Le concile qui s’attaquait ainsi au pontife suprême, au vicaire de Jésus-Christ, frémissait d’indignation à la seule pensée que Jean Hus, un simple prêtre, osât marquer des limites à sa puissance ; il savait d’ailleurs que son autorité était compromise aux yeux d’un grand nombre par les actes mêmes qui la signalaient davantage ; il sentait que tous les ennemis de la puissance ecclésiastique allaient tirer contre lui-même avantage de la sentence qu’il était prêt à rendre contre le pape. Il eut donc hâte de raffermir, par un grand exemple, la foi des peuples en cette autorité qu’avait méconnue Jean Hus, et il se montra, en cette occasion, d’autant plus impitoyable qu’en défendant l’infaillibilité de l’Église c’était la sienne même qu’il allait venger.
Toutefois, avant de frapper, dans la personne de Jean Hus, des doctrines subversives de la double puissance des prêtres, il s’agissait de les flétrir à la source où elles avaient été puisées. Le Concile se souvint qu’à la fin du dernier siècle le monde avait vu un célèbre hérésiarque impuni ; il se rappela que Wycliffe était mort en paix dans le pays même où ses doctrines avaient été condamnées : ses restes reposaient dans une terre consacrée, ses écrits circulaient dans toute l’Europe ; le concile, en le citant devant lui, s’en prit à son génie et à son cadavre.
Quarante-cinq propositions attribuées à Wycliffe, et déjà condamnées en Angleterre, l’avaient été de nouveau à Rome, en 1412, dans un concile convoqué par Jean XXIII. Ces mêmes articles furent reproduits à Constance, et formèrent le fond principal de l’accusation. Cette grande cause fut portée devant le concile et jugée, mais non débattue dans la huitième session.
L’assemblée fut aussi solennelle qu’aucune des précédentes ; l’empereur était présent, le cardinal de Viviers présidait, et le patriarche d’Antioche célébra la messe. Le passage de l’Évangile qui fut choisi et lu pour la circonstance est celui-ci : « Gardez-vous des faux prophètes. »
L’évêque Vital prononça le sermon ; il prit pour texte : L’Esprit me conduira en toute vérité, et il poussa l’emportement contre le pape jusqu’à le maudire en chaire. Enfin l’archevêque de Gênes rappela les termes du concile de Latran sur la transsubstantiation, et donna lecture des quarante-cinq articles attribués à Wycliffe et déjà condamnés à Rome.
Les articles incriminés pouvaient être classés sous un petit nombre de chefs principaux. La plupart sont relatifs à toutes les doctrines signalées par Wycliffe comme ajoutées aux simples enseignements des apôtres, dans l’unique intérêt de la puissance du pape et du clergé ; ce sont celles qui admettent la validité de l’absolution ou de l’excommunication indépendamment de l’état moral du pécheur ou du prêtre, qui concernent les indulgences, les béatifications, l’obligation des grades universitaires pour l’ordination ; qui réservent aux seuls évêques le pouvoir de confirmer, de consacrer les lieux saints, d’ordonner les prêtres ; enfin qui maintiennent ou établissent les privilèges de l’Église romaine, l’élévation du pape au-dessus de tous les évêques et son élection par les cardinaux.
Cinq articles étaient autant d’attaques violentes dirigées contre les couvents, contre les moines de tous les ordres, qui, sous l’apparence de la pauvreté, attiraient à eux toutes les richesses, et qui étaient les plus infatigables champions des privilèges et des abus de l’Église de Rome, désignée par Wycliffe sous le nom de synagogue de Satan. L’un des articles condamnés sur ce chef était celui-ci : Les moines doivent gagner leur vie par le travail de leurs mains et non par la mendicité. Cette proposition fut jugée fausse, téméraire et erronée, par la raison qu’il est écrit que les oiseaux du ciel ne moissonnent ni ne filent. Par ces oiseaux, dit le concile, il faut entendre les saints qui volent vers le ciel.
Trois articles combattent la doctrine romaine sur la messe, et nient la présence corporelle de Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie.
Plusieurs se rapportent aux possessions temporelles du clergé, dont Wycliffe ne voyait aucune justification dans l’Évangile. Sa proposition la plus hardie à ce sujet est l’article quinzième des quarante-cinq : il porte qu’il est permis aux seigneurs séculiers de priver de leurs possessions et de leurs biens les ecclésiastiques qui vivent ordinairement dans le péché. L’article est déclaré hérétique et sacrilège ; mais le concile justifie cette condamnation par d’étranges raisons ; il déclare que les biens de l’Église sont les biens de Dieu même, qui, ayant voulu ériger sur la terre un royaume dont il est le monarque souverain, a consacré certains biens temporels, afin de les pouvoir administrer.
Un des articles inculpés attaquait les prétentions du clergé romain relatives à l’indépendance absolue de sa juridiction spirituelle. « Celui, disait Wycliffe, qui excommunie un ecclésiastique parce qu’il en a appelé au roi ou à son conseil se rend coupable de trahison envers le roi. » Cette proposition fut trouvée fausse, perverse et scandaleuse.
Tous ces articles étaient dirigés contre les doctrines trop favorables à la puissance du clergé, qu’ils soulevaient tout entier contre leur auteur ; mais il importait d’intéresser à la condamnation de Wycliffe les seigneurs temporels, dont plusieurs avaient voix au concile ; Wycliffe y fut présenté comme l’adversaire de l’autorité du prince et des magistrats, et l’on produisit comme extraites de ses œuvres deux propositions ainsi conçues :
- Pendant tout le temps qu’un seigneur séculier, un prélat ou un évêque, est en péché mortel, il n’est ni seigneur, ni évêque, ni prélat.
- Le peuple peut à son gré corriger ses maîtres lorsqu’ils tombent en quelque faute.
Ces deux articles avaient été imputés de son vivant à Wycliffe par le clergé ; il protesta fortement contre le sens qu’on leur attribuait ; ils ne complétaient pas sa pensée ; ses paroles avaient été tronquées, disait-il, et leur interprétation manquait d’exactitude et de fidélité. Comment admettre, en effet, que celui qui avait toute sa vie défendu contre les usurpations du clergé l’autorité temporelle eût en même temps soutenu des doctrines subversives de tous ses droitsa ?
a – Vaughan, Vie de Wycliffe.
Le concile de Constance persista néanmoins à les lui attribuer, comme avait fait auparavant celui de Rome, et il les déclara hérétiques et téméraires. On voulut aussi montrer Dieu lui-même intéressé à la condamnation de Wycliffe, et deux articles furent produits comme contraires à la majesté divine. Dans l’un se trouve en germe le dogme fameux de la prédestination, adopté plus tard par une partie considérable de l’église protestante ; il est ainsi formulé : Toutes choses arrivent par une nécessité absolue.
Wycliffe se fondait, pour émettre ce principe, sur l’infinie sagesse de Dieu, par laquelle il ne peut ne point déterminer toute chose pour le plus grand bien général, et sur la prescience divine et infaillible. Il agitait ainsi dans sa pensée le plus grand problème de la religion chrétienne et de toutes les religions, mystère redoutable dont le voile ne peut être en partie soulevé que si l’on n’établit la différence infinie qu’il y a entre déterminer d’avance et prévoir. L’opinion de Wycliffe sur ce point peut induire en de graves erreurs ; cependant elle lui est commune avec une foule de grands hommes qui l’ont précédé et suivi ; et, dans sa pensée, elle ne portait atteinte ni à la gloire de Dieu, ni à la liberté de l’homme.
La seconde proposition était celle-ci : Dieu doit obéir au diable. Wycliffe ne la reconnut jamais pour sienne ; il la déclara lui-même hérétique ; il protesta qu’elle avait été insérée dans ses œuvres par une main étrangère, et qu’elle lui était calomnieusement imputée par de faux témoins. Son désaveu sur ce point doit suffire, puisqu’il est d’accord avec l’œuvre de sa vie entière. Si le reproche eût été fondé, l’article téméraire eût été signalé par Thomas Walden, qui publia la plus complète réfutation des opinions de Wycliffe ; on y trouve, au contraire, cette proposition toute différente : Le diable ne peut tenter les hommes au delà de ce qu’il plaît à Dieu de permettre. L’article incriminé demeura néanmoins imputé à Wycliffe et fut condamné comme tel.
Enfin, parmi les propositions attribuées à Wycliffe et qui furent condamnées comme fausses à Oxford, à Rome et dans le concile universel de Constance, il en est une que les chrétiens de toutes les communions, catholiques et protestantes, admettent de nos jours comme véritable : c’est celle qui déclare les décrétales apocryphes. L’article fut condamné comme contraire aux décisions de l’Église et aux décrets de plusieurs papes. La sentence du concile sur ce point, approuvée plus tard avec tous ses décrets par un pape légitime, sentence universellement réprouvée aujourd’hui, suffirait seule pour détruire toute confiance en l’infaillibilité humaine, s’il suffisait de l’évidence contre l’erreur enracinée dans l’esprit par la double force de l’habitude et du préjugé.
La condamnation antérieurement prononcée à Oxford et à Rome sur ces quarante-cinq articles fut confirmée par le concile de Constance ; défense fut faite, sous peine d’anathème, d’enseigner ces articles, de lire ou de garder les livres qui les contenaient, d’en parler même, à moins que ce ne fût pour rappeler leur condamnation ; il fut ordonné de jeter ces livres dans les flammes, et en particulier les ouvrages intitulés le Dialogue et le Trialogue.
On lut ensuite deux cent soixante autres articles qu’on donna comme également extraits de ces ouvrages ; ils reproduisent pour la plupart et développent les articles précédents, surtout ceux relatifs au pape, aux moines et au sacrement de l’autel. Quelques-uns sont aujourd’hui généralement reconnus pour vrais parmi les chrétiens, entre autres celui qui n’exclut pas de la promesse de salut les enfants morts sans baptême. D’autres articles sont entachés d’une exagération violente et condamnable ; plusieurs présentent un sens dangereux, ceux-ci, par exemple : Dieu ne peut anéantir ; il ne peut ni agrandir ni diminuer le monde ; il peut créer des âmes jusqu’à un certain nombre et point au delà ; Dieu est chaque créature.
Wycliffe, il faut l’avouer, ne s’est pas assez défendu de la déplorable manie, qu’ont eue tant d’hommes supérieurs et révérés dans l’Église, d’assigner des limites et des modes à l’action de la sagesse incompréhensible et infinie, témérité qui faisait dire avec raison à saint Bernard : « On fouille jusqu’aux entrailles les secrets de Dieu. » Cependant, hâtons-nous de le dire, les propositions extraites des écrits de Wycliffe étaient loin d’avoir dans sa pensée le sens que ses détracteurs supposent.
En soutenant que Dieu ne pouvait rendre le monde plus grand ou plus petit, ou créer plus d’âmes qu’il ne l’a fait, l’opinion de Wycliffe était que Dieu a fait toutes choses aussi bien qu’il était possible de les faire, et, lorsqu’il dit que chaque créature est Dieu ou divine, il entendait seulement que toute créature participe en quelque chose, et pour une part, quelque faible qu’elle soit, aux attributs éternels de la Divinité.
Il est à regretter que ces propositions aient pu être attribuées à Wycliffe ; toutefois on sait combien il est facile d’extraire des meilleurs livres certains passages qui, à la place ou l’auteur les a mis, n’offrent rien de répréhensible, et qui, présentés isolément, ont un sens coupable. Wycliffe, d’ailleurs, était homme, et, comme tel, sujet à l’erreur ; pour lui en faire un crime, il aurait fallu qu’il se fût rendu coupable du tort beaucoup plus grave de ceux qui l’ont condamné, il aurait fallu qu’il se fût dit infaillible. C’est sur l’ensemble de sa vie et de ses doctrines qu’un chrétien, qu’un réformateur doit être jugé ; c’est à la pensée générale de ses ouvrages à corriger, à modifier, dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur, la pensée isolée, l’expression particulière ; il n’y a pas une vie d’homme, il n’existe pas un seul livre à qui cette règle ne soit applicable. Cette vérité ne saurait être trop répétée, car elle est constamment méconnue, et il est à craindre qu’elle ne le soit toujours. Le principe est avoué de tous dans le silence des passions, et, le moment venu, personne ne le met en pratique. S’agit-il d’une doctrine ? Porte-t-elle, dans son ensemble, les âmes au repentir, à la régénération, à la foi, à l’amour de Dieu ? Qu’importe, pour ceux qui croient y voir leur condamnation ? S’agit-il de la vie d’un homme ? Est-elle pure et sainte ? Qu’importe à ceux qui ont soif de son sang ?
Wycliffe, jugé de haut, a droit, malgré de nombreux écarts, par son génie, par son courage, par sa vie entière, à la reconnaissance de quiconque proteste contre l’asservissement de la conscience humaine, contre le joug théocratique et sacerdotal ; de quiconque reconnaît dans Jésus-Christ le seul médiateur entre Dieu et l’homme, de quiconque enfin voit dans la diffusion de la parole de vie le plus grand des biens, et dans la sanctification intérieure de l’homme le but du christianisme.
Le concile a eu le tort immense de condamner en masse toutes ses œuvres, de confondre le mal et le bien, l’erreur avec la vérité dans sa sentence ; il fit plus : il ordonna que les restes de Wycliffe fussent déterrés et livrés aux flammes ; il fouilla un tombeau et s’acharna sur un cadavre. Toutefois, en blâmant l’arrêt barbare, il faut songer à la barbarie de l’époque, et, en s’indignant de la vengeance des prêtres, il ne faut point oublier à quel point Wycliffe l’avait provoquée. L’immense révolution du xvie siècle était en germe dans ses écrits, et la violence de l’attaque, la profondeur de la blessure expliquent l’atrocité de la sentence.
Elle fut exécutée en Angleterre plus de trente ans après la mort du réformateur. La tradition rapporte que ses os, exhumés et réduits en cendres, furent jetés dans la rivière de Lutterworth. De là, selon la belle expression de Fuller, ses restes furent successivement portés dans la Saverne, dans la mer d’Irlande et dans l’Océan, véritable emblème de sa doctrine, qui se répandit de sa province dans toute sa nation, et de sa nation dans les royaumes de la terre.