Elle offre sur la précédente de sérieux avantages. Elle ne contredit pas la définition que nous avons donnée de l’apologétique, puisque la raison est assurément une faculté humaine naturelle. Et elle a cet autre avantage de mettre la vérité elle-même (et non seulement les raisons de la recevoir) en contact direct avec le sujet raisonnable. Elle est aussi vieille que le christianisme et a fleuri surtout aux époques d’intellectualisme dogmatique et d’orthodoxie rigoureuse (xviie siècle), ou aux époques d’intellectualisme adogmatique (xviiie siècle). — Elle consiste à établir, par le travail de l’intelligence, la rationalité, la vérité rationnelle du christianisme. Elle s’efforce de le légitimer devant la pensée en montrant qu’il est non seulement possible et
légitime d’en recevoir les affirmations sans absurdité, mais que la vérité chrétienne est une vérité rationnellement nécessaire ; qu’il faut que le christianisme soit, pour que la vie et l’univers soient accessibles à la pensée, et que sans lui le monde reste une énigme incompréhensible et inintelligible. — C’est là son suprême effort. En y tendant, l’apologétique rationnelle devient volontiers et presque nécessairement spéculative et métaphysique, c’est-à-dire qu’elle cherche au delà de l’ordre historique et concret, la solution des antithèses et des contrastes que le christianisme présente à la raison. Poussées à fond, les tentatives sérieuses d’apologétique rationnelle ont toutes abouti à de vastes constructions métaphysiques, à des philosophies.
Certes, nous croyons que la raison — comme tout à l’heure l’autorité — a son mot à dire et son usage légitime dans la défense du christianisme, et cela tout simplement parce qu’elle est une des facultés humaines naturelles qui doivent concourir à sa vérification. A la rejeter ou à la négliger tout à fait, on se priverait d’un auxiliaire indispensable. — Mais entre un certain emploi de la raison et son exclusif emploi, ou du moins son emploi prépondérant, il y a loin. Nous repoussons la méthode rationnelle en apologétique pour les raisons suivantes :
1° La religion n’est pas une philosophie, la religion chrétienne moins que toute autre, et dès lors la raison n’est pas la faculté humaine à laquelle se propose surtout la vérité chrétienne. — On a longtemps défini la religion, et fondé son droit à l’existence, par le besoin de connaître, de s’expliquer le mystère de l’être. La science, disait-on, s’applique à connaître la création physique (ce qui est donné dans l’expérience matérielle) ; la religion s’applique a connaître — et répond au besoin de connaître – ce qui est au delà des sens et de l’universa. C’était définir la religion par la métaphysique, et confondre en tout cas la religion avec la théologie. — Cette conception est aujourd’hui abandonnée. Elle est fausse en soi (l’histoire des religions et la psychologie religieuse en ont fait justice) ; elle est fausse surtout pour ce qui concerne le christianisme, qui est essentiellement une rédemption. La religion, le christianisme en particulier, part d’un besoin de vivre et non d’un besoin de connaître ; et la connaissance n’y joue un rôle que dans la mesure où elle est condition de vie. Comment vivre, comment vivre avec Dieu, en Dieu, pour Dieu ? voilà la question à laquelle répondent les religions. Le christianisme, qui est essentiellement une religion morale et rédemptrice de la vie morale, accentue encore ce caractère. Il s’agit pour lui de la bonne vie, plus que de la bonne connaissance. La vérité religieuse, la vérité chrétienne est une vérité de rapport, non de l’intelligence avec l’idée, mais de la volonté humaine avec la volonté divine. — Dès lors ce n’est pas à la raison qu’elle s’adresse en premier lieu, mais à la conscience, et la raison n’y intervient que dans la mesure où elle vient en aide à la volonté. Dès lors aussi la méthode rationnelle en apologétique ne peut être choisie comme la méthode directrice.
a – Toute l’école hégélienne définissait ainsi la religion.
2° La méthode rationnelle ne respecte ni l’inévidence intellectuelle de la vérité chrétienne, ni la liberté du croyant. Elle fait donc tort au caractère de l’objet et du sujet. — En effet, ténoriser l’argument intellectuel ; mettre la force démonstrative de l’apologie dans la dialectique, c’est, au fond, user de contrainte. Nous ne sommes pas libres de prétendre que 2 et 2 font 5. Nous sommes contraints d’affirmer que 2 et 2 font 4. Le mouvement de la pensée est un mouvement mécanique. Le syllogisme est inexorable. Une fois les prémisses admises, la conclusion est forcée. La logique, et, d’une manière plus générale, la dialectique intellectuelle (la mathématique, dirait Pascal) exerce sur l’esprit une véritable coercition. Son enchaînement s’impose comme une nécessité. Le sujet la subit. Que devient dès lors sa liberté morale, dont nous avons vu qu’elle est une condition salutaire attachée à la réception de la vérité religieuse ? La possibilité du choix, de la décision, du travail moral est abolie. User de l’argument rationnel comme de l’argument suprême en faveur du christianisme, c’est prétendre l’imposer au nom de l’évidence intellectuelle ; c’est dénaturer la vérité divine et faire au sujet humain une violence profane ; c’est fausser d’emblée les rapports et la nature des rapports qui doivent unir l’homme à Dieu.
3° La méthode rationnelle ne rend pas compte de l’opposition et de la nature de l’opposition que l’homme fait et peut faire à la vérité chrétienne (de la contingence de l’Évangile : grâce révélatrice, grâce rédemptrice. Ce caractère découle du précédent). — Elle suppose, en effet, que l’homme peut s’assurer rationnellement de cette vérité. Or, pour qu’il puisse s’en assurer rationnellement, il faut qu’elle ait dans sa raison son point d’attache et son point de départ. Il faut qu’elle soit dans le développement naturel de sa raison, et peut-être même qu’elle soit le simple développement de cette raison. Autrement, s’il y avait autre chose dans la vérité chrétienne que ce qu’il peut y avoir dans le développement naturel de la raison humaine, la vérité chrétienne serait hors de ce développement, étrangère à ce développement, et par conséquent inaccessible à la raison. L’apologétique rationnelle sera donc conduite à éliminer tout ce qui, dans la vérité chrétienne, dépasse et surtout heurte le développement naturel de la raison : la contingence, la grâce, la révélation, la rédemption s’il y en a. Elle préjuge en tous cas a priori qu’il n’y en a pas. Elle pourra rendre compte des affinités naturelles et rationnelles de l’homme pour le christianisme ; elle ne pourra rendre compte de l’opposition et de la résistance qu’il y a dans l’homme pour cette même véritéb. Le scandale et la folie du christianisme seront adoucis ou éliminés, et avec eux son caractère rédempteur. Car l’un entraîne l’autre, et l’on peut être sûr qu’une apologétique qui ne rend pas compte de l’hostilité morale de l’homme pour l’Evangile, est une apologétique qui ne rend pas compte de la rédemption chrétienne.
b – Cette opposition et cette résistance seront réduites à l’ignorance ou à la méconnaissance, et non pas saisies dans leurs éléments moraux de péché et de mal.
4° Enfin l’histoire de l’apologétique confirme en fait les raisons précédentes. — Mettez entre les mains d’un de nos contemporains les apologétiques rationnelles du xviie ou du xviiie siècle et voyez ce qu’il en pensera. Les seules apologies du christianisme qui subsistent à l’heure qu’il est, autrement qu’à titre de curiosités de bibliothèque, sont les deux moins intellectualistes (je ne dis pas intellectuelles) de toutes : celles de Pascal et Vinet, celles qui ont formellement condamné la raison comme incapable par elle-même et à elle seule de se convaincre des vérités de la foi.