Nous l’indiquions en commençant, la logique et la morale ont ceci de commun qu’elles se fondent ensemble sur le principe de contradictionc. Il se fait valoir avec la même force et la même intransigeance dans la sphère intellectuelle et dans la sphère pratique ; il y est également fondamental et régulateur, de telle sorte qu’on ne peut ni lui porter atteinte, ni l’atténuer en sa rigueur sans que la rectitude de la vie ou celle de la pensée s’en ressente aussitôt. La violer dans les deux domaines à la fois, c’est égarer à la fois la vie et la pensée ou s’exposer à leur double vengeance.
c – On appelle « principe de contradiction » le principe en vertu duquel une chose ne peut en être une autre. Ex. : le bien ne saurait être le mal, ni le mal le bien, comme un carré ne saurait être un rond, ni un rond un carré.
Je n’ai point à rechercher ici l’origine de ce principe. Il me suffit qu’il soit. Je n’ai point non plus à démontrer qu’absolu, en logique, il ne saurait l’être moins en morale. De fait, s’il apparaît tel quelque part, c’est surtout en morale, et la majorité des hommes n’ont guère connu que là son inexorable empire. Le christianisme l’accentue de telle façon et le confirme avec une telle énergie qu’il est superflu d’insister plus longtemps. Ne pourrait-on pas définir le chrétien : un homme qui, persuadé de l’absolue contradiction du bien et du mal, en accepte les conséquences ?
Mais justement c’est à quoi l’évolutionnisme ne peut consentir, ce que la force des choses le contraint à nier. J’entends bien qu’il ne se rend pas toujours compte de cette négation et qu’il est peu de ses tenants qui la souscriraient sans réserve ; ils tentent d’ordinaire de l’adoucir, de la pallier ou de l’interpréter ; mais, en définitive, ils y sont tous acculés, non de leur faute assurément, mais de celle du système qui les y pousse. Aussi bien n’est-ce pas eux, mais lui seul que j’incrimine.
Quelque précaution qu’on mette à le formuler, l’évolutionnisme dans son fond est un monismed. Il suppose, avec l’identité formelle de sa loi, l’identité substantielle de son principe. On peut l’entendre du point de vue matérialiste, on peut l’entendre du point de vue spiritualiste ; on peut même, refusant de se prononcer sur la chose en soi, se réfugier dans l’agnosticisme. Il n’importe. Le monisme subsiste. Chaque phénomène n’est et ne peut être, par sa nature et par son origine, qu’une différenciation, et toute différenciation se résout en une différence de degré. Nécessairement relative, elle ne comporte aucun absolu. En vain, qualifiant ces différenciations successives de « miracles » ou de « créations continues », élargira-t-on la distance qui les sépare jusqu’aux proportions du surnaturel ; ce sont là figures de rhétorique ; elles ne trompent personne. En réalité il n’y a, au vrai sens des mots, ni créations ni miracles, puisqu’on sous-entend toujours que la création et le miracle font partie de l’évolution et sont portés par elle. Or, l’évolution ne crée rien ; elle actualise, elle différencie ce qu’elle contenait en puissance ; d’un stade à l’autre, elle n’émet rien de nouveau ou de spécifiquement distinct, si ce n’est en degré et en manifestation. Toujours il reste ceci : que « l’évolution cosmique va du simple au composé, de l’homogène à l’hétérogène, de la matière brute à la matière vivante, de la vie physique à la vie de l’esprite », et toujours ces distinctions, si considérables qu’on les suppose, restent contingentes, c’est-à-dire susceptibles de trouver dans le principe de l’évolution leur commun dénominateur.
d – On appelle « monisme » une explication de l’univers et de la totalité des phénomènes par le moyen d’une seule cause, d’une seule substance et d’une seule loi.
e – Sabatier, ouv. cité, p. 90.
Or, cette relativité vaut en morale ce qu’elle vaut en physique, puisque, nous l’avons montré, l’évolutionnisme identifie et même subordonne au sien propre le principe de la morale. En vain prétendra-t-on qu’il n’en est rien ; que l’absolue distinction du bien et du mal demeure inviolée, puisque le bien consiste à vouloir le progrès que veut révolution et le mal à s’y refuser ; qu’entre ces deux attitudes de la volonté, il y a tout l’espace d’une opposition ; que l’une affirmant ce que l’autre nie, elles se contredisent donc absolument.
Il est facile de voir qu’en l’espèce, l’affirmation ne contredit pas la négation, qu’elle s’en distingue à peine, puisque un mouvement continu mène de l’une à l’autre, et que le degré où l’on s’arrête dans le mal n’est un mal que par rapport au degré supérieur auquel on se refuse, tandis que le bien auquel on accède n’est un bien que par rapport au degré inférieur qu’on dépasse. Ni le mal n’exclut donc le bien, ni le bien n’exclut le mal. Ils se supportent parfaitement l’un l’autre, ils sont compatibles l’un avec l’autre. Ils s’appellent réciproquement. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre. Supprimez le mal, vous supprimez le bien lui-même, qui ne subsiste que par rapport au malf. Le bien n’est qu’un moindre mal et le mal n’est qu’un moindre bien. Au fond, il n’y a plus ni bien ni mal ; la notion même s’en efface ; il n’y a que du plus ou du moins, du pire ou du meilleur. Tout jugement de valeur, toute différence qualitative se réduit, en fin dernière, à des calculs d’approximation, à des différences quantitatives, lesquelles, puisqu’il n’y a point de quantités parfaites, sont exclusives de l’absolu. Elles le sont donc aussi du principe de la morale, dont le caractère distinctif se trouve anéanti.
f – Comp. Chapuis, Du surnaturel, p. 105 : « On verrait peut-être que ce qui nous apparaît comme un mal est une condition de l’ordre et du progrès. » La forme est encore dubitative ; elle ne saurait le rester toujours. Douter de la sainteté de l’impératif de conscience, qui nous fait sentir le mal comme ce qui ne doit pas être absolument, c’est déjà le nier.
Là est le vice radical, non des hommes qui le proposent, mais du système. Et l’on saisit maintenant sans peine comment et pourquoi l’évolutionnisme est hostile à ce qu’il y a de plus moral dans la religion : la conviction personnelle et l’activité religieuse. Ce qui ruine le principe ne peut qu’en ruiner l’application.
Nous nous en assurerons mieux encore si, nous souvenant qu’il s’agit moins, au cas particulier, de morale profane que de moralité religieuse, nous poussons notre analyse jusqu’à la notion morale de Dieu qui découle de l’évolutionnisme. Nous lui reprochions tout à l’heure de subordonner le principe de la morale à celui de l’évolution, nous lui reprochons maintenant de subordonner à l’évolution la révélation même de Dieu.
De deux choses l’une, effectivement : ou bien l’évolution est mécanique, ou bien elle est dynamique. Mécanique, elle se résout en force et en matière, c’est-à-dire en un matérialisme grossier qui nie jusqu’à la possibilité de l’existence divine. Telle ne saurait être l’intention des penseurs qui étendent l’évolution à la vie de l’esprit et rendent compte par elle du phénomène religieux. L’évolution sera donc dynamique. Que Dieu soit conçu comme transcendant ou comme immanent à l’évolution, celle-ci inclura son existence.
Mais il sera plus volontiers conçu comme immanent. Toute la logique du système y pousse et elle ne s’achève que par l’immanence. « Je sais bien, écrit M. Schmidt (Témoignage, mars 1897), que M. Sabatier parle quelque part de la transcendance de Dieu (ouv. cité, p. 390) ; néanmoins son système se tient admirablement sans autre Dieu que le Dieu immanent, ni personnel, ni libre. » Et M. R. Hollard a parfaitement rendu l’impression dominante que laisse la lecture de l’Esquisse d’une philosophie de la religion, lorsqu’il a dit : « M. Sabatier ne se borne pas à partir du Dieu intérieur, mais il en reste à lui et lui sacrifie le Dieu transcendant, sans lequel il n’y aurait pas de Dieu intérieur. » (Revue chrétienne, 1er avril 1897.)
L’évolution s’expliquera par la réalisation d’énergies divines qui, soutenant le jeu des forces naturelles, ou les incarnant peut-être ; les conduisent d’étapes en étapes à la manifestation suprême de leur essence intime, à l’expression intégrale de leur véritable nature.
Or, de ceci que résulte-t-il ? Il résulte que si, dans un sens, Dieu devient l’explication première de l’évolution, dans un autre, l’évolution devient la seule explication possible de Dieu. Il se révèle par elle et ne se révèle que par elle. Elle est l’unique et la grande révélation, à côté de laquelle il n’y en a point et dans laquelle toutes les autres s’absorbent.
Or, du point de vue qui nous occupe, il faut convenir que cette révélation est désastreuse pour la moralité divine. Elle suppose que Dieu, présent et actif à tous les moments de l’évolution, les produit et les consacre tous indifféremment, les bons comme les mauvais ; que la présence et l’activité divines courent, égales et constantes, à travers toutes les phases de l’histoire, à travers les pires comme à travers les meilleures ; que Dieu les a toutes également ordonnées et voulues, sinon d’un vouloir positif, au moins d’une volonté médiate et comme conditions les unes des autres. Puisqu’il n’y a point entre elles, au cours de l’évolution, de différence spécifique, il n’y en a point non plus dans la divinité dont elles émanent ; nécessaires et légitimes dans le monde, elles sont nécessaires et légitimes en Dieu lui-même : Dieu est à la fois le Dieu du bien et le Dieu du mal ; le bien et le mal trouvent en lui leur raison suffisante et leur justification, et c’est Dieu qui consacre et qui bénit leur scandaleux hymen.
Il n’est plus dès lors, il ne saurait plus être le Dieu saint dont parle l’Évangile et dont avant lui témoignait la conscience ; il n’est plus ni personne, ni moral. C’est une puissance aveugle, une énergie sourde, je ne sais quel être monstrueux et chaotique, quel démiurge équivoque, où bouillonne confusément et d’où s’épanche la vie du monde, d’où procèdent ensemble le bon et le mauvais, et dont la seule idée consterne l’imagination et démoralise la conscience.
Tel est, mis à nu, le vrai Dieu de l’évolutionnisme.
A moins pourtant qu’afin d’échapper à cette conséquence on ne le conçoive autrement encore, je veux dire que Dieu ne soit pas ; qu’il devienne, qu’il se fasse ; qu’engagé lui-même dans l’évolution cosmique, par laquelle il se réalise, il participe à son progrès, qu’il aille se créant, se personnalisant, se moralisant, se sanctifiant soi-même à travers les âges.
Il y a, dans le livre de M. Sabatier, plus d’un passage qui semble indiquer la chose, entre autres l’expression suivante, qui est pour le moins équivoque : « En se moralisant, l’homme a moralisé ses dieux » (p. 122). Nous pensons que la chose est forcément sous-entendue dans les affirmations si fréquentes où l’auteur, identifiant l’évolution à la spiritualisation de l’homme, statue que « l’homme est en train de se faire esprit » (p. 367). Dieu étant esprit, et toute transcendance objective étant écartée, « se faire esprit », n’est-ce pas se faire divin ? De là à dire que Dieu devient par l’homme, il n’y a qu’un pas. Les logiciens le feront d’emblée, et ils auront, raison ; car toute une partie de la conception, la principale, la seule qui soit d’importance, y convie la pensée. C’est dans le même sens que M. P. Chapuis a pu écrire : « L’histoire religieuse humaine se confond avec l’histoire divine » (Du surnaturel, p. 140).
Ce Dieu, dès lors, ne serait pas distinct de l’homme ; ce serait l’homme devenant esprit ; l’homme s’exaltant soi-même dans la conscience enfin recouvrée de son essentielle divinité. Ce Dieu-là n’est pas d’ailleurs un inconnu au monde. Il a toujours obscurément hanté le cœur de la créature déchue. Il monte lentement à l’horizon de nos démocraties paganisées ; ou je me trompe fort, ou il s’apprête à devenir l’idole et le grand fléau du siècle qui vient : l’Homme-Dieu de l’humanitarisme futur, l’Homme-Dieu qu’on adorera « debout », horrible antithèse et sinistre caricature de Celui qu’au jour de Noël, le « Père qui est aux cieux » nous donna pour Sauveur.
En évoquant ce spectre, j’espère avoir tout dit sur le danger moral de l’évolutionnisme religieux. Le naturisme inhérent à la doctrine en accuse la fausseté. Il la démoralise foncièrement. Dès lors tout s’explique, et l’on découvre, sans que j’aie besoin d’y revenir, pourquoi la doctrine s’oppose fatalement à la réalisation morale de l’individu et tue proprement l’homme dans l’humanité.