Je suppose qu’on nous accorde cela, puisqu’il faut bien l’accorder (les faits sont là qui l’attestent), mais qu’on ramène toute l’expiation, c’est-à-dire toute la juste solidarité du mal et du malheur, au repentir. La repentance est une expiation, la seule possible d’ailleurs mais en soi la seule suffisante4. Elle est en effet un jugement par lequel le pécheur accepte sur lui-même les exigences de la sainteté divine, se met contre lui-même du côté de Dieu, abandonne sa cause et soutient celle de Dieu ; un jugement accompagné de souffrance, puisque l’homme ne saurait se prononcer contre soi-même sans souffrir, ne condamne et ne déteste pas son péché, qui est une partie de lui-même, sans souffrir. Cette souffrance du repentir est proprement l’expiation.
4 – Ne pas la confondre avec le remords.
J’avoue pour ma part, n’avoir rien à contester dans cette affirmation. Je vois que les souffrances et les agonies d’une repentance sérieuse et profonde sont une expiation. Sont-elles une expiation suffisante qui soit à la hauteur du péché de l’homme et au niveau de la sainteté divine? Là est la question. L’expiation serait suffisante à deux conditions : que le repentir soit celui d’un saint parfait ; que le repentir entraîne la mort du pécheur. Ces deux conditions peuvent-elles être remplies par l’homme coupable? En tous cas elles sont nécessaires.
Il est nécessaire que le repentir soit celui d’un saint parfait, par la raison bien simple qu’une conscience parfaitement sainte rendra seule justice d’une part à la sainteté divine, de l’autre à la faute humaine. Une conscience coupable ne connaît ni toute l’étendue, ni toute la gravité du péché de l’homme ; moins encore connaît-elle toute la rigueur et toutes les exigences de la sainteté divine. Ne connaissant qu’imparfaitement les deux termes en présence, son repentir5 à son tour restera imparfait ; et les souffrances d’un repentir imparfait, le jugement d’un repentir imparfait, la condamnation imparfaite du péché ne donnera qu’une expiation imparfaite.
5 – Repentir qui n’est salutaire qu’à la condition d’être une désolidarisation d’avec le péché.
Le péché ne sera pas parfaitement vaincu ; la sainteté ne sera pas parfaitement connue, par cela seul qu’elle ne sera ni aimée ni appliquée comme Dieu l’aime et comme Dieu l’applique. La première condition d’une expiation morale et religieuse placée dans le seul repentir est donc irréalisable pour l’homme pécheur ; elle ne pourrait être réalisée que par l’homme saint, c’est-à-dire par celui pour qui elle serait superflue.
Supposons néanmoins qu’elle soit réalisable par le pécheur, encore faudrait-il — seconde condition — que ce repentir entraînât la mort du pécheur. Qu’on prenne garde, en effet, le péché c’est nous-mêmes, puisque c’est notre égoïsme, et que son siège — le moi personnel — se confond avec celui de notre personnalité. Nous ne sommes pas seulement pécheurs, nous sommes péché puisque nous sommes égoïstes. Le péché nous enveloppe et nous subjugue tout entiers ; il empoisonne jusqu’aux sources de notre vie. Nous ne saurions l’enlever comme on fait d’un habit lorsqu’il est vieux. La souillure du péché est indélébile ; notre vie physique elle-même en est atteinte. Dans l’existence actuelle, le péché n’attaque pas seulement l’âme et la volonté ; c’est sur le corps aussi que s’exercent ses ravages. Notre être en est imprégné dans son ensemble ; notre organisme terrestre, siège de tant de vices qui passent dans le sang par la naissance, ne saurait être l’instrument approprié d’une volonté sainte. Pour que le jugement sur le péché soit complet, pour que la rupture avec le péché, qui est impliquée dans le repentir, soit complète et réelle, il faut donc qu’il y ait séparation d’avec le corps lui-même ; il faut la mort physique avec les terreurs qui accompagnent le péché. C’est dans ce sens que Paul s’écriait : « Qui me délivrera de ce corps de mort? » En un mot : une mort morale à nous-mêmes comme égoïstes, une mort physique aux organes corrompus, sur lesquels règne la loi du péché, voilà jusqu’où devrait aller l’expiation par le repentir. La mort, la mort totale — non pas naturelle, mais amenée par la seule intensité du repentir — serait la seule expiation réelle et suffisante du péché. Sommes-nous capables de ce repentir et par conséquent de expiation ? Si nous l’étions, cette mort, nous l’aurions produite. Si nous ne la produisons pas, c’est donc que nous sommes incapables d’un repentir qui corresponde à notre faute, mesurée à la lumière de la sainteté divine ; incapables, par conséquent, d’une expiation suffisante.
En serions-nous même capables, où serait le salut ? Ne restant rien de nous-mêmes une fois l’expiation accomplie ; engloutis tout entiers et tout entiers entraînés par cette mort en laquelle nous expions, nous serions sauvés sans doute parce que nous aurions expié, mais à la façon du bouddhisme. Les conditions préalables du salut en auraient annulé la possibilité. La sainteté de Dieu serait satisfaite, mais non pas son amour, puisqu’il n’aurait plus d’objet sur lequel s’exercer. Or Dieu est amour autant que sainteté. Il nous l’a dit en Jésus-Christ ; mais il nous a dit aussi que son amour ne contredit pas, n’affaiblit pas sa sainteté. Dès lors une seule issue s’ouvre, la seule qui satisfasse complètement aux conditions subjectives du salut, et complètement aux conditions objectives du salut ; cette issue la voici : Selon la sainteté il faut que le pécheur meure ; selon l’amour, il faut que l’homme vive. Il faut donc que le pécheur meure, mais qu’il revive en mourant.
Résumons et concluons :
- Le salut, pour être un, salut, c’est-à-dire le principe rédempteur d’un relèvement moral (régénération) doit consister en un pardon qui fasse détester et condamner le péché par le pécheur autant que par Dieu lui-même, qui manifeste la sainteté divine autant que l’amour, qui foudroie le péché en sauvant le pécheur. Tout pardon qui porte atteinte à cette condition porte atteinte à sa moralité même, c’est-à-dire à sa puissance régénératrice et sanctifiante.
- Satisfaire cette condition n’est pas autre chose que satisfaire au besoin d’expiation qui tourmente le cœur de l’homme.
- Avant d’être un besoin de la conscience, l’expiation est un fait. Ce fait se manifeste dans la justice immanente des choses qui relie intimement le mal et le malheur. La conscience approuve la solidarité du mal et du malheur et en réclame même une réalisation à celle que les faits lui fournissent, une réalisation absolue.
- Le besoin d’expiation a ses racines profondes, et légitimes dans le sentiment moral et dans le sentiment religieux.
- La repentance du pécheur est incapable de satisfaire complètement au besoin qu’il a d’expier son péché.
- Elle en est incapable, parce que le pécheur, ignorant à la fois la gravité de son péché et la rigueur de la sainteté divine, ne saurait ni détester, ni condamner son péché comme Dieu le condamne et le déteste, ni aimer, ni appliquer la sainteté divine comme Dieu l’aime et l’applique.
- La repentance du pécheur, fût-elle capable d’expier son péché, annulerait la possibilité du salut puisqu’une repentance absolue, seule condition d’une expiation suffisante, entraînerait la mort morale et physique du pécheur.
- Pour que le salut soit moralement possible, il faudrait donc que le pécheur meure, mais que l’homme revive en mourant.
Telle est l’impasse où nous jettent les conditions subjectives, psychologiques et morales du salut ; tels sont, avoués ou non, conscients ou inconscients, les besoins, les exigences, les postulats auxquels un salut moral doit pouvoir répondre. Or la croix de Jésus-Christ, telle qu’elle est présentée par lui-même, par ses apôtres et par les faits dans le Nouveau Testament, répond seule à ces diverses et contradictoires conditions.
Jésus y est cette seule conscience sainte, capable de comprendre toutes les exigences de la sainteté divine et toute la gravité de la faute humaine, seule capable par conséquent, de cette souffrance du péché et par lui, qui suit une expiation suffisante. Cette souffrance du péché entraîne effectivement sa mort ; elle est donc complète, initiatrice et typique ; et dans le même temps cette mort au péché n’est en effet qu’une mort du péché ; elle n’entraîne pas l’anéantissement, mais la résurrection, parce que celui qui meurt de la sorte par le péché et pour le péché, celui qui meurt de la souffrance que procure le péché est un saint, et que l’être saint, n’ayant rien à expier pour lui-même, n’a pas à mourir pour lui-même, mais à vivre pour Dieu et à faire vivre pour Dieu tous ceux qui, associés sa mort, participent à sa vie.
Tel est l’enseignement énorme, paradoxal et scandaleux que les apôtres, et après eux l’Eglise dans son ensemble et jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas craint de retirer de la croix. Et, chose plus énorme, plus incroyable encore, cet enseignement a été reçu et accepté ; il s’est démontré à travers les siècles une puissance incomparable de paix, de joie et d’affranchissement moral, une puissance de sainteté. D’où vient cela ? Je défie qu’on l’explique autrement que par ces besoins mêmes que nous venons d’analyser et par la correspondance intime et parfaite entre ces besoins et la mort de Jésus. Nous n’apprécions pas encore l’enseignement apostolique et traditionnel. Nous n’avons pas encore en mains tous les éléments nécessaires pour en juger sainement. Je constate seulement d’une part : la concordance parfaite entre les besoins subjectifs d’un salut moral pour le pécheur et la réponse objective qui leur est donnée par la mort de Jésus ; et d’autre part, je tiens à revenir sur ce qui faisait le thème de la première partie de ce chapitre et à relever ce que la croix de Jésus-Christ, ainsi conçue, a de moralement tonique, de moralement régénérateur et de sanctifiant pour le fidèle.
Supposez en effet que cette mort, qu’il est impossible de séparer de la vie de Jésus, qui se relie organiquement et indissolublement à son ministère, se rattache de la même façon, c’est-à-dire organiquement et indissolublement au but de son ministère, au salut, à la rédemption de l’homme, en sorte que les mêmes liens qui l’unissent à la vie de Jésus-Christ l’unissent aussi à la foi du fidèle dont elle fait partiel intégrante. Supposez que Jésus-Christ ne souffre ne meure pas seulement par le péché de l’homme, mais aussi et surtout pour le péché de l’homme. Supposez que la mort de Jésus-Christ soit une mort à laquelle nous soyons nous-mêmes conviés, à laquelle nous devions nous-mêmes participer. Supposez, que d’une manière ou d’une autre, elle soit une manifestation du jugement de Dieu sur le péché de l’homme et de l’amour de Dieu pour l’homme pécheur, tout change aussitôt d’aspect ; d’inexplicable et contradictoire elle devient légitime et compréhensible. Seulement toute la difficulté est de la concevoir ainsi. Supposez que nous ne la voyons pas du dehors, mais du dedans ; qu’elle ne soit pas un fait extérieur seulement, mais un acte auquel nous sommes associés, auquel nous participons, dont les mobiles et les motifs soient en nous ; un acte dans lequel nous soyons nous-mêmes actifs, en sorte que ce qui est vrai de Jésus soit vrai de nous aussi, — cette mort devient le mode et la condition d’un pardon qui inspire autant de haine pour le mal (cause de la mort) que d’amour pour le bien (victorieux de la mort). Elle manifeste la sainteté au moment suprême de l’amour, et l’amour au moment suprême de la sainteté. Elle devient donc la meilleure solution possible du problème posé par la nécessité du relèvement moral de l’homme dans le pardon.
Toute l’activité morale de Dieu et toute l’activité morale de l’homme se concentrent dès lors sur la croix. Dieu n’y est pas indifférent pour l’homme puisque l’homme y est saintement jugé et saintement pardonné par Dieu ; l’homme n’y est pas indifférent pour Dieu puisque Dieu y est saintement aimé par l’homme qu’il condamne et qu’il sauve. Le pardon y est sans indulgence pour le mal ; le jugement y est terrible, mais sans désespoir. Le problème qui consistait à faire d’un égoïste un homme qui aime Dieu et qui haïsse le mal y est pleinement résolu. Or s’il en est ainsi, comme nous le croyons, si la croix est le point culminant et central de toute la rédemption, si elle en résout tous les problèmes, si elle en condense toutes les énergies et si elle en reflète tous les rayons, son rôle, historiquement incontestable dans le christianisme, devient tout naturel. Il ne faut plus s’étonner qu’elle soit le centre et le point de ralliement de tous les croyants et de toutes les Eglises, le symbole et le signe même de l’Evangile. Il ne faut plus s’étonner que la prédication de la croix ait, dans tous les siècles et chez tous les peuples, remué et transformé les âmes, qu’elle ait été la grande puissance de réveil et de régénération, « la puissance de Dieu », comme dit saint Paul, « pour sauver ceux qui croient ».
Toute la question est de savoir dans quel sens il nous est permis de dire que Jésus est mort pour le péché de l’homme ; quelle est la portée réelle et vraie, c’est-à-dire correspondant à la réalité des choses, des expressions évangéliques : « il est mort pour nous », il a « donné sa vie en rançon pour beaucoup ». Pour répondre à cette question, il est indispensable d’examiner historiquement les solutions proposées, soit dans un sens, soit dans un autre, et de les soumettre à une critique attentive.