Zinzendorf, on le voit, commençait à soulever peu à peu autour de lui bien des genres d’opposition, soit parmi les hommes d’église, soit chez les gens du monde, soit dans les gouvernements. Mais tout cela n’était rien à côté des embarras et des tourments qu’allaient lui susciter les divisions survenues au sein de la petite église de Herrnhout. Les réclamations des émigrés moraves au sujet de la discipline allaient être reproduites dans un esprit de contestation et de haine. Voici quelle en fut l’occasion. Un certain Krüger, magistrat dans le Voigtland, avait eu maille à partir avec le clergé de son pays, au sujet de la sainte cène, sur laquelle il professait certaines opinions hétérodoxes. Exclu pour cela de la communion de l’Église, il avait fini par rejeter entièrement le sacrement. Zinzendorf, auquel il avait écrit, était fort éloigné de partager ses vues et le lui avait exprimé franchement. Cependant, la charité du comte était si bien connue, que Krüger, forcé de se démettre de sa charge, n’avait pas hésité à se retirer à Herrnhout. Son instruction, supérieure à celle des pauvres habitants du village, son habitude des affaires, son caractère énergique et par-dessus tout ses grands airs de sainteté, lui valurent bientôt une considération extraordinaire. Il réveilla les querelles assoupies et fit revivre l’esprit sectaire qui n’était point encore entièrement éteint. Sous son influence, les hérésies de toute sorte recommencèrent à germer dans les têtes ; chacun voulait avoir sa théologie ; l’un niait la divinité de Jésus-Christ, un autre contestait son humanité. Le pasteur Rothe combattit énergiquement ces tendances. Quant au comte, il se garda de faire intervenir en aucune manière son autorité ; il se borna à faire à Krüger des représentations fraternelles et amicales. « Comme, néanmoins, il ne venait à bout de rien, » dit Spangenberg, « il consulta le Sauveur et lui exposa tout ce qu’il avait sur le cœur relativement à cette affaire. Alors il comprit clairement pourquoi Dieu permettait de pareilles choses. En effet, pour bien des gens qui parlaient de Jésus, qui avaient quelque apparence de vertu et dont la foi ne reposait pourtant que sur un système de leur propre fabrique, cette tentation servait à ébranler le fondement illusoire sur lequel ils avaient bâti ; pour d’autres, c’était une occasion de faire des progrès plus sérieux dans la piété ; pour lui-même enfin, cette affaire l’obligeait à apprendre par expérience tous les devoirs qu’impliquait cette tolérance qu’il recommandait aux autres. »
Ce fut en vain que, par des attaques directes, Krüger s’efforça de se mettre en guerre ouverte avec le comte, afin d’y gagner les honneurs d’une persécution ; il ne parvint pas à lasser la patience de Zinzendorf. Enfin, l’orgueil spirituel qui le dominait dégénéra en aliénation mentale. On lui donna à Herrnhout tous les soins imaginables, puis on le fit entrer dans une maison de santé de Berlin. Il n’en sortit que pour errer longtemps encore çà et là en pleine démence et mourut enfin misérablement.
Mais les troubles qu’il avait excités ne s’apaisèrent point à son départ ; il avait des adhérents fanatiques, et à leur tête le fondateur même de Herrnhout, le charpentier Christian David. Les Frères moraves, un très petit nombre excepté, se séparèrent ouvertement de la communion de l’église de Berthelsdorf ; ils ne se gênaient pas de parler du comte de la manière la plus hostile : il était la Bête de l’Apocalypse qui avait donné au faux prophète la puissance de séduire les hommes. Le faux prophète, c’était le pasteur Rothe. Quant à ceux qui ne s’étaient pas séparés de l’église, ils blâmaient la douceur du comte ; bref, il se voyait de toutes parts en butte aux jugements les plus durs et les moins mérités. L’affaire fit bruit aussi au dehors et produisit une impression fâcheuse : Herrnhout, disait-on, était devenu un nid de sectes. On n’attendait que cela pour condamner Zinzendorf.
Il y aurait eu là de quoi l’aigrir ou le décourager, si la foi ne l’avait soutenu au milieu de cette douloureuse épreuve. Il ne savait par quels moyens il pourrait sortir de ces embarras inattendus, mais Dieu lui donnait l’assurance que tout irait bien et que le Sauveur arriverait à son but à travers tout. Aussi, loin de se laisser abattre, il s’efforçait encore de raffermir ceux qui commençaient à douter. « Nous en sommes, leur disait-il, au moment où le grain de blé meurt en terre ; mais nous le verrons germer, verdir, fleurir et porter son fruit. » — « Je connais », écrivait-il plus tard, en se souvenant de cette époque difficile, « je connais les devoirs d’un berger qui veut être reconnu pour tel par le Souverain Pasteur. Il faut qu’il sache s’exposer aussi souvent que le besoin le requiert. Il faut qu’il sache porter la peine des fautes qu’il n’a point commises, restituer ce qu’il n’a point dérobé, se faire prendre pour laisser échapper les coupables. Pendant quinze ans, j’ai non seulement supporté patiemment les fautes de mes frères, mais je les ai dissimulées. »
A côté des embarras que lui donnait sa colonie, Zinzendorf avait à souffrir à Dresde de tracas d’un autre genre. Le Socrate allemand lui avait fait des ennemis ; on avait tiré parti contre lui du scandale qui s’était produit à Herrnhout et que l’on avait grossi à plaisir ; enfin, on était parvenu à obtenir de l’autorité un rescrit interdisant les réunions religieuses qu’il avait dans sa maison. Zinzendorf sentit alors plus vivement que jamais la nécessité de quitter sa charge, afin de mettre plus d’unité extérieure dans sa vie. Cette existence partagée entre Dresde et Berthelsdorf était devenue impossible ; cette double position entraînait trop d’affaires et de devoirs pour qu’un seul homme pût s’en acquitter convenablement, et il n’avait pas trop de tout son temps et de tous ses soins pour travailler à rétablir l’ordre et la paix à Herrnhout. La petite communauté s’était d’ailleurs accrue considérablement depuis cinq ans à peine que les premiers émigrants y étaient arrivés ; on avait vu s’élever trente maisons, et le nouveau village comptait déjà trois cents habitants, dont les deux tiers étaient des réfugiés moraves ; l’autre tiers se composait de gens émigrés de divers pays.
C’était d’ailleurs contre son gré et pour obéir au vœu de sa famille que le comte avait accepté une fonction dans le gouvernement ; mais sa grand mère, la baronne de Gersdorf, venait de mourir et il espérait obtenir de sa mère qu’elle consentît à ce qu’il se démît de sa charge. Elle céda en effet à ses instances réitérées. Cependant, sur le conseil de ses amis, il ne donna pas immédiatement sa démission, mais se contenta de demander un congé illimité, ce qui revenait au même. Ce ne fut que quelques années plus tard, à la fin de 1731, qu’il sollicita et obtint définitivement sa retraite.
Nous citerons deux passages intéressants dans lesquels Zinzendorf expose les motifs qui l’ont engagé à quitter Dresde et la position qu’il prit dès lors à Herrnhout : véritables causeries qui nous le font connaître de plus près.
« Le seul motif qui m’ait fait quitter la cour et ma charge, dit-il, c’est que je voulais retirer de leur fausse voie quelques-uns des hôtes qui m’étaient arrivés de Moravie et d’ailleurs, et que l’on me représentait comme des séparatistes et des cryptocalvinistes. Si jamais j’ai été sûr de mon fait, si jamais j’ai cru que je pourrais maintenir ma thèse sans en rabattre un iota, c’était bien alors. Mais je me trompais fort. Au commencement, ils étaient plus échauffés que moi dans la dispute, car ils sortaient de la persécution et moi je venais de la cour. Cela me donnait un certain avantage sur eux, mais ils l’eurent bientôt regagné ; ils eurent bientôt appris à penser et à parler avec plus de calme et de méthode. Alors ce fut mon tour d’apprendre. Je dus m’occuper à fond de bien des choses que j’avais cru savoir par cœur, et en une demi-année j’appris plus d’histoire ecclésiastique et j’acquis, relativement à l’hérésiologie, plus de données critiques que je n’en aurais pu recueillir dans Arnold et même dans Bayle. Jamais la Providence qui veille sur moi ne m’a gardé d’un danger plus imminent que dans cette circonstance, et quand je vois quelle petite dose d’impartialité suffit pour faire un spécifique à toute épreuve, je ne puis qu’adorer. L’esprit humain n’a pas coutume d’aller tout droit d’un extrême au juste milieu ; il n’y va d’ordinaire qu’en passant par l’autre extrême. C’est ce qui m’est arrivé en examinant avec attention tant d’opinions et de constitutions différentes chez les divers chrétiens avec lesquels je me suis trouvé en relations directes ou indirectes : non seulement j’ai marché pas à pas, mais encore, de toutes les opinions que j’ai rejetées en tout ou en partie, il n’en est pas une seule que je n’eusse d’abord admirée en tout ou en partie pendant un certain temps. Il m’en est advenu de même et d’une manière bien plus frappante encore à l’égard des personnes. Ainsi, il m’est assez souvent arrivé d’écouter avec respect pendant des heures entières tel homme que mes frères avaient, dès l’abord, reconnu pour un cerveau brouillé ; j’avais même ensuite quelque peine à me persuader qu’il ne m’eût rien appris que je n’eusse pu tout aussi bien trouver moi-même en quelques minutes de réflexion. Cette expérience souvent réitérée et l’accroissement de mes occupations ont fini pourtant par me rendre, sur ce point-là aussi, plus docile aux conseils de mes frères, et maintenant j’accorde à priori plus de confiance à leur jugement sur les personnes. »
« Mon but », dit-il ailleurs, « est de vivre maintenant privé de la protection, de l’honneur et du bien-être que le monde peut donner, de me consacrer tout entier à mon Créateur pour être un disciple du Seigneur, et d’attendre que ce que je perds, du moins en apparence, sous le rapport temporel, soit compensé par des grâces spirituelles. Dorénavant, je suis libre de servir le Seigneur dans tout ce à quoi il voudra m’employer ; dorénavant, je n’ai plus à m’occuper que des choses du Seigneur… Je renonce également à tout honneur terrestre et à tous les privilèges de ma qualité ; il y a longtemps déjà que j’y ai renoncé de fait, mais maintenant j’y renonce aussi extérieurement. Je ne pouvais guère conserver le rang que j’occupais, car il se présentait journellement des circonstances où je craignais de contrevenir à ces paroles de Jésus : Les violents reçoivent le titre de Monseigneur ; qu’il n’en soit pas ainsi de vousc. J’ai fait à la cour le personnage de Mardochée, mais ce rôle immobile et muet ne s’accordait pas suffisamment avec les dispositions aimantes d’un disciple de Christ et contrariait ma tendance générale, qui était dirigée tout entière vers le christianisme du cœur. Quelquefois aussi, quand j’aurais dû souffrir et succomber comme un autre, j’ai paru me tirer d’affaire grâce à mon titre de citoyen romain ; je dis : j’ai paru, car en réalité ce n’a pas toujours été le cas. Dorénavant, je puis avoir à souffrir les mêmes maux qu’ont soufferts mes frères et des maux plus durs encore. Je laisse là les armes de Saül, je choisis celles qui ont fait la force du berger David. Il s’en repentira ! dira le monde. C’est ce qu’il a l’habitude de dire, c’est ce qu’il a dit en voyant que je voulais suivre sérieusement Jésus, lorsque je suis allé à Wittemberg, lorsque je me suis mis en voyage, lorsque je suis allé à la cour, lorsque je me suis marié. »
c – Luc.22.25-26. Nous traduisons d’après la version de Luther, que cite ici Zinzendorf : Die Gewaltigen heisst man gnädige Herrn. Les versions françaises donnent le même sens, mais l’expression ne rend pas d’une manière aussi frappante la pensée de Zinzendorf.
On le voit, la retraite de Zinzendorf était une démarche dont il appréciait la portée : c’était un nouveau pas qui l’éloignait du monde, un nouvel engagement à se consacrer au service de Jésus-Christ.