Nulle part la sagesse infiniment diverse du Sauveur ne se révèle mieux à nous que dans ses relations avec les pécheurs. Il les traite chacun selon son caractère particulier, et il le fait avec un tact si admirable, que nous reconnaîtrions en lui à ce seul trait l’homme qui est la vérité même et qui sonde tous les cœurs.
Nous en avons un exemple remarquable dans les divers faits qui nous sont racontés Luc 9.51-62. Et d’abord, nous y lisons que les habitants d’une bourgade de la Samarie, où Jésus voulait passer la nuit, lui avaient refusé l’hospitalité ; à cette vue, Jean et Jaques, les fils du tonnerre, s’indignent, s’enflamment et s’écrient avec passion : « Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu du ciel descende sur eux et les consume, comme Élie le fit ? » Voilà le tempérament colérique, prompt à prendre feu, et doué d’une grande énergie, mais d’une moins grande persévérance. Comment Jésus modérera-t-il l’ardeur inconsidérée de ses deux disciples, et les ramènera-t-il à des sentiments plus humains ? Il ne les reprend point avec dureté, c’eût été attiser le feu qui s’allumait en eux. Il oppose à leur sévérité sa douceur, à leur passion son calme et sa paix, à leur cœur agité son cœur serein où ils peuvent lire, comme dans un miroir et avec confusion, son amour pour les pécheurs et le but miséricordieux de sa mission : « Le Fils de l’homme est venu non pour faire périr les hommes, mais pour les sauver. »
Bientôt après accourt à Jésus, d’un pas rapide et les yeux brillant de joie et d’enthousiasme, un homme qui lui dit : « Je te suivrai partout où tu iras. » C’est là un de ces hommes au tempérament sanguin, mobiles, impressionnables, s’enflammant pour tout ce qu’il y a de beau et de bon, et formant avec joie de saintes résolutions ; mais leurs impressions ne se convertissent pas toutes en sentiments durables et profonds, et leurs projets deviennent rarement des actions ; ils aimeraient à agir, mais il leur manque l’énergie et la persévérance que réclame un travail long et pénible. Jésus découvre sans peine ce qui se passe dans le cœur de cet homme, qui est tout enthousiasmé des miracles et de la divine bonté du Sauveur, et qui a formé subitement le projet de devenir son disciple. Il faut le ramener de son exaltation passagère au calme de la réflexion, et avant de commencer la construction de la tour, il doit en supputer la dépense : « Les renards ont des tanières, lui dit Jésus, et les oiseaux du ciel des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. »
Une autre fois, Jésus rencontre un homme qui ne vient point lui offrir d’être son disciple, et auquel il adresse avec autorité et instance ces mots : « Suis-moi. » Mais celui-ci répond : « Seigneur, permets que j’aille auparavant ensevelir mon père, que je reste dans la maison paternelle jusques à ce que mes parents soient morts, alors je verrai et je réfléchirai à ce que tu me proposes. » Qui ne reconnaîtrait en lui le phlegmatique, dont le cœur est difficilement ému, et qui ne fait rien qu’avec réflexion, qui est sans doute à l’abri des tempêtes de la passion, mais qui tombe facilement dans la paresse et l’indifférence, et pour qui, d’ordinaire, c’est chose fort pénible que de sortir de ses habitudes journalières ? La réponse de Jésus-Christ est précisément celle qui pouvait le mieux, par son apparente rudesse, éveiller chez cette âme paresseuse une résolution prompte et ferme : « Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, hâte-toi d’échapper à la mort, va et annonce le royaume de Dieu. »
Voici venir un quatrième, triste, les yeux baissés, le cœur serré, qui rencontre Jésus et lui dit : « Je te suivrai, Seigneur ; mais permets moi de prendre auparavant congé de ceux qui sont dans ma maison. » C’est le mélancolique : il est lent à s’émouvoir, mais ses sentiments sont profonds et durables ; les passions fortes ne tombent pas sur lui à l’improviste, elles se glissent insensiblement dans son cœur ; il est plus enclin à l’inquiétude qu’à la joie, il ne craint pas la peine et poursuit avec persévérance ses projets. Ainsi, cet homme qui dit au Seigneur : « Je te suivrai, » n’attache ses regards que sur les renoncements auxquels il va être appelé, et avant que de quitter, pour toujours peut-être, ses parents, il veut les embrasser une dernière fois. Il fallait ici une parole d’encouragement, un joyeux et énergique appel à courir aux étendards : « Celui qui met la main à la charrue et regarde derrière lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu. »
N’admirerez-vous pas, mes frères, le regard pénétrant de notre divin Ami, la sagesse du grand Médecin, l’indicible bonté du Prince de la paix ?
Aujourd’hui, nous verrons le Seigneur, par la bouche d’Élie, appeler à lui Élisée qui labourait le champ de son père, et qui, lui aussi, demanda de prendre auparavant congé des siens. Voici notre texte :
19 Élie donc partit de là, et il trouva Élisée, le fils de Scaphat, qui labourait ayant douze couples de bœufs devant lui, et il était là avec la douzième. Et Élie en passant vers lui jeta son manteau sur lui. 20 Et Élisée laissa les bœufs, et courut après Élie, et dit : « Je te prie que je prenne congé de mon père et de ma mère, et puis je te suivrai ? » Élie lui dit : « Va et reviens, car que t’ai-je fait ? » 21 Élisée s’en retourna donc d’avec lui, et il prit une couple de bœufs et les sacrifia, et de l’attelage des bœufs, il en bouillit la chair, et la donna au peuple qui en mangea. Puis il se leva et suivit Élie, et il le servait.
Élie a quitte l’Horeb, sa tristesse avait fait place à la joie, ses ténèbres à la lumière, il se réjouissait surtout à la pensée des sept mille qui n’avaient point fléchi les genoux devant Bahal. Aujourd’hui, nous le trouvons de nouveau dans la Samarie, où il accomplit ce dont son maître l’a chargé. Il appelle Élisée et Élisée le suit.
Le texte d’aujourd’hui nous transporte des vallées sauvages et désertes de Sinaï, dans les plaines riantes que traverse le Jourdain, et sur les champs fertiles qui entourent la bourgade l’Abel-Mehola. Nous y trouvons douze laboureurs derrière leurs charrues, onze sont des serviteurs, le douzième est le fils même du maître. Son nom est Élisée, son père se nomme Scaphat. Élisée n’a point honte de mettre la main à la charrue et de conduire sa paire de bœufs à la sueur de son visage, comme ses serviteurs. C’était une vraie joie, après la longue sécheresse, que de passer des journées dans les champs, derrière la charrue. La terre, que des torrents de pluie avaient enfin désaltérée après trois ans et demi d’attente, semblait impatiente de produire de nouveau ses fruits et de déployer en tiges et en épis ses forces renouvelées, et de toutes parts s’élevait dans les campagnes comme un parfum de bénédictions divines. Combien souvent ces douze laboureurs n’auront-ils pas parlé entre eux des grands miracles que Jehovah venait de faire dans leur patrie, du prophète Élie, et du feu du ciel qui avait consumé la victime sur le Carmel ? Car, sans doute, ils avaient été témoins de cet événement, et ils étaient du nombre des sept mille. Peut-être même s’entretenaient-ils de ces faits merveilleux, quand ils virent s’approcher d’eux un homme enveloppé d’un grossier manteau, et les reins ceints d’une ceinture de cuir. Ils se demandent quel est cet étranger, et bientôt, pleins de surprise et de joie, ils reconnaissent en lui Élie le Tishbite.
« Élie trouva Élisée. » Élie le connaissait-il déjà, ou l’a-t-il rencontré par une direction spéciale de Dieu ? Nous l’ignorons. Mais quoi qu’il en soit, Élie n’avait depuis longtemps trouvé personne qui lui causât une pareille joie. Élisée était le premier enfant de Dieu qu’il saluait après un long isolement, et il voyait en lui comme le premier sceau de la promesse que Dieu lui avait fait sur l’Horeb. C’était, en effet, le pieux et simple Élisée, dont les paroles devaient ramener et gagner à Dieu les cœurs des Israélites, et passer sur tout le pays, comme un » son doux et subtil » de la grâce miséricordieuse de Jèhovah ; Élisée était le premier messager qui était appelé à jeter les semences de la paix dans les sillons qu’Élie avait ouverts avec l’épée, et à restaurer par la grâce les cœurs que la loi avait brisés. Son nom désignait son caractère et sa mission, il signifie : Dieu est salut, et telle pourrait être l’épigraphe de toute son histoire. Comparé à son prédécesseur, Élisée semble appartenir déjà à l’économie de la bonne nouvelle. Il s’offre à nous plein de douceur, paisible et sans éclat. Partout il laisse derrière lui la bénédiction, et ses actions sont empreintes la plupart, non de l’imposante majesté de la divine justice, mais de grâce et de miséricorde. Il étend sa main, non pour fermer le ciel, mais pour ouvrir les sources des bénédictions. Ce n’est point pour maudire qu’il ouvre la bouche, et de ses lèvres ne découlent pour ainsi dire que consolations et promesses. Il ne sait que pleurer sur les péchés de son peuple, il n’appelle point sur lui le feu du ciel. Secourir et guérir est sa mission ; des forces vivifiantes sortent de lui, et sur son drapeau se lisent ces mots : L’Eternel est bon.
Avec la vocation d’Élisée commençait donc dans l’éducation du peuple hébreu une nouvelle période, une période de grâce après les jours du châtiment ; après la tempête, après le feu et le tremblement de terre, le son doux et subtil. Élie le savait, ou le pressentait, quand il s’approcha d’Élisée.
Élie trouva Élisée derrière la charrue. Le prophète futur, à qui sans doute Dieu avait départi de grands dons, mène une vie humble et cachée. Il ne lui est point venu à l’esprit qu’il était né pour d’autres occupations que celles d’un laboureur, qu’avec tous ses talents il devait poursuivre ses études dans les écoles supérieures, afin d’aider un jour à éclairer et gouverner le monde. Non, ses prétentions ne dépassaient pas la limite de ses champs, il voyait dans sa vie agricole sa vocation, et ne recherchait point les choses hautes. Oh qu’il est beau, qu’il est doux de le contempler, lui si grand, dans une condition si humble ! et comme son exemple condamne nombre de chrétiens de nos jours ! Agir pour le règne de Dieu, est devenu le mot d’ordre ; nous nous en réjouissons, sans doute, mais d’une joie qui est troublée par tout ce qu’a de fiévreux et de vain cette activité. A peine un homme croit remarquer en lui quelque don de Dieu, qu’il n’hésite pas à s’envisager comme un pilier de l’église de Jésus-Christ. La condition où il se trouve, n’est pas celle pour laquelle il est fait ; il se sent appelé à quelque chose de mieux ; il doit devenir prédicateur, missionnaire, instituteur, et la voix intérieure de Dieu qui l’y pousse, n’est le plus souvent que le désir présomptueux de son propre cœur. Nous devons sans doute faire briller notre lumière devant les hommes ; mais chacun doit le faire au lieu où Dieu l’a placé. Et le Seigneur, dans les appels qu’il adresse à ses disciples, n’entend pas faire d’eux tous des docteurs. C’est ta vie et non tes lèvres qui doivent être la lumière qui brille dans le monde. C’est par l’impression totale que tu produis sur ceux qui t’entourent, que tu glorifieras Dieu et seras missionnaire. Que l’on sente dans tout ce que tu entreprends, que tu as une origine supérieure et que tu portes dans ton cœur la paix de Dieu : voilà la douce lumière que le Sauveur attend des siens, par là tu prêcheras l’Evangile qui est une force divine, avec plus de pureté et de force que par des paroles. Et songes-y bien, les âmes qui jettent l’éclat le plus beau, sont celles qui ignorent leur lumière, et les fleurs divines qui répandent autour d’elles les plus doux parfums, sont celles qui fleurissent cachées dans les asiles que Dieu leur a assignés, et heureuses dans leur obscurité.
Cette presse de tant de chrétiens qui se mettent sans appel à travailler pour le règne de Dieu, donne assez à connaître combien notre époque est pauvre en grands hommes. L’on ne voit plus d’aigles voler dans les cieux de l’église, et en leur absence les oiseaux de petite taille se font illusion sur leur grandeur.
Hors donc, hors des murs de Sion, cette vaine manière d’agir qui vient non de Dieu, mais du monde ! Hors des limites du peuple élu, la déplorable idolâtrie dont les instruments humains sont aujourd’hui si fréquemment les objets ! Je crois que Dieu rappelle à lui, dans la fleur de leur âge, tant de ses serviteurs les mieux doués et les plus bénis, pour les sauver de ces emphatiques éloges qu’on leur prodigue dans les Rapports de toute espèce, et pour indiquer à son église que les piliers du temple ne sont pas de chair, que la sagesse ne meurt avec aucun homme, et que Lui, l’Eternel, est le seul qui fonde, bâtisse et supporte l’édifice.
Élie, en passant vers Élisée, lui jeta sur les épaules son manteau sans lui dire un mot. Que de sentiments divers ont dû s’élever dans l’âme du laboureur, qui comprit bien le sens de cet acte symbolique, et qui se voyait appelé à devenir l’aide et le successeur du Tishbite ! Mes frères, j’ai souvent regretté, que la prédication fût de nos jours le fait exclusif du pasteur, que la chaire ne s’ouvrît que devant les membres du clergé, et qu’il ne fût plus permis aux simples fidèles de l’Eglise, comme dans les temps primitifs, de parler devant l’assemblée. Souvent j’ai désiré faire de ma robe de pasteur ce qu’Élie fit de son manteau, et de la jeter sur les épaules d’un laboureur ou d’un tisserand. Dans mes entretiens avec plusieurs ouvriers, j’ai entendu, je le confesse, des choses plus profondes, plus vraies, plus sublimes qu’aux pieds de maints docteurs et pharisiens des universités. J’ai trouvé à l’établi de vrais professeurs, et dans les échoppes des docteurs, dont la profonde sagesse, inconnue d’eux-mêmes, aurait fait rougir tel érudit qui a étalé la sienne dans des livres, et dont l’exégèse prouvait chez eux un don d’interprétation qui ne se découvre point chez nombre de savants commentateurs. Combien ne nous serait-il pas agréable de céder quelquefois la place à ces hommes et de devenir leurs auditeurs ! J’en ai connu plus d’un dont le cœur débordait d’amour pour leur Sauveur, et qui semblaient tout prêts à annoncer au monde entier, combien Jésus est fidèle et doux, et quelle joie se trouve auprès de lui. Certainement, ce serait un grand bien pour beaucoup d’églises, si d’autres que leurs pasteurs mercenaires pouvaient parler publiquement. Il en sera ainsi dans l’âge d’or que nous attendons, et tous ceux dont les lèvres auront été ointes du saint Esprit, pourront alors monter en chaire : jusques là il y aura des chaires sous la chaire, de petites églises dans l’église, des réunions pieuses au sein des familles, et des assemblées de frères. Veuille Dieu susciter, former, appeler de nombreux prédicateurs parmi le peuple, et des docteurs dans l’obscurité. Avec quelle joie ne le verrions-nous pas accorder à notre pays un nouveau Tersteegen, un homme qu’il revêtirait lui-même du manteau de témoin et de celui de sa justice, de cette justice sans laquelle tout pasteur n’est qu’un mercenaire et nul homme ne peut être sauvé !
Élisée a compris ce que veut de lui le prophète, qui s’est éloigné sans ouvrir la bouche. Il laisse sa charrue et ses bœufs au milieu du champ, et suit Élie. Il le suit sans objection, comme aussi sans parler du grand honneur qui lui est fait, ni de son incapacité. Il regarde non à lui-même et à sa vocation, mais au Dieu qui la lui adresse, à sa grâce et à sa force. Il dépose dans le sein de Dieu sa dignité et sa charge, et il reçoit de la main de Jehovah le manteau de prophète, avec le même calme qu’il apportait à conduire sa charrue. Oh la précieuse simplicité, la douce paix de ces âmes naïves et vides de tout amour propre !
Mais Élisée avait autre chose à quitter que son attelage et ses champs. Son père et sa mère vivaient encore, il devait les instruire de sa nouvelle vocation et leur demander leurs bénédictions. « Laisse-moi, dit-il à Élie, auparavant prendre congé de mon père et de ma mère, puis je te suivrai. » Ce n’est point là la demande d’un cœur qui hésite et cherche des prétextes pour ne pas obéir ; ce sont les paroles d’un amour filial que Dieu ne peut qu’approuver. — Comme Élisée entre dans sa carrière prophétique autrement qu’Élie ! Élie descend des montagnes de Galaad comme d’un monde supérieur, sans que rien nous soit raconté de ses parents, de sa famille, de sa vocation ; on dirait un étranger parmi les hommes, un être unique qui ne tient point à eux par les liens du sang ; on dirait que son âme sublime ne connaît point les doux sentiments des affections humaines, et ses premières paroles semblent être celles du Tout-Puissant même : « Il n’y aura ni pluie ni rosée, que je ne le dise. » Pour le comprendre, il fallait s’élever à sa hauteur ; son imposante majesté était rarement tempérée par la miséricorde, et tel que Sinaï au temps de Moïse, il tenait tous ceux qui l’entouraient, à une respectueuse distance. Élisée, au contraire, s’offre à nous comme un homme semblable aux autres ; nul mystère n’enveloppe son origine, sa famille, sa première condition, son entrée dans la carrière prophétique ; il tient, comme nous, à ses frères par les liens de l’affection, il connaît, comme nous, les tristesses de l’adieu. On s’approche de lui avec confiance, et il inspire bien moins la crainte que l’abandon. Tout annonce en lui l’évangéliste, le successeur du second Moïse. Élie était l’envoyé du Dieu de sainteté, dont la colère tombe sur quiconque transgresse ses lois ; Élisée était le représentant de la miséricorde divine qui venait parler de grâce à ses frères.
L’amour filial d’Élisée nous le fait aimer. Ce seul trait suffit en effet pour inspirer de la confiance envers un étranger, car dans le jardin où croit la fleur délicate des affections domestiques, il est rare au moins de trouver de ces méchantes ronces qui vous blessent au moment où vous ne vous y attendez pas. — Élisée va donc dire adieu à ses parents. Adieu plein de tristesse, mais bien moins amer que les adieux spirituels qui suivent la conversion dans les cas où Jésus-Christ vient désunir l’enfant et le père, se placer entre l’ami et l’ami. Toute conversion est une séparation, car celui que Dieu appelle, s’éloigne des hommes naturels, s’enfuit hors de leur atmosphère morale, abandonne la terre de leurs pensées, de leurs rêves, de leurs efforts, pour se rendre vers un pays lointain qui diffère entièrement du leur, et qui leur est inconnu. Séparation à la fois heureuse et douloureuse pour ceux qui partent ; car s’ils passent de la mort à la vie, ils quittent spirituellement des personnes qui leur sont chères, et ils le font peut-être pour ne plus se réunir à elles de toute éternité. Qui compte encore des amis parmi ceux qui sont du dehors, et n’a pas éprouvé ces douleurs de l’adieu, n’a jamais aimé véritablement les siens, ou n’a pas pris congé d’eux, et ne diffère d’eux que par l’apparence. On voit quelquefois ces adieux se faire avec passion et colère, non seulement de la part de ceux qui restent, ce qui n’étonnera personne, mais aussi de la part de ceux qui veulent, comme ils disent, quitter le monde. L’homme vraiment converti se séparera plutôt des siens comme Élisée, en les embrassant et en pleurant ; et je vous l’avoue, quand je vois de ces adieux faits des deux parts avec passion, mon cœur se serre, une épée me perce l’âme, et je ne puis tendre la main à ce nouveau frère avec une vraie joie et avec cordialité. Quelle douceur et quel amour, au contraire, n’ai-je pas vus bien souvent chez ceux dont la conversion était sérieuse ! On eût dit que c’était alors seulement qu’ils apprenaient à aimer, et il en était réellement ainsi. « Oh, disaient-ils, si seulement mon cher père, ma bonne mère venaient avec moi ! Si mes frères, mes amis choisissaient la même part ! » Avec quelles tendres instances ils priaient les leurs de se laisser réconcilier avec Dieu ! Comme ils épiaient avec attention les plus faibles traces de la grâce divine chez tous ceux qui leur étaient chers ! et avec quelle ardeur ils demandaient à Dieu leur guérison et leur salut ! « Oh Absalom, mon fils, mon fils, que ne puis-je mourir pour toi. « C’étaient là des adieux semblables à ceux d’Élisée, ce sont là les vrais adieux ! — Heureux est celui que la main miséricordieuse de Dieu conduit de la foule des aveugles et des morts dans le royaume de la lumière ; mais plus heureux encore celui qui lorsque Dieu l’appelle, ne doit pas prendre congé des siens, et qui vient à eux en leur disant : « Voyez, j’arrive aussi ! vous m’aviez précédé, je vous ai suivis par la grâce de Dieu, mon nom est écrit auprès des vôtres, et votre Seigneur est mon Seigneur ! » Oh l’heureuse arrivée ! on était séparé, et l’on est de nouveau réuni pour toujours ! toujours ! Parents convertis d’enfants inconvertis, enfants fidèles de pères et mères infidèles, puisse bientôt un tel jour de fête se lever sur vos maisons !
« Je te prie, a dit Élisée, que je prenne congé de mon père et de ma mère, puis je te suivrai. » « Va et reviens, » répond Élie et il ajoute : « Souviens-toi de ce que je t’ai fait. » Ces dernières paroles étaient comme un harpon qu’il lui jetait dans l’âme. « Souviens-toi que tu ne t’appartiens plus ; tu as reçu derrière la charrue l’investiture d’une haute dignité ; prends garde que les larmes des tiens te retiennent auprès d’eux et loin de moi, loin du Seigneur. » Mais Élisée n’eut point à lutter contre les prières de ses parents, et la maison paternelle ne fut point pour lui un filet comme elle l’est pour beaucoup de jeunes âmes réveillées. Son père et sa mère étaient certainement des gens pieux et craignant Dieu. Ce n’était pas sans doute pour eux un petit sacrifice que de se séparer de leur cher fils, et que de le voir les quitter pour revêtir une charge qui devait, au milieu d’un peuple rebelle au vrai Dieu, exposer sa vie aux plus grands dangers ; mais l’Eternel l’ordonnait, et ils obéirent avec joie.
Tandis que Élie continue sa route et prend le chemin de Samarie, Élisée raconte à ses parents étonnés tout ce qui vient de se passer et à quelle haute charge le Seigneur l’appelle ; puis il prend la paire de bœufs avec laquelle il labourait d’ordinaire, et la sacrifie avec prière à l’Eternel. Il fait un feu de l’attelage, bouillit la chair des bœufs et la donne au peuple qui en mangea. Toute cette action est symbolique. Élisée scellait ainsi son alliance avec l’Eternel, prenait un congé solennel de son ancienne vie, et témoignait son entier abandon à la volonté du Dieu qui l’avait appelé. En immolant les bœufs, il déposait sur eux ses péchés par la foi qu’il avait en la promesse, et demandait à Dieu dans sa prière d’être purifié et pardonné. En brisant la charrue et le joug et les jetant au feu, il déclarait abandonner toutes choses pour ne suivre que le Seigneur. — Nous sommes tous appelés à répéter le sacrifice d’Élisée si nous voulons entrer dans la vie. « Qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède, dit le Seigneur, ne peut être mon disciple. » Porte au pied de sa croix tout ce que tu aimes en dehors et à côté de Lui, car tu dois en faire le sacrifice. Mammon est-il ton idole ? secoue les chaînes d’or dans lesquelles Satan te tient prisonnier. Est-ce la gloire du monde ? jette avec une noble fierté tes couronnes au pied de cette fausse divinité, et cherche des biens plus excellents. Est-ce l’intelligence et la sagesse ? apprends à devenir pour Christ un fou aux yeux du monde. Sont-ce les jouissances d’une vie sensuelle et brillante ? brise tes fers et crucifie la chair avec ses convoitises. On ne peut être de Dieu si on ne se donne tout entier à lui. Immole donc tes veaux d’or, qui partagent ton cœur avec Dieu ; qu’il soit ton seul amour. Mais ne te contente pas de renoncer entièrement aux choses du monde ; il faut encore, il faut surtout que tu brises l’attelage de tes veaux d’or, les liens intimes par lesquels ton cœur tient au monde, la joie secrète que tu y trouves ; car l’Eternel exige pour son autel des victimes entières, et ses sentinelles crient : « Sortez, sortez, ne touchez à rien de souillé ; fuyez de Babylone, et purifiez vous, vous qui portez les vases sacrés de l’Eternel. »
Le sacrifice est terminé, et le vieux Scaphat et sa femme, les serviteurs et ceux d’entre les habitants d’Abel-Mehola qu’avait réunis auprès d’Élisée la nouvelle de sa vocation, prennent part au repas que le nouveau prophète leur a préparé. Repas semblable à celui que le péager Lévi donna à ses parents, à ses amis, à ses voisins, lorsque Jésus-Christ lui eût dit de le suivre ; Jésus-Christ y assistait, et ce fut alors que les Pharisiens lui ayant demandé pourquoi ses disciples ne jeûnaient pas comme ceux de Jean Baptiste, il leur fit la réponse bien connue : « Pouvez-vous faire jeûner les amis de l’époux, pendant que l’époux est avec eux ? » Le repas d’Abel-Mehola était un repas de joie à cause de l’honneur que Dieu accordait à Élisée et à sa maison ; un repas d’adieux dans lequel on voulait resserrer avant le départ les liens des cœurs ; c’était un repas extraordinaire que le fils, en sa nouvelle qualité de prophète, donnait à son père et à sa mère, qui se sentent désormais au dessous de lui ; les anciennes relations sont changées, Élisée apparaît à tous comme transformé en un autre homme ; ceux qui jusques alors avaient avec lui la familiarité de l’amitié, ne portent qu’avec respect leurs regards sur lui ; la paix et la joie qui se lisent sur les visages, sont pleines de solennité, et les hôtes se croient à la table d’un prince, il leur semble qu’un ange a pris place au milieu d’eux. Élisée, pendant le repas, est dans une disposition d’âme que nous devinons sans peine ; il est déjà comme absent de sa famille et de son lieu natal ; les brèves paroles d’Élie agitent son cœur, et le remplissent de pressentiments sublimes. Quelque chère que lui soit sa famille, une puissance irrésistible l’attire au loin. Le moment du départ arrive ; tous les cœurs sont trop pleins pour que les lèvres prononcent beaucoup de paroles. Élisée embrasse, silencieux et les yeux remplis de larmes, son vieux père et sa mère, tend une main fraternelle à ses serviteurs qui ont été si longtemps les compagnons de ses travaux agrestes, et s’éloigne pensif, emportant pour tout bien de la maison paternelle, son bâton de pèlerin et la bénédiction de ses parents, et s’avançant ainsi à la rencontre d’un avenir inconnu où son cœur découvre, à travers le voile qui les lui cache, de brillantes et mystérieuses figures.
Cet attrait puissant qu’éprouve Élisée à suivre Élie, est chose bien connue de ceux à qui Jésus-Christ a jeté le manteau de sa justice pour couvrir leur nudité, et qui dès lors se sentent pressés irrésistiblement de suivre leur Sauveur. Hors de lui, il n’est plus pour eux de repos. Tous leurs désirs tendent à lui. Leur âme entière se tourne vers lui comme l’aiguille aimantée vers le pôle, et si le monde ou les puissances des ténèbres parviennent à les faire dévier, ce n’est que pour un temps, et bientôt ils reprennent leur direction avec une force qui surmonte tous les obstacles. Ils sont semblables au feu divin du sacrifice qui était descendu des cieux sur le Carmel et qui remontait de la terre aux cieux. Ils ne sont plus de ce monde ; leur demeure, leur lieu de repos, leur élément, c’est Jésus.
Oh bien heureux sont ceux que le Seigneur a recouverts de son manteau, et qui se réfugient sous les ailes de sa miséricorde ; qui s’attachent à lui comme à leur vie, et qu’il appelle du doux nom de ses bien-aimés ; qui goûtent à le contempler d’ineffables joies, et sur lesquels il veille silencieux avec tout l’amour d’un Dieu ! Oh sainte église, de qui sont vraies ces merveilles ! que la grâce de Dieu t’environne de ses ailes ! et que bientôt s’ouvre pour toi le port de l’éternel repos ! Amen.