Comme le travail théologique suppose nécessairement à ses origines l’acquisition de la connaissance chrétienne élémentaire, c’est à ce degré préparatoire que nous considérerons d’abord le rôle de la raison.
La légitimité et la nécessité du rôle de la raison intelligente dès les premières actualisations de la foi résulte déjà de notre définition précédente de l’objet de la révélation chrétienne. Nous avons distingué dans cet objet ce que nous avons appelé l’élément actuel ou effectif, le fait historique du salut qui est en Jésus-Christ, et l’élément verbal, qui est la doctrine relative à ce fait, et sans lequel le miracle divin lui-même n’aurait agi que comme un fait brut et magique sur ma volonté surprise, ou n’eût été qu’une violence faite à mes sens. Jésus-Christ, le Rédempteur, le médecin des âmes, s’est donc appelé en même temps la Parole ; il est venu surtout pour agir et souffrir, mais en même temps il a enseigné, et il a sollicité tout ensemble le cœur et la raison de tous les hommes, la volonté et l’intelligence même des simples.
La foi religieuse et chrétienne ne saurait donc être, chez le plus simple croyant lui-même, une actualisation pure et simple de la volonté, ou seulement une modification inconsciente et irréfléchie du sentiment religieux. La foi qui ne renfermerait aucun élément intellectuel, qui ne serait accompagnée et formée d’aucune idée concevable, ne serait pas concevable non plus comme acte moral. L’inintelligible et l’absurde n’ont jamais pu être objets de croyance et moins encore de certitude morale. Le credo quia absurdum serait coupable autant qu’insensé.
Je distingue donc l’incompréhensible de l’inintelligible. Je puis croire les faits ou les idées qui dépassent mes conceptions, les catégories limitées de mon esprit. Je puis croire le mystère, car le mystère, tout incompréhensible qu’il peut être, n’en offre pas moins une idée définissable à mon esprit, et réductible en pensées. En présence du mystère ou de l’incompréhensible, ma raison, la faculté de mon cerveau se sent confondue, non pas niée. Elle aperçoit deux termes dont la synthèse lui échappe ; elle discerne et considère les deux flancs d’un escarpement dont la cime lui est inaccessible, mais elle ne se voit pas éconduite dès le seuil du sanctuaire pour s’avouer dépassée ; elle se définit à elle-même cette inconnue ; elle conçoit ce mystère comme mystère ; cet incompréhensible répond encore chez elle à un nom et à un son. Mais le mot qui n’éveillerait aucune idée dans mon esprit, la proposition qui exprimerait une contradiction en soi, celle par exemple, que deux et deux valent cinq, serait un être de raison n’existant pas plus pour la foi que pour la science, pour le νοῦς que pour la raison logique. Or je veux bien croire ce qui dépasse mon être, mais le non-être n’existe pas plus pour moi qu’en soi ; je ne saurais admettre sous aucune forme ce qui est absolument amorphe ; reconnaître ce qui n’a de nom dans aucune langue, ni faire une place dans mon intelligence à une quantité subversive de toute intelligence, et qui ne serait que la simple juxtaposition de deux termes exclusifs l’un de l’autre.
Nous n’ignorons pas qu’une certaine école a souvent prétendu nous imposer des antithèses absolues comme articles de foi et sous la catégorie du mystère ; les disciples fidèles de la tradition ont dû répéter à une certaine époque que Dieu tout ensemble veut et ne veut pas le salut de tous les hommes ; que Jésus-Christ avait et n’avait pas la toute-science dans le même moment ; que Dieu tout ensemble haïssait et aimait son Fils sur la croix. Ce n’étaient pas là des mystères, mais de simples impossibilités dont la cause de la foi ne doit point être rendue responsable ; des paralogismes absolus qui ne sont imputables qu’à une théologie, et non pas à la théologie, et moins encore à la révélation chrétienne et scripturaire.
Nous accordons que la limite entre l’intelligible et l’incompréhensible pourra paraître bien fuyante, et sera livrée dans bien des cas aux chances d’une appréciation subjective. A ce péril nous n’avons à opposer en effet que des responsabilités individuelles. Quiconque repoussera l’incompréhensibilité sous le seul prétexte d’inintelligibilité, recevra sa punition méritée dans la privation même de cette vérité tout ensemble intelligible et incompréhensible.
Le rapport entre la toute-science divine et la liberté humaine est-il seulement de l’ordre incompréhensible ou déjà de l’ordre inintelligible ? Dans le premier cas, la science constate ce rapport et les deux termes qui le constituent, et s’efforce, peut-être en vain, de résoudre l’antinomie apparente qu’ils présentent ; dans le second, elle oppose a priori à ce thème de discussion une fin de non recevoir.
Connaître et dénommer le fait intelligible, concevoir le fait incompréhensible comme incompréhensible, et constater le mystère comme mystère, voilà ce que le chrétien le plus ignorant, le plus simple des croyants a dû faire pour accomplir l’acte de la foi, et nous disons que cet acte intellectuel est inhérent à l’acte même de la foi.
C’est là le premier degré de la connaissance religieuse. Voici le second : le chrétien le plus ignorant, le plus simple des croyants s’efforcera, et cela dans l’intérêt même de sa croyance, d’établir certaines relations rationnelles élémentaires entre les diverses données à lui connues de la révélation chrétienne, entre les divers articles de son symbole ; il sera amené à réfléchir sur ces rapports, à les éclairer plus ou moins l’un par l’autre, et à dessiner une première systématisation très incomplète et fragmentaire des doctrines chrétiennes. Tout chrétien, par exemple, et toute prétention scientifique à part, a déjà porté l’effort plus ou moins intense de sa réflexion sur les rapports de l’humanité à la divinité de Jésus-Christ, de l’œuvre de Christ et de celle du Saint-Esprit, sur la relation entre la foi et les œuvres, entre la justification et la sanctification ; il a travaillé à résoudre à part lui et pour son usage personnel ces vieilles antithèses, et il s’est formé sur ces problèmes des opinions plus ou moins distinctes, plus ou moins massives, et qui ne resteront pas sans influence sur sa pratique morale.
Mais, déjà au degré où nous sommes arrivés, il y a lieu de faire un départ entre l’élément rationnel et l’élément moral de la connaissance chrétienne, entre les deux intérêts intellectuel et pratique, en ce que même à cette phase élémentaire, les progrès de la connaissance ne correspondent plus exactement et nécessairement à ceux de la croyance vivante, de la vie morale. Ici apparaît déjà le mystère de la liberté attaché au fait de la volonté humaine, qui comporte que l’action, tout en étant dirigée ou influencée par la connaissance, n’est pas déterminée par elle.
Jusqu’ici, avons-nous dit, nous n’avons pas encore quitté le domaine de la connaissance chrétienne élémentaire, et nous avons déjà pu marquer à deux degrés successifs le rôle important que remplit la raison intelligente dans la formation et l’entretien de la foi. Mais à quel point, demandons-nous maintenant, la science théologique proprement dite se détache-t-elle de cette connaissance religieuse et chrétienne que j’appellerai laïque ? Cette question est sans doute difficile à résoudre. Il y a, nous venons de le montrer, un théologien chez tout chrétien, comme il devrait y avoir un chrétien et un croyant vivant chez tout théologien. Nous disons de même qu’il y a un physicien chez tout observateur de la nature, mais il est certain qu’en histoire naturelle, la délimitation des castes est beaucoup plus rigoureuse qu’en religion, et fort heureusement. Cela tient à ce que la religion est, de l’aveu tacite de tout le monde, l’affaire de tous, et obligatoire pour tous, savants et ignorants, mineurs et adultes, et il n’est en effet pas d’enfant qui n’ait essayé déjà sa jeune intelligence aux plus hauts problèmes de la théologie et de la métaphysique, avant de s’être demandé quelle est la distance de la terre au soleil.
La distinction que nous allons faire entre la science théologique qualifiée comme telle et la connaissance chrétienne, laïque et populaire, restera donc une question de degré, et la limite tracée entre l’une et l’autre paraîtra sur bien des points passablement flottante, selon le classement fait dans chaque époque des doctrines réputées fondamentales.
Quant au premier procédé de la méthode scientifique, que nous avons qualifié d’empirique, et qui consiste dans l’acquisition de la connaissance des faits, il est incontestable que cette connaissance doit être beaucoup plus étendue, exacte et féconde chez le théologien que chez le simple laïque. C’est dire qu’il doit faire des Saintes-Ecritures une étude spécialement exégétique, et qu’il doit s’être enquis d’une manière spéciale aussi et complète des faits historiques qui ont précédé, accompagné et suivi jusqu’à aujourd’hui l’avènement de Jésus-Christ sur la terre. Or il est évident que le rôle déjà défini de la foi dans cette première opération suppose, comme ses auxiliaires, une série d’efforts intellectuels, intenses et répétés, motivés en particulier par les incessantes difficultés de l’interprétation des textes scripturaires, ainsi que par les problèmes ardus posés à tout propos dans l’histoire de la pensée et de la vie chrétiennes.
Dans nos déterminations ultérieures, se rapportant aux disciplines théologiques particulières, nous remplacerons le qualificatif empirique, désignant le premier procédé scientifique, par le terme plus défini et plus spécial : analytique.
La seconde opération appelée par la méthode scientifique après l’investigation, la constatation et l’acquisition des faits, est soumise au procédé synthétique, dont le but est la systématisation de ces faits. Ici encore, ici surtout peut-être, reparaît le rôle nécessaire de la raison dans l’accomplissement du travail théologique.
Tout d’abord le Christianisme, fait surnaturel sans doute, mais en même temps événement historique réalisé à une certaine époque et dans un certain milieu, a présenté un revers humain et naturel de cette essence divine et surnaturelle. La science impartiale a constaté des points de contact et des analogies entre le Christianisme et la nature générale, la nature humaine en particulier. Vinet a prononcé là-dessus une bien belle parole : « Le homo sum que la poésie antique avait mis dans la bouche de l’homme, l’Evangile l’a mis dans la bouche de Dieu ! »
La constatation de ces rapports généraux entre le Christianisme et les autres éléments de la vie dans le sein de la nature ou de l’humanité, plus ou moins indifférente au laïque, doit intéresser directement le théologien, surtout dans l’histoire du royaume de Dieu et dans l’apologétique ; et sans réduire toute l’histoire et toute l’apologétique à la constatation de ces rapports, il fera bien de leur assigner leur place et leur valeur légitimes dans le système chrétien.
Mais il y a plus : la synthèse, une synthèse conforme d’ailleurs à la nature du fait chrétien qui est l’objet de la théologie, peut et doit être cherchée dans le sein de la donnée chrétienne elle-même, entre les éléments dont elle se compose et qu’elle-même nous fournit.
Tout en s’opposant en effet à la sagesse du monde comme un scandale doublé d’une folie, le Christianisme sollicite, avons-nous dit déjà, l’effort d’une science plus haute réservée aux parfaits (1Cor.2.6), dans l’enceinte même de ses mystères (1Cor.2.7), mais dont les prémisses et les données sont puisées toutes ensemble dans la révélation. Et au fond, lorsque le Christianisme s’intitule folie, nous ne saurions voir dans ce paradoxe que l’ironie transcendante d’une raison supérieure à toute raison d’ici-bas. En réalité, la révélation chrétienne se présente à nous, elle aussi, comme un système de faits et de pensées d’ordre particulier, comme la réalisation bien ordonnée d’un plan éternel, dont chaque partie est à sa place rationnelle, où rien n’apparaît comme imprévu pour être abandonné au hasard, et où les accidents, même les plus capricieux, de la liberté créée, sont ramenés, sans contrainte et à travers toutes les oscillations, dans la ligne normale qui tend à la fin unique posée par la volonté souveraine. Chercher cette lin, ce τέλος, cette cause finale de tous les faits historiques qui se rattachent à l’événement que nous appelons le Christianisme, cette σοφίαν supérieure du θέλημα τοῦ θεοῦ et y rapporter tous les éléments dont se compose la donnée chrétienne, rapporter tous les faits particuliers à la fois au τέλος et les uns aux autres, retrouver, disons-nous, et suivre les normes de cette logique supérieure, mais non contradictoire à toute logique humaine normale, tel sera le second rôle principal de la raison dans le travail théologique, qui se réalisera dans les branches réunies pour cette raison même, sous la dénomination de Théologie systématique. A cet effet, il est incontestable qu’une forte culture philosophique et l’exercice de cette force essentiellement intellectuelle que l’on nomme la faculté de généralisation, sont indispensables.
L’expérience et une expérience très fréquente prouve en même temps que la connaissance systématique du contenu de l’Evangile, la vision générale du fait a une influence rétroactive considérable sur la connaissance même des détails, qui cesse par là d’être littérale, étroite, anxieuse ou méticuleuse, telle qu’elle risque de rester au degré de la simple connaissance des faits, pour devenir vraiment libre et maîtresse de l’objet, sans perdre rien pour cela de sa fidélité et de son exactitude. Il n’est même pas possible de connaître pertinemment le détail sans avoir acquis la connaissance de l’ensemble, et il y a en théologie, comme en toute science, action et réaction incessantes de la notion particulière à la synthèse, et de celle-ci à son tour à l’analyse du fait particulier. La théologie sera dans l’ordre du salut, comme toute science et comme la philosophie elle-même dans son ordre, la double réponse au Quoi et au Pourquoi ; et sous ce dernier rapport, et à l’instar de la philosophie, elle recherche non pas la raison étiologique des faits, comme les sciences de la nature, mais leur raison téléologique.
Le rôle de l’hypothèse, dans l’étude synthétique du fait chrétien, sera indiqué dans le deuxième article.
Jamais peut-être autant que dans ces dernières années, et sous l’influence même des mouvements religieux qui se sont succédé sur le sol de nos églises, et dont nous ne saurions méconnaître la valeur sans mettre en suspicion l’œuvre même de l’Esprit, la science théologique n’a eu à lutter avec des préventions aussi prononcées et menaçant de dégénérer en hostilité déclarée. Le scepticisme à l’endroit de la théologie rivalise avec ce qu’on a appelé le scepticisme ecclésiastique, ou plutôt ces deux formes tendent à s’associer dans lus mêmes esprits. On oppose avec affectation la puissance de l’Esprit qui réveille et convertit les âmes, à la stérilité de la science théologique et de sa fille la prédication, et l’on n’est pas loin de rendre les études que l’Eglise impose encore à ses futurs conducteurs, responsables de l’indifférence trop réelle des masses à l’égard de l’Evangile. Il semble dans bien des milieux que tout effort de raison fait pour prêter une formule à l’objet de la foi, et pour rattacher logiquement ces formules entre elles, soit du Malin, soit exclusif de l’esprit de foi et de consécration, et doive nécessairement éloigner l’âme de la vérité divine. C’est ainsi que la théologie d’aujourd’hui paie pour les erreurs et les méfaits passés et pour ceux d’un certain nombre de ses représentants actuels, et les torts qu’elle a eus et qu’elle a encore ont fini par recouvrir ses services. Il nous semble cependant que l’expérience même des dernières années, et la vue des étroitesses et des insuffisances attachées à des mouvements religieux livrés parfois aux interprétations les plus fantastiques de l’Ecriture sainte et aux pratiques les plus extravagantes, eussent dû servir à relever la théologie du discrédit où on l’a dit tombée ; et il devrait suffire de nommer la saine théologie, qui n’est pas autre chose que l’étude fidèle et complète de la Parole de Dieu, pour dissiper des malentendus dont la cause bien entendue de la foi et de la vie chrétienne est bien innocente.
Les opérations successives que nous venons d’énumérer, depuis le degré élémentaire où l’intelligence conçoit et nomme l’objet de la foi jusqu’au degré supérieur qui est celui de la synthèse et de la systématisation, exigent, cela est incontestable, un déploiement constant et croissant des facultés et des ressources de l’intelligence. Mais si la faculté rationnelle ne se distrait jamais de la faculté morale, si la raison emprunte constamment à la foi les données qu’elle emploie et les trésors qu’elle administre, il reste vrai que la proportion entre la part de l’intelligence pure et celle du cœur et de la volonté dans la croyance morale est incessamment variable, et reste soumise aux conditions d’existence de la liberté de la créature.