qDeux écrivains, en rendant compte de mon Commentaire sur l’épître aux Romains, l’un dans le Chrétien évangéliquer, l’autre dans le Journal religieux de Neuchâtels, ont exprimé à peu près simultanément la même impression. Ils ont jugé insuffisante la solution que j’ai essayé de donner, dans l’explication des chapitres 8 et 9 de cette épître, du rapport entre notre liberté et la prescience divine. Ils préfèrent tous deux reconnaître dans cette relation un mystère insoluble pour l’intelligence humaine. En face de ce sentiment exprimé par des hommes aussi compétents, je me demande si je me suis mal expliqué ou si, ébloui par un faux jour, j’ai tenu pour une solution une explication qui ne pouvait prétendre à ce titre. Quoi qu’il en soit, je vais essayer de reprendre la question, en exposant, avec plus de développements que je ne pouvais le faire dans un commentaire, le rapport très intelligible à mes yeux entre deux faits qu’on déclare rationnellement contradictoires.
q – Paru dans Le Chrétien Évangélique, novembre 1880.
r – N° d’août 1880.
s – N° du 25 septembre 1880.
C’est une opinion assez fréquemment exprimée que le fait de la liberté humaine se heurte inévitablement à ces deux attributs de Dieu : sa toute-puissance et sa prescience ; à la première, parce qu’une toute-puissance absolue ne peut qu’absorber toute causalité dans l’univers et ne saurait laisser de place à côté d’elle à une force libre ; à la seconde, parce qu’une action certainement prévue sort de la sphère de la contingence pour tomber dans celle de la nécessité.
Je pense que la première de ces deux contradictions apparentes se résout par la vraie notion de la toute-puissance, qui est la faculté, mais non l’obligation de tout faire. Précisément parce que la toute-puissance est la toute-puissance, elle possède aussi le pouvoir de se limiter dans son exercice, quand il lui plaît, afin de laisser cours, s’il lui convient, au jeu libre des forces diverses qu’elle pose elle-même et qu’elle maintient. L’homme vraiment fort n’est pas celui qui fait tout ce qu’il peut faire, mais celui qui ne fait que ce qu’il veut. Ce dernier est maître, non seulement des autres, mais de lui-même, ce qui dit infiniment plus. Telle est la toute-puissance de Dieu, laquelle est par conséquent compatible avec l’action de volontés libres et indépendantes d’elle, dans leur exercice, sinon dans leur produit final.
La seconde antinomie est, à certains égards, plus difficile à résoudre. La toute-science n’est pas, comme la toute-puissance, une faculté dont on puisse attendre qu’elle se limite. Dieu peut retenir son bras, mais il ne fermera jamais les yeux. Ce serait sacrifier son indépendance absolue et renoncer à la direction souveraine de l’univers. Essayons un moment de supposer que Dieu restreigne sa connaissance, comme il limite sa toute-puissance. Il apprend au fur et à mesure les événements, comme nous les apprenons nous-mêmes par l’usage de nos sens ou par la lecture des journaux. Dans cette condition les cheveux de notre tête seront encore comptés, peut-être mais à quoi cela nous servira-t-il, puisque Dieu ne pourra prévoir l’accident qui menace notre tête elle-même, ni par conséquent le prévenir. Notre liberté est sauvegardée, mais notre sécurité filiale s’est évanouie ; la Providence, cette lumière de notre vie, est éteinte. Il est inutile d’ailleurs, cela se comprend, de demander ce que deviennent à ce point de vue les prophéties. Elles deviennent ce que sont les miracles pour celui qui nie la toute-puissance.
Il y a donc quelque importance, même pour le simple fidèle, à s’occuper de la relation entre sa liberté, condition de sa responsabilité, et la prescience de Dieu, condition de sa sécurité et de son repos. Ou bien faudrait-il déclarer d’avance qu’il y a ici un abîme insondable à l’intelligence de l’être fini ? Il est possible en effet que nous devions reculer, après avoir jeté dans ces profondeurs un premier regard. Mais il est possible aussi qu’à travers le brouillard nous apercevions l’arche du pont qui permet de passer d’un bord à l’autre.
Nous devons commencer par nous défaire d’un préjugé qui tient de près à notre nature d’êtres créés et vivants dans le temps, c’est-à-dire sous la forme de la succession. Ce préjugé consiste à appliquer à l’être infini une distinction qui n’a de réalité que dans l’existence de la créature, la distinction entre voir et prévoir. Pour un être qui, comme Dieu, habite, non dans le temps, mais au-dessus du temps, il n’y a pas plus de prévision que de souvenir, il y a la vue. Du sein de son éternité, Dieu contemple d’un seul regard, comme du haut d’un rocher, le fleuve de l’histoire dans tout son cours, depuis sa source unique jusqu’à sa double embouchure : la gloire ou la perdition. Le jour que nous appelons hier est en cet instant même devant lui exactement comme celui que nous attendons sous le nom de demain, ou comme celui que nous traversons en disant aujourd’hui. Le passé et l’avenir forment à ses yeux, avec ce que nous nommons le présent, un immuable présent ; il n’a pas vu l’un ; il ne verra pas l’autre ; il les voit tous trois simultanément et éternellement. Car il n’est pas plus assujetti, lui, aux trois formes du temps, qu’il n’est enfermé dans les trois dimensions de l’espace. Tout ce que le fleuve du temps emporte sur ses flots, comme tout ce qui se juxtapose dans l’immensité de l’espace, est et reste l’objet de sa connaissance immédiate et actuelle. Cette notion résulte de l’union nécessaire de ces deux attributs divins, qui appartiennent, comme éléments intégrants, à l’essence du théisme biblique : l’immutabilité de Dieu et sa toute-science.
De là il suit que ce que nous, au point de vue de notre emprisonnement dans le temps, nous appelons prévision, étant en Dieu simple vue, vision actuelle, la question de la compatibilité de la liberté humaine avec la prévision divine revient à celle-ci : une action vue, contemplée, comme présente, par un témoin, peut-elle être en même temps une action libre ? Je vous contemple lisant ces lignes dans le Chrétien évangélique : le fait de votre lecture est pour moi parfaitement certain. Est-il moins libre de votre part ? La question ainsi posée est si simple qu’elle en devient naïve. Ce n’est pas la vue qui produit l’acte ; c’est l’acte qui produit la vue. Le problème du rapport entre les libres actions de l’homme et la prescience de Dieu n’est pas plus compliqué que cela, dès que nous comprenons la prévision de Dieu comme une vue. Et qu’on n’objecte pas que la vision en Dieu a une tout autre efficacité que la vision chez l’homme, par la raison que notre œil reçoit passivement du dehors l’objet qu’il perçoit, tandis qu’en Dieu la vue de l’objet est accompagnée de la vertu de le produire, la toute-science étant inséparable de la toute-puissance. Raisonner ainsi, ce serait méconnaître ce que nous avons rappelé en commençant : que la toute-puissance peut et veut se limiter, afin de laisser place dans l’univers à d’autres forces que la sienne. S’il en est ainsi, Dieu se trouve vis-à-vis des forces libres et de leurs produits dans la même situation où nous nous trouvons nous-mêmes en face d’un acte dont nous sommes les témoins, non les auteurs ; avec cette différence seulement qu’en pareil cas nous voyons et apprenons, tandis que Dieu voit et n’apprend pas, parce que la vue, chez lui, est éternelle. Gardons-nous ici d’une explication de la prescience, maintes fois donnée, et qui supprimerait le problème plutôt que de le résoudre. C’est celle qui cherche à ramener cet attribut divin à un simple calcul de causes et d’effets : Dieu, voyant l’état complet des choses à chaque moment et connaissant à fond les dispositions, le caractère et les circonstances de chaque individu, en déduit, par une sorte de nécessité logique, tout ce que fera cet individu dans chaque situation donnée. Expliquer ainsi la prescience, c’est confisquer la liberté. Une telle solution appartient au système du déterminisme et répugne absolument, comme ce système tout entier, au sentiment moral de la liberté et de la coulpe.
Ce n’est pas par un calcul de probabilité, fondé sur la témérité de Pierre, que Jésus a prévu et annoncé à ce disciple son reniement S’il en était ainsi, la certitude de l’accomplissement diminuerait dans la mesure où nous maintiendrions la liberté et la responsabilité de l’apôtre. D’ailleurs il suffit de ce mot : trois fois, conservé par les quatre récits évangéliques, pour démontrer qu’il y avait dans cette prophétie tout autre chose qu’un calcul fondé sur la prévision morale. Sur cette voie de la prévision, Jésus aurait pu, à la rigueur, pressentir le reniement de son présomptueux disciple, mais il n’eut pu prédire ni son triple reniement, ni le chant du coq qui devait le suivre. Si donc Jésus a parlé, comme il l’a fait, quelques heures avant l’événement, il ne peut l’avoir fait qu’en vertu d’une participation instantanée et partielle au mode de connaissance de Dieu même. Nous trouvons dans chaque prophétie le résultat d’une initiation de ce genre. Dieu n’élève pas le prophète à la toute-science ; mais il soulève pour lui, dans un but spécial, un coin du voile qui couvre pour nous l’ensemble des choses. De là une vue qui nous apparaît à nous, enfermés dans la forme du temps, comme une prévision, mais qui, simple rayon de la vue complète et éternelle de Dieu, n’exclut pas plus la liberté que ne le fait cette vue elle-même. Les larmes amères versées par le disciple infidèle ont prouvé qu’il ne s’envisageait pas comme excusé par la vue de Dieu, devenue la prévision de Jésus.
Dira-on peut-être que cette manière de voir anéantit la réalité du temps, en en faisant une pure forme de l’intelligence humaine ? Je ne le pense pas. Qu’est-ce que le temps ? Ce n’est pas quelque chose assurément ; c’est la forme vide dans l’ordre des choses successives, comme l’espace est la forme vide dans l’ordre des choses simultanées. Quand par la pensée nous dépouillons le temps de son contenu qui n’est autre que l’univers dans sa transformation graduelle, le temps n’est plus qu’une abstraction de l’intelligence. Mais dès qu’à cette forme nous restituons son contenu, la création qui progresse, le temps redevient réel. Il consiste dans ce progrès même ; et cette forme n’est rien moins que la condition même de tout développement et par conséquent de toute liberté. Le temps est à l’histoire ce qu’est au corps jadis enseveli par les cendres de Pompéi et aujourd’hui complètement évanoui et disparu, le tombeau vide qu’il a laissé ; en soi, rien, pas plus que l’espace ; et pourtant la forme réelle de quelque chose.
La solution du rapport entre la liberté et la prescience, que j’expose ici, renferme, j’en conviens, un côté impénétrable à l’esprit humain : celui de la relation entre le temps et l’éternité. Mais comment cette obscurité n’existerait-elle pas pour nous ? Nous vivons et pensons dans le temps. Nous ne voyons l’éternité, qui à certains égards, est le contraire du temps, qu’à travers le temps lui-même. Comment la comprendrions-nous ? Du point de vue supérieur, on peut bien comprendre ce qui se passe dans le domaine inférieur, mais pas l’inverse, « Es kommt keiner aus seiner Haut heraus, » dit un vulgaire proverbe allemand. « Personne ne parvient à sortir de sa peau. » Notre expérience est la limite naturelle de notre compréhension (nous ne saisissons réellement que ce que nous avons vécu. Là où manque ce vivant point de contact entre l’objet et notre intelligence, tout nous demeure vague et obscur. Il en est évidemment ainsi du point de la question dont nous parlons. Mais cette obscurité ; dont nous, nous rendons compte d’ailleurs, n’empêche pas que nous ne puissions tirer les conséquences logiques d’un mode d’être que nous sommes forcés d’admettre, tout en ne le comprenant pas.
Nous devons faire enfin un pas de plus. La vue éternelle des choses, telle qu’elle existe dans l’entendement divin, une fois admise, non seulement la liberté humaine n’est pas exclue, mais c’est à ce point de vue seulement qu’elle devient pleinement compréhensible. La difficulté réelle, en effet, qu’il y a à accorder la liberté humaine arec l’absoluité de Dieu, provient de ce que, tout en laissant l’homme libre, Dieu doit pourtant rester maître de la marche et du résultat définitif l’histoire. Or ces deux postulats qui paraissent s’exclure ne s’harmonisent que lorsqu’on se place au point de vue de l’éternelle prescience de Dieu. Ce n’est pas quoiqu’il prévoie, mais c’est parce qu’il prévoit toutes les déterminations volontaires que Dieu peut concéder à ses créatures la liberté. Car c’est en vertu de cette prescience qu’il peut assigner d’avance à tous leurs actes libres une place dans son plan, sûr de transformer les révoltes mêmes en moyens d’exécution et de rester ainsi le maître souverain des choses, le roi des siècles. Dieu est donc bien réellement, quoiqu’en ait dit l’un de mes critiques, dans la position du général qui, instruit par avance de toutes les manœuvres de l’armée ennemie, les fait rentrer dans son propre plan de campagne et en tire le secret de sa victoire.
Voilà, ce me semble, la vraie relation entre la liberté humaine et la prescience divine, relation que n’a pas expliquée saint Paul dans les chapitres 8 et 9 de l’épître aux Romains, parce qu’il écrivait en apôtre, non en philosophe, mais qu’il suppose partout et qui forme la base latente de son enseignement sur la marche de l’histoire.