L’activité de Christ en Galilée. Le discours à Nazareth. — Seconde visite à Nazareth. — Coordination des œuvres de Christ sans égard à leur succession chronologique. — La signification des miracles du Seigneur. — Conditions de son action miraculeuse : il supporte la faiblesse des hommes et réveille leur foi. — Degrés de la foi ; le centenier de Capernaüm ; le malade de Béthesda. — Moyens extérieurs employés par le Seigneur : la femme malade d’une perte de sang. Le sourd-muet et l’aveugle recouvrant la vue par degrés. — Le pardon des péchés envisagé comme but de la guérison. — Le paralytique. — L’aveugle-né. — Les dix lépreux. — Les morts rappelés à la vie. — Les possédés. — Ce qu’en dit Josèphe. — Distinction entre la possession et l’esclavage du péché. — Les Gadaréniens.
L’activité du Seigneur en Judée fut interrompue lorsque l’hostilité des pharisiens l’obligea à se retirer en Galilée. Il lui importait de ne pas provoquer cette haine avant le temps, car il ne voulait pas tenter Dieu. Il ne fut pas inquiété par Hérode, dans le territoire duquel il reprit la même prédication de la repentance. Jésus ne reprenait pas directement le péché de ce prince, et le méchant n’a pas toujours autant de courage pour un second forfait que pour le premier. Au surplus, il paraît que ce n’est que plus tard, après la décapitation de Jean-Baptiste, qu’Hérode fit attention à Jésus ; sans cela il ne se serait pas imaginé que ce dernier pouvait être Jean ressuscité.
C’est à bon droit que Matthieu vit un remarquable accomplissement d’une prophétie d’Esaïe dans le fait qu’une contrée méprisée, plus exposée aux influences de son voisinage païen qu’à celles de la capitale, devint le théâtre de l’activité de Jésus-Christ ; que ce fut cette Galilée, dont le nom signifie le cercle des gentils, qui reçut et accepta la première la prédication suivie du salut. Le peuple, assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière, et une lumière s’est levée sur ceux qui étaient assis dans l’ombre de la mort. C’est dans ce peuple inculte de la Galilée, éloigné de l’influence corruptrice de la civilisation et libre du joug de l’orgueil clérical, peuple qu’il fallait traiter avec une sage réserve, à cause de sa tendance à se révolter, c’est là que le Seigneur trouva un cercle d’adhérents, et qu’après sa résurrection il rassembla un assez grand nombre de disciples, qui croyaient en lui.
Mais ce ne fut pas Nazareth qu’il choisit pour sa demeure. Il avait essayé, en prêchant sur le meilleur texte que son Père lui avait donné, de se présenter aux habitants de Nazareth comme le vrai prophète, comme l’oint de Dieu, venu pour annoncer l’année favorable du Seigneur. Mais ils étouffèrent l’admiration que leur inspiraient ses paroles pleines de grâce par leur critique bornée de sa descendance humaine : n’est-ce pas là le fils de Joseph ? et par une susceptibilité encore plus bornée à l’occasion des miracles qu’il avait opérés de préférence à Capernaüm. C’est des seuls miracles de Capernaüm que leur jalousie prend ombrage, signe évident que nous sommes au temps de son début. Jésus avertit ses compatriotes insensés de ne pas repousser le salut, comme le firent les contemporains d’Elie et d’Elisée. Mais lorsqu’ils se virent ainsi comparés aux rebelles des temps passés et l’entendirent se comparer lui-même aux grands prophètes, leur irritation fut à son comble. Ils récompensèrent son fidèle avertissement et confirmèrent, sans le vouloir, son jugement par cette tentative de meurtre, à laquelle il n’échappa que par la majesté qui rayonnait de sa personne. C’est alors qu’il se fixa à Capernaüm, au nord-ouest du lac de Génézareth ; ce fut là sa ville, le centre de ses pérégrinations (Matthieu 9.1).
Matthieu (ch. 13) et Marc (ch. 6) nous parlent plus tard d’une autre visite du Seigneur à Nazareth, que nous faisons mieux de distinguer de celle dont parle Luc (ch. 4), que de la réunir avec elle. Non seulement le temps, mais aussi les discours et l’issue nous montrent un progrès en comparaison de la première fois. Cette fois, Jésus vient à Nazareth avec ses disciples du milieu de la plénitude de son activité, et les Nazaréens sont contraints de reconnaître non seulement sa sagesse, mais aussi les miracles opérés par lui en tous lieux, bien que chez eux il n’en puisse faire que peu à cause de leur incrédulité. Mais, encore une fois, ils se retranchent derrière le préjugé opiniâtre à l’endroit de sa famille. Cette fois, ils lui opposent même ses frères, qui ne croient pas en lui. C’est ainsi que leur incrédulité bornée répète, avec une opiniâtreté qui veut à toute force avoir raison, ces grands mots par le moyen desquels les incrédules ont coutume d’écarter les questions. Il est vrai que cette fois ils ne vont pas jusqu’à vouloir le mettre à mort, mais d’autant plus déplorable est leur stupidité, qui ne se laisse pas vaincre par l’admiration générale que le Seigneur a inspirée par ses œuvres et par ses discours. Aussi s’étonne-t-il de leur incrédulité comme il s’était étonné de la grande foi du centenier païen. C’est pour cela aussi que le jugement du Seigneur est plus sévère que la première fois. S’il avait dit alors : « Nul prophète n’est reçu dans sa patrie » (Luc 9.24), il dit maintenant : « Un prophète n’est méprisé que dans son pays, parmi ses parents et ceux de sa famille » (Marc 6.4). Le prophète aussi a son côté de vulgarité domestique, ou même ses faiblesses répréhensibles, qui sont surtout connues de son entourage ; mais en Jésus, il n’y a aucune de ces infirmités qui expliquent pourquoi il trouva moins de foi dans sa patrie qu’ailleurs ; ce n’est que l’humilité de sa forme de serviteur qui lui vaut le même lot de mépris. Mais l’opprobre en retombe sur cette race insensée, qui ne réfléchit pas à quel point elle se déshonore elle-même par ce jugement : rien de grand ne peut venir du milieu de nous ! Par contre, c’est une preuve de la patiente fidélité du Seigneur, de ce qu’après ce premier essai il ne désespère pas encore de sa patrie, qui a de si grands torts envers lui ; même cette tentative de meurtre, moins opiniâtre que celle des sacrificateurs de Jérusalem, ne l’empêcha pas de visiter encore une fois Nazareth.
En considérant dans ces détails l’activité du Seigneur en Galilée, nous ne nous attacherons point à la succession chronologique des faits, mais au contraire nous adopterons ici une autre manière de procéder. Il sera en effet plus profitable de réunir d’abord les actes et puis les discours du Seigneur, d’après leur relation intérieure.
Nous commençons par les actes pour nous élever ensuite aux paroles. Les actes parlent ; ils sont un langage de ce Dieu qui accomplit ce qu’il dit ; d’un autre côté ses paroles sont des actes et des puissances de vie. Il y a chez le Seigneur un lien intime entre les paroles et les actes, comme nous le voyons par la réponse faite aux messagers de Jean-Baptiste : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont nettoyés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et l’Evangile est annoncé aux pauvres. C’est de la même, manière que Matthieu, quand il fait suivre le sermon sur la montagne d’un groupe de miracles (Matthieu 8.9), place au milieu d’eux la vocation du péager, de ce malade qui était heureux du médecin que les forts méprisaient, et qui devient un exemple de la délivrance du péché sans le secours d’une guérison corporelle. C’est qu’en effet la parole qui sauve l’âme est sur la même ligne que le miracle qui guérit le corps. Attachons-nous toutefois aujourd’hui aux miracles dans le sens restreint du mot.
Nous avons commencé par nous appuyer, dans notre quatrième leçon, sur le miracle par excellence qui est la résurrection de Jésus-Christ. Par là le miracle de la personne complètement divine en même temps que parfaitement humaine du Seigneur est tellement mis en évidence que, placés dans ce centre, nous sommes simplement conséquents en recevant, telles qu’elles nous sont données, les manifestations merveilleuses de la gloire de cette personne miraculeuse, en y voyant les effets d’un ordre supérieur et divin, s’abaissant jusqu’à nous pour restaurer et pour glorifier notre vie déchue. Une préparation à cette vie du Seigneur remplie de miracles se montre à nous dans les actes divins accomplis par les prophètes ; sa gloire royale agit pareillement dans le pouvoir miraculeux dont il dota les apôtres aux jour de sa chair, et qui par eux rayonna aussi dans les Eglises du monde païen. C’est ainsi que Paul écrit aux Corinthiens (2 Corinthiens 12.12) : « Les preuves de mon apostolat ont éclaté parmi vous par une patience à toute épreuve, par des prodiges, par des merveilles et par des miracles. » Quant au Seigneur lui-même, les moqueurs assemblés sous sa croix lui rendirent, sans le vouloir, ce témoignage : « Il a secouru les autres et il ne peut se sauver lui-même. » Pareillement cette odieuse accusation : « Il chasse les démons par le prince des démons, » prouve que les Juifs pouvaient bien calomnier, mais non pas nier les guérisons de démoniaques opérées par le Seigneur.
Si le prédicateur de la repentance pouvait puissamment impressionner les hommes, tout en ne faisant pas de miracles, le Seigneur ne pouvait être reconnu comme Messie qu’à la condition d’accomplir ces actes de puissance salutaire, qui sont au-dessus du pouvoir et de la science des hommes. Lui-même attache de l’importance à ces actes : « Si vous ne croyez pas à mes paroles, croyez au moins à mes œuvres » (Jean 10.38). Sans doute il reprend ceux qui dans leur incrédulité lui demandent un miracle du ciel, en leur disant : Il ne sera pas donné de miracle à cette race méchante et adultère (Marc 8.12) ; quoi que je fasse, c’est à leurs yeux comme si je ne faisais rien ; aussi ne ferai-je pas ce qu’ils demandent. Il agit de la même manière à l’égard de ceux qui dans leur désir charnel demandent à se remplir le ventre d’un pain miraculeux (Jean 6.26) ; il refuse aux inconvertis un secours magique ; et quand un père angoissé ne lui demande que la guérison de son enfant, sans se soucier du renouvellement du cœur, il commence par lui faire une blessure salutaire, en blâmant cette foi qui demande à voir des signes et des miracles. Malgré cela, ce même Sauveur fait des signes et des miracles en grand nombre, et il blâme avec autant de sévérité ceux qui dans leur esprit charnel méprisent les miracles que ceux qui, dans ce même esprit, les recherchent. Aussi reproche-t-il fortement à ses contemporains de faire si peu attention à ces signes, et d’être si insensibles à l’endroit de ses œuvres, qu’il accomplit au nom de son Père, et qui lui rendent un si puissant témoignage (Jean 10.25). Il crie : Malheur à toi, Corazin, Bethsaïda, Capernaüm ! Il déclare que Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement au jour du jugement, parce qu’à la vue de telles œuvres, ces villes se seraient repenties en prenant le sac et la cendre. Il va jusqu’à dire que Sodome subsisterait encore ! Par contre, il prononce ce jugement contre ses contemporains : Si je n’avais pas fait au milieu d’eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient point de péché ; mais maintenant ils les ont vues, et malgré cela ils nous haïssent, moi et mon Père. (Jean 15.24).
C’est donc une haine contre Dieu et ce qui est divin, qui est la cause première du mépris des miracles du Christ. C’est qu’en effet ses œuvres sont une manifestation de lui-même, que ceux-là seuls méconnaissent, qui veulent la méconnaître. Ce ne sont pas les effets ambigus d’une puissance impure mais au contraire un témoignage que la vie pure rend d’elle-même, alors que dans sa gloire primitive elle vient pour restaurer ce qui est frappé de maladie et de mort. Ce n’est que considérés dans leur liaison avec la vie d’amour et de sainte sagesse de notre Sauveur que ses miracles peuvent être bien compris ; ce n’est qu’ainsi que nous pouvons comprendre la signification de ces œuvres dans lesquelles se ramifie la grande œuvre de rédemption, que le Père a confiée à Jésus (Jean 4.34 ; 5.19-20).
C’est là ce qu’indiquent aussi les dénominations de ses miracles. Ce sont des puissances émanées de la puissance de Dieu ; ce sont des prodiges étonnants, dépassant de beaucoup la force de l’homme naturel ; ce sont des signes par le moyen desquels Jésus manifeste le conseil de Dieu, pour la rédemption, en créant quelque chose de nouveau (Jérém.31.22), c’est-à-dire en affranchissant ce qui est déjà créé de son altération, et en le faisant ainsi arriver à la perfection et à la gloire. Les miracles sont dès lors des moyens de réveil et des signes caractéristiques de la vie divine de Jésus ; ce sont des similitudes de l’œuvre qu’il veut accomplir dans les âmes, et des arrhes de cette gloire promise, vers laquelle il veut conduire la création. Ce n’est pas seulement en ce qu’ils dépassent le cours ordinaire des choses que les miracles ont leur signification, car il peut exister bien des choses inexplicables et malgré cela sans importance pour la foi. Il faut que les miracles qui s’adressent à la foi soient reconnaissables comme faisant partie de la grande œuvre de rédemption de Dieu. Ce n’est pas comme des preuves étrangères, accidentelles, indifférentes en elles-mêmes que les miracles de Christ confirment sa doctrine, mais seulement comme des actes empreints du même amour, qui traverse toutes ses paroles. Si je chasse le démon par l’esprit de Dieu, — et c’est ce saint caractère de sa puissance miraculeuse qu’on devait sentir, — le royaume de Dieu est venu auprès de vous (Matthieu 12.28).
Il est venu, mais malgré cela nous attendons encore sa venue glorieuse. Comparés à cette transfiguration du monde promise par Jésus, les grands miracles opérés par lui aux jours de sa chair sont de petits commencements, humbles et voilés, de faibles preuves de cette gloire qui doit être manifestée en nous. Car comme le père ressuscite les morts, le Fils ressuscite qui il veut ; et il en est ainsi parce que le Père a remis au Fils tout pouvoir de juger (Jean 5.20-22). C’est dans cette grande œuvre de la vivification et du jugement qu’est enracinée l’espérance de notre vocation et la gloire de l’héritage magnifique des saints. Le Seigneur accomplit cette œuvre par l’infinie grandeur de cette puissance que Dieu a déployée en Christ, quand il l’a ressuscité des morts. Pour voir cette puissance, il faut que Dieu éclaire les yeux de notre esprit (Éphésiens 1.18-20). En regardant au but final qui nous est garanti par la résurrection des prémices, nous voyons que les miracles opérés par le Seigneur aux jours de sa chair sont essentiellement des commencements naturels, manifestant déjà le germe du renouvellement du monde.
A quelle condition s’accomplissaient-ils ? Ils exigeaient de la part du Seigneur qu’il y dépensât sa puissance rédemptrice. Il sentait qu’une puissance sortait de lui (Luc 8.46) ; il a connu la fatigue et une fatigue plus grande que celle qu’il éprouva alors qu’il s’était assis près du puits de Jacob. Il s’agissait pour lui de séjourner parmi les pécheurs, de porter leurs misères, d’être constamment en éveil et prêt à répondre à tout ; ce fut pour lui une fatigue excessive que d’être entouré si souvent par des multitudes au point de ne pas trouver le temps de manger (Marc 3.20 ; 6.31). Si le contact avec les malades ; ne lui communiqua point leurs maladies, au moins pesa-t-il sur lui, sa vie durant, comme un lourd fardeau. Son âme a travaillé au milieu des pécheurs au réveil et à la guérison des âmes, et il s’est écrié avec douleur : « O race incrédule et perverse, jusqu’à quand serai-je avec vous ? jusqu’à quand vous supporterai-je ? » (Matthieu 17.17) Par ce motif Matthieu applique à son activité cette parole d’Esaïe : « Il a pris sur lui nos langueurs et il s’est chargé de nos maladies » (Ésaïe 8.17). C’est cette même parole, dont les apôtres voient l’accomplissement dans la passion et dans la mort du Seigneur Jésus. Le prophète dit immédiatement après : « Le châtiment qui nous apporte la paix est tombé sur lui et nous avons la guérison par sa meurtrissure. » Ces deux interprétations se complètent réciproquement. Dans la maladie aussi le Seigneur a affaire au péché, car elle est une partie du salaire du péché, qui est la mort, et Jésus veut sauver l’homme tout entier, en nous délivrant du péché et de son salaire. Il s’est chargé de ce fardeau pour nous en en délivrer, par ce travail de son âme, qui fatigua aussi son corps ; et cette œuvre il l’a achevée par sa mort sur la croix. C’est en persévérant dans la prière parfois des nuits entières, qu’il restaurait ses forces épuisées ; c’est en veillant et en jeûnant (Matthieu 17.24) qu’il se mettait en mesure de résister victorieusement aux esprits des ténèbres, et qu’il combattait sans relâche par sa vigilance calme et patiente, les misères qui ne peuvent être vaincues par un effort isolé.
Mais si, de la part du Seigneur, ces miracles exigeaient qu’il fût constamment prêt à déployer sa puissance, sa sagesse et son infatigable charité, il demandait aux hommes la foi, comme étant l’organe nécessaire, non point pour accomplir, mais pour obtenir la guérison. Cette foi suffisait, ne fût-elle grande que comme un grain de moutarde ; comme un grain de moutarde mais non pas comme un grain de sable. Quand cette foi manquait complètement, comme à Nazareth, il ne pouvait pas opérer de miracles à cause de leur incrédulité (Marc 6.5-6) ; il ne le pouvait point, parce qu’il ne pouvait se renier soi-même. Cette foi est tout d’abord la confiance que Jésus pouvait et voulait guérir le malade ; en cela elle est déjà un abandon à sa personne. Le Seigneur cherche constamment à fortifier et à purifier cette foi, à mieux la fixer sur lui-même, à réveiller en elle le besoin d’un bien plus élevé que la guérison corporelle. En effet ces deux, choses vont ensemble : si Jésus nous sauve du péché et de la mort, la foi doit trouver après de lui la guérison de la maladie corporelle et de celle de l’âme. C’est pour cela qu’il demande aux aveugles qui l’invoquent : Croyez-vous que je puisse faire cela ? (Matthieu 9.28) Par contre, au lépreux qui lui adressa cette parole de foi : Si tu le veux tu peux me guérir, il répond simplement : Je le veux, sois guéri (Matthieu 8.3). Quant à ce père, qui le supplia avec un mélange de foi et d’incrédulité : Si tu y peux quelque chose, aie pitié de nous et viens à notre secours, il le reprend avec bonté : Si toi ta pouvais croire, tu verrais ce que je puis faire ; toutes choses sont possibles à celui qui croit. Alors ce père s’écrie avec larmes : « Je crois, Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité ! » (Marc 9.22 et suiv.) Voilà pourquoi nous entendons si souvent le Seigneur dire ces paroles : « Ne crains point, crois seulement ; qu’il te soit fait selon que tu as cru ; ta foi t’a sauvé. » Voilà les paroles qu’il adresse aussi bien au malade qui a obtenu la guérison, qu’à la pécheresse, qui n’était pas malade, et qui obtint le pardon (Luc 7.50). C’est une même foi qui guérit, qui justifie et qui sauve ; c’est la foi qui s’assure pour elle-même que dans la personne de Christ le salut de Dieu est apparu.
Cette foi a des degrés. La plus grande foi, plus grande qu’en Israël, le Seigneur la trouva chez ce centenier romain, qui exprime si admirablement sa confiance dans le style de son état : Moi-même, soumis à mes supérieurs et sachant ce qu’est l’obéissance, j’exige et j’obtiens une obéissance sans réserve de la part de mes subordonnés ; si je dis à l’un d’eux : Va, — il va ; viens, — il vient ; fais cela, — il le fait. Si donc moi, dans une position peu élevée, je puis même commander au loin, au nom de César, combien plus ta parole, Seigneur et roi des esprits, suffit-elle pour commander au nom de Dieu à chaque maladie. Mais ce qui imprime le plus beau caractère à la prière de sa foi, c’est le sentiment profond et l’humble confession de son indignité. Ce païen, auquel les anciens des Juifs donnent ce beau témoignage : Il est digne que tu lui fasses cela (Luc 7.4), s’estime lui-même indigne que le Seigneur entre dans sa maison. Cette complète humilité, loin de paralyser sa foi, en est au contraire la racine ; il s’assure que le Seigneur ne l’exaucera pas à cause de quelque mérite humain, mais par l’effet de sa libre et souveraine grâce. C’est là cette grande foi semblable à la foi de la Cananéenne, dont le Seigneur s’étonne et en présence de laquelle nous nous humilions à bon droit.
Mais le Seigneur ne méprise pas la plus faible foi, et il n’éteint point le lumignon fumant. Ce malade de Béthesda, couché depuis 38 ans, cet être misérable et abandonné, qui s’est traîné par habitude près de la piscine bienfaisante, mais qui, abîmé dans son découragement, conserve à peine un peu d’espérance, Jésus le réveille par cette question étrange : veux-tu être guéri ? Comment ne le voudrait-il pas ? S’il ne le voulait pas, serait-il ici ? Malgré cela, cette question n’est pas inutile ; car l’homme peut tellement s’habituer à sa misère que l’invitation de s’en arracher lui fait presque l’effet d’un dérangement malencontreux. L’avertissement que le Seigneur donne à ce malade qu’il vient de guérir : « Ne pèche plus désormais afin qu’il ne t’arrive pas quelque chose de pire, » nous montre dans cette paralysie une conséquence d’un péché. Voici dès lors ce qui est impliqué dans la question du Seigneur : Tu as voulu devenir malade ; tu as cherché ce qui te rendit misérable ; veux-tu de tout ton cœur en être délivré ? veux-tu renoncer à ta volonté pécheresse ? veux-tu t’attacher à celui qui te parle ? Mais le malade est tellement paralysé aussi quant à l’homme intérieur, qu’il ne prononce pas même un oui explicite. Au lieu de prier, il gémit de son abandon complet. Sa présence à Béthesda est l’unique réponse à la question du Seigneur ; peut-être espère-t-il que celui-ci le portera dans la piscine.
Mais le Seigneur lui accorde une autre délivrance. L’étincelle de cette foi presque éteinte, il la rallume par cette parole puissante : Lève-toi, prends ton lit et t’en va. C’est ainsi qu’il guérit sans qu’on le lui ait demandé ; il prévient l’homme, en éveillant en lui le commencement de la volonté pour l’exécution. Ses compassions ne dépendent pas de celui qui veut, et qui court et qui se travaille. Il est là avant que nous nous levions pour prier, car c’est du Seigneur que procède notre salut. Malgré cela il faut aussi la volonté du malade. Il faut que cette parole du Seigneur l’atteigne, qu’il se laisse secouer par cette invitation, et que la foi, ranimée par le Seigneur, surmonte son découragement. Et en effet, il se lève, quand même sa foi est aux antipodes de celle du centenier de Capernaüm. Sa foi nous est garantie, non seulement par sa guérison, mais encore par le fait que le Seigneur le retrouve au temple, où évidemment il était allé rendre grâce pour sa délivrance. S’il désigne aux sacrificateurs Jésus comme étant celui qui l’a guéri, ce n’est ni par ingratitude ni pour trahir son bienfaiteur, mais c’est tout au plus un manque de réflexion, qui lui fait méconnaître leur inimitié, en même temps qu’il veut abandonner à un plus fort que lui le soin de défendre cette œuvre faite en un jour de sabbat Au surplus, le Seigneur a déclaré lui-même dans la suite, qu’il a guéri cet homme dans tout son corps, ce qui implique une guérison complète de l’homme tout entier (Jean 7.23).
C’est donc la foi qui est la condition indispensable de tous les miracles de guérison ; seulement nous ne pouvons pas voir de nos yeux de quelle manière elle existait aussi chez les morts ressuscités par le Seigneur. Nous verrons l’étrange déformation de la foi chez les possédés. Nous voyons parfois un père ou une mère ou un maître fidèle intercéder pour un enfant malade ou un serviteur prêt à mourir. C’est qu’en effet loin d’être complètement bornés à nous-mêmes, les liens dans lesquels nous sommes engagés exercent une puissante influence. Les enfants, dit l’Apôtre, sont sanctifiés par leurs parents croyants ; aux yeux d’un époux chrétien l’autre époux, alors même qu’il n’est pas encore croyant, est sanctifié par cette alliance sainte (1 Corinthiens 7.14) ; et c’est ainsi que la foi vigoureuse d’un père peut intercéder pour un enfant malade, le porter et se communiquer à lui de telle manière qu’au moment décisif lui-même croit au Sauveur. Au surplus, il est certain qu’alors même que la foi des parents serait suffisante pour faire descendre sur le malade la guérison corporelle, il n’est donné à personne de croire à la place d’un autre pour lui procurer le salut.
C’est la foi que le Seigneur demandait aux malades ; mais cette foi, ce n’était pas seulement par sa parole qu’il la réveillait, mais il recourait aussi à des moyens extérieurs. Il est vrai qu’il n’employait pas de médicaments, comme les incrédules se l’imaginent, ni même l’onction qui fut employée par les disciples, non pour l’extrême onction mais pour la guérison (Marc 6.13 ; Jacques 5.14) ; mais il imposa les mains à des malades. Il toucha les lépreux, en montrant par là que loin de craindre la contagion il s’en rendait maître (Matthieu 8.3). Parfois il se sert de sa salive, ou il en fait une pâte avec la poussière du sol (Jean 9.6) ; ou bien une puissance sortait de lui, alors que ceux qui cherchaient des secours touchaient ses vêtements.
Mais ce n’était point là une guérison involontaire, n’émanant que de son corps ; sa volonté y était, car il est dit qu’ils lui demandaient de toucher le bord de ses habits. (Matthieu 14.36 ; Luc 6.19). Cela arrivait quand la foule était trop grande pour qu’il put dire une parole ou imposer les mains à chacun. Il guérissait alors en grand, car leur foi se rencontrait avec sa charitable volonté de les secourir tous. Nous lisons la même chose des apôtres Pierre et Paul. Qui donc osera lui reprocher cet excès de bonté ? Lui-même a énergiquement écarté l’abus, alors que cette femme malade d’une perte de sang s’approcha par derrière pour toucher le bord de son habit. La foule a beau le presser de toutes parts, il a discerné ce léger tiraillement de son habit par cette main qui cherche du secours, et il persiste à l’affirmer malgré la parole contraire de Pierre (Luc 8.45) ; il a senti en lui-même qu’une puissance est sortie de lui. Mais pourquoi fait-il avancer cette femme tremblante ? Pourquoi, au lieu d’épargner son besoin de rester cachée, l’oblige-t-il à découvrir devant tout le peuple sa maladie et sa guérison ? Evidemment le Seigneur avait de puissants motifs pour agir de la sorte, et nous les comprendrons en réfléchissant à ce que cette femme avait dit en elle-même : « Si je pouvais seulement toucher son habit, je serais guérie » (Marc 5.28). « Non, ma fille, ce n’est point mon habit qui t’a guérie, mais c’est ma charitable volonté et ta foi ferme et sincère, malgré la faiblesse de ta connaissance : voilà ce qui t’a secourue. » Cette foi était profonde et énergique, comme le Seigneur la rencontrait rarement, mais mélangée d’erreur, dont, elle avait besoin d’être purifiée. L’aveu de cette femme était nécessaire, afin qu’elle ne fût pas confirmée dans cette pensée superstitieuse : l’habit du Seigneur guérit parce qu’il touche son corps. Elle devait au contraire reconnaître qu’elle avait touché la volonté du Seigneur par le moyen de son vêtement, et désormais elle pouvait se redire cette parole consolante : Ta foi véritable, éclairée et purifiée, t’a guérie corps et âme. Parmi la foule qui se presse autour de Jésus sans rien avoir de lui, ce n’est que l’humble main de la foi qui saisit un salut, que le Seigneur dispense le sachant et le voulant.
Si nous reconnaissons que ce n’est pas le moyen qui procure la guérison à la manière des reliques, la même chose est vraie de la salive de Jésus et de la pâte dont il oint les yeux de l’aveugle-né. Ces moyens n’agissent non plus comme médicaments, car au point de vue du médecin, il n’y a nul rapport entre eux et l’effet obtenu ; au surplus, le Seigneur n’y recourt que rarement, par condescendance envers la foi faible, à laquelle il offre ces appuis, en lui montrant par ces symboles que toute puissance émane de lui. C’est ce que nous voyons clairement par les deux récits que nous ne lisons que chez Marc (ch. 7 et 8), du sourd-muet et de l’aveugle de Bethsaïda. Il prit à part le sourd-muet, lui mit ses doigts dans les oreilles et lui toucha la langue de sa salive. S’il peut adresser, à ceux qui entendent, une parole qui réveille leur foi, il faut qu’il atteigne par un acte le cœur de ce muet, et que par des gestes il excite son désir et son espérance. C’est à ce point que sa charité est ingénieuse, et c’est avec cette sagesse incomparable qu’il trouve ce qu’il faut faire à chacun, au delà de tout ce que celui-ci pouvait comprendre et demander. Toutefois, ce n’est point cet acte manuel qui opère la guérison, mais ce n’est qu’une préparation afin que son Héphata, ouvre-toi ! puisse frapper l’oreille et le cœur du malade.
Quant à l’aveugle, qui ne vient pas de lui-même, mais qu’on amène à Jésus, une autre circonstance est là pour nous montrer que sa faible foi a besoin d’appuis, et que ce n’est pas sans motif que le Seigneur l’attire à part pour lui mettre de sa salive dans les yeux et lui imposer les mains. C’est que son mal est particulièrement opiniâtre ; et il en est ainsi, non pas à cause du mal corporel mais à cause de la faiblesse de la foi du malade. C’est pourquoi aussi la guérison ne s’accomplit que par degrés. « Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres, » dit-il d’une manière frappante, après avoir jeté un premier regard sur ce qui l’entoure ; il voit des formes sans distinguer leurs membres ; il lui semble que ce sont des arbres, mais il voit qu’elles se meuvent. Mais par cela même le Seigneur a fortifié sa foi, et il peut maintenant lui faire selon cette foi ; aussi voit-il tout distinctement quand Jésus, après lui avoir encore mis les mains sur les yeux, lui dit de regarder. N’est-ce pas avec la même longanimité que le médecin de nos âmes s’abaisse à notre foi chancelante ? N’est-ce pas par degrés que les maladies spirituelles sont le plus souvent guéries ? Le degré transitoire est ici désigné d’une manière belle et digne de toute notre attention par la sincérité avec laquelle l’aveugle avoue sa vision imparfaite. Il ne veut pas paraître plus qu’il n’est ; mais le Seigneur le fait grandir.
S’il a adapté en faveur de ces malades des moyens spéciaux à leurs besoins exceptionnels, il n’en est pas ainsi dans la plupart des cas. Sa puissante parole suffit pour opérer la guérison, alors même que les malades sont à une grande distance. Ce n’est qu’en apparence que la guérison des absents est plus surprenante que celle qui s’opère en la présence immédiate de Jésus. Qu’une étincelle électrique ne traverse qu’un appartement, ou que dans un clin d’œil elle jaillisse jusqu’à Saint-Pétersbourg ou à travers les profondeurs de l’Océan, c’est la même puissance de la création. Que la parole du Seigneur ait été efficace à six pas ou à six lieues de distance, c’est la même puissance salutaire de Dieu.
C’est ainsi que le Seigneur vient en aide à la foi partout où il la trouve. Nous avons déjà vu combien il lui tient à cœur de procurer un secours complet. C’est qu’il veut guérir l’homme tout entier, en le délivrant du péché et de son salaire. Les aveugles voient, les boiteux marchent, est-il dit ; mais voici la dernière parole : l’Evangile est annoncé aux pauvres. C’est là le but suprême de toutes ces guérisons. Les aveugles et les boiteux sont des hommes corporellement pauvres et fort à plaindre, c’est pourquoi la bonne nouvelle consiste surtout pour eux dans la promesse de leur guérison. Quant aux pauvres, c’est spirituellement qu’ils sont aveugles, boiteux, lépreux, sourds, en un mot, morts dans leurs péchés. De quoi donc servirait la guérison corporelle, si ceux qui l’auraient obtenue marchaient avec une nouvelle sécurité dans leurs anciens péchés, et si la bonne nouvelle ne se complétait pas par cette consolation : Tes péchés te sont pardonnés ! C’est à cela que le Seigneur fait allusion à chaque guérison, par quelque parole prononcée, soit avant, soit après cet acte. C’est là ce que, dans quelques cas, il met expressément en avant comme la chose principale. Quand il vit la foi du paralytique et de ses fidèles porteurs, qui dévalèrent le malade par le toit, il lui adressa tout d’abord non pas une parodie de guérison corporelle, mais une parole qui éprouvait la foi par le retard de la guérison, mais qui, en guérissant la maladie la plus dangereuse, provoquait et apaisait tout à la fois le besoin le plus profond de l’âme : « Prends courage, mon fils, tes péchés te sont pardonnés ! » Il n’aurait pas parlé de la sorte s’il n’avait reconnu la vraie repentance de ce malade.
Mais les pharisiens blasphèment dans leurs cœurs. Peut-être sont-ils irrités de ce qu’il proclame la réconciliation, sans mentionner aucun de ces sacrifices propitiatoires prescrits par la loi. Mais c’est surtout parce qu’ils font une fausse application au Seigneur de cette grande vérité, qu’à Dieu seul il appartient de pardonner les péchés, comme si Jésus n’était pas le Fils du Père. Mais lui, qui sonde les cœurs, confond leurs mauvaises pensées en même temps qu’il convainc leur sens charnel, en opérant sur le corps du malade un signe de ce qu’il a fait dans son cœur. Lequel est le plus facile, de dire à l’homme : Tes péchés te sont pardonnés, ou de dire à ce paralytique : Lève-toi et marche ? Le sens charnel croit que le second, qui frappe les regards, est plus difficile ; mais en réalité c’est une chose encore bien plus grande de pouvoir dire le premier de telle manière que ce ne soit pas une parole vide ni une consolation fallacieuse, mais une opération divine ; ou plutôt ce sont les deux choses réunies qui constituent toute l’œuvre rédemptrice du Fils de l’homme. Car de même que la guérison ne serait pas un secours véritable si elle n’était précédée du pardon, pareillement le salut complet ne serait pas opéré, si une pleine victoire n’était remportée sur la misère corporelle, ainsi que cela arriva lorsque le paralytique emporta son lit. De même que dans notre état de déchéance le péché et son salaire se tiennent, il faut aussi que le salut comprenne le pardon et la guérison.
S’il est parfois vrai que telle maladie déterminée est la conséquence immédiate de tel péché, et que même une pareille malédiction puisse s’hériter, il s’en faut qu’il en soit toujours ainsi, comme se l’imaginaient les fâcheux consolateurs de Job. Ce n’est qu’à bien peu d’entre ceux qu’il a guéris que le Seigneur parle de leurs péchés de la manière dont il en parle au paralytique. A l’égard de l’aveugle-né, il refuse de répondre aux disciples qui lui demandent : « Maître, qui est-ce qui a péché ? Est-ce cet homme, ou son père ou sa mère ? » Il y a cent cas où il n’appartient pas à l’homme de s’enquérir des causes cachées, alors surtout qu’il s’agit d’un être souffrant dont on devrait avoir pitié. Il vaut bien mieux tourner son attention vers les moyens à employer pour que par le moyen de cette maladie même les œuvres de Dieu soient manifestées.
Il n’est pas moins vrai qu’il existe un lien entre le péché de l’homme et sa maladie, alors même que celle-ci n’est pas un fruit immédiat d’un péché, mais plutôt une ramification du salaire universel de la dette universelle. Sans doute, il n’est pas permis de soupçonner à chaque maladie un péché spécial ; mais on est tout aussi peu fondé à excuser chaque mauvaise habitude en l’attribuant à des causes physiques. C’est une partie de ce salaire du péché, sous lequel gémit l’humanité entière, que le misérable corps exerce une telle tyrannie. Un lien encore plus intime entre le péché et la maladie s’annonce souvent dans la conscience du malade ; il peut se dire : Je sais pourquoi il me faut porter ce fardeau, sans que la maladie corporelle soit le fruit immédiat de sa vie de péché. Va et ne pèche plus désormais : c’est là ce que dit souvent et de diverses manières la voix du Seigneur parlant au cœur d’un convalescent, alors même qu’il ne s’est pas attiré lui-même l’altération de sa santé. Ne pèche plus par la dissipation d’un temps précieux, par les murmures contre le fardeau de ton travail quotidien, par ton travail accompli sans regarder au Seigneur, par ta manie de te vanter de ta force, par ta manière de juger durement les malades et les faibles. Ne pèche plus, afin qu’il ne t’arrive pas quelque chose de pire, soit une rechute doublement douloureuse, soit un endurcissement qui te précipite dans l’enfer, malgré la santé du corps.
Le lien entre le péché et la mort et les maladies qui l’annoncent revêt beaucoup de formes. C’est pourquoi nous sommes pleinement en droit de trouver dans les diverses maladies corporelles autant d’images des péchés de toute espèce qui ravagent notre vie spirituelle, et dans les guérisons corporelles opérées par le Seigneur, des actes symboliques qui nous promettent son tout-puissant secours pour nous délivrer des mêmes misères dans le domaine de la vie intérieure. Chaque aveugle extérieur n’est pas un aveugle spirituel, car souvent la misère extérieure est surabondamment compensée par la gloire intérieure ; mais en tout cas le péché est une cécité, qui rend l’homme incapable de reconnaître la vérité ; il est une paralysie, qui ôte à l’homme la force de marcher dans les voies de Dieu ; il est une lèpre qui le décompose à tel point que cette pourriture fait de lui un objet de dégoût et un foyer de contagion. Le péché est aussi une surdité, qui rend de plus en plus l’homme insensible aux choses de Dieu ; par lui l’homme est mort, à tel point qu’il n’y a plus de secours pour lui, si ce n’est auprès du Seigneur, qui est la source de la vie. Ce Sauveur est la lumière du monde, dans laquelle le pécheur se reconnaît soi-même en même temps qu’il discerne ce qui l’aide à venir à la lumière. Il est la puissance qui nous apprend à marcher dans la bonne voie. Il est la pureté incarnée qui surmonte notre corruption. Il est cette parole, qui ouvre les oreilles du cœur, et qui ouvre nos lèvres pour raconter les œuvres de Dieu. Il est la vie et la source de toute vie, qui engloutit la mort.
Là où le corps est guéri, le Seigneur lutte de toute sa force à l’effet de procurer aussi la guérison intérieure pour la vie éternelle. C’est là ce que nous voyons bien dans cette guérison du sourd-muet, alors que Jésus lève les yeux au ciel et soupire vers Dieu sur la misère de cet homme. Il s’agit ici des oreilles et de la langue ; mais à quel point ce sourd-muet ne doit-il pas être pauvre en vie spirituelle ! Que va-t-il entendre quand il sera guéri ? Quel usage fera-t-il de sa langue déliée ? Il est remarquable que cet homme, à peine mis en état de parler, reçoit le commandement de se taire. Il leur défendit de ne rien dire à personne. C’est qu’en effet, savoir retenir sa langue, c’est là la véritable liberté de la parole. C’est sur les innombrables péchés de la langue que le Seigneur gémit, comme s’il voulait dire : Oh ! si je pouvais ouvrir les oreilles de tous les cœurs, et délier toutes les langues des liens de la malice !
La guérison des dix lépreux, dont un seul, qui était Samaritain, revint pour remercier le Seigneur, ne nous montre pas moins clairement que Jésus ne considérait une guérison comme ayant atteint son but qu’alors qu’il y avait un renouvellement du cœur. Tous les dix avaient crié au Seigneur ; ils n’avaient pas eu honte de l’invoquer publiquement ; ils l’avaient cru sur parole, alors qu’ils les envoya chez les sacrificateurs, ils s’étaient assurés qu’ils n’avaient pas été envoyés en vain, et avaient reçu selon leur foi. Or cette grande foi manque peut-être de la chose essentielle, et le Seigneur, en se réjouissant de ce qu’a fait cet étranger, s’enquiert avec douleur des neuf autres qui sont Juifs, qui se sont montrés ingrats à la manière des gentils, ou qui tout au moins ne s’en retournent pas pour remercier à haute voix, et ne sacrifient pas d’actions de grâces dans cet esprit d’humble repentance qui s’estime indigne de la grâce obtenue. Ce Samaritain seul revient pour donner avant tout gloire à Dieu ; il se sent tellement écrasé de ce bienfait immérité qu’il se prosterne devant le Seigneur. Lui seul est en mesure d’obtenir la promesse d’une bénédiction permanente : Ta vraie foi ta vraiment sauvé en te délivrant aussi de la lèpre de ton âme.
Les résurrections se trouvent au sommet des miracles de Jésus. Les évangiles nous donnent des détails sur trois d’entre elles que le Seigneur a opérées, et dont l’une est plus grande que l’autre. S’il trouve la fille de Jaïrus sur la couche sur laquelle elle vient d’expirer ; si le fils de la veuve de Naïn est encore dans la bière, qu’à ce moment on emporte, Lazare est déjà couché depuis quatre jours dans le sépulcre. Comme les Juifs avaient coutume de presser outre mesure l’ensevelissement de leurs morts, et que le Seigneur dit lui-même de la fille de Jaïrus : « Elle n’est pas morte, mais elle dort, » on pouvait admettre que dans ces deux cas il n’y avait qu’une léthargie. Mais si à Naïn aussi bien qu’à Bethanie le Seigneur accepta les louanges de ces grandes œuvres de Dieu, c’est qu’il ne s’agissait certes pas de la simple découverte que ce mort n’était pas mort en réalité. Les évangélistes aussi se seraient abstenus de rapporter un pareil fait, manquant de force et de saveur, ils nous racontent dans ces trois récits la réelle vivification de gens réellement morts. Comment le Seigneur aurait-il pu, avant d’avoir vu l’enfant, affirmer avec une telle assurance qu’elle n’était pas morte, s’il n’avait en vue quelque chose de plus grand que, selon sa coutume, il voile sous une humble similitude ? Il veut cacher ce miracle, relever ce père angoissé, ôter à la mort son aiguillon, en disputant au roi des épouvantements son empire, et en le réduisant au rôle d’un sommeil, dont tous ceux qui s’attachent au Seigneur Jésus se réveilleront certainement.
Qui d’entre nous peut sonder le mystère de la mort ? Qui peut nous dire avec assurance où séjourne l’âme immédiatement après son délogement, et ce qu’elle est en état de percevoir ? Je fais observer que tout au moins Lazare est mort dans la foi. Qui donc osera nier que le Seigneur commande aussi aux esprits trépassés ? Voyez aussi sa grandeur dans les plus petites choses, alors, par exemple, que dans sa tendre sollicitude il ordonne qu’on apporte de la nourriture à la fille de Jaïrus, afin que les parents, revenant de leur extase et rentrant dans les voies de la vie ordinaire, puissent arriver à la conscience d’eux-mêmes et au recueillement. Ecoutez-le aussi, quand il adresse avant tout à la veuve cette parole de compassion : « Ne pleure point ! » avant que par cette parole de puissance : « Jeune homme, lève-toi ! » il ne rappelle ce mort à la vie. Il est vrai que ce n’est que par cette seconde parole que la première peut consoler efficacement, car celui-là seul est en droit de défendre les larmes qui est puissant pour les sécher. Quant à nous, nous avons la tâche de disposer ceux qui sont dans le deuil à écouter la parole que le Seigneur a pour eux. Non seulement de nos jours, mais aussi aux jours où le Seigneur était sur la terre, des milliers durent se contenter de la première de ces deux paroles, et attendre patiemment dans la foi l’accomplissement de la seconde.
Mais était-ce un bienfait que cet acte de puissance, par le moyen duquel un trépassé était replacé dans ce monde, où règne la douleur et la mort et où l’apostasie est possible ? Rappelons-nous d’abord que ce n’était pas encore la pleine félicité de laquelle les âmes décédées pouvaient être rappelées, avant la résurrection du premier-né d’entre les morts. Il ne faut pas non plus que ce soit peu de chose à nos yeux, que l’homme placé par Dieu sur la terre y a reçu une tâche divine, tant pour lui-même que pour le salut du prochain. Ces ressuscités étaient dès lors d’une manière toute spéciale des témoins de Christ, et le fait que c’était une fille unique (Luc 8.42), le fils unique d’une veuve (Luc 7.12) et l’unique et fidèle frère de deux sœurs, nous aide à comprendre pourquoi ce fut à ceux-là que la prolongation de leur carrière terrestre fut accordée.
Après tout, il n’y a pas seulement sur la terre des tentations de toute espèce, mais aussi une puissance protectrice, qui fait de la vie renouvelée un temps de grâce, à travers lequel l’âme arrive au but. Ces paroles : Talitha cumi ! Jeune homme, lève-toi ! Lazare, sors ! durent puissamment retentir à travers tout le reste de la vie de ces ressuscités. Témoins de la puissance de résurrection anticipée, déployée par le Seigneur Jésus, ils étaient certainement de ceux qui écoutaient aussi spirituellement la voix du Fils de Dieu, et qui après avoir marché dans une vie nouvelle, s’endormirent en paix, remplis de cette glorieuse espérance, que tous ceux qui sont dans les sépulcres, entendront cette voix et sortiront des tombeaux.
Cette grande œuvre de vivification, accomplie provisoirement dans des types isolés, opérée intérieurement par la résurrection spirituelle de ceux qui étaient morts dans leurs péchés, et devant se consommer un jour par la défaite complète du dernier ennemi, le Seigneur la manifeste par ces signes, et il la résume dans cette parole adressée à Marthe : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort, et celui qui vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jean 11.25-26).
Un nouveau côté de l’œuvre de Christ se présente à nos yeux, dans ces nombreux possédés délivrés par lui. Nous abordons ici un domaine sombre, où il est difficile de garder la juste mesurea. Nous savons que le prince de ce monde est une puissance réelle et personnelle. Nous avons vu en lui cet adversaire, qui s’efforça de faire tomber Jésus dans le péché. Lorsque le Seigneur exerça son ministère terrestre, nous voyons une foule de possédés, chez lesquels nous remarquons une maladie corporelle accompagnée d’un dérangement de l’âme. La maladie corporelle a des symptômes divers : tantôt ce sont des convulsions, un tremblement, des grincements de dents comme c’est le cas pour l’épilepsie ; d’autres fois c’est le mutisme, la cécité, la paralysie, ou une attitude courbée, comme chez cette fille d’Abraham, dont parle Luc 13.14, si toutefois ce cas entre dans cette catégorie. Ailleurs nous voyons la stupide idiotie d’un esprit muet (Marc 9.17). Le degré extrême c’est cette furie, sous l’empire de laquelle le Gadarénien possédé séjournait au milieu des tombeaux, ne souffrait point d’habits, rompait tous ses liens, était un objet d’épouvante pour cette contrée, en même temps qu’il se blessait lui-même dans les accès de sa folie furieuse. Quelques-uns de ces malheureux sont appelés lunatiques, parce que les phases de la lune exerçaient une influence sur leur état.
a – Voyez le travail sur la doctrine biblique des démoniaques dans la Gazette évangélique de Hengstenberg (1845. Nos 67 et suiv.). Si je sais bien informé, l’auteur s’était formé un jugement en étant aumônier d’un asile d’aliénés.
Les évangiles ne sont pas seuls à nous parler de malades de cette espèce ; d’autres témoins de l’antiquité les connaissent aussi. Non seulement l’aliéné était et il est encore de nos jours aux yeux des païens une personne sacrée en qui l’on reconnaît quelque chose de divin ; non seulement les Grecs et les Romains appelaient l’épilepsie la maladie sainte ; mais Josèphe lui-même plus rapproché des évangiles, et dans un esprit bien différent du leur, trace un tableau des possédés, et de la manière de les guérir. D’accord en cela avec les païens, il considère les esprits qui dominent les malades comme étant les âmes décédées d’hommes méchantsb, qui ont la puissance de tuer ces misérables, si on ne parvient pas à les délivrer à temps. Cela s’accorde difficilement avec l’Ecriture, qui tout en appelant les Juifs incrédules enfants du diable (Jean 8.44), distingue partout entre les âmes des hommes et les esprits malins. Dans ces biens d’un homme fort dont le dépouille son vainqueur (Matthieu 12.29), il faut voir les âmes des malades que Jésus délivre, et nullement les esprits malins, ces anges déchus, que le Seigneur dompte et expulse. Nulle part l’Ecriture ne dit que les malins esprits, qui tourmentent les possédés soient des âmes d’hommes trépassésc. Ces âmes-là sont captives dans leur lieu. Il n’y a aucune trace dans l’Ecriture qu’ils puissent revenir pour habiter dans des hommes vivantsd.
b – Guerre juive, VII, 6, 3.
c – Nulle part aussi elle ne dit le contraire. (Trad.)
d – Comp. le travail de la Gazette de Hengstenberg, no 70.
Josèphe décrit ensuite les procédés des exorcistes juifs. Il affirmee que Dieu avait enseigné à Salomon l’art de chasser les démons, pour en délivrer les hommes. Selon lui, ce roi sage aurait laissé diverses formules pour exorciser. Josèphe décrit ainsi le procédé d’un exorciste : Il mit sous le nez du malade une bague dans laquelle était renfermé un morceau d’une racine désignée par Salomon, et par ce moyen il tira le démon du nez du possédé. Puis le malade tombe à terre, et le magicien conjure le malin esprit au nom de Salomon et par le moyen de formules attribuées à ce roi. D’autres fois l’exorciste place une coupe ou un seau à quelque distance du malade, afin que le démon, en renversant ce vase, fasse connaître sa sortie d’une manière évidente. Dans un autre passage, Josèphe rapporte des choses singulières d’une racine merveilleuse, qu’il faut acquérir d’une manière aventureuse, mais qui chasse le démon, dès qu’on l’approche du maladef.
e – Antiquités, VIII, 2, 5.
f – Guerre juive, VII, 6, 3.
Il y a beaucoup d’analogie entre les données de Josèphe et la manière dont Justin Martyrg décrit les procédés pour lesquels les exorcistes juifs et païens rivalisaient entre eux, tels que les fumigations et les nœuds magiques. Des exorcistes de meilleur aloi parmi les Juifs invoquaient le nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais Justin d’accord en cela avec d’autres pères, en appelle avec une assurance victorieuse à l’expérience d’après laquelle la puissance miraculeuse, que possédaient les apôtres se manifesta encore longtemps après eux dans l’Eglise ; il rappelle surtout que chaque démon, qui avait résisté à l’art des exorcistes païens ou juifs, sortait du malade, quand on le conjurait au nom de Jésus-Christ crucifié et ressuscité. Il nie d’ailleurs l’emploi, par les chrétiens, des moyens auxquels recouraient les Juifs et les païens. Par contre les évangiles apocryphes ont ces tendances magiques quand ils parlent des remèdes employés et des démons sortant sous la forme d’animaux.
g – Contre Tryphon, LXXXV.
Combien la manière d’agir du Seigneur Jésus n’est-elle pas grande et simple en comparaison de ce qui est raconté par Josèphe et par les apocryphes ! Ni formules d’exorcisme, ni racines, ni fumigations ; il ne recourt pas même à l’imposition des mains. Nous pourrions voir une exception à cette dernière règle chez la femme courbée par un esprit qui la rendait malade (Luc 13.10), si cette femme était à considérer comme une possédée, mais non seulement Jésus la touche, il adresse encore la parole, non pas au démon qui est en elle, mais à elle-même comme à une personne raisonnable et croyante ; or tout cela nous oblige à juger autrement de son état. Cela étant, nous pouvons considérer comme un principe sans exception, que Jésus chassait les démons par sa parole majestueuse, sans recourir à un autre moyen (Matthieu 8.16).
Même ses ennemis témoignent qu’il a guéri des possédés. Ils confirment son œuvre par ce blasphème : « Il chasse les démons par le prince des démons. » Quant à lui, il leur oppose cette question : Par quel pouvoir vos fils, c’est-à-dire vos disciples, chassent-ils le démon ? Il confirme qu’ils le faisaient, et sans se prononcer sur la valeur de leurs actes, il se borne à dire : Ils seront vos juges. Mais, en parlant de soi-même, il affirme quelque chose de plus certain et de de plus grand que ce qu’il dit des exorcistes pharisiens. C’est le doigt de Dieu qu’ils devaient discerner dans son œuvre, comme les magiciens d’Egypte l’avaient discerné dans les miracles de Moïse (Exode 8.19). Il se donne comme cet homme qui a vaincu un puissant et qui l’a dépouillé de son butin, c’est-à-dire de ces âmes, sur lesquelles il dominait jusqu’alors en tyran.
Si Jésus a guéri des possédés, il faut que nous acceptions aussi des évangiles la manière dont il s’y prenait et les paroles qu’il prononçait dans ces circonstances. Or il a désigné comme étant la cause de cet état, une puissance étrangère qui dominait le malade, des esprits de l’abîme, sujets du prince des ténèbres. Il ne s’agit nullement d’idées fixes, auxquelles il se serait accommodé en sa qualité de médecin des âmes ; en agissant ainsi, il aurait fait ce que ne font jamais les médecins aliénistes, par la raison que jamais aucun d’eux n’obtiendrait une guérison dans cette voie d’accommodation. Au surplus c’eût été là un mensonge, c’est-à-dire une manière d’agir essentiellement opposée à la véracité du Seigneur. D’ailleurs ce n’est pas seulement en présence des malades qu’il parle des démons, mais aussi quand il se trouve seul avec ses disciples ; dans ce dernier cas il n’y a plus aucun prétexte à l’accommodation. Ce ne sont pas des idées maladives, mais des puissances spirituelles dont Jésus suppose l’existence chez les possédés, et qu’il chasse par sa parole puissante.
Ces malheureux ne sont point des pécheurs exceptionnels ; il importe au contraire d’insister sur la différence entre cette maladie mentale d’une part, et d’autre part, la servitude du diable dans laquelle l’homme tombe par ses péchés. Ce sont là deux choses essentiellement différentes. La maladie, dans laquelle il y a un dérangement de l’âme souvent accompagné de grandes souffrances corporelles, a manifestement son siège dans la vie des nerfs, ce lien mystérieux entre l’âme et le corps. Il est vrai que l’ébranlement du système nerveux peut avoir été causé par le péché ; en effet, il est manifeste que plus d’un péché ruine la force du corps, et ce reproche atteint même la petite foi qui n’ose pas résister au chagrin, et la légèreté par laquelle on néglige de veiller contre le retour du mal (Luc 11.24 et suiv.). Malgré cela il se peut que la possession aussi bien qu’une maladie corporelle quelconque s’empare d’un homme, sans avoir été attirée par un péché particulier. Nous lisons, en effet, qu’un pauvre garçon lunatique était sujet dès son enfance à cette maladie (Marc 9.24). De ce que sept démons avaient été chassés de Marie Madeleine (Luc 8.2), nous ne sommes nullement autorisés à l’identifier avec cette grande pécheresse dont parle le même évangile (Luc 7.37). En effet, une personne possédée de sept démons n’était rien moins qu’une courtisane séduisante. Alors même que les possédés sont en fureur, ce serait la plus criante injustice que de supposer que leurs paroles hideuses et blasphématoires, et les actes auxquels ils se livrent dans leur démence, ne sont que l’impureté cachée dans leur cœur, qui fait explosion après avoir rompu ses liens. L’homme peut, au contraire, faire et dire des choses abominables, contrairement à sa volonté mieux disposée, mais à ce moment enchaînée ; et ces actes ne sont que le produit involontaire de ses nerfs bouleversés par la maladie, et ne lui sont pas plus imputables que les accès de la fièvre.
Jésus a en vue quelque chose de radicalement différent quand il appelle les Juifs enfants du diable, ou quand les évangiles racontent que le diable était entré dans Judas Iscariot. Ce n’est point là une possession, mais c’est cet esclavage auquel se trouve réduit l’homme qui fait le mal le sachant et le voulant ; c’est l’asservissement de la volonté pervertie sous le joug du diable, qui elle aussi devient une malédiction dont le misérable captif ne peut plus rompre les liens ; mais il ne s’y est pas moins précipité de son plein gré en bravant tous les avertissements, et il sait jusqu’au bout qu’il fait le mal. Ces deux modes d’esclavage du diable doivent donc être soigneusement distingués. Une confusion déplorable du péché originel et de la possession se manifeste dans l’usage de certaines Eglises, qui accompagnent d’exorcismes le baptême des enfants. Si le démon peut être conjuré dans un possédé et expulsé par ce moyen, le cœur du pécheur n’est point renouvelé de cette manière. Ce renouvellement exige une repentance qui ne se trouve point chez les démoniaques. Nous voyons parfois chez ceux-ci des convulsions qui précèdent la guérison, mais nullement une conversion, ni le pardon des actes qu’ils ont commis dans un état où ces actes ne leur étaient point imputables.
J’ajoute encore que Jean, qui nous raconte des exemples particulièrement frappants des autres miracles du Seigneur, ne retrace la délivrance d’aucun possédé. C’est à tort qu’on s’est efforcé de trouver pour cela une raison particulière. Les autres évangélistes ont raconté des cas assez nombreux. Jean, qui ne dit non plus rien des lépreux, et qui, d’accord avec Matthieu, rappelle que les ennemis de Jésus le disaient possédé du démon (Jean 8.48 ; 10.20), Jean insiste particulièrement sur le deuxième mode de l’esclavage de Satan, dans lequel l’homme se précipite par son incrédulité.
Quel rapport y a-t-il entre la possession et l’aliénation mentale telle que nous la connaissons ? Les meilleurs médecins aliénistes, même ceux qui sont croyants, ne veulent pas qu’en parlant du diable on aggrave les maladies qu’ils sont appelés à traiter. Ils ont raison, car malgré les promesses faites à la prière de la foi, nous n’avons pas reçu en général le pouvoir de chasser les démons, aussi peu que nous guérissons les maladies corporelles de la manière dont le Seigneur le faisait. Mais si les médecins n’observent de cette maladie que le côté accessible à nos investigations, et si pour la traiter ils usent de moyens qui leur sont indiqués par une science médicale consciencieuse, s’ensuit-il que nous connaissions les puissances qui peuvent agir au fond d’un mal dont nous ne pouvons constater que la manifestation extérieure ? Ou avons-nous appris de science certaine que l’action de ces puissances soit exclue de ce domaine ? Assurément non ! Nous ne pouvons même pas nous borner aux maladies mentales, car l’Ecriture assigne une place encore plus grande à l’influence de ces puissances des ténèbres.
Quand Pierre dit à Corneille : « Jésus de Nazareth allait de lieu en lieu en faisant du bien et en guérissant tous ceux qui étaient opprimés par le diable » (Actes 10.38), il est fort improbable qu’il ne parle que des possédés. Au surplus, l’histoire de Job nous montre clairement que les maladies corporelles et les tempêtes, aussi bien que la malice des ennemis sont attribués par l’Ecriture à la puissance de Satan. Rappelons-nous aussi que la mort des premiers-nés d’Egypte, la peste de Jérusalem au temps de David, l’épidémie qui décime l’armée de Sanchérib, sont ramenées à une cause invisible : l’ange, est-il dit, frappa le peuple. En pareil cas, nous parlons de miasmes qui empoisonnent l’air ; ce nom nous en dit-il davantage ? Quant au Seigneur Jésus, il menace la fièvre de la belle-mère de Pierre (Luc 4.39) et la tempête sur le lac de Génézareth (Marc 4.39) de la même manière dont il menace les démons, et les oblige par là de se taire et de sortir. Veut-il indiquer que tous ces malheurs ont leur origine première dans les puissances des ténèbres ? En tout cas, ces passages leur assignent une sphère d’action des plus vastes, et Satan est désigné par l’épître aux Hébreux (Hébreux 2.14) comme celui qui avait la puissance de la mort.
Mais dans l’enceinte circonscrite par ces limites étendues, les évangiles distinguent clairement les diverses espèces de maladies. Cet homme, naturellement sourd-muet (Marc 7.32) n’est pas à confondre avec cet autre (Matthieu 9.32) qui était sourd-muet par le fait d’une possession (?). Quant à la malade courbée (Luc 13.10), bien qu’à son sujet il soit question du diable, il se peut fort bien qu’elle n’ait été rendue malade par cet ennemi que corporellement, comme c’était le cas de Job. Mais de même qu’il faut distinguer les maladies du corps de celles de l’âme, il faut établir la même distinction entre l’aliénation ordinaire et ce degré suprême de la dépossession de soi-même, où le malade est dominé par une puissance étrangère et infernale. Par conséquent nos aliénés ne sont pas identiques avec les possédés.
Mais même en nous bornant à suivre les traces de l’Ecriture dans la mesure indiquée plus haut, et à admettre un certain lien entre les diverses maladies et la puissance des ténèbres, n’est-ce pas là une lugubre pensée ? Je réponds : quand même, au lieu de courtes indications, nous aurions une doctrine sûre pour nous renseigner sur les influences des esprits des ténèbres, sur les limites et le mode de leur action, nous n’en pourrions pas moins dire : Pourquoi nous en tourmenter ? Sommes-nous abandonnés sans ressource à une puissance de l’abîme ? Satan, dans sa plus grande colère, peut-il quelque chose contre Dieu, et peut-il franchir les limites qui lui sont tracées ? Quand même le diable est plein de rage et cherche à nous perdre, Dieu veut notre bien, et il ne permet pas que nous soyons tentés au delà de nos forces ; et là même où il laisse agir Satan, il faut que celui-ci serve à son propre préjudice à éprouver et à purifier les saints. C’est ainsi que Paul, à Corinthe, livre un pécheur à Satan pour la destruction de la chair, afin que l’âme soit sauvée (1 Corinthiens 5.5). Le même apôtre considère l’ange de Satan qui le soufflette comme une grâce particulière de Dieu, qui l’empêche de s’élever (2 Corinthiens 12.7). Faisons comme Job, au sujet duquel l’Ecriture nous montre que Satan avait élevé la main contre lui. Mais Job ne s’en enquiert point et par là même il remporte la victoire. Il s’attache à son Dieu, de la main duquel il accepte les mauvais jours aussi bien que les bons, et Satan ne parvient ni à pénétrer dans le fond de son cœur ni à faire défaillir sa foi. Or c’est là le salut des âmes tentées : il faut qu’elles veuillent s’attacher au Seigneur.
Retournons aux possédés. Nous les voyons tellement dominés par les esprits immondes qu’ils s’identifient avec eux au point de parler en leur nom et dans leur intérêt. Voilà pourquoi le récit confond parfois ce que fait le démon et ce que fait le possédé. Quand Luc parle pour la première fois d’un possédé il décrit son état à ses lecteurs grecs en ces termes : « Il avait l’esprit d’un démon immonde » (Luc 4.33). C’est le hideux antitype d’un prophète, qui est rempli de l’Esprit de Dieu.
Ce sont ces hommes, misérables entre tous, qui les premiers proclament devant tout le peuple que Jésus est le Fils de Dieu. L’esprit qui les possède reconnaît le Seigneur et a peur de lui ; aucune considération ne les empêche de s’écrier : « Jésus, Fils de Dieu, je sais que tu es le Saint de Dieu ! Qu’y a-t-il entre toi et nous ? Pourquoi es-tu venu nous tourmenter avant le temps ? » Avant le temps ! C’est par là que ces esprits trahissent le sentiment de la malédiction qui pèse sur eux. Mais le Seigneur ne veut pas du témoignage des démons. Tais-toi ! Sors ! c’est ainsi qu’il tance l’esprit, qui sort avec un dernier cri poussé par le malade. Lorsque celui-ci est jeté par terre par une dernière convulsion, le Seigneur le prend par la main, le redresse et le rétablit dans son corps et dans son âme.
Mais où donc se trouve chez ces malades une trace de cette foi que nous avons reconnue être la condition fondamentale de l’appropriation du salut ? Bien que dominée à l’excès par une puissance tyrannique, cette étincelle n’en existe pas moins, ce que nous pouvons surtout voir chez ce Gadarénien démoniaque dont parlent les trois premiers évangélistes. Marc et Luc mentionnent un seul Gadarénien, tandis que Matthieu raconte l’histoire de deux Gergéséniens ou Geraséniens. Il se peut que ce fût l’un des deux qui en parlant au Seigneur effaçait en quelque sorte son compagnon. On comprend alors que la tradition ne cite que celui-là, et que Marc et Luc, qui ne furent pas des témoins oculaires, ne mentionnent que lui. Pour ce qui est du nom des lieux, très diversement rapporté par les manuscrits, Gadara était une ville située à une certaine distance du lac, tandis que l’autre nom est probablement celui d’une bourgade située près du lac qui dépendait de Gadara, et qui fut détruite plus tard. D’après Marc et Luc, nous nous occupons ici d’un seul Gadarénien.
Aussitôt qu’il aperçoit le Seigneur, il se précipite à sa rencontre. Est-ce la lutte entre le démon et l’homme qui le poussa en avant ? Probablement, c’est d’abord un accès de fureur. Mais le Seigneur, dans un calme majestueux, commande à l’esprit de sortir de cet homme, ce qui, en cette circonstance, ne s’effectue pas instantanément. Comme ailleurs, la petite foi de l’aveugle, c’est ici la malice de l’esprit immonde qui est cause que cette guérison ne s’opère que par degrés. Toutefois, la parole puissante de Jésus a renversé ce furieux, et c’est à genoux qu’il supplie le Seigneur et qu’il va jusqu’à le conjurer au nom de Dieu de ne point le tourmenter. Quel abîme de misère ! N’est-ce donc pas pour la délivrance de l’homme que Jésus tourmente les démons ? Mais ce malheureux est tellement dominé par cette puissance des ténèbres, et sa conscience de lui-même est tellement liée par la démence qu’il faut qu’il prête ses lèvres à la puissance qui le possède pour intercéder en sa faveur contre soi-même.
Mais dans cette prière à rebours, et dans cette oppression extrême, le Seigneur discerne la vraie supplication de cet homme misérable, et son besoin qui appelle d’autant plus fortement le secours, qu’il est plus empêché de bien exprimer cette supplication. Cet homme est contraint par le démon à demander de n’être pas délivré, mais par cela même il demande sa guérison. Le moi humain supplie le Sauveur d’avoir pitié ; il le fait de la seule manière qui lui soit possible, et celui qui exauça Pierre, en ne se retirant point de cet homme pécheur, exauce de la même manière le cri de ce malheureux.
Jésus demande au démon quel est son nom, et il répond par la bouche du malade : je m’appelle Légion, car nous sommes nombreux. En même temps les démons demandent la permission au Seigneur d’entrer dans les pourceaux, qui paissaient à peu de distance. Ils se sentent attirés vers ces animaux impurs, dont la chair était défendue aux Juifs. Le Seigneur le leur permet. Ce ne sont point les démoniaques, mais au contraire les démons eux-mêmes qui entrent dans le troupeau. Une telle manière de sortir des possédés ne se présente dans aucun autre récit du nouveau testament, et elle diffère essentiellement de ce que Josèphe raconte de vases remplis d’eau. Qui connaît les influences, semblables à celles qui font souffrir les hommes, auxquelles les animaux se trouvent exposés ? Ils ont aussi des maladies corporelles, et la démence peut s’emparer d’eux. Mais pourquoi les démons se hâtent-ils de détruire le refuge qu’ils viennent de trouver ? Est-ce pour nuire au Seigneur ? Nous pensons plutôt qu’ils voulaient agir avec ruse, et que contrairement à leur intention, le dommage retomba sur eux-mêmes. Peut-être voulaient-ils communiquer à ces porcs une rage meurtrière, et il leur en advint ce qui arrive aux pécheurs d’entre les hommes, quand ils abrègent leur vie contrairement à leur calcul.
Mais qui donnait le droit à Jésus de disposer de cette manière du bien d’autrui ? Les Gadaréniens eux-mêmes, quand ils trouvèrent ces hommes guéris et dans leur bon sens, n’osèrent pas adresser de reproches au Seigneur ? Qui donc voudrait se faire leur avocat, sans y être appelé ? Qui manquera de cœur au point d’attacher plus de prix à ces animaux qu’à des hommes, qui ne peuvent être guéris et convaincus de leur délivrance que par l’accomplissement de ce qu’ils avaient été contraints de demander ? Au surplus l’appât du gain poussait seul des Israélites à élever des porcs, et la perte de ces animaux en cette circonstance, constituait pour leurs propriétaires un châtiment bien mérité. Tout en ôtant un bien illicite, le Seigneur avait magnifiquement donné en délivrant toute cette contrée de ce qui avait été pour elle un objet d’épouvante. Si les Gadaréniens n’obtinrent pas la bénédiction suprême, et avec elle une compensation centuple, à quoi faut-il l’attribuer, si ce n’est à leur incrédulité stupide ? Eux-mêmes furent leurs plus grands ennemis en préférant leur bétail aux hommes et en priant Jésus de s’en aller, contrairement à ce qu’avaient fait les Samaritains, qui l’avaient prié de rester.
Nous avons vu que c’étaient deux choses fort différentes d’être possédé, ou d’être un esclave du diable, vendu au péché. Mais la possession n’en est pas moins une image de l’esclavage de l’âme pécheresse, comme en général les maladies corporelles représentent les misères analogues du cœur. Or, Jésus seul peut nous délivrer du démon de la malice, et purifier la volonté et le cœur des esprits immondes du péché. Le possédé est un type du pécheur, esclave sous la malédiction de son péché, livré à une puissance étrangère, et n’étant plus son propre maître, mais au contraire l’ennemi de son âme. Lui aussi, quand son Sauveur approche, reconnaît sa puissance en même temps qu’il lui résiste. Il craint le contact avec le Saint de Dieu, car il s’imagine que renoncer à l’habitude du péché c’est perdre sa vie ; il s’effraye de chaque changement comme d’un malheur, se cramponne à sa misère et s’efforce au moins de reculer ce qu’il sent être inévitable, en disant : Ne me tourmente pas encore !
Mais quand ce démon a été expulsé par la puissance du Seigneur, alors il faut veiller pour qu’il ne nous arrive pas ce que le Seigneur expose au peuple, qui l’avait dit possédé du démon. Ce n’est pas moi qui suis possédé, mais c’est cette race méchante. Voilà bien le sens de cette réponse où il décrit l’esprit malin, chassé de sa maison et rôdant dans des lieux déserts, pour revenir ensuite avec sept esprits pires que lui reprendre possession de sa demeure précédente, balayée et ornée. Ici le Seigneur lui-même fait de la possession une similitude de l’esclavage du péché. Ce qui arrive à un possédé délivré et retombant dans son premier état par un manque de vigilance, arrive pareillement à cette race méchante : le rude châtiment de la captivité babylonienne l’a délivrée du démon de l’idolâtrie ; le balai du pharisaïsme l’a nettoyée. Mais la maison restant vide de l’Esprit de Dieu, le démon d’une idolâtrie pire que la première y retourne, le démon de l’orgueil pharisaïque, le démon de l’incrédulité sadducéenne, le démon de la révolte fanatique, et sous l’influence de ces esprits immondes, cette race adultère tombe dans un état pire que le premier, de telle sorte qu’elle est poussée à sa ruine, intérieurement par le blasphème du Saint-Esprit, et extérieurement par les horreurs de la plus terrible guerre. Cela est-il dit seulement aux Juifs ? Cela ne regarde-t-il pas tout pécheur délivré de la puissance de Satan ? S’il laisse vide la maison de son cœur ; si l’Esprit de Dieu n’y établit pas sa demeure ; si l’homme après avoir fait un effort pour se convertir, se relâche de nouveau et néglige l’emploi des moyens de grâce, et qu’au contraire il se pare d’une fallacieuse confiance en soi-même, alors il retombe facilement dans une condition pire que la première. Sa responsabilité est d’autant plus lourde, qu’il a fait inutilement de si magnifiques expériences ; sa ruine s’étend d’autant plus loin, que des puissances de la grâce ont été consumées en vain. Cela peut aboutir à une chute dont on ne se relève plus.
Que cet avertissement est solennel et qu’il est important que nous y conformions notre conduite ! Car c’est nous, oui, c’est nous-mêmes, qui ouvrons la porte au diable. Il ne nous est pas permis de lui imputer complètement aucun de nos péchés. C’est notre étincelle qu’il ravive, car en nous, dans notre chair il n’habite rien de bon. Nous pouvons faire l’expérience que des pensées abominables s’élèvent dans nos cœurs, alors que nous le voulons le moins, et dans cette lutte douloureuse il nous est permis de dire : Ce n’est pas moi qui fais cela, mais c’est le péché qui est en moi. Alors nous apprenons à crier au Seigneur : Foule Satan sous mes pieds ! Mais cette demande implique celle-ci : Apprends-moi à veiller. C’est dans notre paresse et dans notre sécurité trompeuse que gît le danger de la rechute. Qu’il plaise au vainqueur des ténèbres de nous délivrer de leur puissance en nous gardant dans sa communion !