On croit échapper aux objections précédentes par la théorie du progrès. On nous dit : tout ce que vous exprimez là est peut-être vrai, mais aussi vous êtes trop rigoureux. Vous formulez au nom de l’obligation de conscience et de la suprématie de l’ordre moral des exigences vraiment trop dures et presque fantastiques. Le bon sens nous interdit de les suivre et nous y perdons pied. Revenons aux faits, aux réalités historiques, palpables, concrètes, attestées. Qu’y voyons-nous ? Nous y voyons le progrès, c’est-à-dire l’effort constant du mieux ; du mieux dans tous les domaines, moral et naturel ; le passage constant de l’inférieur moral et naturel au supérieur moral et naturel. Et cet effort, ce passage est le fruit d’un admirable concours, d’un concours universel auquel collaborent les forces naturelles et les forces morales. Cela n’est-il pas rassurant ? Cela n’est-il pas suffisant ? S’il y a un progrès et si ce progrès est le bien, Dieu, qui est le Dieu du progrès, ne reste-t-il pas, malgré tout, le Dieu du bien ? S’il y a un progrès et si l’ordre moral y est engagé, avez-vous le droit de dire que l’ordre moral est foulé aux pieds ? Et ne retrouvez-vous pas dans la perfectibilité de toutes choses, et de l’homme en particulier, les gages suffisants de la suprématie de l’ordre moral et de la sainteté divine ? Et là-dessus, on se rendort des deux oreilles sur le mol oreiller que je pourrais appeler le perfectibilisme indéfini.
Nous accordons que le progrès soit un bien. Ce que nous demandons, c’est si le progrès est le bien ? C’est la thèse de l’évolutionnisme. Il statue le monde actuel bon, parce que, à travers tout le mal, toute la souffrance et toutes les laideurs dont il est affecté, il est le monde du progrès et que, dit-on, le progrès, c’est le bien. La thèse est-elle tenable ? On statue un progrès évolutif, ou une évolution progressive, c’est-à-dire, si j’entends bien et si l’on veut s’entendre soi-même, un progrès indéfini auquel on identifie le bien. Le bien consiste dans le progrès, et le progrès est indéfini (il doit l’être, s’il est celui d’une évolution qui conduit incessamment du moins au plus et à laquelle on ne saurait assigner aucune limite), puisque, contingent et relatif, il se trouve toujours inférieur à l’absolu qui le fuit d’une fuite éternelle. — Mais si le progrès est indéfini, nous prétendons qu’il est illusoire. Le progrès vers un but inaccessible, c’est-à-dire qui recule toujours, est-il encore un progrès ? Si le terme est indéfiniment reculé (c’est-à-dire s’il recule indéfiniment), qu’importent les espaces franchis ? Nous en sommes toujours à la même distance, à distance infinie. Dès lors qu’importent les étapes parcourues, qu’importent la marche et le mouvement, puisqu’ils sont destinés à ne pas aboutir ? A chaque degré du progrès, l’état actuel restera l’état actuel. Jamais nous n’arriverons à autre chose. — La théorie qui identifie le bien au progrès, et qui place le progrès dans le cadre de la perfectibilité évolutive est, en fait, une théorie du statu quo. Elle postule un changement qui ne change pas, puisqu’il ne modifie rien aux conditions actuelles de l’être, qui resteront toujours ouvertes à un progrès, sans doute, mais à un progrès dont l’être ne sortira jamais, puisqu’il est sans fin.
[Supposez un homme dans un désert sans limite. A quoi lui sert d’avancer ? Il n’arrivera jamais. Supposez que, dévoré de soif, il trouve tous les kilomètres quelques gouttes d’eau, mais toujours insuffisantes pour étancher sa soif. Il restera dévoré de soif tout du long. Il ne sera jamais dans son état normal. D’étape en étape il boira, sans doute ; mais d’étape en étape sa soif sera la même. C’est l’image du progrès.]
L’aspect superficiel de la théorie du progrès est optimiste, mais d’un optimisme trop faible pour être vrai ; son aspect profond est pessimiste et décourageant. La théorie finit par affaiblir et briser les ressorts même qu’elle semblait tendre. Elle contredit aux besoins essentiels du cœur et de la conscience. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle nie la suprématie de l’ordre moral et de la sainteté divine qu’elle prétend sauvegarder. L’expérience actuelle restant toujours l’expérience actuelle, celle d’un effort vers un idéal inaccessible, l’ordre moral, meurtri dans l’expérience actuelle, le restera indéfiniment ; la sainteté divine, obscurcie dans l’expérience actuelle, le restera indéfiniment. « Ce qui a été, c’est ce qui sera. Vanité des vanités, tout est vanité. »
Il y a plus. Non seulement la théorie qui place le bien dans le progrès est une théorie illusoire, elle est une théorie contradictoire. L’idée du bien et l’idée du progrès, que l’on identifie, se contredisent. Le progrès n’est le bien qu’à la condition de ne jamais aboutir ; car s’il aboutissait, il cesserait, et dès lors, puisqu’il est le bien, le bien cesserait avec lui. Le progrès ne saurait être le bien. Car si le bien se réalise par le progrès, le bien une fois réalisé supprime le progrès. Dès lors, le bien qu’est le progrès tombe. Il n’y a plus de progrès, et n’y ayant plus de progrès, il n’y a plus de bien. De toutes parts, la contradiction éclate. La théorie succombe sous le poids des contradictions qu’elle soulève.
L’explication du problème du mal par la théorie du progrès, réclame donc une explication préalable. Loin de rien expliquer, elle a besoin d’être elle-même expliquée.
Et cette explication ne peut être cherchée que dans les considérations suivantes : le bien n’est pas le progrès ; le progrès (s’il y en a, et nous admettons qu’il y en a, quoique nous ne sachions pas le voir partout où on nous le montre et que nous ne l’affirmions pas avec l’insolente audace dont témoignent quelques-uns) n’est pas le bien, mais la condition actuelle de la réalisation du bien. Le progrès n’est pas indéfini, mais limité ; limité par le bien même auquel il tend. Sous sa forme actuelle il est une forme accidentelle, transitoire, du bien. Le bien, comme ce qui doit être absolument, domine le progrès, dont la formule n’est pas ce qui doit être, mais ce qui peut être, dans un monde où ce qui est n’est pas ce qui doit être. En d’autres termes : le progrès sous sa forme actuelle n’est pas un progrès au sens du développement positif, autonome, mais un progrès au sens de la rédemption. Il est une restauration ; et dénonce, comme toute restauration, non pas une origine bonne, mais une origine mauvaise. Il suppose la chute. Dès lors, il n’est plus le bien, mais un moyen du bien ; il a une origine, il a donc une fin. Son commencement garantit son terme. Il aboutira à autre chose qu’à la prolongation, à la perpétuation indéfinie de lui-même. Il débouchera dans ce qui doit être. Il s’évanouira dans le bien réalisé. On aurait pu dire plus simplement : ou bien le progrès est indéfini et alors il est illusoire, puisqu’il n’aboutit pas ; ou bien le progrès est limité et alors il n’est pas le bien puisqu’il aboutit au bien. Il n’est plus dès lors que la condition du bien ; et la question se pose : en est-il la condition normale ou la condition anormale ? Il en serait la condition normale, s’il est l’ordre dans le développement ; il en serait la condition anormale, s’il est un développement, sans doute, mais un développement dans le désordre ! Or il est le désordre. Donc, il n’est pas la condition normale ; donc son origine n’est pas normale et suppose la chute.
A ce prix seulement ceux qui saluent dans le progrès la réalisation de la destinée universelle et de la destinée humaine sauront ce qu’ils disent, et auront pensé leur propre pensée. Nous sommes donc irrésistiblement poussés à l’examen de la seconde explication possible de l’universalité et de l’hérédité du mal : l’explication par la chute.