Moïse a retiré d’Égypte le peuple d’Israël, et l’a conduit, à travers le désert, jusque sur la rive orientale du Jourdain, en vue de ce pays de Chanaan, sa terre promise. Mais là finit la mission de Moïse : « Monte au sommet de la montagne de Pisgah, lui a dit l’Eternel ; élève tes yeux vers l’Occident et vers le Septentrion, le Midi et l’Orient, et regarde de tes yeux, car tu ne passeras point ce Jourdain ; mais donne à Josué la charge, et le fortifie et l’encourage ; car c’est lui qui passera devant ce peuple, et qui le mettra en possession du pays que tu verras (Deutéronome 3.27-28). » Moïse a été, au nom de Jehovah, le libérateur et le législateur ; Josué est le conquérant, guerrier pieux, modeste et rude, ardent serviteur de Jehovah, fidèle disciple de Moïse. Il passe le Jourdain, parcourt en tous sens la terre de Chanaan, bat successivement la plupart des peuplades qui l’habitent, les détruit, ou les expulse, ou traite avec elles, et partage leurs terres entre les douze tribus d’Israël, qui échangent leur vie errante contre la vie fixe et agricole dont Moïse leur a donné la loi. Les descendants d’Abraham s’établissent en maîtres sur le sol où Abraham avait demandé, comme une faveur, la permission d’acheter son tombeau.
Les conséquences de cette nouvelle situation ne tardent pas à se manifester. La conquête est difficile et longue ; les violences et les rapines de l’état de guerre, d’une guerre de dépossession et d’extermination, remplacent, chez les Hébreux, les aventures et les émotions pieuses du désert. Malgré ses succès, la conquête demeure incomplète ; plusieurs des peuplades chananéennes se défendent efficacement, et conservent, à côté des nouveaux venus, leur territoire, leurs lois et leurs dieux. Les douze tribus d’Israël se dispersent, et s’établissent, chacune pour son compte, sur des points divers et lointains, quelques-unes même séparées des autres par le Jourdain. L’unité de la nation hébraïque, de sa foi, de sa loi, de son gouvernement, de sa destinée, s’affaiblit rapidement ; les velléités d’idolâtrie, qui ont si souvent éclaté dans son sein quand elle errait dans le désert, reparaissent et se développent, fomentées par le voisinage des peuplades chananéennes et polythéistes. Ce n’est pas précisément le polythéisme qui l’emporte sur le Dieu unique ; ce sont les images matérielles de Jehovah qui deviennent, au milieu de telle ou telle tribu, l’objet de ce culte idolâtre que proscrit si fortement le Décalogue : « Les enfants d’Israël firent ce qui est mauvais devant l’Éternel, et ils oublièrent l’Éternel leur Dieu, et ils rendirent un culte aux Bahalims et aux bocages (Juges 3.7). » Sous l’empire de ces circonstances, l’état moral et social du peuple d’Israël s’altère profondément ; la barbarie, jadis fanatique et austère, y devient déréglée et licencieuse ; ses chefs, ses Juges pendant l’époque qui porte ce nom, ne possèdent plus et souvent ne méritent plus sa confiance ; même les actes héroïques de quelques-uns d’entre eux, de Gédéon, de Déborah, de Samson, ont un caractère plus étrange qu’auguste. La théocratie mosaïque se voile ; la nation hébraïque se désorganise ; l’anarchie religieuse et politique s’étend et s’aggrave de jour en jour dans Israël.
Mais là où la lumière divine a lui, elle ne s’éteint pas complètement, et quand la voix de Dieu a parlé, elle ne cesse pas de retentir, même aux oreilles qui ne l’écoutent plus. On a dit qu’après Josué, dans le laps de temps qui s’écoula entre le régime des Juges et la fin du règne de Salomon, le souvenir de Moïse, de son action et de ses lois avait presque entièrement disparu et perdu toute autorité dans Israël. Quelques passages des récits bibliques durant cette époque suffiront à redresser cette erreur. Je lis dans le Livre des Juges, à propos des nations chananéennes qui résistèrent et survécurent, dans leur pays, à la conquête et à l’établissement des tribus hébraïques : « Ces nations servirent à éprouver Israël, pour voir s’ils obéiraient aux commandements que l’Éternel avait faits à leurs pères par Moïse (Juges 3.4). » Et dans le Livre de Samuel : « L’Éternel est celui qui établit Moïse et Aaron qui tirèrent vos pères hors d’Egypte, et qui les ont fait habiter en ce lieu (1 Samuel 12.6-8). » Et dans le Livre des Rois, David, près de mourir, dit à son fils Salomon : « Observe ce que l’Éternel ton Dieu veut que tu gardes, en marchant dans ses voies et en gardant ses statuts, ses commandements, ses ordonnances et ses témoignages, selon ce qui est établi dans la loi de Moïse (1 Rois 2.3). » Et quand Salomon, après la solennelle dédicace de son temple, eut adressé à Dieu sa prière d’actions de grâces, « il se tint debout, et il bénit toute l’assemblée d’Israël à haute voix, disant : Béni soit l’Éternel qui adonné du repos à son peuple d’Israël, comme il en avait parlé ! Il n’est pas tombé à terre un seul mot de toutes les bonnes paroles qu’il avait prononcées par Moïse, son serviteur (1 Rois 8.55-56). » Dans les mœurs et la vie pratique des Israélites, ces « bonnes paroles » n’avaient pas, il est vrai, conservé toute leur efficace ; le culte de Jehovah et la législation de Moïse avaient subi de tristes oublis et de graves altérations ; mais, dans le sentiment national, Jehovah, l’Éternel, était toujours le Dieu unique, le vrai Dieu, et Moïse son interprète. Le désordre moral et social avait envahi la confédération hébraïque ; la loi et la tradition divines étaient sans cesse violées, mais non méconnues ; c’était toujours la loi et la tradition divines, objets de la foi et du respect d’Israël.
Quand le mal de l’anarchie eut amené de grands revers nationaux, quand les Philistins au sud, les Ammonites à l’est, les Mésopotamiens au nord eurent humilié et mis en péril l’établissement des Hébreux dans le pays de Chanaan, un cri général s’éleva ; de toutes parts les tribus réclamèrent un pouvoir fort, un chef unique, capable de maintenir au dedans l’ordre, au dehors la sûreté et l’honneur d’Israël. Un grand et fidèle serviteur de Jehovah, le dernier des juges et le plus grand des prophètes depuis Moïse, Samuel, avait naguère gouverné Israël et lutté fortement contre les vices et les malheurs publics ; mais « il était devenu vieux, et ses fils, qu’il avait établis pour juges sur Israël, ne suivaient point son exemple ; ils se détournaient après le gain déshonnête, et ils prenaient des présents et pervertissaient le droit. C’est pourquoi tous les anciens d’Israël s’assemblèrent, et vinrent vers Samuel à Rama, et ils lui dirent : Voici, tu es devenu vieux, et tes fils ne marchent point dans tes voies ; maintenant établis sur nous un roi pour nous juger, comme en ont toutes les nations (1 Samuel 8.1-5). » La demande n’avait rien d’étrange ; à l’époque même où Dieu, par son serviteur Moïse, gouvernait personnellement Israël, la chance de l’établissement d’une royauté humaine avait été prévue et réglée d’avance par la loi divine : « Quand tu seras entré au pays que l’Éternel ton Dieu te donne, avait dit Moïse au peuple hébreu, et que tu le posséderas et que tu y demeureras, si tu dis : J’établirai un roi sur moi, comme toutes les nations qui sont autour de moi, tu ne manqueras pas de t’établir pour roi celui que l’Éternel ton Dieu aura choisi ; tu t’établiras pour roi un homme qui soit d’entre tes frères, et tu ne pourras point établir sur toi un homme étranger qui ne soit point ton frère (Deutéronome 17.14-15). » Bien que prévue par la loi divine, la demande du peuple déplut fortement à Samuel ; « car la domination royale lui était odieuse, dit l’historien Josèphe ; il avait l’amour inné de la justice, et il était ardemment attaché à l’aristocratie, comme au régime politique qui rendait les hommes heureux et dignes de Dieua ; » mais « l’Éternel dit à Samuel : Obéis à la voix du peuple, car ils ne t’ont point rejeté, mais ils m’ont rejeté afin que je ne règne point sur eux. Maintenant donc, obéis à leur voix ; toutefois, ne manque pas de protester expressément contre eux, et de leur déclarer comment le roi qui régnera sur eux les traitera. » Samuel prédit aux Hébreux tout ce qu’il leur en coûterait d’avoir un roi et tout ce qu’ils auraient à en souffrir dans leurs familles, leurs biens, leurs libertés : « Mais le peuple ne voulut point écouter les discours de Samuel, et ils dirent : Non, mais il y aura un roi sur nous, et nous serons comme toutes les autres nations, et notre roi nous jugera, et sortira devant nous, et conduira nos guerres. — Samuel donc entendit toutes les paroles du peuple, et les rapporta à l’Éternel, et l’Éternel dit à Samuel : — Obéis à leur voix et établis-leur un roi (1 Samuel 8.6-22). »
a – Josèphe, Ant. Jud., liv. VI, chap. 3.
L’histoire du monde n’offre point d’exemple où les mérites et les vices de la monarchie absolue se soient aussi rapidement développés et manifestés avec autant d’éclat que dans cette petite monarchie hébraïque instituée, sur le vœu du peuple, pour échapper à l’anarchie. Trois rois s’y succèdent, profondément divers d’origine, de caractère, de conduite et de destinée. Saül est un guerrier, choisi par Samuel à raison de sa force, de sa beauté physique et de sa bravoure ; toujours prêt à combattre, mais sans prévoyance et sans persévérance dans ses guerres ; bientôt enivré de sa fortune, emporté par des passions brutales, capricieuses et jalouses ; tour à tour en lutte furieuse ou en attitude subalterne avec son patron Samuel, son fils Jonathan, son gendre David ; vrai roi barbare, arrogant et mobile, effréné et superstitieux, utile un moment à Israël contre ses ennemis, mais incapable de le gouverner au nom de son Dieu. David est au contraire le représentant fidèle et harmonieux de la foi et de la vie religieuse dans Israël ; adorateur fervent et soumis de l’Éternel, à toutes les époques et dans les fortunes les plus diverses de sa carrière tour à tour si humble et si grande ; à la fois guerrier, roi, prophète et poète, ardent à célébrer son Dieu en poète comme à le servir en guerrier et à lui obéir en roi ; également sublime soit qu’il rende grâces à l’Éternel dans ses triomphes, soit qu’il l’invoque dans ses détresses ; accessible aux plus coupables faiblesses humaines, mais prompt au repentir après la faute, et donnant toujours, à ses élans de joie ou de tristesse pieuse, la première place dans son âme ; vrai roi du peuple qui adore le vrai Dieu. David accomplit l’œuvre de son temps ; il atteint le but dans lequel avait été réclamée et instituée la nouvelle monarchie ; il laisse les tribus d’Israël ralliées au dedans, rassurées au dehors, en voie de bon ordre et de confiance. Héritier de ses travaux et de ses succès, son fils Salomon lui succède, et règne quarante ans, avec presque autant de repos que d’éclat : « Dieu lui avait donné la sagesse et une fort grande intelligence, et une étendue d’esprit en aussi grande abondance que celle du sable qui est sur le bord de la mer. Il avait la paix avec ceux qui étaient autour de lui de tous côtés ; et pendant toute sa vie, Juda et Israël habitaient en assurance, chacun sous sa vigne et sous son figuier, depuis Dan jusqu’à Beersebah (1 Rois 4.24, 25, 29). » Le royaume et la royauté hébraïques s’élevèrent, sous le gouvernement de Salomon et dans toute l’Asie occidentale, à un degré de puissance et de splendeur jusque-là inconnu des Hébreux. Fortune démesurée pour un nouveau roi et un petit État, et qui rappelle les rapides histoires, les comètes politiques de l’Orient. Salomon y perdit sa sagesse avec sa vertu ; le premier prince héréditaire de la monarchie hébraïque finit sa vie en voluptueux souverain d’Ecbatane ou de Ninive ; le fils du pieux roi David devint un moraliste sceptique, observateur profond, mais dégoûté, de la nature et de la destinée humaines. Et le royaume ne survécut pas au roi ; le peuple s’amollit et se corrompit comme le souverain ; Salomon à peine mort, sa monarchie se divisa en deux royaumes rivaux et bientôt ennemis, en proie tantôt à la tyrannie, tantôt à l’anarchie, et presque toujours à la guerre. Ce n’était pas, comme jadis, une mauvaise phase passagère dans l’histoire du peuple hébreu ; c’était sa décadence qui commençait, une décadence sans retour.
Que deviendra, dans cette décadence, la loi révélée à Moïse sur le Sinaï ? Est-elle destinée à tomber avec la monarchie de Salomon, ou à languir et à dépérir au milieu des luttes et des désastres de Juda et d’Israël ? Tout au contraire : la foi et la loi religieuse des Hébreux non seulement se perpétueront, mais se relèveront dans cette époque de ruine politique. Les desseins de Dieu sont au-dessus du sort des États, et les instruments ne leur manquent jamais : à travers les violences des rois et les défaillances du peuple, les prophètes d’Israël maintiendront l’ancienne alliance, et prépareront l’avènement de l’alliance nouvelle qui fera, du Dieu d’Israël, le Dieu du genre humain.