Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

13.
Le couronnement de l’œuvre de Calvin à Genève (1559)

L’intérêt que Calvin portait à Genève était avant tout religieux. Il voulait faire de cette ville un modèle de communauté chrétienne, un refuge pour les protestants opprimés et un centre d’influence pour la diffusion de la cause évangélique. Son interprétation personnelle de ses devoirs était large et sa perspicacité lui faisait comprendre que l’aisance et l’éducation étaient d’une importance essentielle pour la réalisation de son idéal. Une population bien ordonnée devait être non moins industrieuse que religieuse. Dans ce but, dès le 29 décembre 1544, il insista auprès du Petit Conseil pour que celui-ci développât l’industrie du tissage afin de contribuer à la richesse et au bien être de la population. Ses efforts dans ce sens eurent beaucoup de succès et furent efficacement aidés par les aptitudes et l’industrie d’un grand nombre de réfugiés. Grâce à son influence, Genève prospéra matériellement.

[Voy. H. Wiskemann, Darstellung der in Deutschland zur Zeit der Reformation herrschenden national-ökonomischen Ansichten dans les Schriften der Jablonowskischen Gesellschaft pour 1861, p. 79-87. Kampschulte n’attribue pas à cette face de l’activité de Calvin une aussi grande importance, sans en méconnaître pourtant la portée ; i, 429, 430. Voy. Schaff, viiu, 516.]

Pour son époque Calvin avait des idées libérales en matière économique et commerciale. Bien qu’il n’approuvât pas le métier de prêteur, envisagé comme une profession exclusive, il ne regardait pas le prélèvement d’un intérêt comme interdit par l’Écriture sainte et le considérait comme normal et juste. Il faut tenir compte de ce souci de Calvin pour la prospérité du peuple, lorsqu’on veut expliquer la faveur toujours plus grande avec laquelle les Genevois appréciaient son œuvre.

Toutefois l’intérêt qu’il portait à la ville était bien plutôt de l’ordre spirituel et intellectuel que matériel. A son point de vue la religion et l’éducation sont étroitement unies l’une à l’autre. La vraie foi doit être intelligente. L’École et l’Église sont des organismes également nécessaires et qui se complètent l’un l’autre ; ou plutôt l’École constitue une partie essentielle d’une organisation ecclésiastique efficace. Pour Calvin c’est l’intelligence et non l’ignorance qui est la mère de la piété, et aucune autre conception de son génie n’a plus complètement caractérisé les Églises auxquelles il a donné naissance. La France, la Hollande, l’Ecosse, l’Angleterre des puritains et la Nouvelle-Angleterre en ont éprouvé la valeur et en ont retiré des avantages durables.

Calvin avait depuis longtemps souhaité l’établissement à Genève d’une École réellement utile, capable par ses méthodes de créer un enseignement philologique assis sur des bases solides et dont le couronnement, la Faculté de théologie, formerait des pasteurs pour le service de l’Église. Il avait sans aucun doute en vue une institution semblable à celle qu’il avait vue fonctionner à Strasbourg et à laquelle il avait prêté jadis son concours par ses leçons. Mais les circonstances s’opposèrent longtemps à la réalisation de ce projet.

[L’œuvre scolaire de Calvin à Genève a été admirablement décrite par Ch. Borgeaud dans son Histoire de l’Académie de Genève, Genève, 1900, i, 1-83. Roget, v, 225-248, et Kampschulte, ii, 310-342, sont aussi très utiles. Voir également Doumergue, iii, 372-392.]

Bien qu’il lui eût réservé une place d’honneur dans ses Ordonnances de 1541, l’École n’en fut pas moins, pendant longtemps, le point faible de l’édifice qu’il avait construit. Nous avons déjà mentionné les efforts qu’il fit sans résultat pour s’assurer les services de Mathurin Cordier, et sa rupture malheureuse avec le principal, Sébastien Castellion. L’École continua à fonctionner, mais d’une manière si insuffisante que les Genevois qui désiraient assurer à leurs fils une instruction complète devaient les envoyer ailleurs. Il est vrai que la théologie fut enseignée supérieurement par Calvin lui-même pendant toute la durée de son ministère.

Après la chute des perrinistes et surtout après que Calvin eut rafraîchi d’anciens souvenirs par une courte visite à Strasbourg en 1556, il mit sérieusement la main à l’œuvre de la réorganisation de l’enseignement à Genève. Le conflit avec Berne retarda son effort. Mais, dès qu’il eut été heureusement terminé en janvier 1558, le Petit Conseil, à l’instigation de Calvin, donna l’ordre de choisir un emplacement pour le « Collège ». L’édifice, qui a survécu en grande partie jusqu’à ce jour, fut commencé au mois d’avril suivant, et Calvin entreprit d’engager des maîtres compétents. Genève était pauvre et Calvin demanda des dons et des legs, avec tant de succès que le courant de générosité qu’il fit naître amena, dans les soixante années qui suivirent, plus de cinq cents dons à la nouvelle fondation. Malgré cela il fut impossible, au début, d’offrir une indemnité suffisante aux professeurs dont on sollicitait le concours, et les efforts de Calvin furent arrêtés par cette difficulté et par plusieurs autres, jusqu’au moment où une complication survenue inopinément à Lausanne lui permit de réaliser son projet.

A Lausanne, des cours théologiques, commencés par Viret dès 1537, avaient amené le gouvernement bernois à créer une véritable École en 1540. Mathurin Cordier y avait enseigné depuis 1545, mais était maintenant remplacé, vu son âge, par François Bérauld, originaire d’Orléans. L’ami et le disciple de Calvin, Théodore de Bèze, leur avait été adjoint pour l’enseignement du grec depuis 1549, et Jean Tagaut, réfugié français comme Bèze, en qualité de « maître ès-arts » — il était surtout mathématicien — depuis 1557. Cette Académie était florissante et hautement estimée, et pendant un certain nombre d’années elle fut la seule institution d’enseignement supérieur pour les protestants de langue française. Les pasteurs et professeurs de Lausanne, surtout Viret et Bèze, étaient entièrement acquis à la discipline ecclésiastique de Calvin et essayèrent en mars 1558 d’appliquer son principe du droit de l’Église à prononcer l’excommunication sans avoir besoin de consulter le pouvoir civil. Les conséquences furent désastreuses. Le gouvernement bernois, dont Lausanne dépendait, n’en voulut pas entendre parler. Bèze prévit le résultat de ce conflit et se transporta à Genève dès le mois de septembre de cette année. Il y fut accueilli chaleureusement, comme pasteur, par la Vénérable Compagnie et désigné par elle et par le Petit Conseil comme professeur de grec au Collège en formation. A partir de ce moment Bèze fut le bras droit de Calvin. D’une culture égale à celle de ce dernier, bien qu’inférieur à lui pour l’originalité, Bèze admirait la théologie, la discipline et les principes du réformateur et était lié avec lui d’une étroite amitié. Aucun maître n’a jamais eu un disciple plus capable ou plus enthousiaste ; c’est Bèze qui pendant plus de quarante après la mort de Calvin devait poursuivre son œuvre dans la même direction et avec presqu’autant de succès que son maître. Viret, avec le concours de ses collègues dans le pastorat, continua la lutte à Lausanne encore pendant quelques mois ; mais, en janvier 1559, il fut déposé des fonctions pastorales qu’il occupait depuis longtemps, et vint alors, lui aussi, avec plusieurs de ses collègues, chercher un abri à Genève. Il y exerça le ministère pendant les trois années qui suivirent.

Cet exode de Lausanne fournit à Calvin des professeurs pour son Académie. Sur la présentation faite par la Vénérable Compagnie — car, suivant les principes des Ordonnances de 1542, Calvin voulait l’École soumise à l’autorité, de l’Église — François Bérauld fut nommé par le Petit Conseil, le 22 mai, professeur de grec, et Jean Tagaut professeur de philosophie. On leur adjoignit comme professeur d’hébreu un brillant collègue, dans la personne d’Antoine Chevalier, jadis maître de français de la princesse Elisabeth, devenue dès lors la reine d’Angleterre. Bèze, primitivement destiné à la chaire de grec, fut placé comme recteur à la tête de l’École. Ces professeurs étaient tous Français, comme Calvin lui-même, et ils avaient tous été à Lausanne, Chevalier seulement pour peu de temps et sans y exercer les fonctions de professeur. Au-dessous d’eux, pour l’enseignement élémentaire, on nomma sept « régents », dont le « principal, » Jean Randon, venait aussi de l’École de Lausanne. Ainsi pourvue, l’Académie fut officiellement inaugurée sous la présidence de Calvin et par une harangue, de Bèze, en présence des syndics, des conseillers, des pasteurs et des autres dignitaires de la petite cité, assemblés à Saint-Pierre, le 5 juin 1559.

Le 22 mai, Calvin avait présenté et le Petit Conseil avait approuvé la traduction française de la Constitution de l’Académie, c’est-à-dire des Leges Academiæ Genevensis, qui étaient probablement son œuvre.

[Malgré la tradition, Berthault (Mathurin Cordier, Paris, 1876) prétend que Calvin n’en fut pas l’auteur, et Bourchenin (Etude sur les Académies protestantes, Paris, 1882, p. 62) les attribue à Bèze et à Cordier. Borgeaud les revendique pour Calvin, bien qu’il n’en puisse donner une preuve décisive (i, 45-47). Cordier, alors dans sa 80e année, vint à Genève avec l’exode de Lausanne et fut logé dans le Collège en reconnaissance de ses services. Sa santé était déjà gravement atteinte.]

Dressée en grande partie suivant les modèles de Jean Sturm à Strasbourg et de Claude Baduel à Nîmes, la constitution académique de Genève plaçait le grec sur la même ligne que le latin et mettait, encore plus que les premiers réformateurs, l’accent sur la nécessité d’une bonne préparation linguistique. L’institution se partageait en deux sections, l’une correspondant à l’enseignement primaire et secondaire et l’autre consistant en cours supérieurs ayant le cachet universitaire. La première, Schola privata ou gymnase, était divisée en sept classes, chacune sous la direction d’un « régent ». Dans chaque classe les élèves étaient groupés par dizaines suivant leurs connaissances et leurs aptitudes. En septième, c’est-à-dire dans la classe inférieure, on apprenait à lire en latin et en français. Les deux années suivantes étaient consacrées à la grammaire et aux exercices. On commençait le grec en quatrième, et la dialectique en seconde. L’élève terminait ses études préliminaires en première avec une connaissance approfondie du latin et du grec, un aperçu de leurs littératures et quelques notions de logique. L’enseignement supérieur était donné dans la Schola publica par des « professeurs publics » d’hébreu, de grec et de philosophie ou d’« arts » et par Calvin et Bèze comme professeurs de théologie, bien que ceux-ci n’en portassent pas le titre. Cette section ne comportait pas de classes, les étudiants y étaient admis après s’être fait inscrire et avoir signé la confession de foia. On leur laissait une certaine liberté comme dans les universités de l’Allemagne moderne. L’instruction était gratuite. Tandis qu’une promotion publique annuelle était fixée pour la Schola privata au premier mai, qui devenait une fête importante, Calvin ne se préoccupa pas de conférer des diplômes que les magistrats non plus ne considéraient pas comme étant de leur compétence. L’élève qui avait fréquenté la Schola publica devait se contenter d’un certificat d’assiduité et de bonne conduite, auquel la réputation de l’Académie attribua bientôt, au près et au loin, une grande valeur.

a – Voy. Le livre du Recteur, Catalogue des Etudiants de l’Académie de Genève, de 1559 à 1859, Genève, Fick, 1868.



Le collège de Genève avant sa restauration.

Le but de Calvin, en fondant l’Académie, était double. Il voulait offrir aux habitants de la ville le moyen de faire instruire leurs enfants et en même temps il se proposait d’assurer un enseignement théologique aux étudiants du dehors. Il aspirait à faire de Genève le séminaire théologique du protestantisme réformé. Dès le début on prévit l’adjonction de cours de droit et de médecine ; mais cet accroissement ne put être effectué qu’après la mort de Calvin. Le succès de l’école, au point de vue de la fréquentation, fut aussitôt assuré. A la mort de Calvin douze cents écoliers étaient inscrits à la Schola privata et trois cents étudiants à la Schola publica. La très grande majorité de ces derniers étaient des étrangers, attirés par la renommée de Genève comme une des sources de la théologie protestante. Trois ans après son inauguration, l’Académie comptait parmi ses étudiants des hommes comme Gaspard Olevianus, qui devait être plus tard l’un des deux auteurs du catéchisme de Heidelberg ; Philippe Marnix de Sainte-Aldegonde, devenu dès lors l’une des gloires des Pays-Bas ; Florent Chrestien, qui fut précepteur de Henri IV ; Thomas Bodley, le futur fondateur de la bibliothèque qui porte son nom à Oxford ; François du Jon, plus tard l’ornement de l’université de Leyde. La France, l’Angleterre, l’Ecosse, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie et la Suisse y étaient représentés, la France plus largement que les autres pays.

L’Académie fut le couronnement de l’œuvre de Calvin à Genève, l’étape finale dans la réalisation de son idéal d’une communauté chrétienne. A la prédication de la pure parole de Dieu et à une discipline conséquente il venait d’ajouter l’éducation religieuse. Ses disciples ne devaient pas seulement avoir la foi évangélique, mais être capables de rendre raison de cette foi de manière à en imposer le respect à tout homme de science. Quelque puissante que fût l’influence de l’Académie sur le caractère genevois, elle fut encore plus grande au dehors. En effet, elle forma des étudiants en grand nombre ; elle leur inspira les principes qu’elle proclamait ; elle leur fournit un exemple à imiter, et ils s’en allèrent répandre son esprit en France, aux Pays-Bas, en Ecosse et en Angleterre.

Il en sortit des cohortes de disciples, animés d’un esprit sérieux, convaincus que le message de Calvin était celui de Dieu lui-même et brûlants du désir de combattre et de souffrir pour la foi qu’on y enseignait. L’Académie fut la mère des séminaires huguenots. Aucune autre œuvre de Calvin ne fut aussi efficace pour répandre ses principes, si l’on fait abstraction de son Institution, et aucune autre école n’occupa dans l’estime publique du protestantisme une place plus élevée durant tout le siècle qui suivit la mort du réformateur. Elle a poursuivi sa carrière honorable jusqu’à ce jour sous le nom qu’elle porte depuis 1872, et qu’elle a toujours mérité en fait, celui d’université de Genève.

Durant les négociations qui aboutirent à la fondation de l’Académie, Calvin fut sérieusement malade. Depuis longtemps le surmenage, l’angoisse et les heures d’études démesurément tardives avaient ravagé sa constitution ; il succombait enfin à la souffrance et depuis septembre 1558 jusqu’au printemps suivant il languit, en proie aux attaques intermittentes de ce qu’on appelait alors la fièvre quarte. Les symptômes étaient ceux d’une grave dyspepsie nerveuse. Jamais il ne se releva entièrement de cette maladie. A partir de ce moment, lui qui avait toujours été extrêmement sobre, il ne prit plus qu’un seul repas par jour, et souvent, quand il souffrait de ses attaques, il passait quarante-huit heures sans manger. Il dut dès lors passer une grande partie de son temps au lit, se levant pour prêcher ou pour donner ses leçons et se recouchant ensuite pour étudier, dicter ses lettres ou composer quelque ouvrage.

Nous avons un exemple à la fois de la facilité avec laquelle ils accomplissait ses devoirs professionnels et de la fermeté de sa volonté dans le fait que, pendant cette maladie de l’automne et de l’hiver de 1558-1559, il ne se borna pas à poursuivre son énorme correspondance et à réviser son commentaire sur Esaïe : il compléta en outre, sous sa forme classique, l’édition définitivement revue de son Institution. Cela seul constituait un grand labeur littéraire, et doublement remarquable pour avoir été achevé pendant ces mois de maladie. L’Institution avait ainsi atteint le terme de son développement. Publiée pour la première fois, comme on l’a vu, en 1536, en six gros chapitres, elle contenait, dès l’édition de 1539, toute la théologie de Calvin ; mais dans celle de 1559 elle révélait le professeur expérimenté et le logicien consommé. Elle était, comme le déclarait le titre (de la traduction française de 1560), « augmentée de tel accroissement, qu’on la peut presque estimer un livre nouveau ». Elle suivait l’ordre du symbole des Apôtres et se composait de quatre livres, divisés en quatre-vingt chapitres, naturellement moins étendus que les six de l’édition originale. Destinée aussi bien au grand public qu’aux savants, cette œuvre maîtresse de la théologie réformée se distingue surtout par la vigueur et la clarté. Dès qu’elle parut, cette édition devint l’expression classique du système calviniste. Elle se répandit dans toute l’Europe. Avant l’édition latine de 1559, l’Institution avait souvent été réimprimée en français depuis 1541, et une fois en 1557, en italien. Dans sa forme définitive, elle parut en français et en hollandais en 1560, en anglais en 1561 ; en allemand en 1572, et en espagnol en 1597b. Nous avons mentionné, en parlant des travaux de Calvin pendant sa maladie, son commentaire sur Esaïe, et nous avons aussi énuméré ses publications exégétiques antérieures. Ces explications du texte sacré étaient le fruit de ses cours de théologie, qui consistaient surtout dans l’interprétation de l’Écriture, et elle continuèrent à paraître aussi longtemps, qu’il vécut. Ses commentaires sur la Genèse et sur les épîtres canoniques parurent en 1554, son Harmonie des Évangiles en 1555 ; les Psaumes et Esaïe en 1557 ; les petits Prophètes en 1559, Daniel en 1561 ; le Pentateuque tout entier, Jérémie et les Lamentations en 1563, et Josué en 1564c. Ces ouvrages ne sont pas seulement remarquables par leur nombre, leur étendue et la rapidité avec laquelle ils se succédèrent : ce sont les meilleurs commentaires que l’époque de la Réforme ait fait naître. Brefs, clairs, d’une grande pénétration spirituelle, appuyés sur des connaissances philologigues étendues, d’un jugement sobre et pratique, ils présentent chaque passage scripturaire comme ayant une signification précise et déterminée et non pas un sens double, triple ou quadruple comme l’avaient enseigné l’Église primitive et le moyen âge. Ce sens unique devait être fixé par une interprétation logique, grammaticale et historique. Assurément la conception moderne d’une révélation progressive, laquelle n’exclut pas certaines erreurs, était étrangère à Calvin, et à plus forte raison la théorie d’après laquelle la Bible est une littérature tout entière, contenant les idées religieuses de nombreuses époques successives. Pour lui, les épîtres de Paul par exemple pouvaient avoir été composées par l’apôtre : leurs pensées n’en étaient pas moins celles du Saint-Esprit. Toutefois, pour son époque, Calvin était remarquablement indépendant, simple et plein de bon sens dans ses commentaires, et la série de ses interprétations, depuis celle de l’épître aux Romains en 1540 jusqu’à celle de Josué en 1564, contribuèrent puissamment, après son Institution et son enseignement académique, à la diffusion de sa théologie.

b – Avant la fin du xvie siècle, sans parler d’autres versions, il y eut en anglais huit éditions complètes et quatre éditions abrégées.

c – Ces commentaires remplissent la plus grande partie des volumes xxiii à lv des Opera.

[Les services que Calvin a rendus en qualité de commentateur ont été bien appréciés par Schaff, vii, 524-538, où l’on trouve la bibliographie du sujet.]

L’époque de la fondation de l’Académie ne fut pas seulement une époque de souffrance physique pour Calvin, mais encore d’anxiété pour toute l’Église de Genève, car l’existence même de la Réforme et l’indépendance de la ville paraissaient menacées. Le 3 avril 1559, la guerre entre Henri II et Philippe II se termina par le traité de Cateau-Cambrésis. Comme l’avait présagé la victoire espagnole de Saint-Quentin, les résultats de cette guerre avaient été favorables à l’Espagne, et Philippe II considérait la suppression du protestantisme comme la tâche que Dieu lui avait assignée. On comprit partout que cette conclusion de la lutte armée entre les deux grandes puissances catholiques menaçait la Réforme ; aussi les trente années qui s’écoulèrent entre 1559 et 1589 forment-elles une période particulièrement critique dans l’histoire du protestantisme. La situation créée par cette paix fut surtout alarmante pour Genève. En effet, cette ville était considérée à bon droit comme la citadelle du protestantisme de langue française et Calvin, — ainsi qu’on le verra dans le chapitre suivant, — comme le chef réel, bien que dépourvu de tout caractère officiel, du parti évangélique en France. Il lui avait envoyé ses élèves comme pasteurs ; il lui avait prodigué ses avis et ses exhortations depuis des années et l’avait encouragé dans ses luttes ; il s’était évertué à faire de Genève un asile pour les réfugiés de France. Ecraser Genève, ce serait frapper au cœur le protestantisme français et, comme l’événement allait le démontrer, bien que ce ne fût pas encore aussi évident, atteindre du même coup celui des Pays-Bas. Le moment paraissait favorable. Le vainqueur de Saint-Quentin, le jeune et habile duc de Savoie, Emmanuel-Philibert, fut remis par le traité en possession des territoires que la France avait enlevés à sa maison.

[Pour ménager l’orgueil de la France, cette restitution était nominalement soumise à une vérification des droits du duc dans l’espace de trois ans ; comp. E. Armstrong dans The Cambridge Modern History, iii, 400.]

Il semblait naturel qu’il cherchât par la même occasion à regagner ce que Berne avait conquis, et à reprendre Genève elle-même où ses ancêtres avaient occupé le premier rang. On pouvait donc prévoir que d’une façon ou d’une autre, dans cet assaut livré contre ses libertés, Genève se trouverait face à face avec l’Espagne et la France et que les puissances s’empresseraient de mettre fin à une indépendance si préjudiciable à Rome.

Genève trembla, mais sans céder à la panique. Dès qu’on sut que la paix avait été signée, on commença les fortifications, et pendant le mois où eut lieu l’inauguration de l’Académie, comme Haller l’écrivait de Berne à Bullinger, le 22 juin, on vit tous les habitants, « magistrats, pasteurs, nobles et artisans », travailler fiévreusement aux fortifications. Ce fut une démonstration de courage et de fermeté digne de la petite cité que Calvin dirigeait. Mais, heureusement pour Genève, ses canons et ses remparts ne furent pas mis à l’épreuve. Bien que le pape Paul IV insistât auprès des rois d’Espagne et de France pour les décider à « écraser le serpent dans son nid », des jalousies politiques et militaires empêchèrent une action combinée dont l’un des souverains aurait pu bénéficier au détriment de l’autred. Toutefois la délivrance de Genève fut due surtout à la mort inopinée de Henri II, survenue le 10 juillet 1559 à la suite du fatal tournoi où il fut blessé. Elle ne fut pas, il est vrai, immédiatement délivrée de ses craintes ; mais, grâce aux troubles qui agitèrent le règne, très court d’ailleurs, de François II et qui aboutirent en 1562 aux guerres de religion, Genève fut relativement mise à l’abri d’une attaque du côté de la France ou de l’Espagne. Plus tard un nouveau danger surgit pour elle et la plongea dans de longues appréhensions : en effet, en 1564, l’année de la mort de Calvin, Emmanuel-Philibert obtint, après de longues négociations, la rétrocession des territoires de la rive méridionale du lac de Genève, que Berne avait conquis en 1536. Mais c’est bien en 1559 que la situation politique fut le plus menaçante, précisément au moment même où l’influence intellectuelle du réformateur augmenta dans de si vastes proportions. Genève fut en réalité un avant-poste du protestantisme, placé à l’endroit le plus exposé ; mais la fondation de l’Académie fut sa plus noble réponse à l’adresse de ses ennemis.

d – Roget, v, p. 255, 256, attribue la résistance à l’Espagne, Armstrong, op. cit., p. 405. à la France.

Les rapports qu’entretinrent avec Calvin les autorités civiles de Genève, dès lors presqu’exclusivement composées de ses partisans, prirent de plus en plus la tournure d’une déférence pleine de respect ; mais Calvin n’était pas disposé à s’en prévaloir personnellement. A la séance du Petit Conseil du 22 mai 1559, où il présenta les règlements de l’Académie naissante, il remercia très cordialement les magistrats de leurs « grans bénéfices », reçus durant sa récente maladie ; mais, ayant « entendu que outre tout cela on veult payer l’apothicaire des médecines, susquoy il supplie ne pas faire cela, car il n’en sçauroit avoir plaisir, veu que c’est assez, — arresté qu’on luy remonstre qu’il le reçoive en bonne part, car Messieurs le veulent faire et plus si besoing estoit ». En juin 1563, le Petit Conseil lui fit derechef un don de vingt-cinq écus par l’entremise de son frère Antoine, pour l’aider à défrayer les dépenses occasionnées par sa maladie. Calvin s’empressa de « les restituer, refusant les retenir », et une fois encore le Conseil le pria « de les garder et qu’il n’espargne rien et aussi qu’il se solage tant qu’il pourra ». Durant sa dernière maladie, en mars 1564, le Conseil renouvela ce don de la même manière, mais sans plus de succès, Calvin ajoutant cette fois à son refus, « qu’il fait conscience de recevoir son gage ordinaire, d’autant qu’il ne sert pas ». Calvin était absolument désintéressé en matière d’argent, et incapable d’exploiter la générosité d’autrui, même lorsqu’elle se présentait spontanément, et sa réserve dans ce cas est d’autant plus méritoire que les dons qu’on voulait lui faire venaient de la caisse publique d’une ville qu’il pouvait se rendre le témoignage d’avoir grandement servie.

Ces dons, destinés à soulager Calvin dans ses maladies de plus en plus graves, n’étaient que l’expression partielle de la bienveillance du gouvernement à son égard. Le 25 décembre 1559, le Petit Conseil lui offrit la bourgeoisie, qu’il accepta avec gratitude. Au mois de mai suivant, le même Conseil arrêta « qu’on luy donne un bossot du meilleur vin qu’on pourra trouver, attendu qu’on est beaucoup redevable pour les grandes peines qu’il prent pour la Seigneurie ». Pendant sa dernière maladie, outre le don déjà mentionné, il fut « arrêté que chacun prie Dieu pour sa prospérité et que MM. les Sindiques l’allent visiter souvent ». Enfin, ils allèrent en corps le voir « en son logis », le 27 avril 1564, « pour entendre ce qu’il voudra dire et après luy présenter toute bonne affection et amitié, mesmes à ses parens après son décès, pour les agréables services qu’il a fait à la Seigneurie et ce qu’il s’est acquité fidèlement de sa charge ». Ce message, si naïvement transcrit dans les pages des arides procès-verbaux officiels, a dû aller au cœur du réformateur et y adoucir le souvenir de tant d’amertumes et de rebuffades essuyées jadis de la part de ce même gouvernement dont les représentants actuels l’entouraient d’une affectueuse vénération.

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