« Thomas, tu as cru, parce que tu m’as vu ; heureux ceux qui auront cru sans avoir vu. »
Le Christ était ressuscité. Il s’était laissé voir à ses disciples. Dès le premier instant, leur cœur, plongé naguère dans la tristesse, avait reconnu avec transport ce regard, ce son de voix, ce bruit même des pas, que la parole ne peut décrire, mais sur lesquels le cœur ne se trompe point.
Thomas seul oppose le raisonnement à ces mouvements irrésistibles de l’âme. C’est bien le regard de Jésus, c’est bien sa voix, c’est bien sa personne tout entière ; mais Jésus est enseveli ; et les morts ne reviennent pas. — Jésus ne s’irrite point contre son disciple. Il condescend à sa faiblesse et lui fait toucher les ouvertures profondes qu’ont laissées sur son corps les instruments du supplice. Thomas, qui n’avait pas cru son cœur, en croit à ses yeux. Jésus se contente de lui adresser cette parole d’une si haute portée : « Tu as cru, parce que tu as vu ; bienheureux ceux qui auront cru sans avoir vu. »
En effet, l’événement est de telle nature, que la chrétienté, tout en fondant sur lui de si grandes espérances, est à jamais obligée de le croire sans l’avoir vu. Mais il n’est point la seule vérité que l’humanité soit obligée de croire ainsi. Il en est d’autres tellement graves, tellement importantes, tellement sublimes, tellement humaines, tellement divines, que, devant elles, toutes les autres deviennent légères, et qu’à les bien peser, on peut dire d’elles qu’elles sont toute la vérité. Elles sont invisibles et n’en sont pas moins certaines.
Notre siècle a besoin qu’on le lui dise ; car il se fait gloire d’être positif et de ne croire que pour avoir vu. Une seule vérité qu’il croira sans voir démolira ce système de matérialisme sensuel, qui exerce parmi nous tant de ravages. Heureusement, il y en a plus d’une, et des plus belles.
Que croyez-vous pour l’avoir vu ? Quelle est l’étendue du cercle que votre expérience physique et vos sens mettent à votre portée ?
Par vos sens réduits à eux-mêmes, vous connaissez les couleurs, les formes des objets, leurs contours, leur dureté, leur mollesse, le froid et le chaud, le sec et l’humide, la lumière et les ténèbres, les odeurs et les goûts, les impressions agréables ou douloureuses que le mouvement de la vie ou l’action des causes extérieures produisent sur votre propre corps les besoins que vous éprouvez, les plaisirs que vous goûtez, les douleurs que vous souffrez. Réellement vous ne voyez, vous ne sentez rien au delà.
Si vous aidez ces sensations par la force d’induction qui appartient à l’âme, alors le cercle prend tout à coup plus d’étendue. Les phénomènes isolés se groupent, les propriétés des corps se manifestent, les lois de la nature se révèlent en partie. Vous coordonnez les événements ; vous en attendez le retour ; vous apprenez à distinguer ce qui vous flatte et ce qui vous nuit ; à augmenter vos plaisirs et à diminuer vos souffrances. Vous connaissez mieux le monde qui vous entoure, la place que vous y occupez. Vous apprenez la valeur de la plus infaillible de toutes les analogies, c’est que, comme tous les autres, bientôt il vous faudra sortir de ce monde par la mort et par la dissolution.
Voilà tout le cercle des choses visibles. Voilà tout ce que les sens nous peuvent apprendre ; et encore j’y ai compris des idées que nos sens ne nous apprendront jamais, et sans lesquelles nos sens ne sauraient nous rien apprendre. Impossible d’expliquer par les sensations et de faire dériver d’elles les idées d’espace, de temps, de cause et d’effet. Elles ont une autre origine. On peut dire qu’elles sont une révélation du ciel, car elles ne viennent point de la terre. Et ce sont elles à leur tour qui nous révèlent toute la nature, qui en lient les éléments, qui en classent les phénomènes, qui en font ressortir les lois. C’est par elles que nos sens nous parlent un langage intelligible, que l’expérience peut nous apprendre quelque chose et qu’il existe pour nous une nature. Mais elles, personne ne les a vues ni ne les verra jamais.
Voilà tout, absolument tout ce que vous pouvez savoir pour l’avoir vu. Et encore, pour que vos sens vous en enseignent si long, il faut qu’il y ait derrière eux quelque chose qui n’est pas eux.
Mais est-ce là tout pour l’humanité, et n’y a-t-il plus rien à croire ? Il y a tout à croire, au moins tout ce qui ennoblit, tout ce qui distingue l’humanité.
Je mets au premier rang de ces choses qu’il faut croire sans les voir, la pensée et ses lois. Elles ne sont pas moins certaines que les lois de la nature extérieure. Elles ne commandent pas un assentiment moins implicite ; et l’absurde dans les idées n’excite pas moins de ridicule que les erreurs et les méprises sur les formes et les distances. Mais qui a vu les idées ? qui a touché la pensée et ses lois ? Quel sens nous les a révélées, et à quel objet sur la terre les ferons-nous ressembler ?
Et l’infini, qui nous presse de toute part, dans lequel s’étendent et se perdent toutes nos conceptions, qui s’étend lui-même comme un immense cadre autour du champ que l’expérience nous fait parcourir, qui se révèle au fond de notre âme par un irrésistible besoin ; l’infini, que nous ne pouvons pas ne pas croire, que nous mettons dans l’espace pour en faire l’immensité, que nous mettons dans la durée pour en faire l’éternité, que nous mettons dans la puissance, dans l’intelligence et dans la bonté pour en faire Dieu ; l’infini, où l’avons-nous vu ? qui nous l’a montré ? L’avons-nous reçu dans le globe de notre œil ou dans le creux de notre main ? Et cependant, il est aussi certain pour nous que notre propre existence. En vain les savants, cédant à la mode, ont-ils fait des efforts inouïs pour le bannir du domaine des sciences. Il était dans l’âme avant eux et il y restera après eux. Ils n’ont pu réussir seulement à le bannir des premiers éléments de la géométrie ; car l’objet de la géométrie, c’est l’espace, et l’espace, c’est l’infini.
Et le beau, cette source intarissable de jouissances pures et de sentiments élevés, qui pourra l’expliquer par les sens ? Nous le voyons dans la nature et nous le créons par la force de notre imagination ; mais il n’est point dans la couleur, il n’est point dans la forme, il n’est point dans le son, il n’est point dans les paroles ; il est dans les rapports de toutes ces choses avec la pensée. Il est tout entier dans l’esprit, qui applique à tout la puissance et en quelque sorte le moule qui est en lui, pour trouver beau ce qui lui ressemble et laid ce qui s’en écarte. Le beau est donc un privilège invisible de l’âme, encore plus qu’une qualité des objets qui nous entourent. Les objets sont l’occasion qui le révèle ; l’âme seule en possède la réalité.
Quelqu’un oserait-il mettre au rang des chimères cet amour qui s’agite dans le cœur de l’homme, et qui joue un si grand rôle dans son existence, ce dévouement sans bornes, ce renoncement absolu, ces immenses sacrifices qui sont accomplis sans que le cœur balance un instant, ce don de la vie, que rien sur la terre ne peut compenser et que l’homme fait d’un front serein ? D’où viennent ces sentiments généreux, qui, loin d’avoir une source impure, épurent eux-mêmes tout ce qu’ils touchent ? La chair et le sang, les sensations et ce qu’elles révèlent ne les ont point donnés, car ils luttent contre toutes ces choses, ils ont une tendance opposée, et ils finissent par en triompher. Ils sont la manifestation d’une nature meilleure et, pour ainsi dire, les corps avancés de ce monde invisible, qui se manifeste autrement, mais qui n’est pas moins certain que l’autre. Si vous cessiez de croire à cet amour parce qu’il vous est impossible de le voir, ou même parce que tout ce que vous voyez lutte contre lui, si vous osiez dépouiller ces sentiments généreux par lesquels il se manifeste, ne seriez-vous pas pour vous-même un objet de mépris, et vous croiriez-vous digne de voir le jour ? Si voilà les chimères, laissez-les moi ; emportez vos réalités.
Mais la voix la plus puissante qui se fasse entendre au cœur de l’homme, le plus merveilleux et le plus inexplicable de ses instincts, c’est la conscience, mystère de l’âme, que l’œil ne peut voir, et dont rien au monde ne saurait affaiblir la certitude. Tu dois : quiconque a entendu cette parole impérieuse dans le fond de sa conscience, au milieu des besoins, des tentations et des plaisirs, quiconque a senti que cette voix devait être obéie, celui-là a cru sans avoir vu. Il a eu la révélation la plus claire d’un monde invisible planant sur le monde visible et lui imposant ses lois.
Il a cru au devoir et au droit, foi sainte et sacrée, qui fait de l’homme un être surnaturel. Il a cru à Dieu, car Dieu, c’est le devoir, c’est le droit, c’est l’intelligence, - c’est la bonté, c’est l’amour, c’est la force, revêtues du caractère de l’infini, que nous venons de trouver parmi les choses invisibles auxquelles l’homme est obligé de croire. — Et, en même temps que l’homme croit à cette réunion d’attributs infinis que nous avons appelé Dieu, il trouve dans la nature, dans sa propre âme, des traces non équivoques de la réalité de l’être qui les porte, traces que l’œil ne voit point, mais que l’esprit découvre partout.– Il trouve en Dieu et en sa conscience, dans l’ordre et dans le désordre du monde, le besoin et la promesse de l’immortalité. Le devoir sans elle, et Dieu sans elle, seraient une dérision.
Ainsi donc l’intelligence, l’infini, le beau, l’amour, le devoir, le saint, le juste, Dieu, l’immortalité, voilà ce que vous admettez sans l’avoir vu, sans avoir jamais pu le voir, ni l’entendre de personne qui l’ait vu. Voilà ce que vous admettez malgré vous, sans hésitation et sans trouble. Voilà ce que vous admettez avec une confiance d’autant plus forte que vous vivez davantage avec vous-même, que vous savez vous recueillir davantage dans le fond de votre âme. Voilà ce qui caractérise l’humanité, ce qui en fait une espèce si sublime. Voilà ce qui l’élève infiniment au-dessus de la nature matérielle, ce que rien dans la nature matérielle ne peut expliquer. Voilà ce qui vous transporte vous-même, quand vous trouvez dans son histoire la vie de ces hommes d’élite, où les choses invisibles ont lutté contre tout ce qui frappe les sens, et se sont manifestées avec tant de force, d’éclat et de pureté. Voilà ce qui émeut et transporte les âmes, et non ces plaisirs ou ces intérêts qu’on méprise, dès l’instant qu’on est venu à bout de les posséder. Voilà ce que l’humanité tout entière a admis comme sa règle et son honneur ; car, dans tous les pays et dans tous les âges, ces grandes idées l’ont dominée, ont fait la loi des individus, ont eu seules la puissance de remuer les masses. Le sentiment de l’infini dans le borné qui nous entoure, du devoir parmi les intérêts et les plaisirs, de l’immuable dans le changeant, de l’éternel dans le passager, de Dieu, en un mot, dans la nature, peut seul expliquer l’histoire de l’humanité. Et dans ce grand drame, les choses invisibles ont joué un plus grand rôle encore que les visibles, parce que l’esprit est la partie supérieure et dominante de l’humanité. L’homme n’est point un organisme servi par une intelligence comme la brute ; c’est une intelligence, c’est un esprit servi par des organes. Qui comprend l’homme autrement ne le comprend pas du tout.
L’invisible, c’est donc tout ; et le visible, c’est peu de chose. L’invisible, c’est l’âme, c’est la pensée, c’est la sagesse, c’est la bonté, c’est la vertu. Rien n’est plus haut, rien n’est plus grand, rien n’est plus beau ; et surtout rien n’est plus vrai dans l’univers. C’est lui seul qui parle à votre âme, qui l’émeut, qui l’ennoblit, qui l’épure. C’est lui qui embellit le monde de ses reflets mystérieux. C’est lui qui est l’ordre, l’harmonie, le plan, la bienveillance et la beauté qui vous enchantent dans la nature. Elle est ravissante ; elle a pour vous d’inépuisables délices, non parce que vous y voyez, mais parce que vous n’y voyez pas. Elle est un langage touchant et sublime que l’invisible du dehors adresse à l’invisible du dedans, c’est-à-dire, Dieu à votre âme. Voilà pourquoi elle est belle. S’il n’y avait dans la nature que ce que vos yeux peuvent y voir et vos mains toucher, elle serait pour vous un désert.
Ne vous croyez donc point esprit fort, parce que vous avez la prétention de ne croire que pour avoir vu. La belle force ! Celle de l’idiot et de l’enfant. A ce compte, l’aigle serait plus esprit fort que vous, car il voit mieux et de plus loin. Cette prétention funeste apparaît principalement chez les peuples usés et corrompus, pour lesquels l’exagération des besoins et des plaisirs a fait de la sensation tout, et du reste peu de chose. Elle est elle-même un signe de dégradation, car elle montre un grand affaiblissement du principe moral, dont la tendance est tout opposée. Tout homme moral croit sans avoir vu ; sans cela il cesserait d’être moral. La lionne devant sa tanière, quand elle se fait déchirer pour défendre ses lionceaux, croit sans avoir vu ; et elle devient un être sublime. Elle donne sa vie pour un sentiment mystérieux qui lui vient d’en haut ; qui est l’expression d’un ordre qu’elle ne peut comprendre ; et elle fait honte au désolant épicuréisme qui veut tout voir et tout calculer. C’est pour elle la seule manifestation de l’invisible. Elle en suit les indications sans balancer.
Il en est des choses invisibles comme de tant d’autres, que ceux qui les ignorent traitent de chimères, et ceux qui les connaissent d’importantes vérités. Pour un ignorant, l’astronomie n’est pas moins une chimère que la religion pour un homme sensuel, ou la musique pour un sourd. Ils sont aussi fondés les uns que les autres.
Et ici, je crois devoir faire observer que le but propre du christianisme n’a pas été d’augmenter pour nous le nombre des choses que nous sommes obligés de croire sans les voir, car nous les croyions sans lui ; mais bien plutôt de soumettre, en quelque sorte, au témoignage de nos sens un certain nombre de ces dernières. Jésus est venu, non pas nous faire croire ce que nous ne pouvions pas voir, mais nous faire voir ce que nous avions à croire sans l’avoir vu. Il est venu l’incorporer dans sa vie pour nous le manifester à tous ; tels, ces quatre points cardinaux de toute religion et de tout perfectionnement humain ; le gouvernement du monde par un esprit infini ; la vie nouvelle réservée à l’homme ; l’horreur du péché et la miséricorde de Dieu : toutes choses invisibles que Jésus a fait sortir de la conscience pour les changer en faits extérieurs, en les faisant entrer dans le grand drame de sa vie.
Placez l’homme où vous voudrez et comme vous voudrez ; il sera noble, grand, pur, moral, heureux, s’il croit sans avoir vu ; il sera petit, vil, immoral et finalement malheureux, s’il ne croit que pour avoir vu.