La nuée de témoins

Jean Hus

« Heureux les persécutés pour la justice, le Royaume des cieux est à ceux-là. »
(Matthieu 5.10)

La chapelle de Bethléem.

Jean Hus naquit, à la fin du XIVe siècle, dans une famille de paysans, les Husinec, mot qui signifie : « étable aux oies ». Les adversaires de Hus l’appelaient, tout net : L’oie.

Intelligent, il finit par s’inscrire comme étudiant à l’Université de Prague. Mais la pauvreté de ses parents ne lui permettait pas de compter sur leurs subsides. « Affamé, dit-il, je mangeais des pois sans autre cuiller que mon pain ; après quoi, j’avalais la cuiller. »

Ame religieuse, il se destinait à l’état ecclésiastique. On raconte qu’un jour, lisant le martyre de saint Laurent, grillé au feu, il mit brusquement sa main dans une flamme pour connaître, par expérience, le brûlant contact.

Il fut ordonné prêtre à l’âge de vingt-sept ans. Ses talents le désignèrent pour devenir confesseur de la femme du roi Venceslas ; puis, prédicateur à la « chapelle de Bethléem ». Toutefois, le succès qu’il remportait auprès des Bohémiens lui attirèrent l’antipathie des Allemands ; les haines de race et les conflits politiques faisaient rage à Prague.

Mais, si le patriotisme de Hus lui valut déjà des inimitiés, c’est par son enseignement religieux, surtout, qu’il souleva une hostilité redoutable. En Angleterre venait de mourir le célèbre hérétique Wiclef, professeur à Oxford ; des étudiants tchèques, après avoir suivi son enseignement, l’avait propagé en Bohême. Hus médita ses écrits, et se déclara d’accord avec lui dans divers domaines, en particulier sur les points suivants : 1° Il faut faire appel à l’Ecriture sainte comme à l’autorité suprême. Or, le concile de Toulouse, dès 1229, avait interdit aux catholiques la lecture de la Bible. 2° Il faut réformer le clergé, en le dépouillant des richesses dont il aurait mal usé. Par ce programme (Chrysostome en avait fait l’expérience), Hus ameutait contre lui tous les prêtres indignes, qui étaient légion. 3° Le pouvoir spirituel du prêtre n’existe que dans la mesure de sa pureté intérieure. Or, Innocent III s’était prononcé pour la validité du sacrement conféré selon les règles, même si l’officiant était, personnellement, indigne ; thèse favorable aux prétentions de l’absolutisme papal : on consolidait, ainsi, le sacrement de l’Ordre. par lequel sont ordonnés les prêtres ; on fortifiait le pouvoir épiscopal, nécessaire à l’Ordination ; enfin, on ramenait la « succession apostolique » à la simple transmission extérieure d’une grâce indéfinissable, réservée à la caste cléricale.

L’idéal de Wiclef devint celui de Jean Hus ; il osa le formuler avec une sincérité inflexible et le mépris de toute précaution individuelle. En 1409, il fut nommé recteur de l’Université ; mais, avant la fin de l’année, le pape lançait une bulle contre ses doctrines, sans le désigner particulièrement. Jean Hus ressentit le souffle du projectile ; au lieu de s’émouvoir, il déclara ; « J’en appelle du pape Alexandre mal informé, au pape Alexandre mieux informé. »

L’attitude prise par le souverain pontife encouragea l’archevêque de Prague à faire du zèle ; il jeta aux flammes deux cents volumes de Wiclef, et interdit à tous les « bacheliers en théologie » la prédication dans les chapelles. Or, Jean Hus ne possédait que ce grade. Comprenant que le haut clergé essayait de le bâillonner, il adressa un Appel au pape Jean XXIII. Ce « vicaire de Jésus-Christ » était un triste sire, un ancien pirate ; on le soupçonnait d’avoir empoisonné son prédécesseur, Alexandre V. On disait de lui : « Dans les questions spirituelles, il est le néant. » Voilà le juge suprême auquel Hus remettait sa cause. En même temps, il publia le traité : Il faut lire, et non brûler, les livres des hérétiques. En 1411, il fut excommunié par l’archevêque de Prague, puis relevé de cette peine par l’intervention de la reine Sophie.

Triste époque pour la chrétienté ! Deux papes se disputaient le Saint-Siège. L’un, Grégoire XII, était soutenu par Ladislas de Hongrie, qui livra Rome à ses soldats ; l’autre, Jean XXIII, excommunia non seulement ce prince, mais ses enfants innocents jusqu’à la troisième génération. Quel délire de haine ! De plus, il prêcha la croisade contre Ladislas, promettant aux guerriers les mêmes indulgences qu’aux croisés en Terre sainte.

Qu’est-ce qu’une « indulgence » ? Pour que soit efficace l’absolution accordée par le prêtre au pécheur, qui s’est confessé, il faut que le pénitent consente à une « satisfaction », une peine temporaire consistant en œuvres pies, aumônes, oraisons, pèlerinages, jeûnes, et autres mortifications. Le coupable substitue, ainsi, une peine volontaire à celle qu’il a méritée. Mais pourquoi ne pas continuer sur le chemin des exemptions ? Après avoir substitué au châtiment les œuvres méritoires, on substitua aux œuvres une somme d’argent, versée au clergé. Des manuels fixaient les tarifs ; pour se décharger de telle pénitence, on payait tant, suivant son état de fortune. Afin d’accroître le rendement financier de ces expiations monétaires, elles furent étendues aux âmes du Purgatoire, censées en bénéficier. Les papes, eux, surent puiser dans cette croyance, comme dans une banque. Pareille doctrine leur servait, aussi, à recruter des concours pour leurs entreprises ; ils promettaient aux participants une indulgence plénière, c’est-à-dire la rémission de toute peine temporaire méritée par les pécheurs dans ce monde et dans l’autre.

Le pardon divin fut ainsi mis à l’encan. L’église romaine justifiait ce scandale en alléguant un « pouvoir des clés » : un droit, conféré à l’Eglise, de lier et de délier les consciences, aux conditions qu’elle édictait. Elle ajoutait que la « communion des saints » réunit les vivants et les morts en une seule famille, où les « surabondantes vertus » des uns suppléent aux lacunes des autres. De là le trésor des mérites que le pape distribue aux non méritants. De même qu’il existe en France une chancellerie de la Légion d’honneur, chargée de répartir diverses décorations, de même l’Administration de l’église romaine octroie les indulgences. Pareil système, qui drainait l’or de l’Europe vers les caisses du Vatican, trainait surtout les âmes vers le gouffre d’une superstition païenne.

Hus osa élever la voix contre les prétentions du pape à prêcher la croisade contre Ladislas. Le pontife somma l’imprudent de se rétracter. Hus répliqua : « Je suis prêt à obéir au pape, tant que ses ordres à lui sont conformes aux ordres des apôtres ; sinon, je n’y obéirai point, eussé-je mon bûcher dressé devant moi ! » Hélas ! quelle vision prophétique de son martyre…

Les esprits, en Bohême, étaient de plus en plus surexcités contre la papauté. Un ardent disciple de Hus, Jérôme de Prague, représenta, sur une muraille, d’un côté le Christ sur une ânesse ; escorté de disciples pieds nus ; de l’autre, les papes et les cardinaux à cheval, précédés de trompettes. On raconte que Jérôme, discutant avec un moine, l’aurait poussé dans la rivière. « En sortant de l’eau, affirme le chroniqueur, il avait perdu le fil de ses arguments. » Violences dignes de l’époque. Un évêque, ayant demandé à voir la bibliothèque de ses prédécesseurs, on lui montra un arsenal plein d’armes. Un docteur en théologie injuria Hus en ces termes : « Parler ainsi du pape, votre père spirituel ? Il n’y a que de méchants oiseaux qui souillent leur nid. »

Cependant, les Husites croissaient en nombre. Cité à Rome une deuxième fois, Hus ne justifia même pas son refus de comparaître ; il exhorta le peuple à lire les volumes de Widef, qui avaient échappé aux flammes. La hiérarchie publia un décret rappelant que, d’après la loi juive, quiconque refusait obéissance au souverain sacrificateur devait être puni de mort ; mais le clergé husite réfuta, par l’Evangile, le clergé romain. Alors l’archevêque mit l’interdit sur Prague, et tous les lieux où séjournerait Hus. Vous savez la perturbation apportée, aujourd’hui, dans nos cités, par une grève générale des laitiers ou des boulangers ; de même, un trouble inouï se produisait dans une ville sous interdit : plus de messes, plus de baptêmes ; défense au clergé de bénir les mariages ou de présider les inhumations. Toute la vie religieuse et, par conséquent, à cette époque, toute la vie sociale, se trouvaient interrompues. Hus, à l’instar de Caïn fugitif, devenait un maudit soufflant devant lui la malédiction.

Réfugié dans son village, l’excommunié ne cessa point de polémiquer par écrit. Voici un exemple de son implacable ironie, à l’égard du pape et des prélats qui formaient sa cour : « Ils se montrent cruels envers les saints qui habitent la terre, parce qu’ils ont intérêt à opprimer la vertu ; ils sont avares pour eux et les dépouillent. Mais ils sont prodigues envers les saints glorifiés, qui n’ont besoin de rien ; ils revêtent leurs os de soie, d’or et d’argent, et les logent avec magnificence, tandis qu’ils refusent le vêtement et l’hospitalité aux membres pauvres de Jésus-Christ, eux qui sont présents parmi nous ; à leurs dépens, ils s’engraissent et s’enivrent. » Voilà qui rappelle une parole du Christ : « Malheur à vous, pharisiens, hypocrites, si empressés à bâtir des tombeaux pour les prophètes ! »

Le faux « sauf-conduit ».

Hus quitta sa retraite en apprenant la convocation du Concile général. L’indigne Jean XXIII avait demandé à l’empereur Sigismond de Hongrie un appui politique ; en échange, le monarque exigea la réunion d’une assemblée qui réformerait l’Eglise. Trois papes se disputaient maintenant la tiare, tandis que les hordes musulmanes menaçaient l’Europe !

A l’ordre du jour de ce Concile œcuménique figuraient deux tâches immenses : mettre fin au schisme (ceci contre Jean XXIII) ; mettre, fin à l’hérésie (ceci contre Jean Hus).

Voilà donc les deux « Jean » convoqués ensemble. Ils avaient sujet, l’un et l’autre, de redouter le Concile : le pape, à cause de ses crimes ; l’apôtre, à cause de ses vertus.

Le Concile dura quatre années ; il réunit 18.000 ecclésiastiques, 300 docteurs des universités, 150 évêques, 100 abbés, 33 archevêques, 29 cardinaux, 5 patriarches. A certains moments, on compta près de 100.000 étrangers dans la ville.

Quand le pape arriva sur les hauteurs qui dominent la cité, son équipage versa. Il s’écria : « De par Satan, me voilà par terre ! Que ne suis-je resté à Bologne ? » Puis, regardant au fond de la vallée, il ajouta : « Voici la fosse où l’on prend les renards. » (C’est l’animal auquel Jésus compara le roi Hérode.) Le verdict qu’il formulait sur lui-même, ne l’empêcha point d’entrer dans la ville avec un brillant cortège, au piaffement de 1.600 chevaux.

De son côté, Hus avait déclaré qu’il irait témoigner de sa foi devant te Concile. Il obtint, du grand inquisiteur du diocèse de Prague, un, certificat d’orthodoxie. (Est-ce qu’on savonnait la planche inclinée sur laquelle il glisserait vers le précipice ?) Il emporta, aussi, un sauf-conduit de Sigismond : « Nous vous recommandons l’honorable maître Jean Hus, vous invitant à le laisser passer, demeurer, s’arrêter et retourner. – Donné à Spire, le 18 octobre de l’an 1414 le troisième de notre règne comme roi de Hongrie. »

Les précautions prises par Hus prouvent qu’il ne s’aveuglait pas sur les périls qui le menaçaient. Dans une lettre, il disposa de plusieurs effets, comme par testament ; il écrivit sur le pli : « Je te conjure, ami, de ne point rompre ce cachet, avant d’être certain de ma mort. »

A partir de ce moment, son âme épurée s’apaisa. Presque seul, au milieu d’étrangers et d’ennemis, il écoutait la voix intérieure. On retrouve, dans son attitude, quelque chose de l’ineffable douceur qui plane sur l’épître aux Philippiens, écrite par saint Paul captif à Rome, et attendant le supplice.

Rien ne troubla le voyage de Hus vers Constance. Les populations se pressaient à sa rencontre ; il enseignait et prêchait librement. Il arriva, le 3 novembre, au but fixé, et logea chez une veuve pauvre. Quand ses amis notifièrent sa présence au pape, celui-ci, le « renard », déclara : « Quand même Hus aurait tué mon frère, je le protégerais contre toute injustice. » Pendant quelques jours, l’apôtre circula sans empêchement. Il disait sa messe dans sa chambre ; il espérait même qu’on l’autoriserait à prononcer deux sermons qu’il avait préparés, pour se concilier les esprits.

Mais on le lui interdit. Des placards furent même affichés, signalant son état d’excommunié. Enfin, le vingt-sixième jour après son arrivée, deux évêques, le consul de la ville, et un chevalier, se présentèrent chez lui de la part du pape. Il les suivit au palais des cardinaux, où des hommes armés le surveillèrent. Pendant que les prélats délibéraient, un théologien franciscain, hélas ! - essayant de jouer l’ignorant, posa des questions captieuses au réformateur. Brusquement, quand on apprit que le pape gardait Hus prisonnier, deux de ses compatriotes dansèrent autour de la chambre en criant : « Ha ! Ha ! Nous le tenons. Il ne nous échappera point avant d’avoir payé le dernier quadrant » (Quelle répugnante connaissance du texte évangélique !)

Hus fut enfermé, huit jours, chez le chantre de la cathédrale, puis conduit à la prison du monastère des Dominicains, qui touchait à un réceptacle d’immondices. Infecté par la puanteur, il tomba malade. Cependant, ses amis agissaient en sa faveur. L’empereur, l’auteur du fameux, sauf-conduit, écrivit à son ambassadeur : « Elargissez Hus ! Et, si l’on résiste, brisez les portes ! » De Prague, les protestations affluèrent. Mais quand le monarque arriva, en personne, à la veille de Noël, les ennemis de l’apôtre circonvinrent Sigismond, et il abandonna son protégé, malgré la parole jurée.

Néanmoins, en janvier 1415, le prisonnier fut enfermé dans une cellule plus saine. Ses gardiens, émus par son attitude, subirent son influence religieuse. Il composa pour eux de petits traités ; par exemple, sur l’Oraison dominicale, ou sur « Les trois ennemis de l’homme ». L’un de ses geôliers allait se marier ; à son intention, le captif rédigea quelques pages intitulées : « Du mariage ». Sur les manuscrits, il inscrivait les noms des destinataires : Robert, Grégoire, Jacques. Il réussissait même, à correspondre avec ses amis ; peut-être en cachant un papier dans les mets qu’il recevait, et dont ’il retournait une partie, c’est ainsi qu’il écrivit : « J’ai demandé un avocat : on me l’a refusé. Je me confie en Notre Seigneur Jésus-Christ. Qu’il soit, lui,  mon avocat et mon juge ! »

Pendant ce temps, l’autre Jean, le pape, voyait se resserrer autour de lui le cercle des chasseurs qui en voulaient au « renard ». En février 1415, une accusation fut déposée contre lui en plein Concile ; elle renfermait « tous les péchés mortels et une quantité d’abominations ». Le pape, effrayé, ne songea plus qu’à fuir. Le 20 mars, tandis qu’un tournoi splendide accaparait l’attention publique, « un vieillard, vêtu d’un mauvais habit gris, et monté sur un vieux cheval », sortit de la ville, en dissimulant son visage. Ce palefrenier était le souverain pontife.

Un député de l’Université de Paris, Benoit Gentien, prononça un violent discours devant le Concile : « Les cardinaux, dit-il, ont montré ce qu’ils valent. Ils avaient juré d’élire le plus digne, mais ils ont élu ce Jean, qu’ils connaissaient comme un tyran, un meurtrier, un simoniaque, un homme souillé de tous les vices. Si c’est là le plus digne, que valent les autres ? Nul n’a plus scandalisé l’Eglise que le pape Jean et ses amis, ces marchands, qui vendent à prix fixe les évêchés et les abbayes, les canonicats et les cures, tout comme on vend des porcs sur le marché. »

Le Concile prononça la déchéance du pape. Le sort de Hus était, désormais, au pouvoir de Sigismond. Ce très pieux monarque, achevant de renier sa propre signature, fit transporter le prêtre-prophète dans une tour où il resta enchaîné, jour et nuit. Pour briser son courage et affaiblir son esprit, on lui interdit d’avoir une Bible ; plus de visites, plus de lettres ; une alimentation qui le laissait affamé.

En avril, son fidèle collaborateur, Jérôme de Prague, se risqua dans Constance. Arrêté sur le chemin du retour, il fut ramené dans la ville, et confié à un archevêque. Celui-ci le fit enfermer au fond d’une tour, dans le cimetière de « saint Paul ». Ses fers étaient rivés de manière qu’il ne pouvait s’asseoir ; ses mains pesaient sur son cou, et lui courbaient la tête. Ce supplice dura 340 jours, – trois cent quarante jours (1).

(1) La santé du martyr ne résista pas à ce traitement barbare. Après la mort de Hus, et probablement sous l’empire de la maladie, il renia ce maître bien-aimé, le 23 septembre 1415. Mais en mai 1416, repris dans sa conscience, il détesta sa faiblesse, devant le Concile ; celui-ci le fit brûler, à l’âge de quarante-deux ans, après vingt-quatre mois de captivité cruelle. Le bourreau ayant voulu, par pitié, allumer le feu par derrière, Jérôme s’écria : « Pauvre homme ! allume devant moi. Si j’avais craint ce feu, je ne serais pas venu ici, pouvant échapper ».

Le 5 juin : Hus fut transféré à sa dernière prison, le monastère franciscain. (O saint François, du « Cantique des créatures » ! …) Une délégation du Concile siégeait dans le réfectoire du couvent, pour juger l’hérétique. La condamnation, d’ailleurs, était déjà rédigée. On l’avait appuyée sur des textes falsifiés ou sur des faux ; par exemple, une prétendue lettre de Hus déclarant que, s’il se rétractait, ce désaveu resterait sans valeur, étant du à la contrainte.

Enfin, l’accusé-condamné fut introduit dans la salle. Pesez la solitude morale de cet homme. Il n’a pas, derrière lui, l’histoire héroïque de la Réformation pour le soutenir ; il fraye un sentier, pieds nus, dans les épines qui le déchirent ; il est le premier ... Non, il a les yeux sur le Christ, qui l’a devancé dans la « Voie douloureuse ».

Cependant, quelle solitude ! Le martyr, pionnier incompris, reste seul. L’opinion publique le désavoue. Tandis que le soldat est « légion » (car l’immense acclamation de la Patrie le soutient), le martyr demeure isolé.

On lut à Jean Hus, dans ses ouvrages, quelques passages, qui constituaient les chefs d’accusation ; puis commencèrent les dépositions des témoins. Hus essaya de parler ; une clameur étouffa sa voix. Au dehors, ses amis l’entendirent : il s’adressait d’un côté, puis de l’autre, selon la direction d’où partaient les cris hostiles. Il parvint à formuler l’assertion qu’on avait mal interprété certaines phrases de ses écrits : Ses juges clamèrent : « Assez de sophismes ! Dis : Oui, ou Non ! » – D’autres se moquaient. Il voulut citer les Pères : « Laisse-là les Pères ! » On hurlait : « A la question ! » Alors, comme Jésus devant Hérode, l’accusé garda le silence. – « Tu n’as plus rien à dire ? cria-t-on. C’est l’aveu ! »

Le surlendemain, nouvelle session du scandaleux tribunal. Bien qu’on fût au mois de juin, une éclipse de soleil obligea d’allumer les flambeaux. Cette fois, on souleva la question abstruse de la transsubstantiation. (La sainte Cène, destinée par Jésus à manifester l’amour mutuel des chrétiens, devenait dans la chrétienté une arme perfide, un harpon empoisonné.) La séance fut présidée par le cardinal d’Ailly, archevêque de Cambrai, illustre représentant de la Sorbonne, défenseur des libertés gallicanes contre le Vatican. Dialecticien redoutable, il essaya d’égarer et d’étourdir l’accusé par le cliquetis du verbalisme scolastique. On s’efforçait d’étouffer un nouveau Jean-Baptiste dans le sable mouvant des querelles philosophiques, alors que les prélats de l’église romaine, les puissants de la terre, assouvissaient en réalité de virulentes rancunes contre le prédicateur de la pauvreté, de la pureté, du sacrifice. C’est une vieille histoire ! Le Messie galiléen a été crucifié pour sa morale, plus encore que pour son dogme ... Au surplus, d’Ailly et ses amis essayaient, peut-être, de se faire pardonner leur indépendance à l’égard du Saint Siège, par un zèle redoublé contre l’hérésie.

De nouveaux témoins furent introduits ; ils identifiaient Hus et Wiclef. L’accusé essaya de s’expliquer ; des clameurs l’interrompirent. Quand on donna lecture d’un passage où Hus en appelait à Jésus-Christ, on éclata de rire. Avant de lever la séance, d’Ailly posa une question destinée à mettre le coupable en mauvaise posture devant l’empereur : « N’as-tu pas dit que, si tu n’avais pas désiré venir ici, nul n’aurait pu t’y forcer, ni le roi de Bohême, ni le roi des Romains ? - C’est vrai, répondit Hus, car j’aurais été protégé dans quelque château. – Ah ! voyez quelle audace ! » L’empereur fut très blessé par cette affirmation de l’accusé sans peur et sans reproche ; mais le prince parjure avait affaire à un homme qui refusait de mentir pour sauver sa tête.

Le 8 juin, troisième séance. On accusa Hus d’avoir écrit : « Le pape est saint, non parce qu’il occupe le siège de Pierre, mais parce qu’il a de grandes richesses. » Hus rétablit le texte exact : « Ce n’est point comme vicaire de Pierre, ou possesseur de grandes richesses, que le pape est saint, mais seulement s’il suit le Christ par l’humilité, la patience et la charité. »

Puis, on l’entreprit sur la question abstraite et abstruse de la prédestination. Il s’abrita derrière saint Augustin. Alors, quittant de nouveau le terrain métaphysique, on voulut le convaincre d’avoir nié le privilège clérical de la succession apostolique. D’après la thèse du sacerdotalisme, l’imposition épiscopale des mains confère à un prêtre le caractère mystérieux qui le rend capable d’officier valablement, quelle que soit son indignité morale. – « N’as-tu point dit : Si le pape, ou un évêque, est en état de péché mortel, il n’est ni pape, ni évêque ? – Oui, et même celui qui est dans cet état ne peut pas être roi devant Dieu ; c’est pourquoi Saül fut rejeté. » L’empereur, à ce moment, regardait par la fenêtre, et n’avait pas entendu. On l’appela, et Hus dut répéter, intrépide, sa proposition.

A un autre moment, les juges s’écrièrent : « Le voilà qui prophétise ! » On retrouve, ainsi, dans les procès-verbaux, les échos de la haine des Pharisiens et des Sadducéens du XVe siècle contre un disciple authentique du Fils de l’homme. Celui-ci, harcelé par le Sanhédrin, durant sa Passion, avait perçu le sarcasme : « Prophétise donc ! »

A la fin de la séance, le président lui demanda ce qu’il décidait. Hus répondit : « Je ne prétends pas maintenir des erreurs ; mais je ne puis pas, sans offenser Dieu et ma conscience, avouer des erreurs qui ne sont pas miennes. » On cria : « Soumets-toi ! ’ Soumets-toi ! » Un gros prêtre, assis près de la fenêtre, glapit : « Qu’on ne lui permette pas de se rétracter ! » S’il s’était rétracté, il aurait échappé au bûcher, mais quel sort ! On l’eut exilé au fond de quelque monastère suédois ; là, sa vie durant, emmuré, il aurait langui dans une cellule sans porte, percée d’une simple ouverture pour passer les aliments.

En sortant de la salle, Hus rencontra un de ses fidèles qui lui serra la main.

Pressentant sa fin imminente, il rédigea une épître à la nation bohémienne. « Je vous écris dans les chaînes, attendant la mort, plein d’espoir en Dieu, décidé à ne pas renier la vérité divine. Comment Dieu m’a soutenu dans toutes mes peines, vous le saurez seulement quand nous nous rencontrerons au ciel… »

Sa dernière lettre est suivie d’un Post-scriptum qui rappelle, étrangement, certains messages de l’apôtre Paul : « … Fidèle et bien-aimé maître Christian, que Dieu soit avec toi ! … Pierre, mon très cher ami, conserve mon manteau de fourrure, en souvenir de moi… Maître Martin, mon disciple, garde ce que je t’ai fidèlement enseigné… Maitre Nicolas, Pierre, prêtre de la reine, et autres magistrats, soyez zélés pour la Parole de Dieu … Seigneur Lefi, vis en bonne intelligence avec ta femme. Dieu vous rendra ce que vous avez fait pour moi… Je vous exhorte tous à demeurer fermes dans la foi. »

Le bûcher.

L’exécution du martyr fut fixée au 6 juillet. Le Concile se réunit à la cathédrale, et l’empereur s’installa sur son trône. Les geôliers amenèrent Hus, vêtu de noir, avec une ceinture d’argent. (A peine avait-il quitté la prison, qu’on mit le feu à sa couche, pour empêcher qu’on n’en fit des reliques.) Les gardes ne laissèrent entrer Hus dans le sanctuaire qu’après la fin de la messe. Quand il eut dépassé la sixième colonne de la nef, il s’agenouilla et pria. (On montre encore cette place.) Un court sermon fut prêché contre l’hérésie... et contre la simonie ! (On visait ainsi les deux Jean, le martyr et le pape !) Puis, le procurateur du Concile déclara qu’il fallait terminer le procès, et abandonner le coupable au bras séculier. Cette formule hypocrite permettait à l’Eglise d’affirmer qu’elle répugnait à verser le sang ; elle se bornait à désigner une victime au porteur du glaive. Alors, advienne que pourra (2) !

(2) M. Guiraud (ouvrage cité, p. 126) écrit : « L’Inquisition savait fort bien qu’en livrant l’hérétique au bras séculier, elle l’envoyait à la mort par le bûcher : 1° parce qu’elle connaissait l’ordonnance civile qui allait infliger la mort ; 2° parce que elle-même forçait la puissance civile d’appliquer ces ordonnances de mort. »

On lut seize passages de Wiclef, cités dans les ouvrages de Hus. Il voulut s’expliquer, mais en fut empêché. Puis, on lut trente passages tirés de ses écrits à lui. Il essaya de parler ; on poussa des vociférations. Traqué ainsi comme une bête fauve, Hus rappela qu’il était venu à Constance avec un, sauf-conduit impérial, et ses yeux se fixèrent sur Sigismond. Sous le poids d’un pareil regard, le lâche empereur se troubla ; il rougit.

« Tais-toi ! déclara le cardinal d’Ailly. Tu répondras d’un coup à tous les articles. - Comment y répondre d’un coup, puisque je ne peux même pas les penser à la fois ? » Plus tard, Hus ayant repris la parole, un autre cardinal clama : « Silence ! Nous t’avons assez entendu. Gardes ! faites-le taire. » Hus tomba sur ses genoux : « Je vous en supplie, au nom de Dieu ! écoutez-moi, afin que les personnes présentes ne me prennent pas pour un hérétique. Ensuite, vous ferez de moi ce qu’il vous plaira. » Puis, restant agenouillé, il leva les yeux au ciel.

Ensuite, vinrent les dépositions. Un théologien avait déclaré que Hus prétendait être la quatrième Personne de la Trinité. Un grief tellement stupide valait celui qui fut lancé contre le Messie : « Il a dit qu’il rebâtirait le temple en trois jours ! » Hus déclara : « Qu’on nomme le docteur qui m’accuse. » Réponse : « Inutile de le désigner ! » Cependant, l’accusation était si monstrueuse, qu’on laissa le martyr se disculper.

Enfin, un prêtre italien, vicieux et chauve, lut le verdict : « Destruction de tous les écrits de Hus. Remise du coupable au bras séculier. »

Hus, à genoux, s’écria : « Seigneur Jésus-Christ ! pardonne à mes ennemis, je t’en supplie, à cause de ta grande miséricorde. Tu sais qu’ils m’ont faussement accusé, qu’ils ont cité de faux témoins, forgé de fausses pièces. Pardonne-leur, à cause de ton immense miséricorde ! » Des ricanements accueillirent cette prière ; ils venaient, surtout, des prélats les plus élevés en dignité.

On procéda, ensuite, à la cérémonie de la dégradation et de la déconsécration. On revêtit le coupable des ornements sacerdotaux, puis on le dépouilla. Après lui avoir placé le calice dans la main, on le lui retira. L’archevêque de Milan lui dit : « O maudit Judas, nous t’enlevons le calice du salut ! » Hus répliqua : « J’espère en boire, aujourd’hui même, dans le royaume céleste. » Puis, les cinq évêques, assistants de l’archevêque, ajoutèrent : « Nous remettons au Diable ton âme ! » – « Et moi, je la rends au très saint Seigneur Jésus-Christ. » Par dérision, on coiffa le condamné d’une sorte de mitre. Elle portait, en grosses lettres, l’inscription : Hérésiarque. On y avait représenté plusieurs diables qui se disputaient l’âme de Jean Hus … Rappelez-vous un autre écriteau ironique, au Calvaire !

Enfin, le hideux cortège s’ébranla ; trois mille guerriers escortèrent le martyr au lieu du supplice. J’avais votre âgé, une quinzaine d’années, quand je visitai l’emplacement sacré, marqué par une pierre tapissée de lierre vivace.

Arrivé à l’endroit où il devait périr, Hus récita des psaumes : « Aie pitié de moi, ô Dieu !... En toi, Eternel ! je place ma confiance. » Il répéta la parole du Sauveur : « Je remets mon esprit entre tes mains ... » Son visage rayonnait.

Des assistants opinèrent : « Il mériterait d’avoir un confesseur ! » Au même instant, passait un cavalier, vêtu d’un manteau vert, doublé de soie rouge ; c’était un prêtre ; du haut de son cheval, il émit cette proposition : « Il n’a pas le droit d’avoir un confesseur, c’est un hérétique. »

Tandis que Hus priait, la prétendue « couronne de blasphème » tomba de sa tête. Il vit qu’on y avait peint des diables, et sourit. Quelqu’un remarqua, sentencieusement : « Les hérétiques sourient toujours comme cela, si dur que soit leur sort. » Alors, des soldats s’écrièrent, facétieux : « Coiffons-le de son bonnet, pour qu’il brûle avec ses maîtres, les démons. »

Ayant reçu l’ordre de se tenir debout, Hus prononça d’une voix forte les paroles suivantes : « Seigneur Jésus-Christ, je supporterai patiemment, et humblement, cette mort horrible, honteuse et cruelle, pour l’amour de ton Evangile. » Puis, s’adressant aux spectateurs, il les conjura de ne pas accorder créance aux faux témoignages accumulés contre lui.

Alors! dépouillé, il fut lié à un poteau, le visage tourné vers l’Est. Ce détail scandalisa un spectateur, qui avait, sans doute, le sens des symboles religieux et des attitudes liturgiques. L’Est marque la direction du soleil levant et de Jérusalem, c’est l’orientation sacrée. Le pieux personnage protesta : « Non, non ! Pas vers l’Est, c’est un hérétique. Vers l’Ouest ! » On déplaça donc la victime, et on lui tourna la figure vers le Couchant.

Quand on enroula une chaîne autour de son cou, Hus dit en souriant : « Notre Seigneur Jésus-Christ, mon Rédempteur, a été lié d’une plus lourde chaîne. Je ne crains pas celle-là ... pour l’amour de lui. »

L’un de ses pieds, qui portait encore un lien, était resté chaussé. On plaça du bois sous lui, et on empila des fagots autour de son corps, avec de la paille, jusqu’au menton. On a longtemps raconté (mais le fait est, peut-être, légendaire), qu’une pauvre femme  apporta gravement sa contribution réfléchie au châtiment de l’hérétique. Au moment où elle ajoutait son fagot personnel au bûcher dressé par l’Eglise romaine, le martyr murmura : « Sainte simplicité ! » Parole d’une intellectualité aussi pure que la prière du Crucifié : « Ils ne savent pas ! »

Quand on alluma le feu, Hus chanta d’une voix vigoureuse : « Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de nous ! » Il commençait à chanter : « Toi qui es né de la Vierge Marie ... », lorsque le vent lui poussa les flammes au visage. Alors, priant toujours, et remuant les lèvres, il expira étouffé.

On dit qu’entre le moment où il devint silencieux et celui où tout mouvement cessa, il s’écoula, « au plus », le temps nécessaire pour « réciter deux... ou trois Pater noster ».

Afin d’empêcher les disciples de Hus d’emporter des reliques, on brûla ses vêtements, on rôtit son cœur au bout d’un bâton effilé, on pulvérisa ses os, on creusa le sol à l’endroit du supplice, et on emporta un chargement de terre qu’on jeta dans le Rhin, avec cette plaisanterie : « Oie ! nage vers ton Dieu ... »

Puis, le comte palatin donna les instructions suivantes aux gardes : « Quiconque pleurera cet hérétique, subira le  même sort. »

Prière

« Nous te louons, ô Eternel ! pour tes élus les prophètes, et les martyrs de l’humanité, qui ont donné leurs pensées, leurs prières, leur agonie, pour la vérité de Dieu et la liberté du peuple. Nous te louons de les avoir soutenus dans leur isolement, dans la pauvreté, dans les chaînes, sous les sarcasmes. Nous te louons de ce qu’ils sont restés fidèles à ta sainte cause, même condamnés par les tribunaux des puissants, même outragés sur l’échafaud.

» Nos cœurs brûlent en nous, tandis que nous suivons les pieds sanglants de ton Christ, sur le chemin

des siècles, et quand nous comptons les calvaires d’angoisse où il a été crucifié à nouveau, en la personne de ses prophètes et des vrais apôtres de son esprit.

» Enseigne-nous à pardonner aux bourreaux, car il en est qui croyaient réellement te servir en supprimant ta lumière. Mais, oh ! préserve-nous d’une erreur semblable ! Accorde-nous la grâce de reconnaitre d’instinct la justice et la vérité, la grâce de deviner ceux qui aiment véritablement et servent le peuple, la grâce de sympathiser avec eux sans hésitation.

» Ne permets pas que, par nos jugements inconsidérés, ou par notre opposition égoïste, nous affaiblissions le bras et nous refroidissions le zèle de ceux qui luttent pour la rédemption du genre humain. Préserve-nous de jamais appeler sur notre tête le sang de tous les justes, en faisant revivre l’esprit de leurs persécuteurs. Accorde-nous, plutôt, le glorieux privilège d’être comptés, nous-mêmes, parmi les héros qui donnent leur vie pour la rançon d’un grand nombre. Envoie-nous en éclaireurs, devant l’humanité ! Que nous trouvions les sentiers qui permettront à ton peuple de faire encore une journée de marche vers la terre promise !

» Et si nous devons, nous aussi, dans notre humble milieu, souffrir, boire les eaux amères de la calomnie et du mépris, soutiens-nous par ton esprit, rends-nous fermes et joyeux, joyeux d’avoir été jugés dignes de communier avec Jésus, et tous les saints, dans le même travail et la même récompense. Amen (3). »

(3) W. Rauschenbusch. Pour Dieu et pour le Peuple (Prières  du Réveil social).

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