de nombreux passages donnés et reçus comme prophétiques ? Est-il vrai que l’événement les ait justifiés ? La décision de ces deux points est uniquement du ressort de la philologie et de l’histoire ; il s’agit, de constater d’un côté l’oracle, de l’autre l’accomplissement : travail qui peut avoir ses difficultés, mais qui laisse sur le terrain expérimental.
Il est tout simple que les prophéties aient soulevé les mêmes préventions hostiles que les miracles. A mesure que s’est répandue et accréditée l’opinion que l’ordre général des choses est immuable, que dans le monde moral, de même que dans le monde physique, tout est soumis à des lois qui ne souffrent pas d’interruption, que le surnaturel proprement dit est impossible en soi, on a vu de plus en plus contester et rejeter les deux classes de faits divins auxquels en appelle l’apologie chrétienne. Le rationalisme philosophique a passé à côté d’eux sans y regarder ; et le rationalisme théologique leur a cherché une explication naturelle.
La question des prophéties est peut-être actuellement recouverte de plus de nuages que celle même des miracles. Elle a contre elle et l’esprit du temps et les facilités qu’a trouvées la critique négative pour accumuler les doutes sur des livres tels que ceux de l’Ancien Testament, si anciens et à tant d’égards si singuliers. Mais là encore les faits persistent malgré tout, et ressortent des travaux mêmes qui semblaient les ruiner. Toujours occasionnelle, liée aux événements qui l’évoquent, la prophétie sort çà et là du fond des choses par traits isolés, comme un éclair sur la nuit des temps. Elle peut, à cause de cela, être contestée à peu près dans tous ses points par des raisons plus ou moins plausibles. Cependant elle demeure, par-dessus et à travers les négations, échappant tantôt par un côté, tantôt par l’autre à toutes les hypothèses explicatives.
Nous ne reviendrons pas sur les principes métaphysiques ou historiques, au moyen desquels on se figure réduire à néant le surnaturel. A toutes les présupposions d’impossibilité, qui, par une bizarrerie que nous avons relevée ailleurs, s’unissent fort souvent à des accusations d’insignifiance ; — aux raisonnements et aux dédains d’une science qui, mesurant tout à ses idées, croit annihiler par ses négations ce qui la dépasse ou la heurte ; — aux maximes axiomatiques dont elle fait son fort, nous opposons cette simple donnée de la conscience religieuse : Dieu, le Dieu du théisme, le Dieu-Providence, devant qui l’avenir est comme le présent, peut, s’il le juge bon, l’annoncer ou le faire annoncer d’avance. Plus tard, nous y opposerons le fait lui-même, s’il est une fois établi ; et pour la prophétie, comme pour le miracle, on nous accordera sans doute que ce qui est peut être.
La prophétie est la déclaration d’événements en dehors et au-dessus des prévisions humaines ; c’est une sorte d’histoire anticipée où se révèle l’Esprit de Dieu.
Nous avons (Ésaïe 42.9) l’idée biblique de la prophétie : Je vous annoncerai les choses à venir avant qu’elles paraissent, (littéralement avant qu’elles germent), c’est-à-dire avant que se montrent les causes mêmes qui doivent les produire, par conséquent avant que l’homme puisse les apercevoir ou les soupçonner.
Il est des prédictions naturelles, fondées sur la connaissance des lois physiques, celle des éclipses par exemple ; ou sur la connaissance des lois morales, comme celle qu’on a pu faire quelquefois des révolutions politiques, d’après les idées qui se répandent chez un peuple ; et celle que chacun peut faire journellement de la conduite que tiendra, dans des circonstances données, un homme, dont on a bien constaté les principes et le caractère. Les prédictions de cette seconde classe ont plus d’analogie que les premières avec les prophéties proprement dites, parce qu’elles se rapportent aussi à des événements contingents. Mais cette vue anticipée des démarches d’un individu ou des mouvements d’une nation, d’après leurs dispositions intérieures, n’est que le résultat d’un raisonnement ou d’un calcul. — Elle ne peut s’étendre très loin ; l’introduction continuelle de nouvelles causes venant modifier en mille sens les déterminations des hommes et les évolutions des peuples. — Elle reste toujours peu sûre ; parce que l’esprit humain, considéré individuellement ou collectivement, peut se laisser influencer par d’autres motifs que ceux qu’il aurait dû suivre logiquement, la passion agissant sur la volonté autant et plus que la raison. — Elle ne donne que des généralités ; les détails, les éventualités, les circonstances, avec leurs caractères particuliers et en apparence fortuits, lui échappent nécessairement. Du reste, les prévisions basées sur l’action des lois morales sont un calcul, aussi bien que celles qui se fondent sur l’action des lois physiques ; la seule différence est que le calcul est moins certain dans le premier cas que dans le second, parce que les données dont il dépend sont moins positives. Mais, dans les deux cas, il n’y a rien de réellement prophétique.
Ce sont là des truismes, c’est-à-dire des observations si évidentes, qu’elles paraissent superflues et vaines. Il faut pourtant les faire ; car c’est à des facultés occultes d’intuition ou de prévision que la science actuelle attribue fréquemment le prophétique scripturaire, qui résiste à tous les efforts de sa critique et de son exégèse.
Une simple coïncidence, quelque remarquable qu’elle puisse être, entre la parole d’un écrivain et un événement au-dessus de toute prévision rationnelle, n’est point une prophétie, quand elle est tout à fait accidentelle, et que l’auteur ne s’est nullement, attribué le caractère de prophète. De même l’accomplissement d’une prédiction entre mille est sans valeur réelle ; car la prédiction accomplie ne prouve rien, puisqu’elle peut n’avoir été qu’une chance heureuse, une rencontre fortuite, et les prédictions non accomplies prouvent l’absence de l’esprit prophétique. Cependant, la parole justifiée par le fait reste, est citée, frappe, tandis que les mille paroles démenties par l’événement sont oubliées ou négligées ; c’est-à-dire qu’on relève ce qui ne prouve point, et qu’on laisse là ce qui prouve. Cela nous explique la foi accordée aux oracles du Paganisme, le succès des devins, des jongleurs et des almanachs. Nous pouvons passer sur les prétendues analogies qu’on cherche entre ces prédictions supposées et celles de la Bible. L’incrédulité fait flèche de tout bois, ne s’inquiétant pas que les armes soient légitimes, pourvu qu’elles portent.
Une objection qui n’est guère plus sérieuse se tire de l’action fatidique attribuée aux esprits. Bien des personnes croyant à une sorte de divination ou de magie, reste des superstitions du Moyen-Age qu’a ravivées à sa manière l’incrédulité de nos jours (esprits frappeurs, tables tournantes, etc.), on a trouvé là un motif ou un prétexte pour soutenir que les oracles de l’Ecriture ne sauraient fournir à l’apologétique une base assurée. Ces idées d’un pouvoir miraculeux et prophétique distinct de Dieu, et même ennemi de Dieu, règnent à des degrés divers chez beaucoup de chrétiens qui se persuadent que le Livre sacré les donne ou les sanctionne. Mais au sujet de la prophétie comme au sujet du miracle, nous nions jusqu’à preuve contraire. A une pure assertion, nous répondons par l’assertion opposée, en l’appuyant sur cette présomption naturelle que Dieu n’a pu, ce semble, permettre à l’erreur de se légitimer en son nom par les signes supérieurs de la vérité, et sur ce sentiment spontané de la conscience religieuse qui a toujours vu dans la prédiction de l’avenir, de même que dans le miracle, un caractère divin. Quant aux Ecritures, dont cette opinion veut s’étayer, l’impression générale qu’elles laissent est loin de lui être favorable. Je ne me rappelle aucun texte qui l’énonce ou l’appuie d’une manière tant soit peu expresse, et il en est beaucoup qui la repoussent. Ainsi Jérémie 28.9 : Quand la parole du prophète sera accomplie, ce prophète sera reconnu pour avoir été envoyé par l’Eternel. — Deutéronome 18.21-22 : Si tu dis en ton cœur : Comment connaîtrons-nous la parole que l’Eternel n’a pas dite ? Quand la chose prédite n’arrivera point, cette parole sera celle que l’Eternel n’aura pas dite. Ces textes, et les autres de la même nature (Ésaïe 41.23 ; 43.10, 12 ; 44.7 ; 45.21, etc.), ne font-ils pas entendre bien formellement que Dieu s’est réservé la révélation des événements futurs, comme moyen de se manifester aux hommes ? Aussi, la prophétie est-elle partout donnée dans les Ecritures pour un signe du Ciel en présence duquel la Terre doit s’incliner ; partout règne le principe exprimé par cette parole de Jésus-Christ : Je vous ai dit ces choses avant quelles arrivent, afin que quand elles seront arrivées, vous croyiez. Or, dans l’hypothèse que les pouvoirs miraculeux et prophétiques appartiennent à d’autres qu’à Dieu, ce principe répandu d’un bout à l’autre de l’Ancien et du Nouveau Testament, ne porterait pas ; du moins, n’aurait-il pas la valeur absolue, l’évidence immédiate, la certitude directe qui lui est attribuée, puisqu’il faudrait constater tout d’abord qu’on n’a pas devant soi des oracles et des miracles de mensonge. La doctrine ou la méthode scripturaire implique, et atteste par cela même que l’opinion, objet de ces remarques, est sans fondement réel.
Du reste, il serait inutile d’insister sur les objections puisées à cette source ; l’attaque n’y insiste guère elle-même. Elle les jette çà et là sans s’y arrêter, parce qu’elle n’y voit rien de sérieux et qu’elle a à son service des armes plus redoutables. Le rationalisme allemand a, ainsi que nous l’avons dit, bouleversé le terrain de la prophétie ; il a répandu l’incertitude sur les textes par la critique grammaticale, et sur les livres par la critique historique. Je ne saurais entreprendre de parer à cette œuvre immense de démolition, qui ne m’est connue que par des rapports incomplets. Mais quelques remarques suffiront, je l’espère, sinon pour rendre à l’argument son ancienne et pleine portée, du moins pour montrer qu’il conserve sa base.
1° Notons d’abord un fait auquel on n’est pas assez attentif. Il existe un rapport secret, mais profond, entre le cycle critique et le cycle métaphysique de l’Allemagne. Tout est solidaire dans ces grands mouvements de la pensée, tout en subit l’influence de près ou de loin. La philosophie a attiré dans sa direction la théologie, et, par la théologie, la critique et l’exégèse elles-mêmes. Cela sans doute n’explique pas tout, mais il explique bien des choses, quand on sait jusqu’où vont ces entraînements. Or, le mouvement s’épuise à ses sources, il se transforme dans son fond primordial ; et le revirement philosophique prépare un revirement théologique correspondant. L’aspect général des choses change de nouveau, par le déplacement du point de vue de la science. Il se fait à l’endroit des Livres saints, comme à bien d’autres égards, un retour sensible d’opinion, dont les tendances les plus destructives sont elles-mêmes forcées de tenir compte. L’orage, quoique grondant toujours, se retire peu à peu, et au milieu des ruines qui couvrent le sol, bien des choses, qu’il semblait avoir renversées, se retrouvent debout.
2° Dans la plupart des cas, la lumière de la prophétie brille encore au-dessus des nuages accumulés autour d’elle. Ainsi, par exemple, on a fait l’impossible pour rejeter à la captivité de Babylone la dernière moitié d’Esaïe. Cette tentative, dans laquelle ont figuré des noms distingués, et qui s’est uniquement appuyée sur des considérations internes, a eu son origine dans une vue secrète de se débarrasser d’un écrit qu’on ne pouvait concilier avec les théories du jour, et, si je ne me trompe, la critique rationaliste en a elle-même fait justice, Mais, oh ! vanité des hypothèses les plus hasardées ! quand il serait douteux que la prophétie messianique qu’il renferme soit d’Esaïe, il resterait toujours certain qu’elle existait bien avant l’ère chrétienne. Elle se trouve dans les Septante, de même que dans les Paraphrases chaldaïques, et l’on ne saurait accuser les Juifs de l’avoir insérée dans leurs Livres sacrés après l’établissement de l’Eglise. D’ailleurs, les exégètes qui ont mis en question l’authenticité des vingt-six derniers chapitres d’Esaïe accordent qu’ils ont été écrits à l’époque de la captivité. Notre oracle serait donc antérieur à Jésus-Christ seulement d’environ cinq cents ans, au lieu de huit. S’il n’était pas d’Esaïe, il serait d’un autre Prophète.
3° Dans les théories les plus subversives de l’authenticité des livres et de l’interprétation traditionnelle des textes, l’argument persiste parce qu’il reste ces grands traits qui traversent l’Ancien Testament et que l’exégèse la plus aventureuse ne parvient pas à en arracher : point capital sur lequel nous reviendrons.
Quant aux écoles qui écartent la preuve prophétique comme la preuve miraculeuse, par connivence avec l’esprit du temps, sans mettre en question ni les faits sur lesquels porte cette preuve, ni la révélation biblique elle-même, leur inconséquence est flagrante ; car s’il est quelque chose de positif dans la parole des Apôtres et dans celle de Jésus-Christ, c’est le ferme et constant appel qu’elle fait au témoignage de l’Ancien Testament. (Jean 5.39 ; Romains 1.1-2, etc.).
Aussi l’argument reprend-il confiance dans cette Allemagne où, pendant longtemps, il osait à peine se produire, même dans le camp orthodoxe ; sur ce point aussi, l’orage s’éloigne et le jour revient.
On a assigné des buts différents à la prophétie biblique. Les uns y ont vu un acte de la condescendance divine, qui a voulu satisfaire à quelque degré la curiosité inquiète qui porte l’homme vers l’avenir ; les autres ont cru que son objet essentiel était de nourrir la piété, en affermissant le sentiment religieux et la foi à la Providence. Ceux-ci lui ont attribué pour unique fin d’entretenir la pensée de la grande promesse, l’espérance du Rédempteur ; ceux-là ne l’ont considérée que dans ses rapports avec la Révélation, qu’elle devait accréditer. — Il en est qui, mesurant les conseils divins sur leurs idées propres, se sont figuré qu’elle avait trait au mouvement social, et ils ont substitué les destinées du monde à celles de l’Eglise, le point de vue politique au point de vue mystique. Nous n’avons à envisager ici la prophétie que comme preuve de la Révélation chrétienne.
Trois conditions semblent essentielles sous ce rapport :
- Qu’elles aient été faites assez longtemps à l’avance pour qu’on soit sûr que l’événement annoncé n’avait pu être humainement prévu.
- Qu’elles aient excité l’attente avant l’événement, c’est-à-dire qu’elles aient été données et reçues comme des prophéties.
- Qu’on puisse se convaincre après l’événement qu’il était bien réellement prédit.
Les prophéties bibliques se divisent naturellement en deux grandes classes, selon qu’elles se trouvent dans l’Ancien ou dans le Nouveau Testament. Celles de l’Ancien Testament se subdivisent en trois classes secondaires, selon qu’elles se rapportent ou aux Juifs, ou aux peuples étrangers, ou au Messie. A notre point de vue actuel, nous devons nous borner à la prophétie messianique et à quelques oracles du Nouveau Testament ; car nous y cherchons un des signes célestes de la divinité du Christianisme.
D’après le Nouveau Testament, le Messie est l’objet prédominant de la prophétie (Apocalypse 19.10 ; 1 Pierre 1.2 ; 2 Pierre 1.19 ; Luc 24.27-44 ; Actes 3.18 ; 10.43 ; Romains 1.2), comme il est la fin suprême de la Loi (Romains 10.4).
Les deux premières conditions essentielles aux prophéties envisagées comme preuve, se trouvent à un haut degré dans la prophétie messianique. Elle fut donnée longtemps à l’avance, (elle commence quatre mille ans et se clôt quatre à cinq cents ans avant de s’accomplir). Elle excita une attente générale chez les Juifs de même que chez les Samaritains, et jeta, ce semble, ses impressions et ses lueurs chez les Païens eux-mêmes (Josèphe, Tacite, Suétone, Eglogue de Virgile). « Compagne inséparable du peuple Israélite dans ses lointaines pérégrinations, dit M. Reuss, l’espérance messianique commençait à frapper l’oreille de l’Orient étonné, qui s’en émut sans la comprendre ». Depuis des siècles, elle a nourri la foi des deux peuples qui la reçurent et qui la conservent avec la même vénération et la même confiance religieuse, malgré des mécomptes infinis.
Remplit-elle aussi la troisième condition ? Cette attente si extraordinaire était-elle fondée sur de véritables oracles ? les données générales de l’histoire autorisent-elles à l’affirmer ? et, en se plaçant au point de vue chrétien, peut-on s’assurer que Jésus-Christ est réellement annoncé dans les textes qu’il s’est appliqués lui-même, que ses disciples invoquèrent après lui, et où l’Eglise l’a toujours vu ?
Une promesse mystérieuse, mais bien positive, règne d’un bout à l’autre de l’Ancien Testament. Il est déclaré, dans d’innombrables passagesa, que la connaissance et le culte du vrai Dieu s’étendront sur le monde entier, par un Être extraordinaire, désigné sous des titres et des caractères divins, appelé le Fils de David, le Fils de l’homme, le Messie et représenté avec les triples attributs de Roi, de Sacrificateur, de Prophète, réunissant en lui les puissances théocratiques et portant à la Terre le salut, c’est-à-dire toutes les bénédictions du Ciel. On voit cette majestueuse figure se dessiner à travers les siècles par traits détachés ; et attirer toujours davantage les regards et les espérances d’Israël. Voilà le fait, qu’on ne peut pas ne pas reconnaître, de quelque manière qu’on l’explique d’ailleurs. Il y a de l’analogie entre le déroulement de la grande promesse dans la Bible, et le développement des œuvres divines dans la Nature. Mille ans sont devant Dieu comme un jour. La prophétie messianique est une lumière composée de rayons épais, venant un peu d’ici, un peu de là, à mesure que les temps avancent, et éclairant les scènes de l’Eternité, après avoir jalonné la marche du Royaume de Dieu ici-bas.
a – Le professeur Jalaguier en citait un grand nombre. Nous n’avons pas cru devoir les reproduire. (Edit.),
La prophétie messianique se divise en trois périodes, embrassant, l’une le Pentateuque, l’autre les Psaumes, la troisième les Prophètes. Cette dernière se subdivise en temps antérieurs à la captivité (Amos, Osée, Michée, Esaïe), temps de la captivité (Jérémie, Ezéchiel, Daniel), temps postérieurs à la captivité (Aggée. Zacharie, Malachie).
cette division est surtout motivée par la forme et la couleur des oracles qui, toujours occasionnels, sortant en quelque sorte du fond des choses, s’unissent aux idées et aux dispensations dominantes de chaque époque. Ainsi, par exemple, les Prophètes antérieurs à la captivité, ou ses contemporains, lient d’ordinaire la délivrance spirituelle aux délivrances temporelles qu’ils annoncent, à la chute de Babylone et au relèvement de Sion ; tandis que les Prophètes qui suivent la rattachent à d’autres événements et à d’autres symboles. Il en est de même des Psaumes et du Pentateuque ; l’oracle garde l’empreinte des circonstances qui l’amènent et dont il ne se sépare pas, d’où son caractère général de représentation (adumbratio). Cela tient à un des caractères constitutifs de la prophétie messianique, sur lequel nous reviendrons.
Cette remarque est importante pour la constatation et l’intelligence des testes messianiques. En voici une autre qui y touche de très près, et qui concerne le style prophétique. Ce style a ses expressions et ses images propres ; sans être arbitraire, il a ses spécialités ; il forme, sous bien des rapports, une langue à part. Essentiellement symbolique par la nécessité même des choses, puisqu’il fait de ce qui est une préfiguration de ce qui doit être, il prend ses signes représentatifs et dans la nature et dans l’histoire. Le monde matériel s’y unit au monde moral, aux mouvements duquel il semble participer ; ainsi, par exemple, les tremblements de terre, l’obscurcissement ou la chute des corps célestes marquent les révolutions des empires, les catastrophes publiques, l’approche du jour de Dieu, tandis que l’accroissement de leur éclat est l’emblème de la paix et de la prospérité. Tout est solidaire de tout dans cet aperçu fatidique, et l’univers s’émeut à chaque acte providentiel. Mais c’est surtout aux annales et aux institutions du Mosaïsme, à ses triomphes et à ses, revers, à son histoire et à son culte, que les Prophètes empruntent leur symbolisme, le royaume de Dieu qu’ils annoncent n’étant que la πληρωσις de celui qu’ils ont devant eux, ils concentrent dans le Christ les trois grandes charges de la théocratie. Tenant d’ordinaire son office royal sur le premier plan, ils représentent son règne comme une sorte de continuation ou de retour de celui de David idéalisé et universalisé. Ils vont jusqu’à lui donner le nom de David (Osée 3.5 ; Jérémie 30.9, etc.). L’Eglise est appelée Jérusalem, Sion, Israël ; son accroissement est figuré, d’un côté par l’élévation de la Montagne sainte, de l’autre par l’arrivée des peuples qui viennent y adorer ensemble le Seigneur. Partout ce symbolisme, unique moyen de faire entrevoir l’avenir à travers le présent. C’est comme une double histoire, où le type et l’antitype, nettement distingués çà et là, se mêlent et se confondent généralement.
Il importe de ne pas se méprendre sur cette langue de la prophétie, sorte de hiéroglyphe divin, dont il faut avoir la clef pour en pénétrer la signification réelle, et qui ne s’ouvre qu’à ce tact spirituel que donnent la pieuse méditation des Ecritures et l’étude attentive des oracles accomplis. La méconnaissance de ses caractères constitutifs a jeté, et jette souvent encore dans les plus graves erreurs. Tantôt elle a fait prendre la figure pour la réalité (messianisme juif, chiliasme chrétien), tantôt elle a fait disparaître la réalité sous la figure (nihilisme rationaliste) : oscillations qui vont incessamment d’un extrême à l’autre et qui, se neutralisant par leurs résultats inverses, appellent le vieil adage : in medio veritas.
On peut objecter à la prophétie ces formes qui y jettent tant d’ombres et d’incertitudes. Mais il faut bien la prendre avec ses caractères constitutifs. Si on veut la juger comme l’histoire, on la méconnaît nécessairement, de la même manière que si l’on veut interpréter l’écriture idéographique comme l’écriture alphabétique, ou prendre au sens propre la métaphore et le symbole. C’est sans doute le moyen d’embarrasser, mais aussi le moyen de tout brouiller. L’essentiel n’est pas d’épiloguer sur ce qu’elle aurait pu ou dû être ; c’est de savoir si, telle qu’elle est, elle fournit à la foi et à l’apologétique le fondement divin qu’elles y ont toujours cherché.
La prophétie messianique étant répandue dans tout l’Ancien Testament, et tous les textes qui s’y rapportent étant vivement controversés, la discussion, pour être tant soit peu complète, exigerait un espace que nous ne saurions lui accorder ici et des études pour lesquelles bien des documents nous manquent. Il y a là un travail qui doit être repris en sous-œuvre, lié qu’il est aux questions si graves, et toujours pendantes, qu’a soulevées la critique moderne.
L’ouvrage le plus étendu et le meilleur que je connaisse est la « Christologie de l’Ancien Testament » par Hengstenberg.
Mais, quoiqu’il soit fort en avant de tout ce que nous -possédons en France, ne fût-ce que parce qu’il a été écrit en face des théories destructives du rationalisme allemand, il laisse encore beaucoup à désirer. Il me paraît trop positif, trop absolu en bien des endroits, soit dans ses assertions, soit dans ses conclusions : d’où, le danger de compromettre l’ensemble par les détails ; écueil contre lequel la science chrétienne l’, saurait trop se prémunir aujourd’hui. De plus, suivant l’ordre chronologique, mêlant des textes très divers, ne s’attachant pas à marquer pour chacun le degré de lumière et de certitude qui lui est propre, ne séparant pas, comme il le faudrait, les oracles directs, formels, précis, des oracles moins clairs ou moins exprès, il ne distingue pas assez la preuve de la probabilité, le résultat assuré du résultat admissible ou simplement possible. Il y a pourtant une grande différence entre ce qui peut être défendu et ce qui peut être démontré ; et il n’est nulle part plus nécessaire de s’en souvenir que dans un sujet sur lequel l’ancien et le nouveau rationalisme ont élevé un tel nuage de doutes, qu’ils ont réussi à y envelopper bien des écoles supranaturalistes.
En somme, si l’ouvrage d’Hengstenberg fournit de nombreux et importants matériaux pour l’œuvre de reconstruction que sollicitent la science et la foi, il ne l’a point accomplie ; s’il neutralise à bien des égards les négations et les préventions, il ne les a pas vaincues. Il ne s’est pas suffisamment préoccupé de mettre en saillie les grandes assises de l’argument. Dans le pêle-mêle actuel, il faut, en toute chose, creuser jusqu’à des principes qu’on accorde, ou, ce qui revient au même, jusqu’à des faits évidents et reconnus. On devrait donc commencer ici par établir l’existence de la prophétie messianique dans l’Ancien Testament, en s’appuyant sur ce que la critique la plus hostile laisse subsister ou ressortir. Le fait général, qu’elle essaie sans doute d’expliquer de son point de vue, mais qu’elle n’essaie pas de contester, tant il est manifeste, c’est la grande espérance jetée en Israël dès les temps les plus anciens, et incessamment ravivée par les Voyants ; espérance inouïe, que semblent enraciner, à travers les siècles, les revirements les plus contraires des idées et des choses. Voilà ce qui ne saurait être mis en question.
Partant de là, il s’agit de déterminer d’abord les traits fondamentaux, les éléments intégrants et constitutifs de cette vision fatidique, de montrer ensuite que, quant à ce fond incontestable et incontesté qui en fait l’essence réelle, elle s’est réalisée en Jésus-Christ, et d’examiner enfin s’il est possible de rendre compte d’un tel fait, en dehors de l’intervention surnaturelle que proclament les deux Testaments. On peut constater, je pense, pour quiconque n’est pas aveuglé par la prévention, que toutes les explications qui ont prétendu ramener à des causes naturelles ce tableau de l’avenir, si merveilleusement vérifié par l’histoire, échouent contre tels ou tels des éléments dont il se compose. L’hypothèse la plus accréditée, et à laquelle toutes les autres reviennent plus ou moins, d’une aspiration patriotique et poétique, d’un vœu national accueilli comme une espèce de mirage auquel se laissèrent prendre les cœurs généreux, et dont le peuple fit son espoir et son orgueil, cette hypothèse, toujours renaissante, va se briser non seulement sur bien des détails qui s’y refusent ou qui la dépassent, mais sur les grands linéaments du tableau. Dans ce qui est dit des humiliations du Messie, de l’adversité du peuple, de la participation des Gentils aux biens de la théocratie nouvelle, bien des données foncières répugnent au principe explicatif, qui les aurait repoussées plutôt qu’appelées. Ajoutez l’existence de la promesse, si ce n’est de l’attente, antérieurement à l’époque où l’on est forcé d’en placer l’origine. Ce point gagné, ce fondement posé, comme mous croyons qu’il peut l’être, cette prévision ou cette prédisposition décidément surhumaine, une fois constatée par une vue d’ensemble prise dans les théories négatives elles-mêmes, la question se présenterait sous un tout autre jour ; elle aurait retrouvé sa raison et sa valeur en retrouvant sa base : il n’y aurait plus qu’à achever, par l’examen des données particulières, la donnée générale mais indéterminée, déjà acquise à l’argument, et le travail de la science, débarrassé des mille préventions qui le troublent, réhabiliterait les vieilles convictions de la foi.
Voilà le résultat que nous voudrions au moins faire pressentir. Sans prétendre à la pleine restauration de cet antique boulevard du Christianisme, œuvre immense pour laquelle tant de choses nous manquent, nous essaierons de montrer par quelques oracles pris dans les diverses périodes, qu’il est loin d’être ruiné, comme on l’affirme si hautement d’une part, et comme on semble si souvent le croire ou le craindre de l’autre…
[Le professeur Jalaguier entrait ici dans de longs développements exégétiques sur les principaux testes messianiques contenus] :
1° Dans le Pentateuque : promesse faite à Abraham et renouvelée à Isaac et à Jacob : « En toi (ou en ta postérité) toutes les nations (ou les familles) de la terre seront bénies ». (Genèse 12.3 ; 18.18 ; 22.18 ; 26.4 ; 28.14).
Voici quelques fragments de son étude sur cette célèbre prophétie :
« … Elle était appliquée au Messie par les anciens Juifs ; fait bon à noter. Le Nouveau Testament la lui applique aussi ? (Actes 3.25-26 ; Romains 4.13 ; Galates 3.6-16). Elle a eu son accomplissement en Jésus-Christ et ne l’a eu qu’en lui. C’est par lui seul que la postérité d’Abraham a été en bénédiction à tous les peuples. A des milliers d’années de distance, l’histoire explique et confirme de plus en plus l’oracle. Les évasions qu’on a essayées démontreraient à elles seules la vérité de l’interprétation chrétienne, tant les unes violentent les textes et les faits, tandis que l’autre en sort comme d’elle-même… Soutenir (comme M. Pécaut) qu’il ne faut voir là que la vague promesse d’une postérité nombreuse et d’une grande prospérité, ce n’est pas seulement amoindrir le texte, c’est le vider, c’est lui enlever justement le trait sur lequel tout porte, savoir la mystérieuse action d’Abraham ou de sa postérité sur tous les peuples de la terre, si merveilleusement réalisée en Jésus-Christ. On a beau faire, toutes les interprétations antichrétiennes vont se heurter contre des impossibilités philologiques et historiques, tandis que l’interprétation chrétienne se légitime immédiatement par la pleine clarté qu’elle répand sur l’oracle, comme par ses rapports avec le reste de la prophétie biblique qui fait du Messie le salut du monde, et avec la rénovation humanitaire qu’accomplit, de proche en proche, l’Evangile du Christ… La question d’authenticité n’est de rien ici, car à quelque époque qu’on place la rédaction de la Genèse et des autres livres attribués à Moïse, les passages dont il s’agit sont toujours là avec leur singularité caractéristique et constitutive, avec l’extraordinaire de leur contenu. Ils ne naissaient pas plus de l’état des choses au temps de Samuel et de David, ou d’Esdras et de Néhémie, qu’au temps d’Abraham et de Jacob. La période des Juges ou des Rois ne motivait pas mieux que celle des Patriarches les espérances qu’ils éveillent et les perspectives qu’ils ouvrent ».
…« On invoqueb, il est vrai, le merveilleux qui « caractérise les temps héroïques de tous les peuples, et l’on en fait ressortir les analogies avec celui des Hébreux, afin d’assimiler la tradition biblique aux autres traditions religieuses. Sans contester le rapport général dont, on argumente, nous pouvons récuser la conséquence absolue qu’on est si prompt à en inférer. Les croyances humanitaires recèlent presque toujours quelque vérité sous les aberrations et les superfétations dont elles se surchargent ; partout l’ombre à coté de la lumière, et le simulacre du divin à côté du divin lui-même. Le faux n’est le plus souvent que la contrefaçon du vrai. Au lieu de conclure de l’existence d’un merveilleux fantastique au rejet de tout merveilleux réel, il semble bien plus légitime d’en tirer une induction contraire. L’essentiel, le rationnel, dirai-je, est donc d’examiner si par delà les analogies extérieures qu’on signale entre nos Livres sacrés et les Annales des autres peuples, il n’y a pas des différences foncières qui les placent décidément à part. Or, il s’y en découvre à première vue : ne fût-ce que dans la relation providentielle du Mosaïsme avec le Christianisme. Il se montre, dans les textes mêmes dont il s’agit, un merveilleux que les suppositions les plus hasardées ne parviennent pas à faire disparaître, et l’extraordinaire de la prophétie frappe également dans l’histoire des Prophètes. Qu’on regarde à cette série d’hommes qui apparaissent les uns ici, les autres là, uniquement poussés par l’inspiration intérieure, et qui s’attribuent la même mission, qui se dévouent à la même œuvre à travers les âges. C’est, sous mille rapports, un phénomène historique qui se sépare radicalement de tout ce qu’on pourrait lui comparer, dès qu’on l’envisage dans l’ensemble de ses caractères constitutifs. Sortis des diverses conditions sociales, sans autre règle et sans autre force que le sentiment auquel ils obéissent, ils poursuivent un même dessein pendant un millier d’années, au milieu des plus profonds revirements religieux et politiques. Ils cessent lorsque leur œuvre, sans être accomplie, paraît assurée c’est-à-dire lorsque l’enthousiasme d’un succès prochain aurait dû redoubler leur ardeur et leur voix… On prétend dériver la prophétie de l’esprit théocratique du peuple hébreu, et c’est au contraire 3a prophétie qui ravive incessamment cet esprit chez le peuple, comme par une lutte du Ciel contre les tendances terrestres. »
b – Revue Germanique : 30 juin 1860, p. 303.
2° Dans les Psaumes : grand Roi théocratique qui attire les nations à Dieu en les attirant à lui. Psaumes : 2, 45, 72, 110 — (oracle à double application)…
3° Dans les Prophètes : Michée 5.1 : Et toi, Bethléem Ephrata etc… (oracle appliqué au Messie par le Targum de Jonathan). « Cette prophétie, qui avait été parfaitement comprise avant son accomplissement, a reçu de l’histoire une évidence « et une certitude vraiment irrésistibles. »
[Notre auteur s’arrêtait surtout à Ésaïe 52.13-15 et ch. 53] : salut acquis au monde par l’Homme de douleur ou Serviteur de l’Eternel. « Oracle central, dont la conformité avec la mort de Jésus-Christ est tellement sensible, qu’il semble en être moins la prophétie que l’histoire… Il reste ici, quoi qu’on fasse, la merveilleuse correspondance du tableau prophétique avec l’événement historique, et l’impression religieuse qu’elle produit. A toutes les époques, cette prophétie a incliné bien des Juifs vers le Christianisme… Pour ne pas trouver là Jésus-Christ, il faut s’être résolu d’avance à ne le voir nulle part dans l’Ancien Testament…
Cet oracle, point culminant de la prophétie de l’Ancien Testament, nous reste donc. Tous les efforts de la critique incrédule n’ont pu ni en obscurcir sérieusement le sens, ni en changer l’application ; et il est si précis, si détaillé, si complet, qu’il fournirait à lui seul la preuve que nous cherchons dans la prophétie messianique. C’est l’histoire de la Rédemption écrite bien longtemps à l’avance, c’est, selon le vieux mot du sens chrétien : un Évangile anticipé. Et quand on groupe autour les mille traits du même genre répandus dans Esaïe, il paraît vraiment impossible de n’y pas reconnaître cette vision surnaturelle où se manifeste l’Esprit de Dieu. »
Daniel 9.24 : promesse du Messie et indication du temps de sa venue, (rappelant Jérémie 25.11-12 ; 29.10). [Le professeur Jalaguier terminait ainsi son étude de ce passage] : « Je cite Daniel, malgré les théories accréditées et les prétendues démonstrations qui font de ce livre une rêverie apocalyptique. Pour ceux : qui croient en Jésus-Christ et à sa parole, il ne peut y avoir là qu’une de ces hypothèses bâties sur des hypothèses, comme l’Allemagne en a tant vu briller et passer.… Quoiqu’il en soit des suppositions chronologiques sur le point de départ et le point d’arrivée de cette prophétie, le calcul des semaines conduit toujours, à travers cinq ou six cents ans, vers les temps de Jésus-Christ ; Dieu, dit Bossuetc, a tranché la difficulté, s’il y en avait, par une décision qui ne souffre aucune réplique. Un événement manifeste nous met au-dessus de tous les raffinements des chronologistes, et la ruine totale des Juifs qui a suivi de si près la mort de noire Seigneur, fait entendre aux moins clairvoyants l’accomplissement de la prophétie…
c – Histoire Universelle.
[Préoccupés de réduire autant que possible les proportions de cet ouvrage, nous nous sommes bornés à ces courtes citations de l’étude du professeur Jalaguier sur les textes messianiques. De nombreux et savants travaux de critique sacrée ont, d’ailleurs, depuis l’époque où il enseignait à Montauban, donné les démentis les plus absolus à ceux qui nient la révélation prophétique, et les bases de l’argument traditionnel sont certainement plus solides aujourd’hui que de son temps. Voir en particulier : F. Godet, Etudes bibliques ; Bible annotée, Les Prophètes (Introduction et passages cités d’Esaïe).]
Ces oracles une fois vérifiés, il en ressort le fait général que nous avions à établir, savoir l’existence de la prophétie messianique dans les livres de l’Ancienne Alliance, et son accomplissement dans le Fondateur de la Nouvelle. Pour l’argument qu’elle fournit, il n’est pas nécessaire que cette grande prophétie ait été exposée et légitimée dans tous ses détails ; quelques traits positifs suffisent. Et puis, ces oracles directs, constatés par l’exégèse, justifiés par l’histoire, réagissent sur les oracles moins exprès ; ils forment comme un foyer central autour duquel se groupent et se caractérisent les rayons épars de la lampe fatidique (2Pierr.1.19). La lumière de ces points saillants se répand sur tout le reste ; des textes qui seraient obscurs, douteux, énigmatiques, s’ils étaient seuls, cessent de l’être à côté de ceux qui, en en donnant le principe explicatif, en donnent par cela même la clef. Et quand il faudrait s’en tenir à ces derniers, la preuve conserverait sa base et sa force, redisons-le ; quelques prédictions formelles démontrant la prévision et la prédisposition divine où elle a son pivot réel.
Cependant on ne la possède dans sa plénitude qu’après avoir recueilli en un faisceau les traits, si divers et si nombreux, dont se compose la prophétie messianique, et qui s’échappent occasionnellement du fond général des Ecritures.
On pourrait les ranger sous certains chefs, selon qu’ils se rapportent ou à la généalogie du Messie… ou au mode et au lieu de sa naissance… ou au temps de sa venue… ou à son précurseur… ou à sa personne et à son règne… ou à ses souffrances, propitiatoires et à sa résurrection, etc., etc. Alors, nous élevant des détails à l’ensemble, cette histoire anticipée marquerait d’un sceau céleste l’ancienne et la nouvelle économie ; car comment ne pas voir dans ces oracles et dans leur accomplissement la divinité des Saintes Ecritures ? Comment ne pas voir de la théopneustie dans un tableau si visiblement théopneustique ? Quelques déclarations isolées, indéfinies, incertaines, pourraient à la rigueur être attribuées à des rencontres fortuites, ou à de simples prévisions humaines, mais des prophéties nombreuses, indépendantes quoique pénétrées d’un même esprit, données à de longs intervalles par différents auteurs et dans des circonstances infiniment diverses, se composant de traits souvent contradictoires en apparence, épars dans un livre qui a été le produit des siècles, et se réunissant, dans une admirable harmonie, sur le même événement et sur le même personnage, c’est un fait ou, pour mieux dire, un système de faits qu’on ne saurait expliquer que par l’intervention d’une intelligence supérieure à l’homme.
Il va sans dire que cette vue générale que nous ne faisons qu’indiquer, ainsi que l’ensemble des textes sur lesquels elle repose, doit aussi se légitimer par l’examen critique et historique. Ce travail, nécessaire en tout temps, l’est plus que jamais à une époque comme la nôtre, où le terrain de la prophétie et, du miracle a été si profondément bouleversé. Il est clair qu’il faut le rétablir ou le raffermir sur chaque point, avant de pouvoir s’y appuyer. Et ce grand œuvre exige une vie d’homme, tant il est étendu, et une parole accréditée et puissante, tant il rencontre de préventions dans l’esprit du temps, si enclin au merveilleux imaginaire et si hostile au merveilleux biblique. Tenons-nous, en attendant, aux points que nous avons constatés et qui fournissent à l’argument, sinon la large base qu’il pourrait avoir, du moins une ferme assise où il se maintient malgré tout.
Une question fort controversée est celle des prophéties à double application, prophéties complexes, embrassant à la fois deux événements ou deux personnages, faisant apparaître derrière un fait plus ou moins prochain, un autre fait plus éloigné dont le premier est le symbole, et conçues de telle manière que, quoique réalisées dans le premier rapport, elles n’ont leur plein accomplissement que dans le second.
Ceci touche à un sujet plus général, sans cesse abandonné et sans cesse repris par la science, celui du sens intime ou mystique des Ecritures, par delà leur sens historique et grammatical. Nous n’avons nulle intention de l’aborder ici : nous nous tiendrons à quelques remarques sur cette classe de prophéties.
Existe-t-il des oracles de ce genre dans l’Ancien Testament ? Les passages qu’on interprète ainsi peuvent-ils être considérés comme des prophéties véritables ?
Cette question a de l’importance, non seulement au point de vue apologétique où nous sommes placés, mais aussi au point de vue exégétique et même au point de vue dogmatique. Au point de vue exégétique, car elle a trait à une nombreuse classe de textes qu’on entend diversement et sur lesquels chacun doit désirer d’être fixé. Au point de vue dogmatique, car la doctrine fondamentale de l’Inspiration se trouve impliquée dans l’emploi que Jésus-Christ et les Apôtres ont fait des textes de cet ordre. — Au point de vue apologétique, car, d’un côté, ce genre d’oracles peut fournir un complément d’évidence et de force à la preuve tirée des prophéties directes, et d’un autre côté, il a donné lieu contre cette preuve à une objection spécieuse qui a été habilement présentée et par le déisme anglais (Collins, par ex.) et par le rationalisme allemand. On a dit : voilà des passages qui, lus à leur place, n’ont rien des mystères qu’on a cru y voir : une interprétation arbitraire les a détournés de leur signification première et propre, elle y a mis ce qu’elle voulait y trouver, et l’a imposé pendant des siècles avec une apparente certitude que dissipe l’examen : d’où nous avons le droit de conclure qu’il en est de même de tout ce qu’on donne pour prophétique (Wegscheider, Ammon, M. Pécaut).
Pour résoudre la question on peut suivre deux voies différentes : l’une indirecte ou dogmatique, l’autre directe et purement critique. Dans la première, on s’attache à l’usage que le Seigneur et les Apôtres ont fait de cet ordre de textes ; on montre qu’ils les ont généralement considérés et cités comme des prédictions positives ; on prouve que les hypothèses d’après lesquelles ces citations se réduiraient à des accommodations et à des formes judaïques de langage, ou a de simples arguments ad hominem, sont inadmissibles en fait, aussi bien qu’injurieuses aux fondateurs du Christianisme : et, s’appuyant sur l’autorité divine du Nouveau Testament, on conclut que ce qu’il donne comme prophétique l’est réellement. Mais cette méthode suppose reconnu cela même que nous nous occupons à établir ; elle n’est possible que là où la divinité du Nouveau Testament est pleinement admise.
La méthode directe, ou critique, s’attache aux oracles eux-mêmes, elle en expose les caractères, elle en fait ressortir les analogies avec l’esprit et le but de l’Ancienne Alliance, et démontre, par leur contenu comme par leur forme, que ce sont des prophéties véritables, légitimant philologiquement l’interprétation de l’Eglise et de la Synagogue. C’est cette marche que nous devons adopter, pour constater, par quelques observations, et l’existence probable et l’existence réelle des oracles dont il s’agit dans l’Ancien Testament.
Posons d’abord deux principes : ou mieux, faisons une concession, et qu’on nous en fasse une autre. Nous accordons que certains passages de l’Ancien Testament sont en effet cités dans le Nouveau par libre application, et rapportés à des événements qui n’étaient pas dans la pensée des premiers écrivains. Il est tout simple qu’il en soit ainsi. L’Ancien Testament était à peu près l’unique bibliothèque des Juifs ; ils citaient ce livre comme les littérateurs citent leurs ouvrages favoris, ou les chrétiens l’Evangile, en détachant des locutions et des sentences particulières, les adaptant par analogie à un ordre de choses qui n’est pas le leur, mais qu’elles relèvent en quelque sorte. Nous accordons encore que les citations de ce genre sont souvent introduites par les formules consacrées : καθως γεγραπται, ινα πληρωθη etc., ainsi Matthieu 2.15 : citation d’Osée 11.1 ; Matthieu 2.17 : citation de Jérémie 31.15 ; Matthieu 13.35 : citation de Psaumes 78.2 ; Matthieu 15.7-8 : citation d’Ésaïe 29.13, etc.
Je fais cette concession, tout en reconnaissant que le caractère prophétique, et par cela même symbolique, de l’Ancien Testament est de nature à rendre tout au moins fort circonspect, car il fournit à l’interprétation mystique un fondement réel ; je sais qu’elle soulève bien des difficultés et qu’elle crée bien des périls, par l’impossibilité de poser une limite certaine entre ces sortes d’accommodations de langage et les prophéties proprement dites. Aussi de nombreux théologiens, dans toutes les Eglises, nient-ils que le Nouveau Testament ait jamais fait un tel usage de l’Ancien. Je voudrais pouvoir adopter leur opinion. Mais les passages indiqués ci-dessus, et d’autres de la même nature, ne me semblent pas le permettre. Dans la parole apostolique, l’individualité pénètre la théopneustie à un degré et à une profondeur qu’il est impossible de préciser. Ce sont deux faits collatéraux dont nous reparleronsd.
d – De l’Inspiration (chap. VI).
Ainsi nous accordons ces libres applications fondées sur un simple rapport d’idées ou de choses. Mais on nous accordera aussi l’existence de l’esprit prophétique dans les écrits de l’Ancienne Alliance. Ce fait a d’ailleurs été établi précédemment, et nous avons le droit de le tenir pour reconnu. En tout cas, nous ne nous adressons point à ceux qui le nieraient, car, comment espérer que des hommes qui se refusent à admettre des prédictions directes puissent consentir même à examiner celles dont nous nous occupons. Chaque question a ses prémisses propres et n’est possible qu’avec elles et par elles, et celle qui se pose devant nous implique le fait général que nous tenons pour admis. Or, l’existence positive de la prophétie une fois reconnue, à un degré ou à l’autre, elle marque d’un caractère et d’un cachet spécial les livres où elle se trouve, elle les place à part et dispose à y voir ce qui ne saurait être ailleurs. Le providentiel exceptionnel qu’on y a constaté impose un religieux respect et une mystérieuse attente. On ne s’étonne point que des écrits qui se séparent par un tel fait des écrits purement humains, s’en distinguent à d’autres égards.
Ces remarques faites, nous disons que les oracles dont nous avons à nous rendre compte sont en rapport, et avec la nature de la dispensation mosaïque, et avec la nature de la prophétie.
1° Rapport avec la nature de la dispensation mosaïque. — L’économie mosaïque était temporaire et destinée à préparer l’économie chrétienne. Ce point, à la fois dogmatique et historique, est pleinement admis par les opinions avec lesquelles nous avons affaire en ce moment ; il n’est donc pas nécessaire de nous y arrêter. Observons toutefois qu’en disant le mosaïsme préparatoire nous l’entendons, non dans le sens purement génétique, qui lie les événements d’une époque à ceux des époques antérieures, ce qui n’aurait nul besoin d’être dit, puisqu’il va de soi, mais dans un sens spécial et supérieur qui implique une prédisposition divine exceptionnelle et surnaturelle.
Non seulement l’économie mosaïque avait pour dernière fin l’économie chrétienne, mais elle l’annonçait et la préfigurait ; elle en renfermait la prédiction et le type : la prédiction, nous le tenons pour accordé ; le type, il faut l’établir. Cela importe d’autant plus que c’est dans ce caractère de l’Ancienne Alliance que la prophétie à double application a en grande partie sa raison ou sa racine.
On appelle type, la signification emblématique de certaines institutions, de certains faits de l’Ancienne Alliance symbolisant des institutions ou des faits de l’Alliance nouvelle. En existe-t-il en réalité ?
Encore ici nous touchons à un point fort délicat et susceptible par cela même d’exagération et de négation. Ce sens secondaire, caché çà et là sous le sens littéral et primitif, restant toujours à bien des égards indéterminé, ne se prêtant pas à une démonstration rigoureuse qui le constaterait et le limiterait tout ensemble, il est facile ou de l’étendre outre mesure, ou de se refuser à le reconnaître. De là deux tendances théologiques et exégétiques qui ont lutté constamment dans l’Eglise ; l’une, faisant prédominer l’interprétation naturelle, effacé le type et réduit le plus qu’elle peut la prophétie ; l’autre, faisant prédominer l’interprétation mystique, trouve partout dans l’Ancien Testament Jésus-Christ et l’Evangile. Une fois introduite dans la place, l’imagination pieuse y réclame et y prend vite un empire souverain.
Il est évident qu’il faut être très circonspect dans ce genre d’explication. On sait l’abus qu’en ont fait Philon, les Kabbalistes et les Rabbins, Origène et la plupart des Pères. Les modernes n’ont pas eu toujours plus de retenue. Coccéiuse, par exemple, considérait l’histoire entière de l’Ancien Testament comme un miroir où se réfléchissait d’avance celle du Nouveau. Il posait pour règle générale que les mots de l’Ecriture doivent se prendre dans tous les sens qu’ils peuvent avoir, qu’ils signifient tout ce qu’ils peuvent signifier, et il découvrait les mystères évangéliques jusque dans les ornements du Tabernacle. Des théologiens plus récents ont adopté, à des degrés divers, le même principe d’interprétation et essayé de le justifier et de le régler. Ainsi Duguetf et Olshauseng. Les Swedenborgiens fondent leurs rêveries sur ce qu’ils appellent la loi de correspondance des Ecritures, où ils distinguent trois sens : le céleste, le spirituel, le naturel.
e – Théol. holland. du xiie s.
f – « Interprétation mystique. »
g – « Sens profond des Ecritures. »
On peut, pour le dire en passant, faire un usage plus large et plus libre de l’interprétation, allégorique dans la chaire et dans les ouvrages d’édification et de piété ; car on y prend les faits sur lesquels on s’appuie, moins comme un type réel, que comme une sorte de représentation ou de similitude, destinée à rendre l’idée plus sensible et plus impressive. Le voyage d’Israël de l’Egypte en Canaan, à travers le Désert, symbolise la marche de l’homme vers l’éternité à travers les épreuves de la vie ; les guérisons miraculeuses du Seigneur sont une image de la réhabilitation spirituelle qu’il venait opérer. Cet allégorisme pratique se recommande de lui-même dans l’œuvre de la foi ; c’est la mine où la prédication et l’ascétique ont toujours puisé et qu’elles n’épuiseront pas. Mais là encore il faut de la réserve, de la mesure, une sage et respectueuse sobriété. Il est facile de se laisser emporter sur cette pente : (voy, Nardin, Krummacher, quelquefois même Massillon). L’erreur est plus grave quand elle passe dans la dogmatique. En théologie, on doit se souvenir de cette ancienne maxime : « Sensus mysticus non est argumentativus. »
Mais il ne faut pas pour éviter un extrême se jeter dans un autre, et nier l’existence des types sous prétexte qu’on en a abusé. Que le caractère typique soit inhérent à l’ancienne économie, c’est impliqué dans ses fins préparatoires et prophétiques ; c’est, pour ainsi dire, naturel d’après la marche progressive des dispensations providentielles et des révélations divines où l’ombre du passe est comme la lumière de l’avenir ; c’est positif pour qui reconnaît à quelque degré l’autorité du Nouveau Testament. Le Nouveau Testament agrandit, élève, spiritualise plusieurs des faits de l’Ancien. Le pays de Canaan y devient le Ciel ; le repos que le peuple y trouva est un emblème de l’éternelle pais des justes ; Sion, Jérusalem le sont de l’Eglise ; l’agneau pascal l’est de Jésus-Christ. Saint Paul enseigne que comme la Loi avait pour but final de conduire à l’Evangile, elle renferme aussi l’image des choses avenir, c’est-à-dire de la dispensation chrétienne (Colossiens 2.17 ; Hébreux 10.1). Il affirme que tout ce qui s’y trouve a été écrit pour notre instruction. Son expression est remarquable : ταυτα δε τυποι εγενητησαν (1 Corinthiens 10.6), ταυτα δε παντα θυποι συνεβαινον εκεινοις ? (v. 11). Il montre, en effet, des types et dans le passage de la Mer Rouge et dans l’eau du rocher et dans la manne (v. 1-4) et dans d’autres circonstances du culte et de l’histoire d’Israël. On peut, sans doute, passer là-dessus comme sur un vain rabbinisme mystique ; mais on sent que l’Apôtre y voyait un réalisme divin. Jésus-Christ représente l’Evangile comme la πληρωσις de la Loi (Matthieu 5.17). Il y a là des enseignements, ou des indices, qui doivent tout au moins inspirer cette respectueuse circonspection que nous recommandions tout à l’heure.
Le caractère typique des institutions légales ressort spécialement dans les sacrifices propitiatoires, auxquels toute efficacité intrinsèque est niée par les Prophètes, et qui n’en étaient pas moins le moyen établi d’expiation et de réconciliation. Ils n’avaient donc qu’une valeur symbolique, empruntée à celui qu’ils suppléaient en le préfigurant (Matthieu 26.28 ; Hébreux ch. 9 et 10). Du reste, ce caractère de l’Ancienne Alliance résulte, redisons-le, de son esprit et de son but. Il ne peut qu’être reconnu là où l’est, à un degré ou à l’autre, la prédisposition providentielle et en particulier la prophétie messianique. Les premières formes du Royaume de Dieu, qui se développe à travers les siècles, doivent avoir des analogies avec cette forme dernière et suprême où elles vont se terminer : elles la représentent et la préparent tout ensemble. Le Christ vient accomplir et non abolir, ou il n’abolit qu’en accomplissant. Mais une fois ce symbolisme admis, les oracles complexes n’ont plus rien qui doive étonner ; ils ne sont qu’une application du principe général, et son introduction dans la prophétie. Le règne de Salomon, par exemple, qui devait perpétuer la maison de David et bâtir la Maison de Dieu, étant sous beaucoup de rapports une figure de celui du Christ, qu’y a-t-il de surprenant que le Psalmiste les embrasse dans un même tableau, et qu’il passe de la gloire réservée au fils qui lui succède, aux gloires bien plus merveilleuses de cet autre Fils qui lui était promis ? La délivrance de Babylone offrant un emblème de la grande délivrance spirituelle, n’est-il pas tout simple que les Voyants, qui annoncent les deux délivrances, fassent apparaître la seconde derrière la première, les représentant ensemble, ou allant de l’une à l’autre sans transitions bien marquées ? A ce point de vue, l’oracle à double application s’impose en quelque sorte, tant il naît naturellement du fond des choses. Et c’est à ce point de vue, qui est celui des Ecritures, qu’il faut se placer pour bien juger.
Ces oracles sont en parfaite harmonie avec la nature du Mosaïsme, une fois reconnu son caractère préparatoire et typique. Si l’économie nouvelle devait sortir de l’ancienne, si plusieurs des institutions légales sont représentatives des faits évangéliques, pourquoi ce rapport ne se retrouverait-il pas dans les oracles relatifs au Messie ? Pourquoi les Voyants, qui écrivaient et l’histoire anticipée de Sion et l’histoire anticipée de l’Eglise, n’auraient-ils pas mêlé, en les annonçant, les destinées de l’Alliance éternelle aux destinées de l’Alliance transitoire et préfiguré les unes parles autres ? Les prophéties directes elles-mêmes, qui sont toujours occasionnelles, ont quelque chose du type, liées qu’elles sont à d’autres événements, dont elles se détachent sans rompre avec eux ; elles portent plus ou moins l’empreinte et la forme des faits qui les amènent. (Voir depuis Genèse 3.15 jusqu’à Ésaïe ch. 53). Ceci empiète sur notre seconde observation, savoir :
2° Rapport avec la nature de la prophétie. Que nous considérions l’acte prophétique ou le langage prophétique, tout nous montre combien l’ordre d’oracles qui nous occupe devait s’y produire comme de lui-même. N’oublions pas que nous ne discutons qu’avec les opinions qui, reconnaissant dans les Ecritures la prophétie messianique, leur reconnaissent, par conséquent, le mystérieux caractère que leur imprime un fait si manifestement en dehors des lois de l’histoire et de la pensée humaine. Le divin qu’admettent ces opinions ne prouve pas, sans doute, que celui qu’elles contestent soit réellement dans les Livres sacrés, Mais il annonce qu’il peut y être, ce qui change une prévention hostile en une présomption favorable.
a) Acte prophétique : Nous ignorons, et nous ignorerons sans doute toujours, comment s’opérait la connaissance de l’avenir chez les Prophètes ; mais tout indique que c’était généralement par une sorte de vision. D’ordinaire ils disent avoir vu. Le livre d’Esaïe est intitulé : Visions. Les Prophètes racontent, décrivent les scènes dont ils sont témoins dans l’état mystérieux où les place l’Esprit de Dieu (Ézéchiel 1.3-4). Ils furent d’abord désignés sous le nom de Voyants : (Habakuk se représente comme faisant sentinelle pour voir ce qui lui serait révélé). Par suite de l’impression que laissent leurs écrits, les deux idées de prévision et de prédiction se sont à peu près confondues.
Cette vue de l’avenir, quoique très vive, restait pourtant, à bien des égards indistincte. Saint Pierre montre les Prophètes cherchant à pénétrer plus avant dans leurs révélations, et à découvrir l’époque et la manière de leur accomplissement (1 Pierre 1.11). Il compare leur parole à une lampe qui brillait dans un lieu obscur (2 Pierre 1.19). Nous ne prophétisons qu’imparfaitement, dit saint Paul ; nous ne voyons qu’à travers un verre et en énigme : δι ἐσοπτρου εν αινιγματι (1 Corinthiens 13.9, 12).
Autant que nous pouvons en juger, la représentation des événements futurs se peignait sur un seul plan, où les distances de temps et de lieu s’effaçaient dans le lointain, comme s’effacent celles des astres dans le ciel : les objets analogues semblaient se toucher. Aussi les Prophètes passent-ils de l’un à l’autre comme à leur insu ; ils unissent, comme simultanés, des faits que séparent quelquefois de longs intervalles ; ils désignent la dispensation messianique ou chrétienne par l’expression générale et indéfinie des derniers temps. Esaïe, Jérémie, Ezéchiel placent à la suite l’une de l’autre la restauration du peuple et la rénovation du monde. Zacharie joint le renouvellement spirituel aux victoires des Macchabées. Chaque prophète lie la grande bénédiction aux bénédictions particulières qu’il a charge de prédire, suivant une des lois ou des formes de la promesse que nous avons eu occasion de constater. Ils ont donc pu souvent faire entrer dans le même cadre et l’événement prochain et l’événement éloigné qu’ils voyaient ensemble, et montrer le second à travers le premier, plus compréhensible parce qu’il appartenait à l’ordre existant. Pour revenir aux exemples déjà cités, le Christ et Salomon étant également fils de David et l’un et l’autre devant s’asseoir sur son trône, selon la promesse de Dieu, le Roi-prophète était naturellement conduit, dans ses visions, à s’élever du règne glorieux et pacifique qui allait remplacer le sien, à cet autre règne qui serait marqué par une gloire et une paix infiniment plus hautes. De même la délivrance de Babylone étant, pour les Prophètes antérieurs à la captivité, une vive et providentielle image de cette mystérieuse délivrance vers laquelle convergeaient les révélations divines, les deux faits s’offrant simultanément à leur esprit et ne se détachant presque jamais en entier, il est tout simple qu’ils les aient souvent mêlés dans les mêmes tableaux et décrits sous des termes et des traits communs.
Or, voilà la prophétie complexe, l’oracle à double application que nous avions à légitimer. Deux événements futurs se posent ensemble devant l’œil des Voyants, et le plus prochain, le plus direct, le plus formel symbolise le plus lointain et le plus grand, qui s’y reflète en quelque manière, qui en est la garantie, par cela même qu’il en est la représentation fatidique.
b) Langage prophétique. Il nous est mieux connu que l’acte prophétique, et il nous fournit une autre raison ou une autre explication de nos oracles. Ce langage est essentiellement symbolique. Il était indispensable qu’il le fût ; car d’abord il fallait parler la langue du temps dans cette histoire de l’avenir ; il fallait se servir de ce qui existait pour donner quelque idée de ce qui devait être ; il fallait composer avec ce qui était déjà, une image de ce qui n’était pas encore et qu’il s’agissait de décrire. Ensuite, pour qu’il y eût vision chez les révélateurs, il fallait non des notions idéales, mais des représentations matérielles, et ces représentations, pour être intelligibles, devaient être empruntées à l’ordre d’objets et de rapports qui leur étaient familiers. A ces seules conditions le Prophète pouvait voir et le peuple entrevoir. Du reste, le symbolisme, on le sait, est une des lois fondamentales du langage humain ; notre terminologie intellectuelle et morale est toute dérivée des perceptions sensibles (esprit, idée, sentiment, etc), et le monde futur est partout dépeint dans les Ecritures sous des images empruntées au monde actuel. Les Prophètes n’ont donc fait que suivre cette règle générale, quand ils se sont servis de l’ordre de choses alors existant pour décrire l’état ou l’ordre nouveau qu’ils annonçaient ; c’était une nécessité de leur position. Ils voyaient et montraient l’économie messianique à travers l’économie mosaïque ; cette dernière était le milieu où la première se réfléchissait à leurs yeux, comme dans un miroir. Pour dire que les peuples se convertissent, ils disent qu’ils montent à Jérusalem (Ésaïe 2.1-5 ; Michée 4.1), qu’ils bâtissent un autel à l’Eternel (Ésaïe 19.19-21), qu’ils offrent en tout lieu de l’encens (Malachie 1.11). Sion est l’Eglise ; l’accroissement de l’Eglise est l’accroissement de Sion. La prospérité de l’Eglise est figurée par la cessation de ce qui souillait la théocratie, comme le service de Baal, la confiance aux faux prophètes, etc. Les ennemis de l’ancien peuple sont les ennemis du peuple nouveau (Edom, Moab, Gog et Magog). Sodome et Gomorrhe sont le monde. Présent et passé, tout sert aux Voyants pour évoquer une ombre de cet avenir vers lequel devaient se tourner les regards. Le Messie leur apparaît comme réunissant dans sa personne, et à leur plus haute expression, les trois grandes charges de roi, de sacrificateur, de prophète ; ils lui donnent même le nom du roi théocratique modèle, de David, et du sacrificateur sous lequel se reconstitua le culte divin après la captivité de Jehosuah (Zacharie 3.8). De même dans le Nouveau Testament, l’Eglise sur la terre est l’image de l’Eglise dans le Ciel, qui est elle-même la Jérusalem d’En haut ; souvent l’une et l’autre se confondent, car c’est toujours le même Royaume de Dieu. Or, il est clair que la première règle dans l’étude de la prophétie est de la prendre telle qu’elle est, et tout d’abord de lui passer sa langue et sa forme.
Eh bien, cette loi du style prophétique mène directement à l’oracle complexe ; elle devait le produire et sert à l’expliquer.
Les Prophètes avaient devant eux l’histoire du passé et celle de l’avenir d’Israël qu’écrivait à leurs regards l’Esprit saint ; pourquoi n’auraient-ils pas employé l’une comme l’autre à la représentation des temps messianiques ? Pourquoi derrière les événements qui attendaient l’ancienne Jérusalem, et qu’il leur était donné de prédire, n’auraient-ils pas fait apparaître ceux qui concernaient la Jérusalem nouvelle, surtout quand les premiers étaient un symbole ou un gage des seconds ? Car, il ne faut pas l’oublier, tout ce qui se faisait en faveur d’Israël se faisait en faveur de l’Eglise et du monde ; toutes les dispensations particulières dont il fut l’objet impliquaient la dispensation universelle où elles avaient leur raison et leur fin. Dès lors, il est tout simple qu’elles aient servi à l’annoncer sous leur forme prophétique, comme elles ont servi à la préparer sous leur forme historique, et que les hommes de Dieu aient fondu çà et là dans une même peinture ce que leur montrait à la fois la vision céleste. Que la prophétie messianique soit généralement amenée par d’autres dont elle conserve les couleurs, qu’elle en sorte et y rentre, pour ainsi parler, à tel point qu’il est dans bien des cas difficile de déterminer où elle commence et où elle finit, cela est universellement reconnu, tant c’est évident. Les bénédictions temporelles évoquent, comme d’elles-mêmes, la grande bénédiction spirituelle dont elles sont l’effet et le garant. Et l’on conçoit qu’en diverses circonstances les faits des deux ordres soient décrits ensemble, puisqu’ils sont les uns aux autres comme l’ombre au corps qui la projette, comme l’image à la réalité, et qu’ils s’offraient simultanément à l’œil des Prophètes ; on conçoit qu’à ce point de vue le type et l’antitype aillent quelquefois jusqu’à s’identifier et que Jean-Baptiste soit appelé Elie, ou le Messie David, comme l’Eglise est appelée Sion ; on conçoit dans la seconde partie d’Esaïe l’intime rapport de l’œuvre du Christ avec celle de Cyrus et l’incessant passage de l’une à l’autre.
Ainsi, du langage prophétique, de même que de l’acte prophétique, dérivait naturellement l’oracle à double application. Cela devait naître pour ainsi dire de soi-même en un tel milieu ; et cela une fois reconnu peut expliquer bien des choses et faire tomber bien des difficultés et des préventions.
Cette forme de la prophétie avait d’ailleurs divers avantages qui la rattachaient à l’ordre ou au plan divin.
1° Elle était infiniment propre à entretenir l’attente du mystérieux avenir vers lequel devaient se diriger de plus en plus les regards et les cœurs. La promesse spirituelle s’y mêlant, à des promesses temporelles qu’on voyait se réaliser successivement, le premier accomplissement ne pouvait qu’enraciner et nourrir la foi au second.
2° Elle rendait la prophétie messianique plus intelligible, plus impressive, plus attrayante pour les Juifs, en leur présentant les faits de la Nouvelle Alliance au moyen et au travers de ceux de l’Ancienne. — Ce qui crée souvent pour nous l’obscurité de ces oracles était précisément ce qui en faisait la lumière pour les anciens Israélites ; les traits qui unissaient les temps du Messie aux leurs, quoiqu’ils ne fussent qu’un reflet ou une ombre, devaient les frapper et les intéresser : on ne pouvait alors voir qu’en figure, tandis qu’aujourd’hui le travail le plus délicat est de démêler et de constater le fond sous la forme, la réalité sous l’image.
3° Elle attachait à l’ancienne économie en faisant espérer et désirer la nouvelle. Il fallait nourrir chez les Juifs l’attente de l’Evangile et la fidélité à la Loi. La prophétie à double application était merveilleusement adaptée à cette fin, l’Eglise n’y paraissant qu’une autre Sion : elle a un tel rapport avec la situation et la destinée d’Israël, qu’elle entrait, à vrai dire, comme partie intégrante dans le plan providentiel.
Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, ceci touche à une vue de la dispensation mosaïque qui saisit de respect et d’admiration, dont le chrétien ne saurait contester le fond réel, mais à laquelle il ne faut pas trop s’abandonner. D’après saint Paul, le Mosaïsme avait l’ombre des choses à venir. Tout s’y transforme, tout s’y divinise sous la parole de Jésus-Christ et des Apôtres qui y montre partout des rudiments du Christianisme. A ce point de vue, lorsqu’on s’y laisse aller, le typique s’étend peu à peu sur toute l’ancienne économie qui devient la préfiguration de la nouvelle, selon le mot si souvent cité d’Augustin : « Le Nouveau Testament est voilé dans l’Ancien ; l’Ancien Testament est dévoilé dans le Nouveau. » cette idée, prise en soi, ressort d’elle-même de ce Livre qu’un courant fatidique traverse de part en part ; la théologie scientifique et pratique l’a toujours admise en des sens et à des degrés divers. Mais s’il y a là un. vrai incontestable en thèse générale, c’est un vrai enveloppé, indéfini, dont Dieu s’est en quelque sorte réservé Je secret ; et l’on s’expose à le fausser dès qu’on veut le soumettre à des déterminations précises et le réduire en théorie. Il en est des faits divins comme des principes premiers, qu’il faut admettre tels quels, les uns sur les attestations de l’Ecriture, les autres sur celles de la conscience, sans prétendre en trouver le fond.
Au reste, ces remarques prouvent la possibilité ou la probabilité des prophéties à double application, plutôt que leur existence réelle ; elles portent à croire qu’il peut s’en trouver dans l’Ancien Testament ; elles disposent à les reconnaître, s’il y en a ; elles n’établissent pas encore qu’il y en ait. Mais l’examen en révèle et en constate ; il justifie l’opinion constante des juifs et des chrétiens qui se sont le plus nourris de l’étude des Ecritures. Essayons de le montrer, en nous rappelant qu’un des principaux caractères auxquels se manifestent les oracles de ce genre, ce sont les traits de grandeur qui ne conviennent qu’en partie à l’événement ou au personnage placé sur le premier plan, et qui élèvent ainsi à un autre événement, à un autre personnage on ils ont leur pleine réalisation.
Prenons la prophétie relative au grand Roi théocratique, annoncé comme le fils de David et quelquefois comme David même. Mais souvenons-nous que, d’après la nature des choses, c’est moins la preuve logique que la preuve morale que nous devons attendre ici ; c’est moins une démonstration qu’une impression, résultant de l’effet général du tableau. Tenons-nous en garde contre les écueils inverses du littéralisme et de l’allégorisme, et pour cela, plaçons-nous simplement et pleinement devant l’oracle. Il part du livre de Samuel où il est donné par Nathan à David (2 Samuel 7.1-19) et rappelé par David mourant (2 Samuel 22.51 ; 23.5). Il se reproduit sous différentes formes dans les Psaumes (2, 45, 72, 110). Il revient fréquemment dans les Prophètes (Ésaïe 9.5-6 ; 11.1 ; Ézéchiel 34.24 ; 37.25 ; Amos 9.11, etc.). Le Roi décrit, est bien l’idéal du roi hébreu ; ici c’est Salomon, là c’est David, pris l’un et l’autre par ce qu’ils ont de plus glorieux : mais ce rejeton d’Isaï, à la fois arbitre des combats et prince de la paix, se montre, en mille cas, revêtu de titres, de caractères, d’attributs au-dessus de toute grandeur humaine ; son règne est représenté comme universel et éternel. Jésus-Christ seul résume en lui les traits supérieurs de ce tableau supérieur.
Il s’y trouve, il est vrai, des singularités dont il est mal aisé de rendre compte, et qui tiennent au dualisme constitutif que nous indiquions. De là, contre l’interprétation messianique, des difficultés sérieuses qu’on ne peut pas ne pas reconnaître. Et pourtant cette interprétation persiste et survit aux théories les plus hostiles : elle se relève lorsqu’on la croyait renversée sans retour ; si la science l’abandonne un instant, elle la reprend l’instant d’après des mains de la foi, là du moins où elle admet la fin providentielle du Mosaïsme et l’élément prophétique de l’Ancien Testament. C’est que l’interprétation flétrie du nom de traditionnelle, et qui a passé en effet de la Synagogue dans l’Eglise, s’impose d’elle-même à qui ramasse les données éparses de l’oracle et leur laisse toute leur portée. Les idées et les expressions y grandissent au point de ne plus convenir à aucun être humain. Ainsi au Psaumes 2, l’oint du Seigneur est le Fils de Dieu, dans une acception toute spéciale (v. 7) ; les rois doivent lui rendre hommage comme à l’Eternel (Psaumes 2.11-12) ; les nations de la terre lui sont données pour héritage (v. 8) ; il n’y a de sûreté et de félicité qu’à se confier en lui (v. 12), tandis que partout l’Ecriture maudit l’Homme qui se confie en l’homme. Des traits de la même nature caractérisent le Roi dont il est question aux Psaumes 45, 72, 110. Même impression chez les Prophètes… Quoi qu’on essaie pour faire tout rentrer dans l’ordre purement naturel et humain, il reste quelque chose de surnaturel, de divin, qu’on ne parvient pas à effacer. Et tout ce qui dépasse David, Salomon et l’idéal le plus élevé du roi hébreu, va se réunir en Christ ; ce qui ne peut se dire du roi hébreu que métaphoriquement, hyperboliquement, est vrai de lui littéralement…
La double application donne la seule explication complète et par là, ce semble, la seule réelle, puisqu’elle est la seule adéquate. Elle se recommande encore par son rapport avec les deux interprétations extrêmes qui ont constamment lutté et alternativement dominé, celle pour qui tout est messianique et celle pour qui rien ne l’est.
Quoi qu’il en soit, l’oracle existe ; il s’étend depuis les livres historiques à travers tous les écrits prophétiques et les Psaumes. On peut n’en faire qu’un mirage du patriotisme et de la poésie ; mais il est un fait qu’il faut bien reconnaître, pour peu qu’on tienne compte du symbolisme qui le caractérise en même temps que de son contenu foncier, c’est que, quant à ses grands traits, il se réalise dans le Christianisme, en se spiritualisant et se divinisant. Là se rencontrent le vrai Roi théocratique et ce règne dont ceux de David et de Salomon n’offraient qu’une imparfaite image.
Autre exemple : Il règne d’un bout à l’autre des Ecritures l’annonce d’un jour de rétribution, où tout ce qui s’élève contre Dieu sera vaincu et puni. Ce jour est appelé le jour du Seigneur, le jour de la colère, de la vengeance, du jugement, le grand jour, le dernier jour, ou simplement le jour. Une terminologie spéciale est consacrée à le décrire ; il sera marqué par l’obscurcissement du soleil et de la lune, la chute des étoiles, le bouleversement des cieux et de la terre, etc., etc. C’est évidemment, dans son fond mystérieux et final, ce temps du rétablissement de toutes choses, où Dieu se glorifiera dans sa justice sur ceux qui lui auront résisté, et dans sa miséricorde en ceux qui lui auront obéi ; la nature des expressions le prouve, et les révélations du Nouveau Testament ne permettent pas d’en douter. Eh bien ! les Prophètes appliquent la terminologie de ce jour terrible à la destruction des villes et des empires ; et dans leurs oracles, la description de la ruine qui menace tel ou tel peuple est tellement unie, en bien des cas, à celle de la catastrophe générale qui doit envelopper le monde entier, que toute l’habileté des interprètes parvient à peine à démêler ce qui se rapporte à l’une, de ce qui concerne l’autre (Ésaïe 13.9-11, contre Babylone ; Ézéchiel 32.7-8, contre l’Egypte, etc.). N’est-ce pas un oracle à double accomplissement ? Il importe d’autant plus de le noter là, qu’il s’y montre en dehors de Tordre messianique où nous avions à le constater. La forme de cette prophétie s’explique quand on réfléchit que les châtiments individuels ou nationaux sont les avant-coureurs des rétributions universelles et éternelles, qu’ils en sont des indices, des signes, des emblèmes, et en quelque manière des préludes et des anticipations. La même loi morale les régit. L’esprit prophétique, franchissant ou condensant les temps, embrasse dans son ensemble cette grande loi qui domine l’entier déroulement du plan providentiel ; il en décrit tous les actes sous les mêmes termes, les réunissant en quelque sorte en un seul, quoique [ces termes, pris rigoureusement, ne conviennent qu’au dernier acte qui consommera tout. A ce point de vue, qui est celui des Ecritures, le premier accomplissement, loin d’épuiser l’oracle, ne fait qu’annoncer et garantir le second accomplissement.
La prophétie complexe est là, manifeste. Et pour passer de l’Ancien Testament au Nouveau, elle ne l’est pas moins, (Matthieu ch. 24 ; Marc ch. 13 ; Luc ch. 21 : reproduction chrétienne de la grande prédiction relative au jour de Dieu, devenu le jour de Christ). Ici, la catastrophe prochaine de la Judée s’unit aussi à la catastrophe finale du monde, et l’une et l’autre sont représentées comme la venue de Celui qui est à la fois Juge et Sauveur.
Ainsi, sous les deux économies la même forme générale du style et de l’acte prophétiques, d’où sort le genre d’oracles qu’il fallait légitimer.
A tout cela sans doute on peut faire bien des difficultés, Où n’y en a-t-il pas ? Et n’est-il pas tout simple qu’il s’en rencontre dans un sujet à tant d’égards si indéterminé et si éloigné de l’ordre commun ? Ne fermons pas les yeux à la lumière, à cause des ombres qui s’y mêlent.
Nous avons dit que l’oracle à double application n’est que le type porté dans la prophétie ; nous pourrions ajouter, en employant une expression commune à la littérature profane et à la littérature sacrée, que c’est une allégorie prophétique, où, de deux faits futurs, le plus rapproché et le plus compréhensible sert de représentation au plus distant, et le fait entrevoir comme à travers un voile. Dans son Ode xive, Horace peint la République sous l’image d’un vaisseau rejeté au milieu des périls ; tous les traits s’appliquent au navire ; cependant, par l’habile chois des expressions, tous s’appliquent en même temps à l’Etat menacé de nouveau de guerres civiles. Supposez qu’Horace eût été doué de l’esprit prophétique, et qu’au lieu d’un fait exposé à ses regards, il eût annoncé deux faits à venir, symbolisant le danger de l’Empire dans la lutte des partis, par celui de ses amis dans une navigation pénible, il aurait donné un oracle à double application.
On dit que le principe de la prophétie complexe ne peut être et, n’est en réalité qu’une pure imagination, qu’il ouvre carrière à toutes les fantaisies de l’interprète, qu’il ne sauve le point de vue orthodoxe qu’aux dépens des Livres sacrés et de la dignité des prophètesa. Je ne vois là que de hautes assertions et de grands mots. Dans un tel ordre de choses, la seule question est de constater ce qui est. Et pour nier l’existence de ce genre d’oracles dans l’Ancien Testament, il faut soutenir d’un côté que le sens supérieur, qui s’offre à première vue dans une foule de passages, que l’Eglise juive et l’Eglise chrétienne se sont accordées à y voir, que recommande d’ailleurs son intime rapport avec la marche des dispensations bibliques, n’est qu’illusion et chimère ; d’un autre côté, que les applications que Jésus-Christ et les Apôtres en ont faites à l’Evangile, sont absolument sans base et sans valeur. Si cette dernière opinion ne peut être admise par le chrétien, la première peut-elle l’être par le critique qui reconnaît, comme nous le supposons, et la destinée providentielle du Mosaïsme, et le caractère préparatoire de ses institutions, et l’élément prophétique de ses Livres sacrés ? Une fois reconnue la prédisposition divine, nous n’avons pas à en juger le mode, nous n’avons qu’à la constater. Quelque étranges que puissent paraître en eux-mêmes les oracles complexes, quelques difficultés qu’ils créent à l’herméneutique, ils naissent, pour ainsi parler, de la nature des choses ; et ils constituent, en fait, un des plus admirables indices du plan divin, dont l’Ecriture se dit la révélation.
a – Revue germanique, p. 524 ; art. cité.
Observons toutefois que les prophéties de cette classe ne peuvent guère être produites comme preuve, à moins qu’elles ne soient déjà reconnues (ce qui est le cas du Nouveau Testament). En thèse générale, elles sont un signe pour le croyant plus que pour l’incrédule. La marche logique vis-à-vis du dernier est de procéder d’abord par les prophéties directes.
Les prophéties du Nouveau Testament se divisent en deux catégories : prophéties accomplies, prophéties non encore, accomplies. Nous devons nous borner à indiquer sommairement les premières.
La parole de Jésus-Christ est constamment prophétique. Tout dans ses discours, comme dans ses actes, révèle le surnaturel, le divin. On sent que l’avenir lui est connu aussi bien que le cœur de l’homme. (Jean 2.25 ; Matthieu 8.11-13 ; Jean 4.51 ; 11.13 ; Matthieu 17.27). Jésus-Christ a plusieurs fois annoncé sa mort, avec les circonstances qui devaient l’accompagner, sa résurrection, son ascension, l’envoi du Saint-Esprit, les destinées de Jérusalem et du peuple Juif, celles de l’Eglise.
L’esprit prophétique existait dans l’Eglise apostolique. Il se montre en diverses circonstances dans les Actes (Actes 11.28 ; 21.10 ; 28.10), et dans les Epîtres (Romains 11.25 ; 2 Thessaloniciens 2.1-10 ; 1 Timothée 4.1 ; 2 Timothée 3.1 ; 4.3). Saint Paul place l’ordre des Prophètes à côté de celui des Apôtres, en tant que révélateurs et fondateurs. L’Apocalypse est une prophétie.
L’accomplissement de plusieurs des prédictions du Nouveau Testament est là devant nous. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour le voir. Depuis dix-huit siècles l’Eglise s’étend, par un progrès continu, à travers les oppositions et les luttes. Depuis dis-huit siècles Jérusalem est foulée par les nations (Luc 21.24) et les Juifs dispersés portent avec eux et présentent au monde le Livre qui leur a décrit si longtemps à l’avance l’état inouï où ils se trouvent. Dispensation providentielle, qui tient Israël partout à part, contre la loi générale de fusion, mais qui devient bien plus remarquable quand on la rapproche des oracles qui annonçaient ce qu’elle serait (Deutéronome ch. 28) et de ceux qui annoncent comment elle finira (Romains 11.25), car, certes, le passé répond ici de l’avenir.
Si maintenant nous essayions d’embrasser d’un coup d’œil général la prophétie biblique, après en avoir ramassé et groupé les traits épars, nous la verrions s’étendre de la chute de l’homme à la consommation de toutes choses, briller çà et là, durant de longs siècles, sur l’économie patriarcale et mosaïque, reparaître, après une interruption de quatre à cinq cents ans, sous l’économie chrétienne, et projeter sa lumière jusqu’au temps où le mystère de Dieu sera accompli (Apocalypse 10.7).
A côté des clartés qu’elle répand sur les événements de ce monde dans la série des âges, son objet prédominant est l’œuvre de Christ, qui vient relever l’homme de sa ruine, abolir le péché et la mort, rouvrir le Ciel, fonder le Royaume de Dieu, et être ainsi, dans le sens le plus élevé, le Salut des peuples.
Pénétrant au delà du voile, elle nous fait assister aux grandes scènes qui suivront la seconde venue du Seigneur, car l’eschatologie est tout à la fois un dogme et un oracle.
Cette histoire anticipée des destinées de notre race, cette histoire, à tant d’égards justifiée déjà par l’événement, ne marque-t-elle pas du sceau divin le Livre où elle se lit ? Aussi longtemps que le caractère prophétique des Ecritures subsistera (et, malgré ses prétentions, la critique négative ne l’a point effacé), la vraie science comme l’humble foi y verront le signe d’une intervention surnaturelle, d’une théopneustie proprement dite.
On a fait de nombreuses objections contre la prophétie biblique et contre l’argument que nous en lirons. Examinons-en quelques-unes.
1° La prophétie en général est née, dit-on, de la foi aux récompenses et aux punitions divines : on a cru que le peuple serait heureux ou malheureux, selon qu’il serait fidèle ou infidèle à la Loi, et on l’a déclaré d’avance dans un religieux enthousiasme, en variant, d’après les circonstances, les menaces et les promesses. Quant à la notion et à l’attente du Messie en particulier, c’est une illusion patriotique et poétique sortie de la même cause. L’état de faiblesse et de trouble qui suivit les règnes de David et de Salomon, inspira naturellement le désir de voir reparaître un règne glorieux ; le désir se changea en espérance ; l’espérance amena la prédiction ; l’imagination et l’orgueil national, la crédulité, toujours facile et ardente pour tout ce qui favorise les penchants et les vœux du cœur, colorèrent en mille sens et fixèrent peu à peu ce tableau de l’avenir, où la pensée cherchait un refuge contre les malheurs publics. Ainsi se forme l’image de ce Libérateur, à la fois pacificateur et conquérant, et de l’âge d’or qui devait renaître avec lui.
D’après cette interprétation, avec laquelle sympathise d’emblée l’esprit du temps, la formation de la prophétie messianique serait si simple, si naturelle et en quelque sorte si nécessaire, qu’on devrait s’étonner, non qu’elle existe chez les Hébreux, mais qu’il ne s’en trouve pas de semblables ou d’analogues chez tous les peuples ; car, quelle est la nation qui n’ait eu des périodes de déchéance après de glorieuses époques ?
La prophétie biblique est un fait sui generis, avec lequel les analogies qu’on lui cherche n’ont au fond rien de commun, et qui serait plus que singulier, on en conviendra, s’il dépendait uniquement des causes générales qu’on lui assigne, puisque ces causes, partout existantes, n’auraient opéré que là. Et puis, que fait-on des mille traits relatifs aux humiliations et aux souffrances du Messie, que rien, certes, n’appelait dans la création idéale qu’on suppose ? Que fait-on de ceux qui joignent à son apparition les plus : grandes calamités nationales, la réjection du peuple, la ruine de Jérusalem et du Temple ; ordre de faits en opposition flagrante avec les visions inspirées par les espérances patriotiques dont on veut tout tirer ? Que fait-on de l’histoire d’Israël et du monde entier qui va de plus en plus s’arranger avec ces oracles dans le déroulement des temps ? Que fait-on des nombreuses particularités aussi clairement précisées que formellement accomplies, et que rien ne pouvait faire pressentir ?… L’explication passe, à bien des égards, sur les faits dont elle doit et prétend rendre compte, en particulier sur un de ceux qui dominent tout, savoir l’élément religieux du règne messianique, donnée fondamentale de la prophétie, que n’imposaient ni n’impliquaient les aspirations et les réminiscences nationales, d’où on la fait émaner. Disons toutefois que ce point considérable de la question, laissé à peu-près dans l’ombre par l’ancien rationalisme, préoccupe davantage le rationalisme nouveau. On pense s’en tirer, ou le tirer à soi, en relevant l’esprit théocratique des Hébreux. « Tout reposant, dit-onb, pour ce peuple sur l’alliance divine, la restauration prenait de là un sens spirituel aussi bien que temporel ; le Messie, au lieu d’être seulement un roi puissant, revêtait un caractère d’autorité religieuse, tel qu’on devait l’attendre du héros théocratique. »
b – M. Pécaut ; M. Renan ; Revue Germanique. Juin 1860, art. cité.
Au premier abord, cette explication peut paraître tout élucider et tout décider ; mais les faits persistent, au fond, avec les difficultés qu’elle croit lever. Quelques courtes remarques suffiront à le montrer.
a) L’esprit théocratique du peuple hébreu n’exigeait certes pas que la réalisation de ses espérances fut étendue aux Gentils jusqu’à les rendre participants des privilèges de l’alliance : ce qui est pourtant une des données foncières, et çà et là très saillante, de la prophétie. « Je t’ai établi pour être la lumière des nations et le salut des peuples » (Esaïe.) « Tous les peuples viendront et diront : Montons à la montagne de l’Eternel, etc. » (Esaïe et Michée). Un tel universalisme ne pouvait naître de la source qu’on assigne aux espérances messianiques. Ce mirage de l’orgueil national et religieux n’aurait produit qu’un particularisme étroit et ardent. On sait avec quelle force et quelle ténacité il l’a nourri, en effet, dans le parti pharisien, qui prit les oracles par ce côté, et chez lequel domina le messianisme politique.
b) On n’explique pas non plus ce mélange des humiliations et des grandeurs chez le Messie, ni des adversités et des prospérités chez le peuple, qui existe au centre même de la prédiction. Comment des inspirations patriotiques et poétiques auraient-elles uni à ces tableaux d’un avenir de lente création, tant de misères, de hontes et de catastrophes ?
c) On suppose l’esprit théocratique si inhérent au peuple hébreu qu’il s’impose aux Voyants. Mais cette partie capitale de la théorie est plus que gratuite. Il faut, à vrai dire, en renverser les termes. C’est chez les Prophètes qu’est cet esprit ; c’est par eux qu’il se soutient ; c’est d’eux, nous l’avons déjà dit, qu’il passe au peuple, où on le voit incessamment s’éteindre, où ils doivent incessamment le raviver.
d) L’attente, ou tout au moins la promesse, est antérieure aux temps où l’on en place l’origine. Elle est déjà dans le Pentateuque ; elle est dans des Psaumes qui sont bien certainement de David, tandis que, selon l’hypothèse, elle ne serait qu’une réminiscence idéalisée de son règne, et de celui de Salomon.
e) Le fait central, qu’on prend pour principe explicatif, a besoin d’être lui-même expliqué. L’apparition du monothéisme en un tel milieu, son maintien séculaire à travers des défaillances et des oppositions où il aurait dû périr mille fois, impliquent déjà le divin qu’on veut et qu’on croit effacer. La théorie du génie des races n’en rendra jamais compte, quelque esprit qu’on y déploie ; et elle le laisse encore subsister à sa base par la mission providentielle qu’elle assigne au peuple hébreu.
f) Un autre fait, qu’il importe de prendre en considération, c’est le rapport toujours plus éclatant entre la prophétie et l’histoire ; c’est le déroulement des choses humaines et l’avenir du monde en quelque sorte suspendus à ces oracles censés fantastiques ; c’est ce rêve d’un peuple obscur devenant, à travers les âges, la loi de l’humanité, et lui marquant ses destinées générales qu’il domine et régit de plus en plus.
De quelque manière qu’on l’entende, l’oracle est là, donné et reçu comme tel longtemps à l’avance ; il est là avec son accomplissement séculaire, dépassant l’explication actuelle, la brisant par conséquent comme il en a brisé tant d’autres aussi accréditées à leur jour.
2° On soutient que les prophéties bibliques n’ont ni la précision ni la clarté qui devraient caractériser de véritables oracles.
Bornons-nous encore ici à quelques observations.
a) Il est suffisamment prouvé, je pense, pour un grand nombre de ces prophéties, et tout spécialement pour celles dont nous nous occupons, qu’elles avaient le degré de clarté nécessaire à leur but : elles ont excité et nourri l’attente. Plus explicites, elles auraient porté atteinte à la loi de l’épreuve, qui préside à la recherche de la vérité comme à la pratique de la vertu ; car elles auraient forcé la foi et se seraient trouvées en désharmonie avec la marche générale de la Providence. En bien des cas, l’accomplissement en aurait été moralement impossible. Supposons, par exemple, que les Juifs n’eussent pas pu se faire illusion sur la personne de Jésus-Christ et sur son œuvre, non plus que sur les suites qu’entraînerait pour eux sa réjection ; conçoit-on qu’ils eussent couru au-devant de tels périls ? Et alors, comment ce qui était écrit se serait-il réalisé ? Nous pouvons appliquer ici le mot si souvent cité de Pascal sur la révélation biblique : « Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire… Tout tourne en bien pour les élus, jusqu’aux obscurités de l’Ecriture, car ils les honorent à cause des clartés divines qu’ils y voient ; tout tourne en mal aux réprouvés, jusqu’aux clartés, car ils les blasphèment à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas ».
b) Avec le degré de clarté et d’évidence qu’on demande, les prophéties, comme preuve, auraient plutôt perdu que gagné en force. On aurait pu dire que l’événement n’avait pas été prédit parce qu’il devait arriver, mais qu’il était arrivé parce qu’il avait été prédit. Un exemple, pris dans la Bible elle-même, éclaircira et légitimera cette assertion. Elisée annonce à Hazaël. officier du roi de Syrie, qu’il régnera. Hazaël retourne auprès de son maître, l’étouffe et se fait proclamer roi à sa place (2 Rois 8.10-15). L’oracle fut accompli ; mais si nous n’en avions que de ce genre, on ne manquerait pas de soutenir que l’événement a été calqué sur la prophétie qui en est devenue la vraie cause, et que, par conséquent, la prophétie ne prouve rien. L’histoire des Juifs fournit d’autres faits qui n’eurent lieu qu’en vue de certaines prédictions… Ce fut en s’appuyant sur des paroles prophétiques qu’ils bâtirent un temple en Egypte. Hérode fît de même lorsqu’il reconstruisit celui de Jérusalem. Dans ces cas-là, on agit en suite de l’intelligence qu’on croyait avoir des prophéties, et avec l’intention formelle d’y plier les choses. Eh bien ! si elles eussent été toutes tellement expresses qu’on eût pu les entendre pleinement d’avance, et les appliquer de la même manière, le rationalisme n’aurait-il pas cherché là un moyen de tout réduire à une explication naturelle ? N’a-t-on pas vu Bolingbroke le tenter, ainsi que bien d’autres, en se fondant sut ce que plusieurs récits du Nouveau Testament sont introduits par cette formule : « Ainsi fut accompli », ou « Afin que fût accompli ce qui avait été dit, par les Prophètes », et prétendre que Jésus-Christ et les Apôtres avaient calculé leurs actes pour les conformer aux anciens oracles ; prétention insoutenable en elle-même, puisque plusieurs des événements de l’histoire évangélique, tels que la naissance du Seigneur à Bethléem, la dispersion des Juifs, etc., etc., ne dépendirent pas du pouvoir des fondateurs du Christianisme, et qu’un grand nombre des points de la prophétie, relatifs à la personne du Messie et à la nature de son règne, restèrent d’abord incompris ou furent mal interprétés (Actes 1.6) ; mais prétention qui nous montre ce qu’aurait fait l’incrédulité, si les oracles eussent eu cette pleine clarté qu’elle réclame.
Le système de Strauss a reproduit de nos jours celui de Bolingbroke, sous des proportions plus larges, avec un plus grand appareil de science et d’érudition, au moyen d’une hypothèse encore plus arbitraire et plus hardie. Suivant Strauss, l’histoire évangélique tout entière n’est qu’une mythologie sortie des idées messianiques que les Juifs s’étaient formées par une fausse interprétation de l’Ancien Testament. A ses yeux, et en général pour les partisans de l’interprétation mythique, les récits de l’Evangile n’ont aucune réalité historique ; ce sont des inventions, de pures fables émanées des notions juives du Messie et de son règne ; ce sont des imaginations basées sur des imaginations. C’est une légende fantastique calquée sur de prétendus oracles ; c’est, des deux parts, une ombre sans corps. Admirable explication du plus grand des faits qui se soient accomplis sur la terre ! car de quelque manière qu’on l’entende, il faut bien, suivant une remarque qui reviendrait sans cesse, reconnaître que le Christianisme a dans cet étrange idéalisme sa source, sa base, sa raison historique et que le Christianisme a produit le monde moderne, qu’il le régit toujours, là même où l’on semble le plus se détacher de lui. On oublie de nous dire d’abord d’où sont venus ces oracles sur lesquels s’est façonnée la mythologie chrétienne ; ensuite comment et pourquoi le mouvement des peuples s’y modèle depuis dix-huit siècles, comme par une pente irrésistible, et enfin qu’est-ce qui a pu rendre si vivaces, si puissantes, dirai-je si contagieuses, ces chimères qui ont renouvelé l’humanité, et vu passer devant elles tant d’empires et de systèmes. Ces trois points mériteraient bien quelques éclaircissements, on en conviendra sans doute. Et l’on devrait convenir également, qu’à part toutes les autres considérations qui la battent en brèche, ils laissent, peu de chance à l’explication, malgré le retentissement qu’elle a eu. Dans tous les cas, et c’est cela seul que nous voulions faire ressortir, cette audacieuse tentative montre comment on aurait tourné contre la prophétie biblique le degré supérieur de lumière, sur lequel on se rabat. Au lieu d’attaquer à droite, on eût attaqué à gauche.
c) De plus, comme les partisans de la prophétie auraient agi alors pour en hâter ou en favoriser l’accomplissement, ses adversaires auraient agi pour l’empêcher, ce qui en aurait détruit l’effet, en altérant l’ordre et )e calme des voies providentielles. Tout eût paru ou pu paraître un résultat des forces et des volontés humaines ; l’action divine aurait disparu, et avec elle la preuve qu’elle fonde.
d) Ajoutons qu’avec l’évidence et la certitude qu’on requiert, l’attente serait devenue trop vive pour qu’on accordât à l’économie mosaïque le respect et la soumission nécessaires à son maintien ; tandis qu’avec la forme actuelle des prédictions, les deux effets étaient produits en même temps [oracles à double application). Sous ce rapport encore, la clarté, qu’on voudrait dans la prophétie messianique, aurait nui à sa réalisation et exposé le plan divin.
Plus on y réfléchira sans prévention, plus on se convaincra que les prophéties bibliques ont été données sous la forme la plus convenable. Ce genre d’écrits doit, ce me semble, d’après sa nature et sa fin, être assez obscur pour que les circonstances particulières des événements annoncés demeurent plus ou moins inintelligibles avant l’accomplissement, et assez clair pour que la prédiction excite l’espérance et que son caractère surnaturel ne puisse être sérieusement mis en doute après les dépositions de l’histoire. Or, cette double condition se rencontre, à un degré remarquable, dans la plupart des oracles scripturaires, en particulier dans les oracles messianiques. Ils serviraient de modèle aux compositions de cette nature si la rhétorique humaine avait à s’en occuper : c’est dans la Bible qu’elle irait puiser ses préceptes et ses exemples.
3° On croit souvent tout réduire à néant en faisant remarquer que l’Ecriture attribue des prédictions à des hommes indignes d’être les organes de l’Esprit divin (Balaam, Jonas, Caïphe). Mais il en est de même des miracles. Et qu’est-ce que cela prouve contre ces faits extranaturels, quand ils sont d’ailleurs bien établis ? Nous avons à constater les voies divines, non à les juger. N’est-ce pas une des lois de la Providence de faire servir fréquemment les méchants eux-mêmes à ses desseins de justice et de miséricorde ?
4° On dit encore que la prophétie ne pouvant s’accomplir qu’autant que les événements auxquels elle se rapporte sont certains et par cela même prédéterminés, elle crée ou suppose le fatalisme.
Bornons-nous à répondre que cette objection porte sur une inconnue, car nous ignorons ce qu’est la prescience divine et comment elle s’exerce. Et puis, l’Ecriture montre partout, à côté de la prescience et de la providence divines, la libre activité et la pleine responsabilité humaines ; elle les montre dans l’accomplissement de la prophétie comme dans tout le reste. — Naissance de Jésus-Christ à Bethléem ; destruction de la ville et du temple. — Sachons admettre simplement les deux faits, et reconnaître l’incompétence du raisonnement a priori qui se figure les renverser l’un par l’autre.
Généralisant quelquefois l’objection, on nie d’une manière absolue la possibilité de la prophétie comme celle du miracle ; on affirme sur mille tons que la raison ne peut plus y croire. — Sans rentrer dans une discussion qui est revenue plusieurs fois, nous en appelons simplement aux faits. La question sérieuse est de savoir s’il existe dans la Bible des textes réellement prophétiques. Cela établi, on nous accordera peut-être le droit de soutenir que ce qui est est possible et croyable. D’ailleurs, ici s’offre cette alliance des contraires que nous avons déjà rencontrée. Ce que les uns déclarent impossible, d’autres le trouvent tout simple. D’après ces derniers, il se fait dans certaines âmes un épanouissement des idées divines qui projette sur les mystères de l’avenir, comme sur ceux du cœur, d’ineffables clartés. De là la prophétie sous sa double forme de révélation et de prédiction : surnaturel apparent, qui n’est que le naturel surexcité, car il n’est qu’un produit du contact universel, de l’humain et du divin. Ces argumentations inverses se donnent également comme péremptoires, selon que domine le point de vue déistique ou le point de vue panthéistique. que le génie de l’opposition réussit quelquefois à combiner. On nous dit, avec la même assurance, d’une part, que la prophétie biblique ne peut être, d’autre part, qu’il est tout simple qu’elle soit. Nous répondrons aux premiers : elle est là pourtant ; et nous demanderons aux seconds comment il est arrivé qu’elle ne soit pas là, si elle est ce qu’ils la font ?
5° Il n’est pas rare d’entendre affirmer que Jésus-Christ et les Apôtres ont attaché peu d’importance à la prophétie ; et l’on cite en preuve, quand on condescend à prouver, quelques passages qui ne disent rien de ce qu’on prétend y trouver, si même ils ne disent pas le contraire (Matthieu 11.9-14 ; Luc 7.28, etc.).
… N’est-il pas plus qu’étrange qu’on avance de pareilles assertions, lorsqu’il est si constant que le Seigneur et les Apôtres en appellent sans cesse à l’argument scripturaire, c’est-à-dire à l’argument prophétique ? Mais rien ne doit étonner. N’a-t-on pas prétendu faire déposer la Bible contre la possibilité des miracles ?
Ces objections, avec quelque facilité que les accueille l’esprit du temps, ne sont certes pas de nature à infirmer la preuve tirée des prophéties et à ébranler la confiance avec laquelle l’Eglise s’y est toujours appuyée. L’important, c’est le fait. S’il se maintient devant la critique philosophique et historique, l’argument se maintient aussi. Et il persiste, nous croyons l’avoir montré, au milieu des troubles et des bouleversements de nos jours. Il triomphera, nous en sommes convaincu. Il se relève déjà, comme bien d’autres, derrière le flot qui semblait l’avoir emporté.
La preuve prophétique peut, dans le déroulement du plan providentiel recevoir des événements une telle évidence et une telle force qu’elle devienne la principale base de la foi. Il est écrit que la conversion d’Israël sera pour le monde comme une résurrection d’entre les morts (Romains 11.12, 15). Nous possédons déjà, sous ce rapport, un avantage marqué sur les premiers chrétiens. Beaucoup d’oracles, que recouvraient pour eux les ombres et les incertitudes de l’avenir, sont maintenant accomplis ; ceux, par exemple, qui concernent l’état des Juifs, l’établissement et la destinée de l’Eglise. Aussi, même dans la direction fermement attachée à la méthode historique, bien des théologiens élèvent-ils cet argument au-dessus de celui des miracles. Dans leur opinion, les miracles furent la grande preuve pour ceux qui les virent, et les prophéties le sont pour nous qui en avons l’accomplissement sous nos yeux. (L’évêque Newton, M. Coquerela, etc.). D’autres, au contraire, donnent le premier rang aux miracles qui, dans le principe, servirent souvent de garant aux prophéties elles-mêmes. Discussion oiseuse. Mieux vaut employer son temps à affermir ces deux fondements divins de la foi, qu’à les scruter curieusement pour décider quel est le meilleur, et surtout que de les miner alternativement pour faire prévaloir celui qu’on préfère. En fait, les deux opinions se touchent jusqu’à se confondre. Le miracle renferme une prophétie, et la prophétie est un miracle, miracle perpétuel que chacun peut, en quelque manière, évoquer devant soi, par la simple confrontation de l’oracle et de l’événement. C’est cette dernière circonstance qui l’élève si haut pour les théologiens sus-mentionnés. Mais sachons l’apprécier sans l’exagérer.
a – « Christianisme expérimental »
Revenons encore à la prophétie messianique, sans crainte des répétitions. De quelque nom qu’on la nomme, de quelque manière qu’on l’entende, on est forcé d’en reconnaître l’existence dans les Livres saints. Elle les traverse de part en part, depuis la Genèse jusqu’à Malachie, toujours semblable à elle-même, quant à ses éléments essentiels, au milieu de la diversité de ses formes et des innombrables revirements des idées et des choses pendant le long espace sur lequel elle s’étend. Pleinement reconnue et crue, antérieurement à notre ère, par les Juifs et les Samaritains, elle a nourri en eux des espérances que rien n’a pu abattre. L’Eglise y a, dès l’origine et jusqu’à nos jours, appuyé sa foi. L’apologie chrétienne en a fait à toutes les époques l’un de ses principaux arguments. Et la théorie négative qui a eu le plus de retentissement à notre époque (celle de Strauss), est venue lui rendre témoignage à sa manière, en soutenant que le Christianisme traditionnel ou, selon son expression, le mythe évangélique, n’en est qu’un reflet ou un calque inconscient. La pensée fondamentale de Strauss est que la christologie du Nouveau Testament n’est qu’une espèce de mirage produit par les prétendus oracles de l’Ancien. C’est l’ombre d’une ombre. Mais c’est aussi la reconnaissance formelle du rapport que nous voulons faire ressortir ; car, certes, la première ombre devait être là pour que la seconde s’y projetât et s’y adoptât ainsi.
Si l’existence de textes nombreux, donnés et reçus comme prophétiques, ne peut être raisonnablement contestée, leur accomplissement dans le Christianisme ne peut l’être davantage, lorsqu’on en embrasse par une vue d’ensemble le contenu foncier. La palingénésie religieuse que ces textes annoncent, en y rattachant les dispensations providentielles et les destinées humaines, s’est étendue de la Judée sur le reste du monde, malgré les improbabilités et les impossibilités apparentes ; elle continue, malgré les résistances, à s’étendre de siècle en siècle, transformant tout après elle, idées, mœurs, institutions. Il est sorti, il sort incessamment du Christianisme un nouvel ordre de choses, un nouvel état social, un nouveau monde, le monde moderne ou le monde chrétien ; car les deux épithètes s’emploient comme synonymes chez les plus incrédules eux-mêmes. D’un aveu commun, ce que ce monde a de bien, ce qui le rend supérieur au passé et maître de l’avenir, il le doit aux principes que lui a inoculés l’Evangile ; et le mal qui le travaille et contre lequel tous les remaniements politiques sont impuissants, disparaîtrait comme de lui-même, si l’on recevait ceux des principes évangéliques qu’on a repoussés ou négligés, si l’on se laissait pénétrer plus profondément et plus largement de l’esprit chrétien ; si au relèvement des droits, derrière lesquels se retranche encore l’égoïsme, se joignait la religieuse observation des devoirs, qui fonderait le règne de la charité et de la justice par les espérances de la foi. Il faut au développement harmonique de la vie de la terre, et à sa pleine sécurité, quelque chose de la vie du Ciel : de plus en plus l’expérience en fait la démonstration et en inspire le sentiment. La rénovation ou la transformation sociale qu’opèrent ces grandes découvertes qui, donnant des ailes à la pensée et à l’activité de l’homme, tendent à mettre en communication rapide toutes les nations, appelle manifestement une rénovation morale correspondante, sans laquelle ce merveilleux épanouissement des sciences, des arts, de l’industrie, cette haute civilisation dont on est si fier, pourrait aller se perdre dans une barbarie sans nom comme sans précédent : les puissances du bien peuvent se convertir en puissances du mal, sous la main de cet esprit d’égoïsme et de désordre qui cherche à s’en emparer. De terribles symptômes font, de temps à autre, entrevoir l’abîme. Or, le renouvellement moral auquel l’avenir du monde est en quelque sorte suspendu, ne saurait se produire dans une étendue suffisante que par la religion ; et nulle autre religion n’est possible que le Christianisme, dans les contrées qu’il a dominées une fois. Le Christianisme seul peut sauvegarder, féconder, vivifier ce qu’il a créé. Si donc le mouvement doit aboutir et assurer de plus en plus l’ordre et le bien ; si le travail interne des idées et des choses annonce d’Occident en Orient une immense évolution humanitaire, il se prépare aussi quelque nouvelle expansion du Christianisme ; et un nouveau déploiement du Christianisme sera un nouvel accomplissement des oracles. Tout indique que cette Providence qui, depuis les anciens jours, a régi le déroulement parallèle de la prophétie et de l’histoire, le régira jusqu’à la fin. Un des signes du temps est cette attente vague mais vive, ce pressentiment indéfini mais profond, qui agite les esprits attentifs, et qu’ils expriment en termes divers, tantôt du point de vue philosophique ou historique, tantôt du point de vue politique ou économique. Le monde, où tout se remue, s’ébranle, se transforme, est évidemment à une de ces heures mystérieuses où opère le doigt de Dieu. Il est écrit que la conversion des Juifs sera comme une résurrection d’entre les morts parmi les nations. Quelque grand, événement providentiel, quelque grand réveil religieux, quelque grande application sociale d’un des principes évangéliques, du principe de charité, par exemple, qui est loin d’avoir dit encore tout ce qu’il est et donné tout ce qu’il contient, pourrait mettre dans un nouveau jour les antiques oracles en même temps que les évidences internes et externes du Christianisme. — Mais l’avenir est à Dieu ; et nous devons nous tenir à ce qui est.
Reprenons les traits généraux de la prophétie messianique ; comparons-les avec les faits qui se rattachent à l’apparition de Jésus-Christ ; et voyons s’il n’existe pas dans le rapport qu’on y découvre à première vue une prévision et une prédisposition surnaturelle, telle que la proclament les Livres saints, telle que l’ont entendue la Synagogue et l’Eglise, et qu’il la faut à l’argument.
Nous nous bornerons à trois points qui ressortant par tant de côtés, qui inhérent tellement au fond des choses, que toutes les opinions les reconnaissent et les accordent : 1° le Messie ; 2° son Royaume (ou l’Eglise) ; 3° la destinée de l’ancien peuple liée en mille sens à celle du peuple nouveau.
Mais rappelons d’abord le fait qui s’offre à l’entrée de cette recherche, et qui en est une sorte de solution préalable, savoir l’attente des Juifs, née des représentations prophétiques de l’Ancien Testament, où elle s’alimente depuis des siècles. A quelque interprétation qu’on s’arrête, on ne peut mettre en question ni cette attente indestructible, ni la source dont elle dérive, ni l’extraordinaire qui s’y trouve à tant d’égards. « Le judaïsme, dit M. Reuss, se distingue des autres religions de l’antiquité, moins encore par son monothéisme, que par sa foi en l’avenirb ». Espérance étrange, comme la théodicée de ce peuple avec laquelle elle ne fait qu’un, comme son existence qu’elle explique seule, et qui le marque d’un cachet tout spécial.
b – « Histoire de la Théologie Chrétienne »
Si cette foi, et l’espérance invincible qu’elle nourrit, est déjà si étonnante par elle-même comme simple phénomène historique, elle le devient bien davantage, l’extraordinaire s’y change en extranaturel, quand on considère attentivement, sous les trois rapports indiqués, les données générales de l’Ecriture où elle a son origine, et les données générales de l’histoire où elle a sa réalisation. C’est ce que nous voudrions rendre sensible, en nous tenant à ces points saillants et, si je puis ainsi dire, à cette superficie des choses qu’on ne saurait raisonnablement contester.
1° Messie. — Au centre de ce tableau anticipé des temps se montre un Être mystérieux, duquel tout émane et à qui, parmi les différentes dénominations qu’il reçoit, reste à la fin dans le langage usuel celle de Messie.
Dans ce qui est dit de lui, et qui s’étend du commencement des choses humaines (Genèse 3.15) à leur consommation, il se rencontre des caractères tellement divers qu’ils semblent fréquemment se heurter et s’exclure les uns les autres. Il est décrit tantôt comme roi, tantôt comme prophète, quelquefois comme sacrificateur et comme victime. Ici, il est représenté environné de gloire et de puissance ; là, c’est l’homme des douleurs dont on se détourne ou qu’on outrage. En lui des titres, des attributs, des honneurs divins s’associent aux derniers degrés de l’abaissement. Il est le méprisé des nations, et les nations et leurs rois se prosternent à ses pieds. Son apparition ouvre une ère de félicités ineffables et d’indicibles calamités : il est tout ensemble pour Israël moyen de relèvement et occasion de chute. Contrastes sans nombre, comme les aspects sous lesquels les Voyants l’envisagent, et qui avaient conduit les Rabbins à l’hypothèse d’un double Messie.
2° Royaume messianique. — (Nouvelle Sion, Eglise). Du point de vue extérieur où nous nous plaçons, ne relevant que les traits fortement accusés et universellement, reconnus, l’œuvre du Messie peut se définir par un seul mot : c’est le salut des peuples, qu’il ramène à Dieu, pour former de tous un peuple nouveau, et établir sur la terre le Royaume des Cieux. Toutes les nations arrivent à la montagne de Sion et y adorent ensemble ; toutes se rangent successivement à cette théocratie spirituelle, où les épées se changent en hoyaux et les hallebardes en serpes. A cette donnée générale, l’interprétation grammatico-historique permet certainement d’en joindre de particulières, comme la lignée de laquelle devait sortir le Messie, si nettement marquée jusqu’à David, le temps et le lieu de sa venue (Daniel, Michée) etc. Mais restreignons-nous à la grande donnée qui domine tout et qui, partout répandue dans l’Ecriture, est partout admise par la critique, savoir la fondation du Royaume de Dieu, son extension jusqu’aux bouts de la terre, et la foi ou la vie religieuse qui en est le principe et l’élément constitutif, la cause efficiente et la cause finale. Ce Royaume est dépeint, il est vrai, sous des images empruntées aux royaumes de ce monde ; son établissement est une victoire ; ses progrès sont des conquêtes ; il est le retour des règnes idéalisés de David et de Salomon ; Moab et Edom sont captifs ; l’Egypte et l’Assyrie sont soumises, etc. Mais mille échappées laissent voir le fond spirituel sous ces-formes matérielles et terrestres ; la figure se découvre d’elle-même par ses diversités et ses oppositions. Il suffirait d’ailleurs, pour dissiper les doutes, de regarder au principe générateur de cette évolution et à l’ensemble des caractères sous lesquels s’offre le Messie. Ce qui produit la création nouvelle, c’est la religion, c’est le triomphe de la vérité et du bien sur l’erreur et le mal, c’est la rentrée du monde dans l’ordre divin. Si le Messie est roi, il est aussi prophète et sacrificateur ; il est la lumière et le salut des peuples qu’il ne se soumet qu’en les soumettant à Dieu ; s’il est le conquérant qui les enchaîne par sa force, il est aussi le serviteur de l’Eternel qui les attire par sa douceur et la victime sainte qui les purifie. Ainsi se dévoilent, en tout sens, le but et l’effet moral sous le symbolisme de l’expression ; symbolisme aussi nécessaire à la représentation de ce nouvel ordre de choses, qu’il l’est maintenant à la représentation du monde à venir.
L’idée de royauté une fois introduite amenait le reste des images ; et la nature de la royauté une fois reconnue donne la clef de cette sorte de langue emblématique.
D’autres grands traits du règne messianique sont son universalité et son éternité qui, constamment proclamées ou impliquées, frappent de prime abord tous les regards.
3° Etat des Juifs. — Quant au peuple Juif, dont les destinées sont largement marquées à côté de celles de l’Eglise, il y a dans ce qui le concerne une telle détermination des temps, un tel mélange du matériel et du spirituel, qu’il est difficile d’en faire le départ exact et que les interprètes se partagent, les uns y voyant le rétablissement de l’ancienne Sion, les autres rattachant tout à la Sion nouvelle. Notons-y seulement un point bien nettement accusé et par cela même universellement reconnu, savoir leur dispersion parmi les nations pour punir leurs infidélités, briser leurs résistances et préparer de grands desseins providentiels : fait capital, déjà annoncé Deut. ch. 28, et mille fois plus tard.
Voilà, sous les trois rapports indiqués, cette vue des derniers temps, où nous n’avons relevé que les traits les plus généraux, afin de nous tenir à ce qu’une exégèse sérieuse, vers quelque explication qu’elle incline d’ailleurs, ne peut pas ne pas accorder.
Eh bien ! cette représentation idéale, cette vision fatidique reproduite à travers de longs siècles, dans des écrits infiniment divers, n’est-elle pas devenue aux temps marqués, ne devient-elle pas de plus en plus une réalité historique ? Le cours général des événements n’y a-t-il pas correspondu et n’y correspond-il pas toujours ? Les traits relatifs au Messie, même les plus disparates, ne se sont-ils pas concentrés en Jésus-Christ ? les trois hautes charges théocratiques ne s’allient-elles pas merveilleusement dans sa personne et dans son œuvre, en s’y agrandissant encore ? Il est si bien prophète, roi, sacrificateur, qu’on a pu rattacher à ces trois offices la dogmatique chrétienne tout entière. Son apparition ouvre au monde une ère nouvelle. Le Royaume de Dieu s’étend de peuple à peuple, tandis que Jérusalem est foulée par les Gentils. Et pour ne pas nous arrêter à la multiplicité des rapports, réfléchissons simplement à cette union de l’extrême abaissement et de l’extrême grandeur, si inconcevable dans les prédictions, si admirable dans les faits ; opprobres d’un crucifié, honneurs d’un Dieu ; fusion de l’invraisemblable, du contradictoire, de l’impossible apparent dans une suprême unité ; symbolisme réaliste, où les images les plus discordantes se trouvent converger vers un même fond central ; sorte d’énigme historique, dont l’événement seul a pu donner le mot.
On affirme cependant que le Christ de l’Ancien Testament n’a rien de commun avec celui du Nouveauc. Assertion vraiment étonnante quand, regardant aux données générales de l’histoire, on tient quelque compte des nécessités inhérentes à la nature et à la langue de la prophétie. La prophétie messianique ne pouvait être qu’une préfiguration, une adumbratio, comme l’est l’eschatologie évangélique, qui n’en est que le prolongement : elle n’était possible qu’à ce titre et par ce moyen. On la trouvera, sans doute, inadéquate à mille égards, si on l’entend littéralement, matériellement, si on l’explique verbum verbo comme un thème.ou une chronique.
c – MM. Schérer (Revue de Strasbourg, octobre 1858), Pécaut, etc.
Mais c’est qu’alors on oublie une de ses conditions et de ses lois fondamentales ; on la fait ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’a pu ni dû être ; on en fausse le caractère et le sens. Reconnaissez le libre et large symbolisme qui la constitue et vous y découvrirez la réalité sous la figure. Interprétez-la comme elle doit, comme elle veut l’être, et la lumière y éclatera derrière les ombres. Dans ses grands traits, tout portera jusqu’aux images les plus extrêmes, celles de victoire et de conquête par exemple, dès qu’on les prendra pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pour des images. Ainsi entendues, selon qu’elles le demandent, ne vont-elles pas à la marche générale du Christianisme ? N’y a-t-il pas une guerre incessante de l’Evangile contre le monde et du monde contre l’Evangile ? N’est-ce pas par un combat sans rémission que s’étend, de peuple à peuple, et de siècle en siècle, le règne de Christ ?
L’herméneutique rigoriste de la science actuelle méconnaît évidemment la nature des choses ; elle se réfugie dans l’arbitraire sous couleur de l’éviter, car elle enlève à leurs lois et à leurs conditions essentielles les écrits qu’elle juge. Ses préventions l’enveloppent du même voile que jettent sur le cœur des Juifs leurs préjugés religieux. Comment entendre la vision prophétique, si on l’apprécie comme l’histoire, sans égard à sa forme et à sa langue propre ? Autant vaudrait, en vérité, juger l’écriture hiéroglyphique en ne cherchant dans ses signes conventionnels que des ressemblances directes et positives ! Il y a de l’hiéroglyphe dans cette peinture de l’avenir, monde nouveau qu’il fallait faire entrevoir au travers et au moyen du monde existant.
Parmi les singularités de la haute théologie et de la haute critique du moment, une des plus curieuses est cette alliance des contraires qui lui permet de se retrancher alternativement derrière l’extrême spiritualisme ou l’extrême littéralisme. Tantôt, elle fait disparaître la réalité sous la figure ; tantôt, elle prend et veut qu’on prenne la figure pour la réalité, procédé plus fréquent chez elle qu’on ne le croit, et dont elle use presque à son insu, tant il lui est familier ! Ainsi, par exemple, le Nouveau Testament représente, d’un bout à l’autre, la mort de Jésus-Christ comme un sacrifice propitiatoire, d’où, dérive le salut du monde. C’est un enseignement aussi précis que général, lié à l’ensemble du Christianisme dogmatique et pratique, donné comme objet de foi, comme principe de vie, comme fondement de l’économie évangélique (Matthieu 26.28 ; Romains 3.23-24). Cela frappe à première vue. Oui, mais c’est cela même qu’on tourne contre la doctrine ecclésiastique. Plus l’expression est forte et l’assertion constante, plus il est sûr, dit-on, qu’on ne doit point s’y arrêter ; il n’y faut voir qu’une métaphore ou une accommodation aux idées du temps. Et cela dit, tout est expliqué et démontré ; le sacrifice propitiatoire se résout en sacrifice moral.
Partout ce genre d’argument chez ceux qui, sans renier l’autorité normative des Ecritures, sont résolus à ne point admettre l’expiation, ou à ne l’admettre que telle qu’ils la veulent.
D’un autre côté, l’Ancien Testament emprunte aux choses de l’époque ses représentations du Messie et de son règne, condition nécessaire pour que le prophète pût voir et le peuple entrevoir. Et là, malgré le symbolisme inhérent à l’acte et au langage prophétiques, malgré les traits nombreux qui révèlent le sens spirituel, malgré les données explicatives de l’histoire, il faut interpréter l’expression par elle-même et ne pas chercher sous ce qu’elle dit, ce qu’elle est destinée à faire entendre : non, non, totidem verbis et totidem litterisd. L’événement ne se superposant pas exactement à la description, on en conclut qu’il n’y correspond nullement, si l’on n’aime mieux en conclure qu’il s’y est calqué : défaites opposées qu’on s’étonne d’y voir souvent réunies (chez M. Pécaut et ailleurs).
d – Lettre pour lettre (ThéoTEX)
N’est-ce pas faire flèche de tout bois ? N’est-ce pas mettre la figure là où tout la repousse et l’exclure là où tout l’indique ?
N’est-ce pas mériter quelque peu l’accusation de parti pris, qu’on nous adresse si libéralement ?
Souvenons-nous que dans la prophétie nous avons affaire avec une littérature toute spéciale, qu’il faut prendre pour ce qu’elle est et interpréter d’après les lois qui la caractérisent et la dominent. De ce point de vue, qui est le seul vrai, contemplons dans leur ensemble, en les laissant s’éclairer les unes les autres, les grandes données de l’oracle messianique, et nous en reconnaîtrons en Jésus-Christ la frappante et merveilleuse réalisation, et nous nous convaincrons de plus en plus que l’antique interprétation de l’Eglise, quoique trop souvent outrée, en rend bien le sens providentiel. Tout s’y harmonise, jusqu’aux contraires.
Mais c’est dans ce fait, qui paraît décisif pour la preuve, que l’objection a souvent cherché et qu’elle cherche encore une de ses armes principales. Elle nous accuse de n’obtenir cette harmonie des contraires, qu’à l’aide de procédés abusifs et en changeant le fond réel des choses. « … Le Messie, dit-one, n’est pas toujours présenté comme un heureux conquérant ; il est peint quelquefois comme un homme de douleurs frappé pour les péchés du peuple. Les docteurs juifs, en présence de ces tableaux opposés, n’avaient trouvé d’autre ressource que de supposer deux Messies, l’un issu d’Ephraïm, l’autre de David. Les interprètes chrétiens, en rejetant cette hypothèse, ont cru tout concilier en prenant littéralement ce qui se rapporte à ses souffrances, et figurément ce qui se rapporte à ses victoires. Or, rien de plus arbitraire… ! »
e – Revue–German. », juin 1860, p. 523.
Est-ce un exposé exact de l’interprétation chrétienne ? N’admet-elle pas à la fois le symbolisme et le réalisme dans les deux faces de la prophétie ? Si le symbolisme est moins saillant dans le tableau des humiliations que dans celui des grandeurs, cela peut tenir et à la nature des choses et au peu d’étendue comparative du premier tableau. Mais il est partout, jusque dans le texte qu’on peut appeler historique et que signale spécialement l’objection, je veux dire Esaïe ch. 53. Voyez comment il commence : « A qui a été révélé le bras de l’Eternel ?… Il est monté comme une racine sortant d’une terre altérée ; il n’y a en lui ni forme ni apparence etc. » Voyez comment il finit : « C’est pourquoi je lui donnerai son partage parmi les grands, et il partagera le butin avec les puissants, parce qu’il aura été mis au rang des transgresseurs et que lui-même aura porté les péchés de beaucoup d’hommes et qu’il aura intercédé-pour eux. » N’y a-t-il pas là du symbolisme ? n’y a-t-il pas celui-là même qu’on relève dans l’autre face de la prophétie, ce partage du butin qui suppose la victoire et la conquête, c’est-à-dire ce que l’objection exclut de ce point ? Ajoutons que ce qui est dit, des souffrances propitiatoires du Serviteur de l’Eternel, n’est encore qu’une image, représentant sous des formes terrestres la céleste réalité ; les sacrifices lévitiques, auxquels le Prophète emprunte sa terminologie, n’étant que la figure ou, selon l’expression de saint Paul, que l’ombre de celui du Calvaire, et la dogmatique orthodoxe l’a toujours entendu ainsi. L’objection ne rend donc pas justice à l’interprétation chrétienne ; on l’exagère jusqu’à la fausser ; si bien que les coups qu’on lui porte frappent autre chose qu’elle ; elle est justement ce qu’on lui reproche de n’être pas.
Il en est de même quant aux grandeurs du Messie. Cette interprétation n’y réduit pas tout en symbole, comme on l’en accuse ; elle y relève un réalisme profond, dont il est difficile de n’être pas frappé, lorsqu’on prend en considération d’un côté les conditions nécessaires du langage prophétique, de l’autre cette, donnée révélatrice que le Christ n’attire le monde à lui qu’en le ramenant à Dieu, donnée fondamentale qui explique tout en faisant tout passer dans l’ordre spirituel. Et alors, tout est vraiment accompli ; l’Homme des douleurs a vu et voit, de siècle en siècle, les nations et leurs rois se prosterner à ses pieds ; le monde devient sa conquête. Et le lien des humiliations et des grandeurs est marqué dans l’oracle d’Esaïe, remarquons-le, et marqué dans le sens de l’interprétation chrétienne. La gloire du Messie naît de ses souffrances ; c’est parce qu’il a mis son âme en oblation pour le péché, qu’il partage le butin avec les puissants (v. 12) ; c’est-à-dire que, dans la prophétie comme dans l’histoire et dans la foi de l’Eglise, les deux parties qu’on sépare absolument, afin de les opposer l’une à l’autre, se trouvent ne faire qu’un. En fin de compte, le procédé imputé à l’interprétation chrétienne et si rudement qualifié, c’est l’objection qui l’emploie.
On peut épiloguer en mille sens sur un sujet tellement en dehors du cours général des choses ; mais si l’on se place sans parti pris devant ce tableau, qui se forme par traits épars sur un espace de quatre mille ans ; si l’on considère ensuite, sans prévention, ce qu’a été, ce qu’a opéré, ce qu’est devenu Jésus de Nazareth, il est difficile de ne pas reconnaître le merveilleux rapport sur lequel porte l’argument. C’est une réalisation qui ne se calque pas sur le symbole, et qui s’y conforme en l’éclairant de la lumière des faits.
Si nous passons du Christ à son règne, l’Eglise, à ne l’envisager même que dans ses dehors, dans son établissement, son maintien, son extension à travers les âges et les obstacles, n’a-t-elle pas répondu jusqu’ici au contenu foncier des oracles ? Implantée dans le monde, malgré ses répulsions, par quelques artisans de la Galilée, elle a incessamment grandi au sein des résistances et des attaques : c’est la pierre de la prophétie détachée, sans main, de la montagne, et devant laquelle tout s’écroule ou s’abaisse peu à peu ; c’est l’arbre sorti du grain, de sénevé de la parabole, et qui va couvrir la terre de son ombre. Déjà les prévisions de la philosophie de l’histoire concordent avec les vieilles prédictions de la Bible, jugées d’abord si étranges et si vaines. La philosophie de l’histoire n’hésite pas à affirmer, d’après le mouvement général des idées et des choses, que la civilisation chrétienne (mot qu’elle préfère à celui de foi chrétienne) régnera tôt ou tard sur le globe tout entier. C’est un principe devenu pour elle une sorte de lieu commun. Seulement, dans ce fait général qu’elle tient pour nécessaire et qu’elle donne à cause de cela pour naturel, il en est de particuliers qu’elle écarte ou qu’elle néglige, et qui doivent être portés en ligne de compte, car ils sont constitutifs. En ne regardant qu’à l’état actuel des nations chrétiennes, à leur prépondérance intellectuelle et morale, industrielle et politique, on laisse dans l’ombre les éléments fondamentaux du problème, savoir : l’obscure naissance du Christianisme, sa promulgation par des gens dépourvus de tout moyen humain, de succès, ses progrès à travers l’opposition des puissants et le mépris des sages, l’assurance de son triomphe final, aussi vive, aussi ferme qu’aujourd’hui lorsque la raison l’accusait de chimère ; et tout cela, conformément à ces oracles qui, longtemps retenus chez un peuple ignoré, ne rencontrèrent d’abord dans le monde que l’étonnement ou le dédain. Voilà le fait, qui veut être pris intégralement pour être exactement apprécié.
Si nous nous tournons vers le peuple, antique gardien et premier objet des oracles, ne s’offre-t-il pas aussi avec les caractères ou les signes si nettement marqués ? N’est-il pas disséminé partout depuis dix-huit cents ans ; assistant partout à ces convulsions qui dissolvent les nationalités, mêlent les races, engendrent de nouvelles organisations sociales, et restant partout et toujours à part, monument visible de justice et de miséricorde tout ensemble, qui atteste et sert évidemment quelque grand dessein providentiel ?
La question à résoudre est celle-ci : Ce rapport général de la donnée biblique et de la donnée historique en de telles choses, dans de telles proportions, sur un tel espace, peut-il s’expliquer par des causes naturelles ; ne fournit-il pas toujours à l’apologétique cette prémisse d’un ordre supérieur qu’elle y a cherché et trouvé dès les premiers temps ?
Cette rencontre dans le Fondateur du Christianisme des grands linéaments de la prophétie, cette coïncidence d’attributs, de caractères, de faits qui semblaient s’exclure les uns les autres, cet éclaircissement de l’oracle par l’événement est là devant nous. Il est venu, Celui qui devait venir ; et dans sa personne comme dans son œuvre, se réunissent tous les contrastes prédits ; et le salut sorti de Sion, aux temps marqués, s’étend incessamment d’âme en âme et de peuple à peuple, par un mouvement que les ardentes oppositions du présent n’arrêtent pas plus que celles du passé. Ce que Jésus-Christ disait dans le sens mystique : « Tout est accompli », nous pouvons le dire au sens historique, sur la déposition de dix-huit siècles. Encore une fois, si tout s’est spiritualisé en lui en se réalisant, la réalisation n’est pas moins positive pour s’être agrandie et divinisée ; elle n’en est que plus admirable et plus propre à frapper la raison et le cœur. La conscience religieuse y découvre spontanément du providentiel exceptionnel, du divin, du théopneustique proprement dit, et la réflexion impartiale ne peut s’empêcher de l’y voir. Impossible de nier le rapport des données prophétiques et historiques, simplement envisagées, et tout aussi impossible de le ramener à des causes humaines, à de pures intuitions patriotiques ou poétiques. L’ensemble des faits dépasse à trop d’égards l’ordre naturel pour pouvoir s’y résoudre.
La même impression ressort de la corrélation, toujours plus évidente, des destinées du monde et de celles du Christianisme. Si, aux jours où s’ouvrit l’ère de l’évangélisation, on nous eût fait contempler, dans les oracles de l’Ancien Testament, les royaumes de la terre s’inclinant devant celui du Christ, et que nous eussions vu les pauvres disciples reprenant l’œuvre de leur Maître après la crucifixion, ayant tout contre eux du côté des hommes et rien pour eux, mais ne doutant nullement, malgré cela, que tout ce qui était écrit ne s’accomplît à son heure, n’aurions-nous pas dit qu’ils espéraient contre espérance, qu’ils entreprenaient l’impossible ? Et pourtant, à cet égard comme à tous les autres, l’impossible apparent est devenu le réel. La parole des Galiléens a vaincu. La lumière jetée par les anciens Voyants d’Israël sur la route des âges, ravivée et projetée dans le monde par l’Evangile, domine l’histoire et semble la régir. Le déroulement des temps, le mouvement ascensionnel de l’humanité se fait, à travers d’immenses péripéties, de manière à rencontrer finalement ces jalons de l’avenir qui lui tracent en quelque sorte sa direction. Comment n’y pas reconnaître d’une part l’œil du Suprême Ordonnateur, et de l’autre sa main ? Les explications par ce qu’on nomme le génie des races, et toutes celles du même genre, ne sont-elles pas manifestement insuffisantes ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui dépasse de tout point la portée de l’esprit humain ?
Nous recevons une impression analogue de l’état des Juifs. Ce peuple présente une anomalie historique devant laquelle s’arrêtent la raison et la foi. Dans ces cataclysmes politiques, dans ces convulsions sociales, où tant de nations qui avaient aussi leur langue, leurs mœurs, leur religion propre, se sont confondues, où les races les plus diverses se sont heurtées et mêlées, les Juifs, partout répandus, ont partout résisté à cette puissance de décomposition et d’assimilation, agent mystérieux du progrès humanitaire. On a expliqué ce fait par l’établissement de la synagogue, qui rendait leur culte indépendant du temple et du sacerdoce, par la circoncision, qui faisait d’eux comme une famille séparée et fermée, par leur cosmopolitisme qui, développé bien avant la ruine de Jérusalem, les préparait à y survivrea. Que ces causes aient agi pour leur part, nous ne le nions point ; les dispensations providentielles n’annulent pas les lois de l’histoire. Mais des causes du même genre ont agi en bien d’autres cas et ont été complètement impuissantes. Mille peuples, aussi fortement spécialisés, ont cédé, ou péri en résistant. Israël, seul, semble échapper à cette inexorable loi. Le fait et sa prédiction restent donc, par-dessus ou par delà la théorie explicative : le fait, si étonnant en soi, la prédiction, plus étonnante encore ; correspondance de l’oracle et de l’événement à travers de longs siècles et d’immenses événements, où se laisse entrevoir quelque mystérieux déploiement des voies du Ciel.
a – M. Reuss : « Hist. de la théol. chrét. ». T. I., p. 68.
Au triple point de vue indique, c’est évidemment l’Esprit de Dieu dans l’anticipation prophétique, et le doigt de Dieu dans l’accomplissement historique : l’Esprit de Dieu, le doigt de Dieu, non dans ce sens général et indéfini que Dieu est tout en tout, ce qu’accorde aisément la pensée panthéistique de nos jours, mais dans le sens spécial et bien déterminé que l’Ecriture et l’Eglise attachent à ces deux termes, dans le sens que leur donne le Seigneur lui-même (Matthieu 12.28 ; Luc 11.20). Il me paraît impossible de l’entendre autrement, une fois les rapports constatés et reconnus. Il y a là quelque chose de manifestement en dehors et au-dessus de toute prévision comme de toute prédisposition humaine, quelque chose de supérieur et d’invincible aux théories négatives. Si ces théories, tournées et retournées en des sens si divers, portent à certains égards, elles échouent à d’autres ; elles font plus ou moins plier les faits pour se les adapter, et les faits, en se redressant, les renversent les unes après les autres.
L’Oracle part des premiers jours du monde, et se prolonge jusqu’à la consommation des choses dont il marque, d’âge en âge, les principales évolutions. Quelque idée qu’on se forme de ses origines et de ses causes, de quelque nom qu’on le qualifie, il est là ; et à le considérer, je ne dirai pas dans son merveilleux ensemble, mais seulement en rapport avec la transformation sociale que le Christianisme opère de proche en proche, il vérifie, en les dépassant, les espérances générales qu’il avait inspirées dès les temps les plus anciens, et que la sagesse du siècle traitait alors de folie ; le travail interne et externe de l’humanité s’y modèle de plus en plus. C’est le levain de la parabole ; et tout annonce qu’il sera, jusqu’à la fin, ce qu’il a été jusqu’ici.
Pour particulariser davantage encore, arrêtons-nous à l’état des Juifs et à celui de l’Eglise ou de la chrétienté : double fait où l’oracle et son accomplissement sont aussi manifestes l’un que l’autre. Eh bien ! n’y a-t-il pas du surhumain et dans la prédiction, et dans l’événement, et dans leur accord séculaire ? Ce seul point, sérieusement examiné, motiverait la conviction ; il fait éclater dans les Saintes Ecritures le miracle de science et de puissance, le surnaturel proprement dit ; il y signale la Révélation, d’abord dans l’Ancien Testament, moyen divin de la preuve, et ensuite dans le Nouveau, son objet également divin. Comment ne pas reconnaître l’intervention d’En-haut dans les destinées corrélatives de la Synagogue et de l’Eglise, quand on voit l’historique s’y superposer incessamment au prophétique à travers les siècles, souvent en dehors des lois commîmes ? Il devrait suffire, en vérité, de la rencontre d’un de ces exilés d’Israël dispersés sur la terre et de notre réunion dans cet auditoire chrétien, nous descendants des Gentils, pour nous assurer que le Livre qui a ainsi préconnu les temps, est bien la Parole de Dieu, dans la haute acception de ce mot. Quand on y réfléchit en effet, on se trouve soi-même une démonstration vivante du Christianisme et de la Bible, puisqu’on n’est devenu ce qu’on est que par cette marche des choses que la Bible avait annoncée des siècles à l’avance. On ne le remarque pas assez : c’est un argument de visu qui plane ou qui devrait planer sur toute la discussion. Vous, devenu chrétien, et, à côté de vous, ce Juif resté juif, vérifiez à trois mille ans de distance la parole des Voyants.
La preuve ainsi réduite à un fait d’observation directe maintient encore sa certitude et sa force. L’Eglise et Israël, envisagés en eux-mêmes, frappent de divers côtés par un extraordinaire qui étonne, et qui les place à beaucoup d’égards en dehors des lois communes. Mais., l’impression qui sort de là s’accroît infiniment, quand on voit leurs destinées parallèles obéir, dans leur déroulement séculaire, à une prophétie jetée en fragments détachés et à de longs intervalles dans d’antiques écrits, par des hommes qui, se suivant sans se connaître, se sont accordés à la donner au nom du Ciel. Laissons les traits particuliers, quelque remarquables et formels que soient plusieurs d’entre eus ; tenons-nous au fait général, où nous sommes nous-mêmes acteurs et témoins et où l’incontestable rapport de la donnée prophétique et de la donnée historique, tel que l’atteste le passé, tel que le montre le présent, tel que l’annonce l’avenir, ne peut raisonnablement se ramener à des causes naturelles, tant il est visiblement au-dessus. Il s’y découvre le Maître des temps et des événements ; il s’y montre de la théopneustie, une révélation au sens propre.
En somme, le rapport fatidique et historique de l’Ancien Testament au Nouveau est aussi formel que son rapport dogmatique que personne ne conteste. Quoiqu’il en soit de la forme de ces antiques écrits, et de l’étrange littérature qu’ils contiennent, et du grand procès critique qu’on leur intente, ce qui est positif, c’est ce qu’on peut nommer le fait prophétique, dont les traits généraux, au triple point de vue ci-dessus indiqué, sont tellement saillants que les théories les plus hostiles les accordent à leur manière, faute de pouvoir les mettre en question. Or, une fois légitimé à un degré ou à l’autre, ce fait place absolument à part le Livre où il se trouve, y constatant un élément sui generis, y créant un principe explicatif hors duquel on ne saurait l’entendre pleinement, et motivant le titre qu’il se donne de Parole de Dieu.
Ainsi nous reste, malgré tout, l’argument prophétique, comme nous était resté l’argument miraculeux.
Pour la prophétie, aussi bien que pour le miracle, ce ne sont pas les faits qui manquent à la preuve, c’est la prévention, la préoccupation systématique qui, refusant de regarder suffisamment aux faits, ou les tenant d’avance comme non avenus, résiste à la preuve et en étude ou en amortit l’action : effet naturel de ce subjectivisme qui a envahi les hautes régions de la science, et qui exige en religion, autant qu’ailleurs et plus qu’ailleurs peut-être, que la vérité se légitime par elle-même, qu’elle se rende intelligible pour se rendre acceptable, qu’elle se justifie à l’esprit et au cœur au lieu de s’imposer du dehors, qui n’admet, en fin de compte, que ce qu’il tire de lui ou qu’il range que bien que mal à son point de vue. Il en est en apologétique comme en dogmatique. On veut que le Christianisme en général et chacun de ses dogmes en particulier s’établissent ou se soutiennent par leur évidence propre ; on aspire à remplacer l’attestation, la garantie extérieure, fût-ce même celle du Ciel, par la conception ou la démonstration rationnelle. Une fois maître des intelligences, ce principe, devenu l’esprit du temps, soumet tout à son contrôle souverain, exaltant ce qui lui cède, discréditant ce qui le contrarie ou le gêne, ne laissant debout dans l’opinion qu’il domine, que ce qui passe à son creuset et reçoit son empreinte. On peut en gémir, on ne doit point s’en étonner. Le principe est dans l’ordre intellectuel ce qu’est la disposition du cœur dans l’ordre moral ; l’un attire et gouverne la pensée comme l’autre la vie. Voyez dans les partis politiques, dans les écoles philosophiques, dans les communautés religieuses, les principes contraires changer l’aspect général des choses et les refaire à leur image. Voyez, en particulier, ce que devient l’histoire elle-même sous le prisme de l’ultramontanisme. Puissance magique, ou plutôt logique, à laquelle on n’est pas assez attentif. Principiis obsta.
L’ordre de preuves auquel nous nous sommes surtout attachés étant hors de la voie du subjectivisme, est par cela même sans intérêt et sans valeur pour lui. C’est, à son sens, quelque chose qui a été ; mais qui n’est plus. Tout ce qui porte sur ce fondement doit tomber peu à peu, dans ses convictions, comme le fondement lui-même, à moins qu’une révolution intérieure ne détrône le principe et ne déplace le point de vue.
Eh bien ! cette révolution, nous l’attendons avec confiance. Un principe aussi évidemment incomplet et excessif ne saurait garder longtemps l’empire. Il le perd déjà. La pensée, échappant à la fascination des systèmes, revient de toutes parts aux faits ; et le retour aux faits rendra a la preuve de fait l’importance que lui attribue l e véritable esprit moderne, et dont l’idéalisme transcendantal l’a dépouillée un moment. Laissons passer et attendons…
Mais il faut insister encore, sans craindre l’abus des répétitions. — En un pareil sujet, la conviction et le véritable amour de la vérité les appellent à l’envi.
Le scepticisme actuel élève, nous l’avouons, de nombreuses et graves difficultés contre ce qu’il nomme la tradition biblique. Signalant les analogies qu’elle présente, de divers côtés, avec les autres traditions religieuses, mettant en question, par leur contenu même, les livres sur lesquels elle s’appuie, il la relègue à ce titre dans le domaine de la légende ou du mythe, en renforçant encore l’argumentation historique par l’argumentation métaphysique et physique qui conclut si généralement à l’impossibilité du surnaturel. Arrivé là, une main sur l’investigation critique et l’autre sur l’intuition ou l’expérimentation rationnelle, on peut se croire au terme de l’évolution scientifique, et s’y reposer comme dans le vrai réel.
Nous comprenons tout ce qu’il y a là de spécieux et de fascinateur par le temps qui court. Mais des difficultés, et des difficultés plus ou moins insolubles, où n’y en a-t-il pas ? Quelle est la vérité qui n’ait contre elle des raisons jugées décisives dans certaines directions intellectuelles ou certaines dispositions morales ?… Tout peut être révoqué en doute par la pensée systématique et l’a été sous nos yeux. — Que de motifs de circonspection !
Le mieux peut-être, vis-à-vis de ces systèmes destructifs des croyances de l’homme comme de celles du chrétien (puisqu’ils vont jusqu’à l’anéantissement de toute religion positive), serait de les forcer à passer de l’attaque à la défense, car c’est une des misères de l’esprit humain, dans son état présent, d’être plus apte à démolir qu’à édifier, à renverser qu’à fonder et à maintenir. Essayez de cette marche avec l’athéisme, le panthéisme, le matérialisme, quand ils se rencontreront devant vous ; c’est par elle que le sens commun, gardien des principes et des faits primitifs, ramène la science des aberrations où elle va si souvent se jeter ; c’est par elle qu’il fait tomber, tour à tour, le dogmatisme et le scepticisme, l’idéalisme et l’empirisme, etc. Cette marche retournée, qui met l’onus probandi au compte de la négation, peut s’appliquer aussi à la question chrétienne et à ses bases fondamentales. — Nous croyons avoir constaté que, pour la prophétie messianique, par exemple, bien des traits, entre les plus saillants et les plus constants, dépassent et brisent par cela même toutes les explications naturelles qu’on a prétendu en donner. S’il est vrai, suivant une maxime devenue vulgaire, qu’on ne renverse que ce qu’on remplace, le négativisme, quelque confiant qu’il soit, est loin d’avoir réellement renversé la vieille interprétation chrétienne, puisqu’il est si loin de l’avoir réellement remplacée. — N’avons-nous pas constaté aussi que les théories qui prétendent effacer du Nouveau Testament le miraculeux interne et externe, retrouver le vrai sous le légendaire, le réel sous le traditionnel et le restituer scientifiquement, ont échoué devant les faits, quand elles ont dû passer de l’offensive à la défensive ? — N’avons-nous pas constaté que cette science, qui se glorifie de tout aplanir en faisant table rase de tout, voit se substituer à l’impossible supposé qu’elle veut faire disparaître à tout prix un impossible réel, qui surgit sans cesse devant elle de données historiques, dogmatiques, morales, qu’elle ne peut pas ne pas admettre ? L’inexplicable revient par mille côtés sur son propre chemin ; pour rendre le Christianisme naturel, elle l’a rendu inconcevable ; pour lui enlever son caractère historique et son auréole céleste, elle lui a enlevé sa raison d’être.
J’ai souvent dit dans le cours de cette étude, et je croîs devoir redire, qu’en insistant comme je l’ai fait sur l’argument surnaturel (miraculeux et prophétique), le seul, selon ma conviction, qui assure pleinement la foi, mon but principal a été de le maintenir à son rang et de le défendre contre l’ostracisme dont l’a frappé la nouvelle direction théologique, même dans ses écoles orthodoxes. Autant que personne, je reconnais la légitimité de l’argument interne et son inappréciable importance en des temps tels que le nôtre. Qu’il se développe dans ses mille applications, qu’il grandisse sous toutes ses formes (spéculative, morale, expérimentale, politique, esthétique, etc.), qu’il aille de force en force, reliant le monde et la science à l’Evangile par des points de rencontre et d’attache toujours plus nombreux, je m’en réjouirai certes de tout mon cœur, mais à la condition qu’il reste à sa place, ses services se changeant en périls quand d’auxiliaire il se fait souverain, car c’est alors le rationalisme de la méthode qui aboutit logiquement au rationalisme de la doctrine. La moindre réflexion le prouve, et de terribles expériences le montrent à qui veut le voir.
La règle, je l’ai dit ailleurs, est la fusion des méthodes. Si l’objectivisme extrême a ses écarts et ses dangers, l’extrême subjectivisme, qui caractérise le mouvement actuel, a aussi les siens, et ils sont infiniment plus graves. Ils deviennent déjà si sensibles que la prévention elle-même commence à les avouer. Du reste, les grandes aberrations de la pensée, de même que celles de la vie, se corrigent par leurs excès plus que par les raisonnements…
Mais, tenons-nous au point de vue où nous nous sommes placés, et rappelons, en terminant, la pensée fondamentale de cette longue discussion. Des signes du Ciel ont marqué l’apparition du Christianisme comme sa préparation, et ils sont l’attestation du Ciel devant laquelle la terre doit s’incliner. — Il faut à la foi évangélique une parole de Dieu, et à la parole de Dieu un témoignage de Dieu. — Les témoignages de la conscience et de la science, qui viennent se joindre à celui-là, quelque importants qu’ils puissent être, ne sauraient le suppléer. Ils n’aboutissent réellement qu’avec lui et par lui.
Il n’y a de constaté, il est vrai, par la prophétie et par le miracle, que l’existence indéterminée d’une œuvre et d’une parole divines dans les Saintes Ecritures. Ce qui ressort de là, ce n’est pas une théorie théopneustique, c’est simplement le fait théopneustique, ou, pour mieux dire, le fait de révélation et l’ordre surnaturel où il place le Christianisme. Mais ce sont les faits qu’il importe, par-dessus tout, d’établir ou de rétablir ; les théories renaîtront plus tard, si elles peuvent. Que les faits scripturaires soient d’abord intégralement restitués et ensuite impartialement appréciés ; qu’on leur laisse dire ce qu’ils disent, sans plus ni moins ; qu’ils reprennent leur rôle en reprenant leur certitude et leur rang. Et ils relèveront devant la science, comme devant la conscience religieuse, le Livre qu’ils marquent du sceau divin ; et le protestantisme, par où j’entends le Christianisme évangélique, raffermi sur sa base fondamentale, recouvrera son action au-dedans et au dehors, conformément à sa mission providentielle. Le protestantisme est le biblicisme, ou il n’est qu’un philosophisme christianisé qui va se perdre dans un idéalisme ou un mysticisme sans frein. Définissez-le « le subjectivisme en matière de religion », définition de Baur, qui me paraît l’expression complète des tendances actuelles, il cesse d’être lui-même et flotte à tous les vents. Considérez où aboutissent les écoles qui, se figurant que le Christianisme ne peut plus reposer que sur le témoignage qu’il trouve au fond de l’âme humaine, ont cru devoir laisser tomber celui dont il avait jusqu’à présent fait son fort principal. En vérité, ces écoles se jugent elles-mêmes par la dénomination d’individualisme chrétien dont elles aiment à se parer, si du moins elles entendent ce terme à la mode comme l’entend la direction métaphysique et critique qui le leur souffle. Cet individualisme, qui se glorifie de substituer la religion personnelle à la religion traditionnelle, sous l’autocratie de l’esprit ou du cœur humain, serait, en définitive, le nihilisme au point de vue dogmatique aussi bien qu’au point de vue ecclésiastique. Chacun se ferait son Eglise, comme sa foi, d’après son jugement ou son sentiment privé, et ne reconnaîtrait que celle qu’il se serait faite. Plus d’autorité, mais aussi plus de règle, ni de direction commune ; par conséquent, un universel sauve-qui-peut.
Ces termes de religion personnelle, d’individualisme chrétien, comme une foule d’autres dans la langue du jour, s’emploient, je le sais, en des sens très divers et recouvrent bien des équivoques. Mais ils dérivent de ce subjectivisme, aussi excessif que partiel et partial, qui, dépouillant le Christianisme de toute norme extérieure et supérieure, l’enlevant à l’autorité divine au nom de laquelle il s’est imposé au monde, le livre à toutes les fantaisies métaphysiques et mystiques. La haute théologie a perdu terre en abandonnant la révélation, comme avait fait la haute philosophie en abandonnant l’observation ; et la haute critique est, plus qu’on ne le croit et qu’elle ne le croit elle-même, la servante ou la suivante de la direction philosophico-théologique. Tout tient à tout. Le déplacement du principe de la science a produit un déplacement correspondant de méthode et de point de vue, dont tout s’est ressenti. L’ébranlement s’est étendu de la base au faite de l’édifice. Il n’en pouvait être autrement.
Mais l’argument historique, le fondement surnaturel, n’est point ruiné quoiqu’on disent ces mille voix, parmi lesquelles on s’étonne d’entendre celle d’une certaine orthodoxie. Il est toujours là, avec ses antiques assises, et il assure pour nous le fait général de la Révélation biblique, comme il l’avait assuré pour la chrétienté pondant près de deux mille ans, et pour Israël pendant plus de trois mille.
Or, même dans cette indétermination, ce fait est déjà d’une valeur et d’une portée inappréciables. La bible redevient la Bible ; elle n’est plus un livre, elle est le livre dans le sens mystique qu’y a attaché la foi. Dès lors, avec quel intérêt, quel respect, quelle ferveur de gratitude et d’adoration, on devrait ouvrir ces Archives des oracles divins ! (Romains 3.2). Si Socrate avait su qu’il existait un tel livre, quel désir de se le procurer, et quelle ardeur à le méditer s’il l’avait eu une fois en sa possession ! Prenons garde d’être condamnés par des païens (Matthieu 12.41-42). Nous l’avons, ce livre qui est pour nous tous, à un degré ou à l’autre, le Livre des révélations. Nous inspire-t-il quelque chose du saint tremblement d’Israël en face du Sinaï, de l’humble et pieux recueillement de Marie aux pieds de Jésusb ?
b – Et le professeur Jalaguier ajoutait, en terminant : « Futurs conducteurs des Eglises protestantes, c’est là que vous devez aller pour être enseignés de Dieu, et porter ensuite à vos frères les paroles de la vie éternelle. Oh ! que je voudrais avoir réussi à affermir vos convictions sur ce point fondamental, d’où dépendent et votre christianisme théorique et votre christianisme pratique, et votre foi personnelle et votre œuvre pastorale ! »
Nous passons du fait de révélation au fait d’inspiration, qui en est le corollaire et le complément. Et comme c’est encore une question de fait, c’est à la preuve de fait que nous nous attacherons essentiellement, en conformité avec notre méthode générale.