La recherche annoncée plus haut d’un point de rapprochement entre le christianisme considéré comme une révélation divine et, par conséquent, comme une autorité absolue, et l’individualité humaine, comprenait deux questions : quel est l’élément de la révélation chrétienne offert par elle-même au contrôle de nos facultés ? et quelle est celle de mes facultés à laquelle est dévolu le droit d’exercer ce contrôle ? La solution de ces questions sera la réponse à celle qui vient d’être posée sous le titre de ce paragraphe.
L’élément de la révélation chrétienne qui s’est soumis au contrôle des facultés humaines, n’est ni le caractère divin que l’Eglise de tous les temps a attribué à la personne et à l’œuvre de Christ, ni non plus l’élément rationnel qui peut se trouver en elle.
Ce n’est pas, disons-nous en premier lieu, l’essence divine du christianisme qui pourrait répondre à ce postulat, car l’élément divin qui peut se trouver dans le christianisme dépasse manifestement la portée de la moyenne des intelligences et des facultés humaines. Il représente dans notre comparaison précédente la cime de la montagne qu’on n’atteindra pas sans guide. Aussi bien voyez quelle discrétion singulière Jésus-Christ a apportée durant son ministère terrestre à la révélation des titres transcendants de sa personne ! Ce n’est qu’à une période déjà avancée de sa carrière, et seulement dans l’intimité du cercle de ses disciples ou dans le sein des âmes qu’il en savait dignes, qu’il a déposé le secret de son essence supérieure et de ses origines. A plus forte raison les facultés naturelles de l’homme seront-elles impropres à percevoir le caractère divin, recouvert déjà chez le fondateur d’apparences contraires, et à le reconnaître immédiatement et universellement, dans toute parole ou dans toute œuvre chrétiennes.
Cet élément de la révélation chrétienne immédiatement accessible au contrôle de la nature humaine, sera-t-il de l’ordre rationnel ? Il y a, sans doute, d’après saint Paul lui-même, une sagesse supérieure contenue dans le mystère chrétien (1 Corinthiens 2.6) ; mais elle se donne précisément pour supérieure et même contraire à la raison et à la sagesse humaines, destinée aux parfaits, c’est-à-dire aux chrétiens éclairés par le Saint-Esprit, et elle se refuse à tous les autres hommes confondus tous ensemble sous la dénomination de psychiques. Si c’était l’élément rationnel du système chrétien qui pût jamais lui servir d’introducteur auprès de la nature humaine, la première parole publique sortie de la bouche de Jésus-Christ n’aurait pas été une félicitation adressée aux pauvres en esprit (Matthieu 5.3) ; lui-même n’aurait pas rendu grâces à son Dieu de ce que ces choses avaient été cachées aux sages et aux intelligents (Luc 10.21), et il n’aurait pas eu lieu d’exhorter ses disciples à devenir ou redevenir simples comme des enfants (Matthieu 18.3). Il ressort donc des déclarations principales de Jésus et de saint Paul qu’il n’y a pas homogénéité native entre la religion chrétienne et la raison naturelle de l’homme. C’est même dans l’ordre rationnel que la révélation, d’une part, la nature humaine, de l’autre, semblent se repousser de la manière la plus absolue ; c’est sous l’aspect de la folie que la religion de la croix a émis la prétention de se soumettre le monde (1 Corinthiens 1.18).
L’expérience contemporaine, j’allais dire notre expérience quotidienne, confirme abondamment le caractère irrationnel sous lequel le christianisme s’est présenté au monde. Si ce ne sont pas tous les sages qui le repoussent et tous les simples qui l’accueillent, il suffit à notre thèse que le degré de la foi ou de l’incrédulité à l’égard du christianisme ne se mesure pas à la capacité ou à l’incapacité intellectuelle, au degré de la science ou de l’ignorance de chacun, non pas même en matières religieuses.
S’il est en revanche un élément de la religion chrétienne proclamé dès l’origine comme son caractère distinctif, et qui a surmonté le plus victorieusement les oppositions qu’il avait d’abord suscitées de la part du monde, c’est bien le caractère moral dont elle est revêtue. Depuis dix-huit siècles qu’il est apparu, le courant chrétien tranche manifestement sur le fond commun de l’humanité naturelle comme l’apparition d’une vertu jusqu’alors inconnue à la terre et supérieure à tout ce qui l’entoure ; la sainteté chrétienne a été reconnue comme la réalisation la plus parfaite, la plus rapprochée de l’idéal entrevu par l’humanité, du bien et du souverain bien. J’accorde que ce caractère de moralité et de sainteté ne se trouve pas répandu à doses égales dans tous les organes et jusqu’aux extrémités du grand corps du christianisme, et que c’est à ces extrémités en effet que sa présence a paru souvent le plus contestable et a été le plus contestée. Mais ceux-là même qui sont le plus prompts à suspecter la valeur morale du christianisme dans l’histoire, se refusent ou hésitent à imputer au Maître les fautes commises et les scandales causés par les disciples, qu’ils jugent au contraire condamnés par le titre qu’ils se donnent et indignes du nom dont ils se réclament.
Or ce caractère de haute moralité et de sainteté accomplie que le monde lui-même attribue au christianisme, Christ n’a pas hésité à le revendiquer hautement pour sa personne et pour son œuvre, et autant il semble avoir voulu voiler son essence et son origine divines aux regards profanes et aux esprits indiscrets, aussi peu il a craint de jeter, pour ainsi dire, sa sainteté en défi à la face de ses adversaires eux-mêmes (Jean 8.46) ; et pour le cas où ses paroles ne suffiraient pas à donner cette impression, il invoque avec confiance, en faveur du caractère moral de sa personne, le témoignage de ses œuvres (Jean 10.38). Dès le début de sa carrière, Jésus annonce son œuvre comme une entreprise de sauvetage moral conditionnée par la repentance et destinée à tous les hommes, même aux meilleurs, sans aucune autre exception que lui-même (Marc 1.15 ; Matthieu 9.12). Et soit en public, soit en particulier, il ose mesurer la vraie moralité de l’homme et de tout homme à l’accueil fait par chacun à sa personne et à sa doctrine (Jean 3.19-21). C’est la pratique patiente, consciencieuse et fidèle de la vérité, c’est-à-dire la morale vécue après la morale reconnue, qui est le moyen le plus assuré, selon lui, infaillible en tout cas, de se former une opinion correcte et complète sur sa doctrine (Jean 7.17) ; et le degré de fidélité à Dieu et à sa volonté, au bien par conséquent, exprime le rapport de parenté spirituelle qui unit chacun à lui-même (Marc 3.34-35). Cette affirmation d’être le saint unique au milieu de la totalité des pécheurs est corroborée par le silence absolu qu’il garde jusqu’à l’heure la plus critique de sa vie, l’heure de la croix, sur sa culpabilité personnelle.
La prétention de Jésus d’être le saint unique au milieu de tous les pécheurs a été ratifiée par le témoignage concordant de tous ses premiers témoins, aussi bien de ceux qui l’avaient connu et pratiqué durant les années de son existence terrestre (1 Pierre 2.22) que de celui qui déclarait ne le connaître que selon l’esprit (2 Corinthiens 5.21). Cette prétention était-elle justifiée ? ce n’est pas encore le lieu de résoudre cette question. Il nous suffit d’établir, dans notre théorie de l’apologétique, que c’est sous la catégorie de la sainteté que le christianisme lui-même, dans la personne de son fondateur et de ses premiers représentants, a prétendu en appeler au jugement de la nature humaine.
On demande, en second lieu, quel est celui de mes organes ou de mes facultés qui sera désigné pour percevoir et contrôler ce caractère de sainteté que la religion chrétienne s’attribue à elle-même, et une fois cette épreuve passée avec succès, engager envers cette autorité reconnue ma personnalité tout entière. C’est demander quel est en moi l’organe disposé pour percevoir et reconnaître le bien moral. Ce n’est à coup sûr ni le sens externe qui ne perçoit que le phénomène, ni la raison pure qui ne connaît que l’idée nécessaire ; nous avons nommé la conscience. Nous nommons ici la conscience dans son acception large et populaire qui suffit à notre argumentation actuelle et qui comprend et réunit l’organe supérieur à l’homme et disposé pour attester en moi la norme morale primordiale et absolue, la συνείδησις au sens strict du mot, et la faculté propre à l’homme qui interprète et applique au cas concret cette norme générale, le νοῦς (joint à la συνείδησις dans Tite 1.15). Le νοῦς nommé seul et sans la συνείδησις désigne, selon nous, d’une manière générale, le sens intime de l’homme, qui perçoit toute réalité et toute vérité supérieure soit au sens soit à la raison pure, l’ordre moral et l’ordre divin tout ensemble, hors de moi et en moi.
La conscience, pas plus que la raison d’ailleurs, ne peut créer ni engendrer aucun fait ; son rôle, tout aperceptif et critique, se réduit à reconnaître et à contrôler l’objet existant. Mais ce rôle, du moins, elle le possède et elle en use. Elle peut être faussée par la volonté, égarée par la passion ; elle peut ignorer le vrai et le bien ; mais lorsque le bien se présente à elle dans son absoluité, la vérité dans sa sincérité, il est inévitable que la conscience, consciencieusement interrogée, rende un verdict affirmatif, dût cette sentence n’être pas sanctionnée par le moi lui-même ; dût la volonté opposer à l’exécution de cet impératif prononcé par le sens moral, une fin de non-recevoir.
Et c’est là aussi le rôle assigné à la conscience dans l’Ecriture en présence de cette manifestation de sainteté qui se nomme la révélation chrétienne.
C’est la conscience humaine que Jésus-Christ désignait sous l’image de cet œil de l’âme qui éclaire l’homme tout entier, tant qu’il est ouvert à la pure lumière du ciel, tandis que, obscurci et faussé, il ne servira plus, selon l’ancien adage : Optimi corruptio pessima ! qu’à doubler les ténèbres, en ajoutant celles du dedans à celles du dehors (Matthieu 6.23 ; Luc 11.34-35).
Tout en s’efforçant de mettre constamment en règle avec ce témoin intérieur sa conduite personnelle (Actes 23.1 ; 24.16 ; cf. 1 Pierre 3.16,21), saint Paul n’hésite pas à son tour à en appeler en faveur de l’objet de la prédication chrétienne, traité de folie par les uns, de scandale par les autres, à toute conscience humaine non faussée : συνιστῶντες ἑαυτοὺς πρὸς πᾶσαν συνείδησιν ἀνθρώπων (2 Corinthiens 4.2).
Supposé donc que j’aie reconnu à Jésus-Christ, à la suite d’un consciencieux examen, outre les qualités de sincérité et de véracité qui n’exprimeraient encore que l’accord de la certitude subjective avec la profession, un caractère de moralité et de sainteté suffisamment formé pour impliquer la certitude objective de son témoignage, je me mentirais à moi-même en contestant avec le Maître que je viens de me donner, sur des points de religion et de morale implicitement renfermés dans les limites de mon adhésion initiale. Je m’interdirai tout spécialement de réclamer un nouvel examen touchant les déclarations que Christ a faites sur sa personne et ses origines, si transcendantes qu’elles puissent être.
Le témoignage de Jésus sur lui-même, appuyé sur le caractère de sainteté de sa personne, attesté à toute conscience droite : tel est, selon nous, avons-nous dit déjà, le faîte de l’apologie du christianisme.
On voit que notre méthode apologétique réclame comme sa prémisse indispensable la donnée morale et repose tout entière sur cette base. Quiconque nie soit le caractère moral de Christ et du christianisme, soit l’autorité morale de la conscience, doit dès l’entrée de la route nous fausser compagnie ; mais nous nous adressons avec confiance, à l’exemple de Jésus-Christ, à quiconque aime le bien et croit à la vérité. Nous ajoutons ici que ce n’est pas la quantité des certitudes qui importe. La foi au bien et au vrai, réduite même aux dimensions d’un grain de semence de moutarde ; la pratique, même défectueuse et débutante de la vérité connue et reconnue (Jean 7.17), mais sincère et fidèle, ne peut qu’assurer d’ores et déjà la possession future de la vérité tout entière. A l’inverse de la méthode autoritaire, dont la devise favorite est : Tout ou rien ! et qui m’annonce la ruine totale de mes croyances dès l’apparition de la première brèche, dès la première constatation d’un vide ou d’une lacune, nous répondons à l’ami de la vérité : Tiens ferme ce que tu as, le peu même que tu as ; car à celui qui a, il sera donné, et il aura encore davantage ; et c’est seulement à celui qui n’a rien et qui se complaît dans son indigence ou se glorifie de son doute, que la seule chose qui lui reste, la faculté d’acquérir et de croire, finira par être ôtée.
Le programme d’apologétique que nous traçons ici se rencontre dans ses traits essentiels avec celui que M. G. Godet nous présente dans son étude : Sur quoi repose notre foi ? Lui aussi en appelle à l’impression de sainteté causée par la personne historique de Christ, et qui nous est transmise par les documents que ses premiers témoins nous ont laissés ; c’est, selon lui, la personne historique de Jésus qui est le roc sur lequel s’édifie notre foi :
« Vous avez connu des êtres sur le front desquels se lisaient la noblesse de l’âme, l’élévation des sentiments, la loyauté du caractère, et dont vous n’eussiez pu associer la pensée à rien de bas ou d’impur ; des êtres à la fois forts et tendres, dont le regard inspirait la bonté, dont le sourire répandait la joie, dont la seule présence réchauffait votre cœur ; vers lesquels vous vous sentiez invinciblement attiré, bien qu’en vous comparant à eux, vous vous sentissiez médiocre et mauvais ; leur vertu vous jugeait, leur beauté morale vous subjuguait… C’est une impression analogue et pourtant différente que j’éprouve en présence de Celui qui remplit de son œuvre et de sa parole les pages du Nouveau Testament…
Poser les faits que je viens de rappeler, c’est établir la vérité et la divinité du christianisme tout entierr. »
r – Chrétien évangélique, 1890, n° 11, pages 487 et sq. Le même point de vue a été reproduit et complété dans le Rapport présenté par M. Godet à la conférence œcuménique de l’Alliance évangélique, à Florence, et publié sous le titre : Christ fondement de l’autorité de l’Ecriture. 1891.
Nous aurions seulement voulu que l’auteur relevât plus complètement qu’il ne l’a fait le témoignage rendu par Jésus-Christ à sa personne, comme couronnant d’une certitude définitive cette impression immédiate de sainteté causée en moi par la personne, l’œuvre et la parole de Jésus-Christ.
Le programme que nous venons de nous tracer nous dispense des longues et laborieuses recherches que d’autres ont cru devoir s’imposer dans le domaine de l’histoire des religions, afin de conclure de la comparaison faite entre le christianisme et les manifestations successives de la conscience religieuse de l’humanité, à la supériorité de la religion du Christ sur toutes les autres. Car à supposer qu’on ait possédé d’avance ou réussi à dégager subséquemment un critère authentique et supérieur aux différents termes en présence, nous doutons que dans les deux alternatives précédemment posées, ce travail de comparaison puisse avoir le résultat attendu. Soit en effet qu’on aime à constater, selon l’ancienne apologétique, le contraste absolu entre le christianisme et les religions réputées non révélées, la conclusion tirée, si favorable qu’elle puisse être au christianisme reconnu supérieur à toutes les autres religions, n’ira pas jusqu’à en établir ni le caractère divin, ni le caractère définitif. Que si, au contraire, l’apologiste s’est complu à noter les points d’accord entre le christianisme et les formes religieuses antérieures, nous fournissons à l’adversaire le prétexte de dire que son avènement n’était pas indispensable. Dans le premier cas, il suffirait de la découverte d’une religion nouvelle et non soupçonnée jusqu’ici pour remettre tout de nouveau en question le résultat obtenu, et l’apologiste se verra jusqu’au terme de son enquête à la merci des surprises que peut lui apporter l’histoire comparée des religions. Dans le second, en revanche, la découverte d’une religion reconnue divine et définitive frappera du coup d’inutilité les comparaisons instituées entre elle et les autres.
La première de ces objections est celle que nous ferions au programme suivant d’apologétique tracé par M. l’abbé de Broglie :
« Par cette première vue générale, nous reconnaîtrons que la religion chrétienne, considérée dans son ensemble, et comparée à l’ensemble des autres cultes, est réellement un fait exceptionnel et prééminent. Nous la plaçons hors de pair parmi toutes les autres doctrines.
Nous choisirons ensuite les religions les plus puissantes, les plus pures et les plus élevées, et nous les comparerons au christianisme, mettant en parallèle les traits correspondants, la vie de leurs fondateurs, leurs miracles vrais ou prétendus, la propagation primitive des doctrines, leur stabilité, leur durée et leur influence. Ici encore, il nous sera aisé de montrer que, sur tous ces points, la religion chrétienne est infiniment au-dessus des autres cultes et qu’entre les caractères qui la distinguent et les traits correspondants des autres doctrines, il y a toute la différence qui sépare la réalité de l’apparence, la vérité de l’erreur, les corps solides des fantômess. »
s – L’apologétique chrétienne, page 31.
Dans les articles précités, M. l’abbé de Broglie a bien voulu accorder au programme d’apologétique publié en tête de notre tome III certains éloges dont nous sommes tenté de nous glorifier quelque peu… par imprudence :
« Son seul défaut, écrit-il, est l’abandon non motivé des documents traditionnels les plus anciens. Mais, sauf ce point, tout est régulier dans cette marche : point de cercle vicieux, point de postulat déguisé, point de recours en pratique à une tradition désavouée en principe. La foi selon ce système est bien fondée. On ne croit, suivant cette méthode, qu’après avoir reconnu qu’il faut croire, et on n’accepte la révélation que lorsqu’on a des motifs suffisants pour croire qu’elle vient de Dieu.
La méthode de notre auteur donne une base solide et pour ainsi dire inexpugnable à la controverse contre le rationalisme… »
Ici une citation des Propositions 2, 3, 4 et 5, empruntées à l’apologétique, tome III, pages 1 et 2.
« Il est incontestable, ajoute notre critique, que cette démonstration est solide et logique. Les thèses que nous venons de citer pourraient être adoptées avec fruit par l’apologétique catholiquet. »
t – Voir le Correspondant, n° du 10 octobre 1890, pages 59 et 60.
Eh bien, nous sommes disposé à nous contenter déjà de ces résultats, que notre éminent critique qualifie un peu plus loin d’avantages « relatifs ». Nous nous sentons plus prudent qu’ambitieux. Or en voulant comprendre dans notre opération la tradition ecclésiastique tout entière, ne risquerions-nous pas de compromettre nos premiers acquis ? Et n’est-ce pas une règle élémentaire de tactique de ne pas étendre à l’excès sa ligne de défense ?
Nous croyons être également en position de résoudre et d’écarter l’objection faite par J.-.J. Rousseau, dans la seconde partie de la Profession de foi du Vicaire savoyard, à toute tentative d’apologie du christianisme, et fondée par lui sur l’impossibilité de choisir parmi la multitude des religions celle qui méritera de fixer mon attention la première :
« Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu, ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes et qu’il les punisse de méconnaître, il lui a donné des signes certains et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux, également sensibles à tous les hommes, grands et petits, savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains, sauvages…
Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé ; de quelle immense érudition j’ai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner, peser, confronter les prophéties, les révélations, les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions ! Quelle justesse de critique m’est nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des pièces supposées ; pour comparer les objections aux réponses, les traductions aux originaux ; pour juger de l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières ; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié ; pour lever les contradictions qui restent ; pour juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre eux ; si ces allégations leur ont été connues ; s’ils en ont fait assez de cas pour y répondre ; si les livres étaient assez communs pour que les nôtres leur parvinssent ; si nous avons été d’assez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles qu’ils les avaient faites. »
Il est vrai que s’il faut savoir tout cela pour croire à la vérité, la foi qui sauve restera à jamais le privilège exclusif des critiques et des philologues, et les croyants formeront une aristocratie dans le sein de l’humanité. Or ce caractère seul de la vraie religion suffirait positivement à nous la rendre suspecte. L’auteur poursuit :
« Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet trois. Chacune déteste, maudit (?) les deux autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s’il n’a premièrement bien pesé leurs preuves, bien écouté leurs raisons ? Celle qui n’admet qu’une révélation est la plus ancienne et paraît la plus sûre ; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît la plus conséquente ; celle qui en admet deux et rejette la troisième peut bien être la meilleure ; mais elle a certainement tous les préjugés contre elle ; l’inconséquence saute aux yeuxu. »
u – Emile, Livre IV. Profession de foi du Vicaire savoyard.
Non, répondons-nous au Vicaire savoyard, il ne faut pas tant d’efforts à l’ami de la vérité pour reconnaître la vraie religion. Elle ne saurait être égarée, si elle existe, dans la tourbe des philosophies et des superstitions de l’humanité. Elle ne s’est pas réservée à la perspicacité des critiques et aux curiosités des délicats. Elle ne fut pas une prime offerte à l’élite des intelligences. La vraie religion commence par être une affaire de conscience. Trouvez-moi sur la terre un homme qui ait eu pour lui, de plus que Mahomet, le suffrage de la conscience humaine, et de plus que Moïse et les prophètes hébreux, l’audace de se nommer le Fils de Dieu, et sans poursuivre des recherches désormais sans objet, nous vous dirons que la religion définitive est trouvée.