Le but suprême du christianisme individuel et social, nous venons de le voir, est d’établir une libre association entre des personnalités animées de l’esprit de Dieu, pour réaliser sur la terre l’ordre de la volonté divine. Contre cette conception se dresse de nos jours un système qui, absorbant et annulant l’individu dans l’espèce, ne reconnaît qu’à cette dernière une importance et une valeur propre, et qui lui assigne pour mission et pour destinée d’accomplir, non point la volonté d’un Dieu personnel, mais les lois qui sont inhérentes à la nature de l’espèce humaine et à son être universel.
Voilà donc en présence, d’un côté, un système philosophique qui considère les plus hautes questions et les intérêts les plus élevés au point de vue de la personnalité ; et de l’autre, un système directement opposé qui nie complètement la personnalité, ou qui du moins lui refuse toute valeur. C’est le dualisme irréductible de la foi chrétienne et du panthéisme, dualisme le plus grand, le plus vaste qui fût jamais, et autour duquel tout vient de nos jours se concentrer. Etudions-le de près, en reprenant les questions que nous y avons rattachées dans le cours de ce travail, et auxquelles nous n’avons pas répondu.
Christianisme ou panthéisme, voilà la question, la grande question du jour et du siècle.
On pourrait, il est vrai, placer à côté du panthéisme, le déisme naturaliste et rationaliste, et l’athéisme ouvert et déclaré, car ces systèmes aussi existent au milieu de nous. Mais ils se fondent dans le premier par ce grand trait qui leur est commun, la dissolution de la personnalité, et voilà pourquoi nous allons, après un mot, les passer sous silence.
Oui, l’athéisme marche aujourd’hui tête levée plus que jamais. Il y a plus, il a passé de la défensive à l’offensive ; mais quelle que soit sa violence, nous ne pouvons le prendre au sérieux, et lui faire l’honneur de le traiter comme une grande puissance spirituelle. Sa hideuse nudité effraie et repousse loin de lui tout ce qu’il y a de noble et de profond, de moral et de sérieux. Il ne lui reste en réalité pour suppôts, dans les bas-fonds de la société, que ceux qui veulent se détacher de Dieu par de tout autres intérêts que par ceux de la pensée. Il est nul dans le monde des esprits, et ce n’est pas avec lui que nous avons sérieusement à compter.
Le déisme, hostile à la foi chrétienne sous l’habit du naturalisme, ou amical sous celui du rationalisme, se répand encore dans une sphère sociale moralement supérieure. Au fond de ses formes diverses, il revient à admettre un Dieu personnel, mais qui n’est pas véritablement vivant, et qui n’exerce pas une action toute puissante dans le monde ; un Dieu qui n’est que la première cause de l’univers, et qui reste parfaitement en dehors du monde qu’il a produit. Ce système, qui nous présente un monde provenant de Dieu, d’un côté, mais n’ayant, de l’autre, qu’en lui-même et non en son Créateur sa vie, son mouvement et son être, et qui dès lors n’établit entre eux qu’un rapport mécanique, ce système, dis-je, est si pauvre, si superficiel, qu’il ne peut soutenir un examen tant soit peu approfondi. En définitive, il ne reste au déisme que cette alternative, — ou bien de s’en tenir exclusivement à un monde qui se suffit à lui-même, et d’abandonner une divinité qui n’a eu qu’un point de contact avec son ouvrage, alors qu’il l’a créé, puisque depuis ce moment elle se repose à jamais loin de lui dans une existence solitaire et abstraite qui ressemble au néant même ; ce qui aboutit au panthéisme et à l’athéisme ; — ou bien de reconnaître que l’être suprême, spirituel et personnel qu’il proclame est, par la plénitude de sa vie, le fondement éternel et la providence active du monde ; de prendre au sérieux sa toute puissance et sa toute présence ; et d’avouer également qu’il est au-dessus du monde et dans le monde ; ce qui aboutit au théisme vivant et à la foi chrétienne. Car si Dieu est un être personnellement vivant, il est nécessairement aussi un Dieu qui se communique et qui se révèle ; s’il agit dans le monde et s’il en dirige la marche et le développement, il faudra bien lui rapporter, entre autres, comme à leur cause suprême, les moments solennels et décisifs de ce progrès indéfini. Ainsi, l’idée d’un Dieu vivant implique celle d’une inévitable révélation de ce même Dieu ; et la pensée qu’il préside au perfectionnement du monde, exige une manifestation qui nous le fasse connaître de la manière morale la plus pure, et qui exerce une influence vraiment créatrice sur la marche du progrès spirituel de l’humanité. Le déisme rentre donc, d’un côté, dans l’athéisme ou dans le panthéisme, et de l’autre, dans un théisme plus vivant qui conduit nécessairement au théisme chrétien, c’est-à-dire, à la foi au Dieu personnellement actif de l’Évangile. Il ne reste donc en définitive, en présence l’un de l’autre, que deux athlètes géants, le panthéisme et le christianisme. Sous quelle bannière faut-il nous ranger ?
Le panthéisme, avons-nous dit, est ce système qui nie la personnalité, ou qui du moins la rabaisse jusqu’à l’insignifiance. Soit qu’il touche à Dieu, ou à l’homme, ou au Christ leur médiateur, il s’efforce sans cesse de sacrifier le point fixe, ferme, et central, la personnalité, pour la dissoudre et l’anéantir dans l’Universel. Pour lui, Dieu est l’esprit absolu qui pose le monde et se l’oppose comme un autre lui-même, et qui arrive, dans la nature, à la réalité, et dans l’homme, à la conscience. En se particularisant dans les individus et en acquérant par cette voie le sentiment intime de lui-même, l’esprit universel donne naissance, il est vrai, à la personnalité, mais cette conscience et cette personnalité sont les attributs, non de l’esprit universel et absolu, mais des individualités qu’il a formées. Dieu donc est l’Universel qui pose toute personnalité et qui ne cesse d’en produire, ou bien il est, comme on l’a appelé quoique inexactement, la panpersonnalité ; mais cette panpersonnalité est elle-même impersonnelle, puisqu’elle ne vit pas de la vie de l’esprit véritablement personnel, puisqu’elle est en elle-même et pour son propre compte sans conscience, sans vouloir, sans un centre de vie qui embrasse tout, sans une volonté qui se proposa un but. — Et à leur tour, les individus humains posés par cet Universel, ne sont pas davantage de vraies, de pleines personnalités. Ils ont conscience d’eux-mêmes, mais il leur manque les autres caractères de la personnalité ; — ils ne se déterminent pas par leur propre énergie ; — ils n’assignent pas à leur vie le plus haut but moral, — et ils ne fondent pas en eux-mêmes et sur ces deux derniers caractères la durée de la vie personnelle. Comme l’esprit universel n’a sa réalité que dans les individus, à leur tour les individus n’ont leur vérité qu’en Lui ; ils sont ce qu’il est en eux, et ce qu’il les fait ; dès lors chacun est ce qu’il peut être ; et comme chacun est nécessairement limité, restreint, imparfait, il faut que d’autres le complètent, car un individu ne peut jamais être l’expression du parfait que l’espèce seule peut réaliser par la voie des mutuelles compensations. L’espèce, voilà donc l’essentiel ; à côté d’elle les individus ne sont que des molécules un instant saillantes, des fulgurations successives, des modifications éphémères de l’esprit universel, des exemplaires incapables de réaliser le parfait, et qui, privés par cela même de toute valeur permanente et n’ayant rien de fixe en eux, sortent un instant du sein de l’espèce pour y disparaître bientôt sans retour. L’espèce seule est et reste. — Or, entre un Dieu qui n’est que le progrès dialectique du monde, que l’esprit universel progressif, et une humanité qui n’est que l’espèce enfantant et dévorant, comme Saturne, des exemplaires individuels, il ne peut naturellement y avoir aucun Christ, aucune personnalité bien précise, bien concrète, à la fois divine et humaine. Le Christ, dans ce système, ne pouvait pas échapper à la loi commune, à la loi fatale qui veut que l’idée ne puisse pas se verser tout entière dans une personnalité. Lui aussi devait n’être qu’un point transitif et sombrer dans l’espèce ; de là, la nécessité logique de vaporiser la figure de Christ, si nettement accusée dans les évangiles, en la métamorphosant en un mythe nébuleux.
En résumé, que sont le Dieu, l’homme et le Christ du panthéisme ? — Dieu, loin d’être l’absolu se possédant lui-même dans sa force infinie, n’est que ce qu’il y a de réel dans la totalité des existences individuelles au sein desquelles il s’absorbe et se dissout. — L’homme, destitué de toute vie propre, personnelle, indépendante, n’est qu’un fragment, qu’un exemplaire de l’espèce, qui, toujours imparfait par cela seul qu’il est exemplaire, n’a de valeur qu’autant qu’il contribue en quelque manière à compléter et à perfectionner l’espèce. — Le Christ enfin n’est à son tour que l’un de ces exemplaires, mais auquel est échu le noble partage de donner naissance à une riche création de mythes merveilleux, propres à glorifier l’humanité.
Tandis que le panthéisme dissout toute vie vraiment personnelle, le christianisme tend, au contraire, à l’établir et à la développer toujours plus, car il est de part en part, si nous pouvons ainsi le dire, la religion du personnalisme. — Le Dieu qu’il annonce est partout et toujours un Dieu qui se sent, qui se veut, qui se possède, qui s’atteste et se témoigne absolument dans tout ce qui est. Auteur personnel du monde, il en est aussi le directeur personnel, et il le pénètre de sa toute présence par son esprit et par sa vie, quoiqu’il lui soit infiniment supérieur. Loin de ressembler au Dieu du panthéisme dont la personnalité diffuse et confondue dans le grand Tout, n’est en réalité nulle part, il est, Lui, la personnalité première, absolue, qui, sans être limitée par l’objectif du monde, agit en lui au titre d’esprit personnel, plein de conscience et de volonté. Aussi sa révélation est-elle personnelle, d’abord par des faits et par des actes, et enfin sous la forme la plus expressive et la plus achevée, sous celle de l’Homme-Dieu sur qui tout repose, et en qui tout se consomme et se parfait. — Jésus-Christ, en nous montrant sous une figure humaine le divin habitant dans l’homme et au milieu des hommes, de la manière la plus libre et la plus convenable, est à la fois le type original et accompli de la personnalité humaine, le médiateur personnel entre Dieu et l’homme, le chef personnel et le centre vivant du royaume de Dieu et de l’humanité. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, rehausse la valeur de la personnalité, car ses discours et ses actions ne sont qu’une communication de lui-même ; la force particulière de tous les puissants effets qui émanent de Lui, provient de ce que sa personne est là qui s’infuse en eux avec les battements de son cœur. D’après cela, quelle ne sera pas l’importance de la personnalité humaine en général, et dans ses rapports à la personnalité divine ! — L’homme n’est pas un exemplaire sortant avec une existence transitoire du sein de son espèce, pour s’y résoudre et s’y dissoudre bientôt ; mais il porte en lui-même l’image du Dieu qui lui a inspiré son souffle, c’est-à-dire qui l’a disposé et destiné à agir de lui-même, par son esprit, à dominer dans la sphère qu’il lui a assignée, comme Dieu lui-même règne sur toutes choses, et surtout à entrer en communion vivante avec Lui, le fondement primordial de toute vie, et à perfectionner son existence sur le modèle de la volonté divine. — Le christianisme, qui a pour double but de rétablir dans l’homme l’image divine et de le conduire à la perfection d’après le type accompli du Christ, fait ressortir avec une splendeur souveraine la valeur de la personnalité, car toute son œuvre aboutit à former des personnes unies à Dieu, libres en Dieu, heureuses et impérissables, et à les relier en une association sainte, cimentée par les témoignages mutuels de l’amour le plus pur. Ainsi donc, le rapport que la foi chrétienne aspire à établir dans la sphère la plus élevée de la vie est essentiellement un rapport personnel de confiance personnelle, de dévouement personnel, d’amour personnel, accompagné de la certitude d’être accepté et d’être aimé par une personne, Dieu en Jésus-Christ. Il est donc impossible d’exprimer plus complètement et avec plus de clarté que l’Évangile, le prix incalculable de la personnalité humaine. A cet égard, il n’est aucune religion qui puisse lui être comparée, même de loin ; et c’est juste là le secret des effets rénovateurs qu’il a produits dans les individus, dans les familles, dans la vie civile, dans les sociétés politiques, dans les rapports réciproques des peuples, et dans toute la culture de l’humanité.
Ce n’est qu’à ce point de vue d’un vaste système ou d’un immense et vivant organisme de personnalités, que le christianisme brille de toute l’importance qui lui est propre. Il est à la fois la plus parfaite expression de la personnalité divine, et la plus haute culture de la personnalité humaine, culture qui, s’épanchant du sein de l’éternelle personnalité de Dieu à travers celle du Rédempteur, divine et humaine tout ensemble, loin d’absorber l’individualité humaine, la fixe, la consolide et l’éternise en l’associant à Celui qui est la véritable personne, forte en soi de sa force propre et éternelle. Dans ce sens, on peut encore à bon droit appeler le christianisme la religion de l’esprit et de la liberté ; de l’esprit, non pas tant parce qu’il est la source du spiritualisme religieux, opposé aux formes sensibles de la religion, mais surtout parce qu’il est une effluve de l’esprit dans sa forme la plus haute et la plus vraie, la forme personnelle, et qu’il a pour but d’élever l’esprit de la créature à l’existence la plus pleine et la plus complète, à l’existence personnelle ; de la liberté, non pas tant parce qu’il délivre l’homme de toute loi extérieure, mais surtout parce que là où est l’Esprit du Seigneur, là se trouve aussi la vraie liberté, ou, en d’autres termes, parce que la personnalité du Christ, absolument libre en Dieu, affranchit celle de ses disciples et en forme une nouvelle, une supérieure en eux, qu’il dote d’une liberté pleine de vie en Dieu.
Il est donc bien évident, par ce qui précède, que le système chrétien qui repose tout entier sur la personnalité, et le système panthéistique qui la dissout, sont absolument opposés ; et que, selon qu’on abandonne cette importante idée ou qu’on s’y attache fermement, on délaisse ou on embrasse le christianisme. Mais dans lequel des deux se trouve la vérité ? Pour répondre, même brièvement, à cette question, il nous faut étudier plus profondément l’essence de la personnalité, et tirer de là notre conclusion.
Ce qui est personnel est avant tout nécessairement vivant. Ce qui est inanimé ou mort ne peut pas être personnel. Si nous appelons du nom de vivant un être qui, quoique dépendant de conditions placées hors de lui, a en lui-même une force impulsive par laquelle il soutient avec le monde qui l’entoure une constante réciprocité d’action, et qui possède un ensemble d’organes propres à recevoir l’influence de ce monde et à lui communiquer la sienne à son tour, nous dirons que, pour être personnel, il doit posséder la puissance d’établir cette réciprocité de rapports, c’est-à-dire le pouvoir interne d’agir, et en même temps les organes nécessaires à cette action.
Mais cela seul ne constitue pas la personnalité. Il y a telle vie complètement enchaînée à un point dans l’espace, comme celle de la plante, ou telle autre se mouvant avec une certaine liberté, comme celle de l’animal, qui pourtant sont encore impersonnelles, parce qu’elles sont inconscientes, parce qu’elles n’agissent pas d’elles-mêmes, et qu’elles existent plutôt pour d’autres créatures, qu’en elles et pour elles-mêmes. Dans ce sens, le Dieu et l’homme du panthéisme sont privés de la vraie personnalité ; le premier parce qu’il existe non pas en lui-même et par lui-même, mais seulement dans le monde et par le monde, et qu’il n’arrive à se sentir que dans l’homme ; le second, parce qu’il n’existe réellement que dans son espèce dont il est un exemplaire fatalement déterminé. Il n’y a de personnel que l’être qui est et qui vit en soi et pour soi, d’une manière absolue ou relative. A cet effet, il faut que cet être vivant se saisisse et se possède dans un centre unitaire de son existence, et qu’il agisse de ce centre fixe et identique, c’est-à-dire, qu’il ait conscience de lui-même et qu’il puise dans son moi ses déterminations propres. Ainsi l’esprit libre est seul personnel ; et comme être esprit c’est être non seulement pour soi, mais aussi pour d’autres, et que la manière véritablement libre d’être pour d’autres, c’est de les aimer, il en résulte que la destination capitale de la personnalité, c’est de pratiquer l’amour. Nous appelons donc personnel cet être qui, doué, en tant qu’esprit, de la faculté de se penser, et concentré en lui-même dans un foyer dont il a conscience, agit de son propre mouvement, par sa détermination propre, je veux dire, sort de son for intime, se pose en face des autres, se livre, se donne à eux, mais sans se diminuer ni se perdre, et reste au contraire égal à lui-même au sein de ce flux d’actions et de réactions, au milieu de cette réciprocité d’influences.
Il découle de cette idée de la personnalité que l’être qui en est doué est, par sa nature même, un être moral, fait pour vivre en société, d’une vie morale, car toute activité propre, libre, spirituelle, implique nécessairement un but suprême qui lui est assigné ; et ce but qui ne saurait être simplement individuel, enveloppe inévitablement tous ceux qui sont doués de la même nature personnelle et raisonnable, et les unit par une communion réciproque, par un amour mutuel. Il suit de là que les natures personnelles et libres ne peuvent jamais être abaissées, comme c’est le cas des choses, jusqu’à n’être que des moyens ou des instruments, car elles sont pour elles-mêmes et elles portent en elles-mêmes le but de leur existence ; il suit encore que la personnalité qui forme leur point central et propre, tient indissolublement à leur nature, à leur constitution ; et qu’enfin tout ce qui est du domaine d’un être personnel, l’ensemble de ses manières d’être et de ses relations, de ses devoirs, de ses droits et de ses possessions, est adhérent à sa personnalité qui est leur fondement fixe et suprême : d’où nous concluons que cette personnalité elle-même, primitivement inhérente aux êtres intelligents, ne peut être ni acquise ni abolie ; on la possède ; seulement, elle est susceptible de culture ou de compression chez les êtres destinés à se développer.
Après ces explications sur la nature d’un être personnel, nous nous croyons en droit de dire, en les appliquant à Dieu, qu’il est personnel, ou qu’il n’existe pas, car alors il ne serait pas un esprit vivant, puisqu’un esprit qui ne se possède pas, qui n’a pas un centre fixe de conscience et d’action, n’est plus un esprit. Nous parlons quelquefois, il est vrai, d’un esprit du temps, d’un esprit de la science, d’un esprit du peuple et du monde ; mais ce n’est là qu’un langage impropre par lequel nous désignons quelque chose d’abstrait qui ne jouit pas d’une existence concrète. On peut également appeler Dieu l’esprit universel ou absolu, le progrès du monde, la dialectique du grand Tout ; mais ce n’est encore qu’un esprit qui se dissout et s’évapore dans l’univers, qui n’est pas par lui-même et pour lui-même, et qui ne possède qu’une existence conditionnelle, puisqu’il n’a de réalité que dans la nature, et de conscience que dans l’homme. Il cesse de se suffire et d’être la raison et la condition de tous les êtres, car son existence tient à celle du monde et de l’esprit humain, sans lesquels il ne pourrait ni être, ni se sentir. Sa prétendue personnalité universelle n’est au fond et en réalité que l’impersonnalité même, et celle-ci à son tour n’est que l’inconsistance même et l’indétermination intérieure ; or, ce qui est indéterminé, informe, inconscient, aveugle et sans liberté, ne saurait produire ses contraires, la précision, la conscience, la clarté, la liberté. Il faut donc nous représenter Dieu comme l’esprit absolument conscient, libre, précis, et réel, qui s’est empreint dans le double monde de la matière et des esprits qu’il a formés et précisés, ou bien ne plus le distinguer de l’univers, et proclamer le panthéisme.
Nous ne nous dissimulons pas que l’idée de la personnalité divine renferme aussi sa difficulté. On nous dit : Le moi implique un non-moi ; en se posant, toute personnalité en suppose une autre qui la limite et la circonscrit ; appliquée à Dieu, cette idée annulerait le caractère absolu et infini de son être, et finalement le détruirait. Mais on confond ici la personnalité divine et la personnalité humaine, et l’on considère à tort la forme dans laquelle cette dernière se produit, comme inhérente à son essence même. Il est vrai que la personne humaine n’arrive à son plein développement que sous la pression que d’autres exercent sur elle ; mais les limites n’appartiennent pas à son essence, puisque cette essence consiste à avoir un centre permanent de conscience et de volonté, à l’égard de son propre être et de sa propre vie. Voilà ce que nous revendiquons pour Dieu, sans que nous ayons besoin de lui opposer le monde pour faire jaillir en lui, de cette limitation même, la conscience de son être. Dieu n’est pas une personnalité mise en présence d’autres personnalités ; il est la personnalité créatrice, absolue, primitive. En créant le monde dont elle se distingue, et les moyens par lesquels elle entre en relation avec lui, elle ne peut en être limitée, puisqu’elle le pénètre absolument de son esprit et de sa volonté. Ainsi la personnalité, loin d’impliquer en aucun sens une restriction négative pour Dieu, est au contraire ce qu’il y a de plus positif, de plus affirmatif. Et d’ailleurs, n’oublions pas d’appliquer absolument à Dieu les autres caractères que nous avons signalés plus haut, savoir : la suffisance absolue et l’absolue liberté, — la détermination propre et parfaite par l’amour, — le but moral le plus élevé vers lequel il dirige le monde, — et la spiritualité libre, primitive et indestructible. Une fois la personnalité de Dieu bien établie, tous les éléments humains et chrétiens en découlent naturellement. — La révélation personnelle de Dieu en Christ a dès lors son fondement naturel et sa raison nécessaire. — Les effets rénovateurs du christianisme sur les individus et sur le monde sont expliqués par leur source vivante et personnelle. — La religion chrétienne a son centre vivant et comme sa moelle indestructible. — La foi et l’amour, ces puissants inspirateurs de la vie personnelle, ont leur suprême objet personnel ; et la prière qui découle de l’une et de l’autre sait qu’une oreille paternelle l’entend et l’exauce. — L’humanité possède dans le Prince de la vie son chef réel, et l’histoire du monde, qui gravite autour de lui, sa solution. — Tous les rapports individuels et sociaux trouvent aussi leur base la plus sûre, leur forme la plus noble, et leur plus sainte consécration. L’individu créé par ce Dieu personnel à son image, reçoit de cette image même sa plus haute destination morale, sa plus solide récompense, et sa plus ferme assurance d’une durée éternelle. — Les devoirs et les droits trouvent dans la personnalité une inébranlable garantie. Le mariage et la famille, unissant des personnes formées à la ressemblance de Dieu, sont revêtus par cela même du caractère le plus auguste. — Toute l’éducation et la culture en général reposent sur le fondement le plus inamovible comme le plus profond, et tendent vers le but le plus élevé comme le plus glorieux. — L’Église lit dans la foi vivante et dans l’amour personnel son impérissable mission. — Et l’État même, quoique fondé sur le droit, en dehors du domaine de la foi et de l’amour, ne brille d’un caractère vraiment humain que s’il respecte et s’il unit harmonieusement des personnalités libres, pour les faire parvenir aux buts humains les plus élevés.
Mais si vous détruisez, avec le panthéisme, la personnalité de Dieu et celle de l’homme fait à son image, alors tout change et s’altère profondément. L’esprit universel, qui ne vit que dans l’espèce, ne peut jamais se révéler pleinement dans une personnalité. L’idée d’une telle révélation ne peut être qu’une création poétique. Le Christ, au lieu de former le christianisme, est au contraire issu de lui. L’histoire de l’humanité n’a point à sa tête un être réellement suprême, mais seulement l’idée, le mythe, l’illusion d’un tel être ; et à la place d’un chef qui la groupe et d’un centre qui la relie, on voit apparaître cette espèce-monstre qui engloutit tout, et dans le sein de laquelle la personnalité perd bien vite son importance et sa valeur. Et d’abord, pour ce qui regarde cet être insaisissable et vaporeux qu’on appelle Dieu, il ne peut pas être question d’établir des rapports personnels avec ce je ne sais quoi qui est l’impersonnel et l’indéterminé même. Avec lui, plus de confiance personnelle, plus d’amour personnel, plus de prière personnelle, plus rien de tout ce qui a fait jusqu’ici l’essence et l’âme de la religion, chez tous les peuples, et pour tous les penseurs et pour tous les hommes pieux de tous les temps. Et quant aux rapports de l’homme avec lui-même et avec ses semblables, les conséquences ne sont pas plus réjouissantes. En effet, si l’homme ne voit en soi qu’un exemplaire de son espèce, qui, tel qu’il est, est, une fois pour toutes, tout ce qu’il peut et doit être ; un exemplaire qui peut se tranquilliser et s’endormir dans la pensée que d’autres le compléteront, et qui n’a à s’inquiéter en aucune manière de ses imperfections et de ses péchés ; alors toute idée et tout effort moraux s’éteignent en lui, et l’idéal d’une perfection morale à laquelle il faut atteindre au delà de cette vie n’est plus à ses yeux qu’une chimère. S’il ne voit également dans ses semblables que d’autres exemplaires, en les dépouillant de leur destination morale il leur ravit du même coup leur vraie dignité ; et dès lors, comment pourrait-il éprouver du scrupule à en faire des moyens pour réaliser les fins qu’il se propose ! En tout cas, si l’espèce est tout, que deviennent les associations véritables formées de libres personnalités ? Plus d’Église, plus d’État, voilà le dernier mot de ce système dévorant. L’Église n’ayant plus sa base et son objet, Dieu, se dissout inévitablement ; et l’État, profondément altéré, marche à son tour vers une ruine certaine. Ses plus intimes fondements, le mariage, l’éducation, la propriété et l’obligation personnelle sont ébranlés jusqu’en leur dernière assise. Le rapport qui s’établit entre deux exemplaires de l’espèce n’est pas un mariage. L’éducation, destituée d’idéal moral, et partant du principe que chacun est ce qu’il peut être, ne peut plus s’appeler de ce beau nom de culture humaine. La propriété, privée de la base de la personnalité, devient tout à fait incertaine, et peut à chaque instant être également divisée entre des exemplaires égaux en droits. Au devoir personnel de la fidélité qu’inspire la conscience et que fortifie l’invocation du Dieu vivant, succède la soumission à tout ce que la majorité de l’espèce trouve convenable d’imposer ; et le résultat final et nécessaire de ce monstrueux système où tout vient s’abîmer, est le communisme.
C’est en présence de ce double chemin que notre siècle se trouve placé. D’un côté je vois le panthéisme avec toutes ses conséquences ; et de l’autre, le christianisme avec les siennes.
Là, c’est un fantôme d’être universel qui dévore et qui dissout toutes choses ; un procès du monde qui pose tout pour tout abolir, et qu’on nomme du nom de Dieu ; un Dieu va-tout, qu’on ne peut ni aimer ni prier. C’est un Christ, figure nébuleuse qui se dégage un instant du sein de l’humanité, pour s’y replonger encore. C’est une humanité qui vient on ne sait d’où, et qui va on ne sait où encore, sans une âme religieuse, sans idéal moral, sans force pour constituer soit une Église, soit un État, et qui finit par une société façonnée sur le modèle de celle des abeilles et des castors, ou mieux encore, par le grouillement des infusoires.
Ici, c’est la vie la plus concrète avec le progrès le plus noble et la variété la plus riche. C’est un Dieu-Esprit, éternellement créateur et conservateur de tout ce qui existe ; un Dieu qui est l’amour et la sainteté même, qui pénètre et qui vivifie toutes les sphères de l’existence, et de qui procèdent une ordonnance et une discipline de la vie dont le but suprême est la sanctification et la félicité de tous. C’est un Christ qui est la plus pure expression personnelle de cet amour parfaitement saint et souverainement sage. C’est une humanité qui, honorée de rapports personnels avec le Dieu trois fois saint, et dotée par son Rédempteur de forces impérissables, est appelée au développement le plus riche, le plus varié et le plus noble de sa vie sociale, dans l’Église et dans l’État, en marchant de progrès en progrès vers le but céleste et éternel qui lui a été assigné par Dieu.
Le choix pourrait-il être douteux ? Non, certes. Tout homme qui a un sens droit pour discerner et pour aimer ce qui est vivant, saint et digne de l’homme, a déjà choisi sans doute. Ah ! n’oublions pas que les chrétiens seuls seront le sel de l’avenir !