Les événements prodigieux qui ont occupé la scène politique dans le commencement du siècle, s’accomplirent, en Allemagne du moins, simultanément avec un mouvement correspondant dans l’ordre scientifique et religieux. Jamais peut-être les deux anciennes rivales, la philosophie et la théologie, n’ont pris un essor aussi puissant qu’à l’époque marquée par les Schelling, les Hegel et les Schleiermacher, qui même réussirent pour un temps à reculer le nom et l’influence de Kant, redevenus dominants aujourd’hui. Jamais peut-être aussi ces deux puissances intellectuelles n’échangèrent autant d’actions et de réactions réciproques, dont la théologie d’ailleurs ne fut pas sans profiter.
Le christianisme si dédaigné et si odieusement travesti dans la période précédente, soit en France, soit en Allemagne, s’est imposé de nouveau aux intelligences et aux consciences comme une quantité historique, digne de considération, quelle que soit l’attitude qu’on prenne à son égard. Le déisme rationaliste du XVIIIe siècle s’était efforcé d’évincer toute religion positive et le christianisme en particulier du domaine de l’histoire ; il ne pouvait le faire qu’en le réduisant, d’accord avec ses défenseurs mêmes, aux proportions d’un composé de vérités et de doctrines plus ou moins transcendantes à la raison humaine. Le déisme, si complètement abandonné aujourd’hui, ignorait ou niait qu’une puissance de vie fût procédée de Jésus-Christ et eût traversé tous les siècles de l’histoire. Le panthéisme moderne depuis Hegel ne fait plus difficulté d’accepter le christianisme comme terme historique, et de lui accorder même, comme à toute autre phase de l’histoire, son droit relatif dans la série des évolutions, le droit d’être ou plutôt d’avoir été. Le panthéisme ne nie plus le surnaturel ; il le confond avec la nature. Le déisme excluait le christianisme ; l’hégélianisme le comprend et l’absorbe.
Comme les trois grands maîtres de ce siècle (ἄρχοντες τοῦ αἰωνος τούτου), tour à tour ou tout à la fois néfastes et bienfaisants, ont été Hegel, Schleiermacher et, à l’époque actuelle, Kant, nous chercherons à suivie successivement les traces simples ou complexes de leur action ainsi que des réactions qu’ils ont provoquées dans le mouvement de la théologie moderne ; et nous commencerons par celle de ces trois influences qui, la plus excentrique d’ailleurs, et la plus hétérogène à l’essence chrétienne, s’est épuisée la première.
Hegel considéra la religion comme le devenir objectif de l’esprit infini dans l’esprit fini. Dans la religion cependant, la vérité n’apparaît que sous la forme de la représentation ; dans la philosophie, comme l’idée absolue se ressaisissant absolument elle-même.
Dans la série ascendante des formes religieuses, Hegel tenait les religions populaires pour les termes nécessaires de l’idée dans son évolution indéfinie. Il plaçait les religions naturalistes, où le fini et l’infini ne s’opposent point encore l’un à l’autre, au bas degré ; à un degré supérieur, la religion de l’Ancien Testament, comme représentant cette antithèse ; au-dessus d’elle, le paganisme gréco-romain, comme réalisant une synthèse imparfaite encore des termes opposés ; au degré supérieur enfin, se plaçait le christianisme comme la religion absolue, qui n’était dépassée que par la philosophie de l’identité de l’idée et du fait.
L’école hégélienne se partagea, en regard du christianisme, en gauche et en droite. Celle-ci eut la prétention, qui parut un moment justifiée par le succès, de reconquérir les dogmes ecclésiastiques par la spéculation, et elle appliqua aux données bibliques le rythme hégélien de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse, mais sans réussir à enfanter autre chose, comme nous allons le voir, que de sinistres contrefaçons des réalités chrétiennes.
Les deux principaux représentants de la droite hégélienne dans la théologie, furent Daub et Marheinecke.
Daub († 1836), qui refléta tour à tour dans ses ouvrages les conceptions philosophiques qui s’étaient succédé de Kant à Hegel, devenant, disait-on, de l’un à l’autre, toujours plus profond et moins clair, laissa un System der christlichen Dogmatik, publié en 1841, où il considéra, à la suite du maître, les différents dogmes ecclésiastiques comme les expressions nécessaires de la pensée religieuse dans ses évolutions successives.
Marheinecke de même († 1846), partant de la prémisse hégélienne que le savoir rationnel est identique à l’être, désigne la conscience de Dieu, dans laquelle toute conscience d’homme s’achève, comme l’être de Dieu en nous (Dogmatique, troisième édition, posthume, 1847).
La dogmatique ecclésiastique est considérée ici comme la conscience spéculative du dogme de la Trinité, dans lequel sont contenus tous les autres. Les différences renfermées dans ce dogme marquent les subdivisions de l’histoire de la pensée chrétienne. Ce sont : a) La doctrine de Dieu dans son immédiateté, telle que la foi la conçoit, et avant que les distinctions du Père, du Fils et du Saint-Esprit, latentes déjà dans la foi de l’Eglise, se soient formulées. C’est la période des trois premiers siècles. L’évolution scientifique s’effectue en ce que l’esprit devient conscient de la différence en Dieu du Père et du Fils, et suscite les antithèses successives de l’arianisme et du sabellianisme, du nestaurianisme et de l’eutychianisme. Ces différences se résolvent à leur tour dans le dogme de l’Esprit conçu comme synthèse du Père et du Fils, et renfermant les doctrines de la grâce et de la liberté, des sacrements et du Royaume de Dieu.
Dans le rythme hégélien interprété par Marheinecke, c’est donc le Saint-Esprit qui représente le terme de l’évolution trinitaire, tandis que dans la révélation scripturaire, comme nous l’exposerons, le troisième terme est au contraire subordonné aux deux autres.
L’idéalisme avait accompli lui-même son évolution dans le sein de la théologie. C’était la résolution absolue des personnes et des faits essentiels du christianisme dans l’idée abstraite. C’était, sous prétexte de haute spéculation, la négation absolue de ces personnes et de ces faits.
D. Strauss († 1874), représentant de la gauche hégélienne, rendit à la cause du christianisme le service de rompre avec éclat cette alliance hybride entre la théologie chrétienne et la philosophie hégélienne ; et, dans sa dogmatique qu’il persista cependant à intituler : Christliche Glaubenslehre (1840) — et qui ressemble, a-t-on dit, à une dogmatique chrétienne comme un cimetière ressemble à une ville — plus ouvertement encore, dans un de ses derniers ouvrages : Der alte und neue Glaube, il dénonça l’incompatibilité absolue du postulat de la conscience moderne, qui réclame l’immanence, avec toute donnée chrétienne.
La prémisse première en effet du système de Strauss et de tout panthéisme, est que l’idée absolue ne saurait se réaliser parfaitement en un seul moment ni dans un seul individu ; que la perfection est incompatible avec la détermination. La donnée fondamentale du christianisme est au contraire la réalisation parfaite et définitive de l’idée dans la personne et dans l’œuvre de Christ.
Baur et son école (la nouvelle école de Tubingue), ont également appliqué le principe hégélien à la critique historique. Cette école n’a pas produit de dogmatique ou d’ouvrage intitulé de ce nom ; mais elle a soumis l’histoire tout entière de l’Eglise et en particulier de ses dogmes, comme Marheinecke l’avait déjà fait, et, cette fois-ci, dans une intention subversive, à la loi de la conciliation des contraires : le judaïsme et le paganisme d’abord, le judéo-christianisme et le paulinisme, le catholicisme et le protestantisme. Le fait chrétien se dissout dans l’évolution de ces diverses antithèses, pour ne laisser à l’origine de ces mouvements si puissants, de ces luttes si ardentes, qu’un protoplasme amorphe et insaisissable. C’est là l’irrémédiable contradiction inhérente à tout système transformiste qui fait sortir le plus du moins, et que l’on a heureusement traduite par cette formule ironique et sensée : Il arriva que rien n’arriva !
Les derniers représentants de l’hégélianisme dans le sein de la théologie sont : Biedermann († 1884), auteur d’une soi-disant Christliche Dogmatik (deuxième édition, posthume), où la personnalité divine et la survivance de l’âme humaine sont sacrifiées ; et Pfleiderer, qui, outre ses travaux sur l’histoire des religions, a publié une dogmatique intitulée : Grundriss der christl. Glaubens und Sittenlehre (1880 ; deuxième édition, 1882).
Mais, en persistant à accoler l’épithète « chrétienne » aux titres de leurs ouvrages, les représentants extrêmes de la théologie négative ne donnent-ils pas à penser qu’ils n’ont pas encore entièrement acquis le courage de leurs opinions ?
La méthode purement dialectique et aprioristique, héritée de Hegel, a été formulée à nouveau par Rothe dans les Prolégomènes de son Ethique, et appliquée, pour autant qu’elle est applicable, à son système dualiste et théosophique.
A côté du courant hégélien et idéaliste dont nous pouvons suivre la trace jusqu’à l’époque récente, et qui n’a pu apporter à l’œuvre de la théologie moderne que des secours trompeurs et des affinités funestes, nous distinguons le vaste mouvement intellectuel issu de Schleiermacher, qui présente au contraire un singulier mélange de bien et de mal, de vérité et d’erreurs, d’influences vivifiantes et délétères, toutes renfermées d’ailleurs déjà dans la pensée du maître lui-même. L’opposition du mysticisme dérivé de Schleiermacher et de l’idéalisme hégélien, ainsi que leurs accointances momentanées, caractérisent pour une grande part le mouvement philosophique et théologique dans la période moderne.
La réaction dont Schleiermacher a été le puissant promoteur, s’opposa à la conception à la fois intellectualiste et formaliste ou ritualiste de la religion, qui consistait à la décomposer en un savoir et en un faire, c’est-à-dire en deux éléments à la fois extrinsèques au moi et hétérogènes l’un à l’autre. Schleiermacher voulut ramener la religion du dehors au dedans de l’homme, en la définissant comme une force et une vie qui, dans le christianisme, sont découlés de la personne et de l’œuvre de Christ. Cette conception nouvelle du rôle de la religion et le rang assigné à la personne de Christ au centre de la religion chrétienne, sont les deux conquêtes bienfaisantes de Schleiermacher, qui ont vivifié la pensée moderne jusqu’à aujourd’hui. Les erreurs capitales du système, dérivées d’ailleurs l’une de l’autre, sont le subjectivisme et le déterminisme. Le déterminisme hégélien dissolvait l’être individuel dans les évolutions de l’idée universelle. Schleiermacher a fait au contraire des états du moi la mesure du non moi. La conscience du fait est mise à la place du fait lui-même, et l’existence du moi lui-même se trouve réduite à un état de sentiment. Dans le premier de ces systèmes, la liberté est résolue dans l’idée ; chez Schleiermacher, dans la sensation. La religion, définie comme le sentiment d’absolue dépendance du moi fini à l’égard de l’être infini qui le limite de toutes parts, rendue par là même indifférente à toute notion déterminée de l’objet comme à toute réaction du moi contre le non moi, est convertie en un fait de nature physique, se réalisant dans le contraste du plaisir et de la douleur. Le péché et la rédemption sont à leur tour des déterminations opposées, mais également nécessaires de la conscience du moi, affectée dans un cas des limites attachées à la nature finie, et dans l’autre affranchie de ces limites.
C’est ainsi que le rapport du fini à l’infini, du sujet à l’objet, de la réalité à la norme, du fait à l’idée, est resté un problème irrésolu dans le système de Schleiermacher comme dans tout mysticisme où les états subjectifs de sentiment sont identifiés avec la réalité objective. C’est en conséquence de ces prémisses que la dogmatique, au lieu d’être définie comme l’exposé de la révélation chrétienne primitive, n’était conçue que comme une description de la conscience chrétienne s’exprimant dans les dogmes ecclésiastiques. La dogmatique, comme l’exégèse elle-même, sont devenues chez Schleiermacher des compartiments de l’histoire ecclésiastique.
La pensée de Schleiermacher ne se dégagea que lentement de la possession panthéiste, depuis les Discours sur la religion (1799) et les Monologues (1800), jusqu’à la dogmatique : Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der eu. Kirche (1821-1830), qui marqua les progrès faits dans le sens de la donnée chrétienne et scripturaire, sans que toutefois l’auteur ait jamais réussi à rompre le charme du déterminisme. Dans la conscience de Christ, source originelle de la conscience chrétienne, s’est accomplie l’union parfaite de l’humain et du divin. Si Schleiermacher s’est refusé à admettre la préexistence personnelle de Christ comme Fils de Dieu et la filiation ontologique du Fils au Père, il a fait tort d’un autre côté à l’humanité de sa nature en la définissant comme physiquement sainte et soustraite, par son union avec Dieu, non seulement à la loi du péché, mais à toute chance de chute. Mais, dès maintenant du moins, une personne vivante était présentée, au lieu d’un dogme, à la foi des chrétiens.
L’école de Schleiermacher, comme celle de Hegel, compta une gauche et une droite. La définition générale du christianisme comme étant une vie était susceptible en effet d’interprétations opposées, selon que l’on confondait dans cette notion le naturel et le surnaturel, l’humain et le divin, ou que, revenant au théisme qui allie l’immanence de Dieu dans le monde avec la transcendance divine au-dessus du monde, on opérait la distinction de la vie divine et surnaturelle et de la vie naturelle et créaturale, la première se communiquant à l’autre sans se confondre avec elle.
L’avenir devait montrer également si l’élément doctrinal du christianisme, qui, sans en être l’essence, en constitue un facteur auxiliaire indispensable, allait être supprimé ou amoindri, si l’idée serait identifiée avec le fait, la doctrine absorbée dans la « vie ».
Nous ne nous étonnerons donc pas que l’extrême gauche de Schleiermacher ait promptement fait alliance avec l’hégélianisme pour constituer la forme moderne du panthéisme. L’hégélianisme a apporté dans l’œuvre commune son schématisme imposant, son rythme sonore, les évolutions de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse dont la conscience moderne se sert pour dissoudre tous les contrastes et tous les contraires : le bien et le mal, le vrai et le faux, dans l’universel relatif ; et le second collaborateur a jeté dans ce moule vide et sombre la mixture sentimentale, la religiosité émue qui permet au panthéisme contemporain de tromper les aspirations les plus intimes et les plus profondes de l’âme humaine en quête d’idéal, de beauté et de sainteté.
Nous distinguerons cinq courants principaux de pensée dans l’élaboration de la dogmatique actuelle, et nous les désignons comme suit :
- La tendance positive libérale ;
- La tendance confessionnelle, luthérienne ou réformée ;
- La tendance critique, représentée par la gauche théologique, qui répudie en matière religieuse et morale toute autorité supérieure à la raison, au sentiment ou à la conscience individuelle ;
- La tendance biblique, dont Beck fut naguère le principal représentant, opposée à la fois au confessionnalisme des uns et au criticisme des autres, et reconnaissant l’Ecriture sainte comme source suffisante et norme unique de la connaissance chrétienne ;
- La tendance positiviste actuelle, opposée à l’apriorisme et au mysticisme, qui allie au subjectivisme de Schleiermacher le criticisme de Kant.