La Rédemption-expiation maintient l’ordre moral par les idées - qu’elle donne de Dieu, de la loi, du péché, de la nécessité de la sanctification.
A priori la raison et la conscience nous disent que, si sous le gouvernement du Dieu dont la sainteté fait l’essence, le péché est pardonné, il le sera de manière à ne point encourager le mal, que la loi morale maintiendra son autorité, que le moyen de réhabilitation deviendra, pour les êtres restés purs, une manifestation nouvelle de l’ordre divin, et pour les coupables eux-mêmes, un principe d’amendement et de perfectionnement. Législateur, Monarque, Juge du monde, Dieu doit veiller à l’éternelle constitution des choses ; il y est intéressé, si l’on peut ainsi dire, et par le soin de sa gloire et par le bien de la création.
C’est là, autant que nous en pouvons juger, ce qui a motivé la rédemption. Dieu n’a pu, ce semble, accorder purement et simplement le pardon au repentir. Il fallait que le Christ souffrit. Celui que les Cieux adorent a dû prendre sur lui la peine du péché, afin qu’elle fût détournée de dessus la tête des pécheurs. Dès lors, cet acte de miséricorde est en même temps un acte de sainteté ; il affermit la dispensation de justice en fondant la dispensation de grâce. Nous le reconnaîtrons toujours davantage si nous considérons quelles idées la rédemption donne de Dieu, de la loi, des dangers du péché, de la nécessité de la sanctification.
1° Nous avons souvent eu occasion de dire que la rédemption a été la révélation la plus profonde et la plus impressive du caractère de Dieu ou de ses attributs moraux. C’est la merveille du grand dogme chrétien, en dehors des théories théologiques et sous sa simple forme scripturaire, d’élever la notion de la justice divine par celle de la miséricorde, comme celle de la miséricorde par celle de la justice ; et puis, de faire agir ces deux puissantes idées, ensemble ou successivement, sur nos âmes, afin de nous attacher au service du Seigneur par tous les mobiles de la crainte, de l’espérance, de la gratitude, de l’amour, du dévouement. Il fait trembler sur la sainte sévérité de Dieu, même en se plaçant entre les bras de sa clémence ; et il inspire une confiance et une paix ineffables à l’homme qui connaît le mieux ses transgressions, lorsqu’il s’approche avec une pleine foi et une entière abnégation de lui-même. On ne se lasse pas d’admirer cette fusion des deux attributs divins que l’intelligence sait si peu concilier, et qui constituent en quelque sorte la religion ; car qu’avons-nous surtout à savoir de Dieu, si non ce que nous devons craindre et ce que nous pouvons espérer de lui ?
Les adversaires de la doctrine commune, ne l’envisageant que sous l’une ou l’autre de ses faces, l’ont tour à tour accusée ou de jeter dans le relâchement par l’assurance du pardon, ou de jeter dans le découragement par la terreur des jugements du Ciel. Ce dernier reproche, moins fréquent que le premier, étonne au premier abord, puisque le caractère dominant de la rédemption ou de l’expiation évangélique est la clémence (Romains 5.8 : Dieu a fait éclater son amour envers, etc.) ; mais l’étonnement cesse quand on envisage dans leur principe théologique le système orthodoxe et le système socinien ou unitaire. Le système socinien, comme les systèmes mystico-panthéistiques de nos jours, part du seul amour de Dieu ; c’est à cause de cela qu’il n’a pas besoin de sacrifice propitiatoire ; tandis que le système orthodoxe pose ensemble lu justice et la miséricorde, basant sur les exigences de la première la nécessité de l’expiation. Ou reste, ces objections contraires, qui se neutralisent mutuellement, montrent bien quel est le vrai caractère de la doctrine à laquelle elles s’adressent. Elles prouveraient à elles seules qu’elle révèle en même temps le Trois fois Saint et le Seul Bon. — Nous reviendrons sur cette révélation qu’elle donne de Dieu.
2° Examinons celle qu’elle donne de la loi morale et, par conséquent, de la sainteté du devoir. Le principe de l’obéissance est le respect de la loi, expression de la volonté divine. Or, dans les systèmes d’où l’expiation disparaît, la loi plie plus ou moins, pour s’accommoder à notre faiblesse, ou s’évanouit en quelque manière devant l’autonomie de la conscience ; on arrive, par une voie ou par l’autre, à supposer des adoucissements soit à ses prescriptions soit à ses sanctions, quand on ne va pas jusqu’à la dire abrogée par l’Évangile et à mettre à sa place la libre inspiration de l’esprit et du cœur régénérés ; au lieu que dans les systèmes dont l’expiation fait la base, la loi conserve cette inviolable immutabilité qui est un de ses caractères essentiels, car c’est pour le lui maintenir, tout en rendant le pardon possible, que la rédemption est intervenue. — Laquelle de ces vues est la plus propre à pénétrer de respect pour l’éternelle règle de l’ordre et du bien, et à nourrir le sentiment de l’obligation et de la responsabilité morale ?
Qu’est-ce d’ailleurs qui frappe de la majesté et de l’autorité de cette loi sainte comme la pensée que, pour arracher à la malédiction qu’elle prononce contre ses infracteurs. il n’a fallu rien moins que l’anéantissement du Fils de Dieu jusqu’à la mort de la croix, que Dieu n’a pu faire grâce à ceux qu’elle condamne que lorsque son Fils unique a eu donné sa vie pour eux ? Qu’est cette loi, qui ne cède en quelque sorte à Dieu même qu’à cette condition et à ce prix ?
Il y a là sans doute beaucoup d’anthropomorphisme, comme dans toutes nos représentations des choses de Dieu et du Ciel. Ce sont des images et des vues humaines qu’on ne doit pas prendre trop littéralement ni presser trop rigoureusement. La loi n’a pas d’existence indépendante de Dieu, puisqu’elle n’est que sa volonté rendue manifeste. Mais ces vues, ces images correspondent certainement à la réalité ; elles sont l’ombre des faits divins ; elles nous font entrevoir le sens profond de la doctrine de saint Paul : justification par la foi sans la loi, et affermissement de la loi par la foi (Cf. Romains 3.27, 30).
3° L’idée qu’on se forme de la grandeur du péché est nécessairement proportionnelle à celle qu’on se fait de la suprême autorité de la loi et du caractère moral de Dieu. Si donc la rédemption chrétienne est ce qui donne les plus hautes notions de la souveraineté de la loi et de la sainteté de Dieu, elle donnera par cela même les notions les plus hautes de la criminalité du péché ainsi que de ses périls.
Une des dispositions de l’être déchu est d’atténuer le péché en soi, d’en voiler la gravité et la peine. La morale humaine, le cœur naturel s’en émeuvent peu, à moins qu’il n’aille jusqu’au délit social. Dans la rédemption, il nous apparaît comme la chose abominable que Dieu déteste. Nous y voyons l’appréciation qu’en fait le Saint des saints. En réfléchissant à ce qu’il a fallu pour l’expier, nous entrevoyons les mystères d’iniquité qu’il recèle, les désordres qu’il doit causer dans la création, et les suites redoutables qu’il aurait entraînées pour nous, sans la céleste intervention que proclame l’Évangile. La croix de Christ nous en dit plus là-dessus que les foudres du Sinaï, que la malédiction descendue sur la Terre après la première désobéissance, que les jugements du Ciel et les tourments de l’Enfer.
Impossible de dire à quel degré cette grande donnée évangélique, réellement admise avec la foi du petit enfant, élève la notion de la sainteté de Dieu, et par conséquent la haine du péché qui a nécessité le sacrifice du Calvaire, Un simple croyant, à qui l’on essayait de prouver, par des raisons qui l’embarrassaient, que le péché ne saurait être devant Dieu ce que le fait la prédication, se contenta de répondre : Il n’a point épargné son Fils.
Un fait que j’ai déjà signalé, mais sur lequel je crois devoir revenir, frappe à première vue dans la nouvelle théologie. En proportion que le caractère expiatoire de la rédemption s’y efface, le sentiment du péché y perd de sa vivacité et de son énergie. La notion du péché reste bien, car elle est à la base du système (l’état anormal de l’homme, que niait le xviiie siècle, étant, dans un sens où dans l’autre, à peu près généralement reconnu aujourd’hui). Mais l’horreur du péché, le saint tremblement qu’il devrait inspirer à des êtres dont il a fait ses victimes en en faisant ses esclaves, s’en va plus ou moins. La rédemption s’opérant par le renouvellement moral, le péché une fois abandonné est expié par cela même ; il ne laisse pas de traces ; il a été, mais il n’est plus. Que cette sorte d’idéalisme métaphysique ou mystique est loin du réalisme évangélique ! Ce n’est pas là l’idée concrète et vivante du péché telle qu’elle ressort des Écritures, non plus que celle de la loi et de la justice divine. Ce n’est ni le mystère d’iniquité ni le mystère de piété : ce n’est pas ainsi que les voit l’un et l’autre l’âme travaillée et chargée qui les contemple à travers le mystère de la Croix. Il existe, sous ce rapport, entre la direction du Réveil et celle de la jeune théologie une différence qu’il vaut la peine de noter et qui peut donner à réfléchir.
Disons encore, comme conséquence de ce qui précède, que la rédemption par le sang de Christ, et la direction religieuse qu’elle fonde, nourrit dans les âmes deux dispositions en apparence contraires, mais également essentielles à l’avancement spirituel : la crainte de Dieu et l’amour de Dieu, qu’inspire cette vue simultanée des justices et des miséricordes célestes. Et ce sont là les deux grands mobiles de la sanctification ; c’est leur action combinée qui préserve du relâchement et du découragement en pénétrant tout ensemble d’une pieuse confiance et d’une sainte activité.
Ceci nous ramène à considérer l’œuvre propitiatoire comme manifestation des attributs de Dieu.
La grande révélation que Dieu a daigné nous faire de lui-même est sans doute sa Parole. Là il nous dit ce qu’il est pour nous et ce qu’il veut de nous. Mais il se révèle aussi par ses œuvres :
1° Dans le monde physique. Les Cieux racontent la gloire de Dieu, dit le Psalmiste. Tout ce qui se peut connaître de Dieu, dit l’Apôtre, sa puissance et sa divinité, se voit comme à l’œil dans la création. La Nature nous parle de la grandeur de Dieu, de sa sagesse, de sa providence, plus que de sa sainteté et de sa miséricorde ; elle nous instruit de ses attributs métaphysiques plus que de ses attributs moraux ; elle ne nous dit rien et la spéculation dit peu de chose des voies de sa justice et de sa clémence envers des êtres tombés dans le mal. De là viennent les insuffisances du déisme ou du théisme philosophique et ses désolantes incertitudes sur ce dernier point, le plus important sans contredit en religion.
2° Dieu se révèle dans le monde moral. Et ici de deux manières :
a) Par la dispensation de justice, à laquelle la loi sert de base. La loi, écrite à l’origine au fond des cœurs (Romains 2.14-15), publiée dans sa sévère majesté sur le Sinaï, reproduite dans sa douce et pure spiritualité dans le Nouveau Testament, la loi révèle le Dieu saint et bon par son contenu, car elle est elle-même sainte, juste et bonne (Romains 7.14), par sa sanction, car elle annonce d’un côté la bénédiction et la vie, de l’autre la malédiction et la mort : et nous voyons ses déclarations réalisées soit dans notre monde (chute, histoire d’Israël où se reflète celle de l’humanité), soit dans le monde supérieur (sort actuel des anges bons et mauvais, type du sort futur des hommes).
b) Par la dispensation de grâce, que proclame l’Évangile et qui s’appuie sur la rédemption. Ici les deux grands attributs moraux de Dieu, sa sainteté et sa bonté, se dévoilent, à une profondeur inconnue jusque-là, par le déploiement d’un nouvel attribut, la miséricorde, qui s’exerce envers des êtres déchus mais susceptibles de relèvement, et qui brille surtout dans le moyen par lequel se sont accomplis les conseils éternels : Dieu a tellement aimé le monde, etc. Ce qui relève à l’infini les dons de la céleste miséricorde, c’est le prix auquel ils nous ont été acquis. Et plus grandit l’idée de la miséricorde, plus grandit celle de la sainteté. L’expiation les fait immenses l’une et l’autre et l’une par l’autre. Si Dieu eût simplement pardonné au repentir, c’eût été sans doute un bienfait inappréciable pour les pécheurs ; mais les déclarations de sa loi, les principes de son gouvernement, sa véracité, sa sainteté, sa justice, en auraient, ce semble, souffert dans la pensée de la création morale ; sa bonté elle-même aurait été atteinte, car l’ordre de l’Univers eût pu être ébranlé et le bien général compromis. Il fallait une garantie ; l’Évangile l’implique, le fait chrétien l’atteste. Si Dieu eût donné pour garant un ange, un archange, un monde ; s’il eût proclamé par là que rien n’était changé, quant au fond, dans les voies de sa Providence quoiqu’il fit grâce, il aurait pu prévenir les dangereuses conséquences d’un pardon motivé par le seul amendement, mais il n’aurait pas donné une plus haute révélation de lui-même. Or, il l’a fait dans la rédemption-expiation. Le moyen qui nous ouvre ses miséricordes, nous ouvre à une plus grande profondeur celles de ses perfections auxquelles la religion est spécialement intéressée. De ce nouveau déploiement de ses attributs moraux sort, pour tout le monde des esprits (Éphésiens 3.12 ; 1 Pierre 1.11), un nouveau développement de foi, d’amour, d’adoration, et par conséquent de félicité, car chaque grande manifestation du Seigneur tend à élever de plus en plus vers lui les êtres qui en sont les témoins ou les objets. Nous nous renouvelons à son image par sa connaissance (Éphésiens 3.20). Et rien ne nous introduit dans le cœur de Dieu, s’il est permis d’ainsi dire, comme, la contemplation de la croix de Christ.