Je n’ai pas l’intention de traiter cette question théologiquement, mais pratiquement. La théologie du sujet est dans le Nouveau Testament, dans les paroles de Jésus-Christ et dans les enseignements de ses apôtres, et j’y renvoie nos lecteurs. D’ailleurs, il n’y a pas, je crois, de contestation entre chrétiens évangéliques sur la théorie de la conversion. Pour tous, elle est ce grand changement, comme dit la vieille liturgie réformée du baptême, ou, comme dit Jésus lui-même, cette nouvelle naissance, sans laquelle il est impossible à un homme de « voir le royaume de Dieu ». Mais si l’accord règne, quant à la théorie, il cesse dès que l’on arrive à la pratique.
Pour beaucoup de pasteurs et de laïques, la conversion est et doit être une œuvre lente, imperceptible, graduelle, dont celui qui en est l’objet ne saurait en général préciser ni le moment ni le mode. Au lieu de pouvoir dire : « Je me suis converti, donc je suis chrétien », on dira : « Je suis chrétien, donc je dois être converti ». Ce second raisonnement serait juste, si le terme de chrétien avait conservé sa vraie signification, et si le langage courant n’en avait pas fait le synonyme de partisan de la doctrine de Christ. Or, être chrétien, dans ce sens-là, n’implique nullement la conversion du cœur à Jésus-Christ. On peut adhérer intellectuellement à l’Évangile et honorer Dieu de ses lèvres, tandis que le cœur est éloigné de lui. (Ésaïe 29.13)
Dieu me garde de nier qu’il y ait de vraies conversions qui s’accomplissent lentement, et par un travail en quelque sorte sourd et caché ! Ce que je ne crains pas d’affirmer, c’est que, lente ou soudaine, la conversion doit être une crise dans une vie d’homme, et que cette crise, qui marque un commencement nouveau, ne peut pas être inconsciente. On naît à la vie physique sans le savoir et sans le vouloir ; mais on ne naît pas à la vie de l’esprit sans une participation active, énergique de la volonté. Il y faut un effort, c’est Jésus qui l’a dit, et il va même jusqu’à appeler des violents ceux qui ont accompli cet acte par lequel on s’empare du royaume des cieux. Comment concilier ces termes avec une notion de la conversion qui en fait une sorte d’opération magique, dont on n’a pas conscience ?
La conversion est une crise, ou plutôt la crise décisive dans une vie d’homme. Elle est un recommencement de la vie morale sur de nouvelles bases. Elle est l’enfantement douloureux de l’homme nouveau. Elle est, non une simple évolution, mais une révolution qui fait toutes choses nouvelles. Elle est la secousse puissante qui jette à terre le vieil édifice, et qui fait place nette pour le nouveau. Et vous vous étonneriez qu’une telle crise fût marquée et qu’elle fît époque dans une vie d’homme ! Et vous voudriez qu’elle ne se détachât pas nettement sur le fond gris et terne d’une existence humaine ! Mais, ce qui est extraordinaire ce n’est pas que la conversion soit quelquefois une commotion violente, c’est plutôt qu’elle ne le soit pas toujours.
L’abaissement du niveau religieux, dans beaucoup d’Églises, fait qu’on y éprouve une antipathie très vive pour les conversions telles qu’elles se produisent en temps de réveil. Qu’une personne puisse entrer inconvertie dans une réunion et en sortir convertie, cela paraît inadmissible. Tous les mots les plus malsonnants du vocabulaire religieux, ou même médical, on les applique à ces phénomènes qui sortent de la routine : illuminisme, exaltation, crises nerveuses, etc. On nous parlait naguère d’un pasteur, fort orthodoxe d’ailleurs, qui a découvert que les conversions qui ont eu lieu récemment dans plusieurs Églises réformées du Tarn sont des cas d’hypnotisme. Nous serions tentés de recommander à ce pasteur et à ses pareils la méditation de ce texte de saint Paul : « L’homme animal ne connaît pas les choses qui sont de Dieu. »
Eh quoi ! vous trouvez tout naturel qu’un homme puisse se décider, en une heure de temps, à acheter un domaine, à entreprendre un voyage, à épouser une femme, et vous vous scandalisez de le voir, après de longues résistances, se décider en une heure à servir Dieu et à lui donner son cœur et sa vie ! Est-ce qu’en prenant ce parti il ne fait pas le plus bel usage possible de sa volonté ? Fera-t-il jamais acte d’homme libre plus complètement qu’en répondant, par une acceptation franche, à l’appel du Père ? Faut-il donc bien longtemps à l’homme qui se noie pour saisir la corde de salut qu’on lui tend ?
Mais, dit-on, dans cette atmosphère surchauffée d’une réunion de réveil, cet homme obéit à un entraînement facile ; il subit une émotion violente, et, pour tout dire, il n’a plus sa liberté d’option. Et la preuve, ajoute-t-on, c’est que, bien souvent, ce prétendu converti, revenu à lui-même, se retrouve tel qu’il était avant cette crise. Je ne nie pas qu’il n’y ait des non-valeurs dans les résultats des réunions de réveil ; toutes les fleurs du printemps ne donnent pas des fruits. en été. Mais ce que je n’admets pas, c’est qu’on déclare suspecte et sans valeur une conversion, parce qu’elle a été déterminée par ce qu’on appelle une émotion ou un entraînement. Comme si les émotions ne jouaient pas un rôle décisif dans les plus grandes crises de la vie ! Comme si les résolutions les plus généreuses n’étaient pas souvent le fruit d’un entraînement ! Les meilleurs mariages ne sont pas ceux qu’on désigne sous le nom de mariage de raison, mais ce sont souvent ceux dans lesquels le cœur a parlé subitement, ceux où il y a eu, comme on dit, le coup de foudre. L’homme qui se jette dans les flammes ou dans l’eau pour sauver son semblable, le soldat qui monte à l’assaut sous la mitraille pour aller planter un drapeau sur une muraille en ruine, obéissent à un entraînement et font, dans un moment de surexcitation, ce qu’ils ne feraient pas sans doute de sang-froid et à tête reposée. Au nom de quels principes supérieurs voudrait-on que l’élément émotionnel, qui joue un si grand rôle dans la vie générale, fût soigneusement banni de la crise décisive de la vie morale ? Pourquoi refuseriez-vous à l’Esprit de Dieu le droit d’entrer d’assaut dans le cœur humain, sans s’astreindre à en faire le siège en règle ?
N’y aurait-il pas, au fond de cette répugnance de beaucoup de personnes pour les conversions instantanées, un fruit de ce rationalisme qui tend à éliminer le surnaturel de la vie chrétienne comme de l’histoire évangélique, et à ramener le christianisme à n’être qu’un chapitre curieux de l’histoire de l’évolution de notre race ? La conversion est le miracle permanent et la meilleure preuve du miracle historique. Ceux qui l’ont expérimentée d’une façon claire et décidée peuvent opposer aux adversaires du surnaturel l’argument sans réplique de l’aveugle-né : « Je sais une chose, c’est que j’étais aveugle et que maintenant je vois. »