Où l’on examine les défauts de l’amour de nous-même.
L’amour de nous-mêmes ne peut pécher qu’en excès ou en direction, il faut que son dérèglement consiste en ce que nous nous aimons trop, ou en ce que nous nous aimons mal, ou dans l’un et dans l’autre de ces défauts joints ensemble.
L’amour de nous-mêmes ne pèche point en excès, cela paraît de ce qu’il est permis de s’aimer tant qu’on veut, quand on s’aime bien. En effet qu’est-ce que s’aimer soi-même ? C’est désirer son bien, c’est craindre son mal, c’est rechercher son bonheur. Or j’avoue qu’il arrive souvent qu’on désire trop, qu’on craint trop, et qu’on s’attache à son plaisir, ou à ce qu’on regarde comme son bonheur avec trop d’ardeur ; mais prenez garde que l’excès vient du défaut qui est dans l’objet de vos passions, et non par de la trop grande mesure de l’amour de vous-même. Ce qui le montre, c’est que vous pouvez et vous devez même désirer sans bornes la souveraine félicité, craindre sans bornes la souveraine misère, et qu’il y aurait même du dérèglement à n’avoir que des désirs bornés pour un bien infini.
En effet si l’homme ne devait s’aimer lui-même, que dans une mesure limitée, le vide de son cœur ne devrait pas être infini, et si le vide de son cœur ne devait pas être infini, il s’en suivrait qui n’aurait pas été fait pour la possession de Dieu, mais pour la possession d’objets finis et bornés.
Cependant la religion et l’expérience nous apprennent également le contraire. Rien n’est plus légitime et plus juste que cette insatiable avidité, qui fait qu’après la possession des avantages du monde, nous cherchons encore le souverain bien. De tous ceux qui l’ont cherché dans les objets de cette vie, aucun ne l’a trouvé. Brutus qui avait fait une profession particulière de sagesse, avait cru ne pas se tromper en le cherchant dans la vertu. Mais comme il aimait la vertu pour elle-même, au lieu qu’elle n’a rien d’aimable et de louable que par rapport à Dieu, coupable d’une belle et spirituelle idolâtrie, il n’en fut pas moins grossièrement déçu, et il fut obligé de reconnaître son erreur en mourant, lorsqu’il s’écria : O vertu, je reconnais que tu n’es qu’un misérable fantôme !
Cette insatiable avidité du cœur de l’homme n’est donc pas un mal. Il fallait qu’elle fût, afin que les hommes se trouvassent par là disposés à chercher Dieu.
Or ce que dans l’idée figurée et métaphorique nous appelons un cœur qui a une capacité infinie, un vide qui ne peut être rempli par les créatures, signifie dans l’idée propre et littérale, une âme qui désire naturellement un bien infini, et qui le désire sans bornes, qui ne peut être contente qu’après l’avoir obtenu. Si donc il est nécessaire que le vide de notre cœur ne soit point rempli par les créatures, il est nécessaire que nous désirions infiniment ; c’est-à-dire, nous nous aimions sans mesure nous-mêmes. Car s’aimer, c’est désirer son bonheur.
Et certes comme l’on peut dire sans se tromper qu’on n’aime point la créature, quand on l’aime sans bornes, parce qu’alors on met la créature, sur le trône du Créateur, ce qui est l’idolâtrie de l’esprit, qui est la plus dangereuse de toutes, aussi peut-on dire qu’on aime point Dieu comme son souverain bien, lorsqu’on ne conçoit pour lui que des désirs modérés ; car alors on fait descendre Dieu jusqu’à l’état des créatures par l’impiété du cœur, qui n’est pas moins criminelle que son idolâtrie.
Soit qu’on regarde Dieu comme son souverain bien, soit qu’on se le représente comme un être infiniment parfait, toujours est-il certain que l’attachement qu’on a pour lui ne doit pas être limité ; et c’est afin que l’homme fût capable en quelque sorte de la possession de ce bien infini, que le Créateur a mis une espèce d’infinité dans ses connaissances et dans ses affections.
Je sais bien que notre nature étant bornée, elle n’est pas capable, à parler exactement, de former des désirs infini en véhémence ; mais si ces désirs ne sont infinis en ce sens, ils le sont en un autre ; car il est certain que notre âme désire selon toute l’étendue de ses forces, que si le nombre des esprits nécessaires à l’organe pouvait croître à l’infini, la véhémence de ses désirs croîtrait aussi à l’infini ; et qu’enfin si l’infinité n’est point dans l’acte, elle est dans la disposition du cœur naturellement insatiable.
Et j’avoue que si nous nous aimions nous-mêmes par raison, nous pourrions concevoir que l’amour de nous-mêmes serait dans une mesure limitée dans notre cœur ; car nous ne trouvons point une infinité de raisons dans notre esprit pour nous aimer. Mais l’Auteur de la nature, dont la sagesse a trouvé qu’il ne fallait point renvoyer les hommes à avoir soin de leur conservation jusqu’à ce qu’ils fussent philosophes, a voulu que nous nous aimions par sentiment ; ce qui est si vrai, qu’il n’est pas même concevable que nous puissions sentir quelque plaisir et quelque joie, sans aimer nécessairement ce soi-même qui en est le sujet ; de sorte que comme il y a une infinie variété et une infinité de degrés différents dans la joie que nous pouvons goûter, il n’y a point de mesure dans le désir du bonheur dans laquelle cette joie entre essentiellement, ni par conséquent dans l’amour de nous-mêmes, qui est le principe de ce désir.
Je demeure d’accord aussi que si l’homme avait été fait pour être le rival de la Divinité, il ne devrait point s’aimer sans mesure, parce qu’alors l’amour de soi-même entrerait en concurrence avec l’amour divin. Mais l’homme ne s’aime naturellement avec tant de véhémence que pour pouvoir aimer Dieu. La mesure sans mesure de l’amour de soi-même et ses désirs qui sont comme infinis, sont les seuls liens qui l’attachent à Dieu, puisque comme je l’ai déjà dit, des désirs modérés ne peuvent lier le cœur de l’homme qu’avec des créatures, et que ce n’est point Dieu qu’on aime, mais un fantôme qu’on se forme en la place de Dieu, quand on l’aime médiocrement.
Aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous-mêmes à l’amour divin, quand celui-là est bien réglé. Car qu’est-ce que s’aimer soi-même comme il faut ? C’est aimer Dieu ; et qu’est-ce qu’aimer Dieu ? C’est s’aimer soi-même comme il faut. L’amour de Dieu est le bon sens de l’amour de nous-mêmes, c’en est l’esprit et la perfection. Quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers d’autres objets, il ne mérite pas d’être appelé amour, il est plus dangereux que la plus cruelle haine. Mais quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec l’amour divin.
Et certes il n’est rien de si facile que de démontrer invinciblement ce que nos recherches nous ont appris à cet égard. Car à prendre pour exemple les bienheureux qui sans doute ne s’aiment point trop ni trop peu, puisqu’ils sont dans un état de perfection, je demande s’ils peuvent aimer Dieu sans bornes, sans sentir la joie de sa possession ; et je demande ensuite si l’on peut sentir de la joie, sans s’aimer soi-même à proportion du sentiment qu’on en a.
Qu’on ne s’arrête donc point à ces questions vaines et contradictoires. Les saints aiment-ils Dieu plus qu’eux-mêmes ? J’aimerais autant, qu’on me demandât, s’ils s’aiment eux-mêmes plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes. Car ces deux expressions ont au fond le même sens, puisque nous avons fait voir, qu’aimer Dieu, c’est s’aimer de bon sens, et que n’aimer point Dieu, c’est se haïr soi-même en quelque façon.
Pour montrer que tout ceci n’est qu’un jeu de mots, il faut supposer qu’il y a deux sortes d’amour, qu’on peut avoir pour Dieu ; un amour d’intérêt et un amour de pure amitié, comme parlent les théologiens. Je veux que ce dernier n’est rien à démêler avec l’amour de nous-mêmes, comme on le tient communément ; mais je demande duquel de ces deux amours vous parlez, lorsque vous me demandez, si l’amour que nous avons pour nous-mêmes est aussi grand que celui que nous devons avoir pour Dieu. Si vous entendez par ce dernier l’amour de pure amitié qui a pour objet la perfection connue et rien que cela, je réponds que cet amour ne peut se comparer avec l’amour de nous-mêmes, qui est d’une autre nature, puisque comme je l’ai déjà dit, nous ne nous aimons point par raison, mais par sentiment, et que le plaisir corporel ou spirituel nous intéresse naturellement à nous aimer nous-mêmes, avant même que nous soyons capables de réflexion. Que si par l’amour que nous devons avoir pour Dieu, vous entendez l’amour d’intérêt qui s’attache à lui comme un autre souverain bien, vous ne vous apercevez pas que vous opposez une chose à elle-même, puisque s’aimer soi-même, et aimer son souverain bien se confondent ensemble, que ce ne sont pas là deux amours, mais un seul amour considéré en deux manières, à savoir par rapport à son principe et à son objet.
Il paraît donc que le mal n’est pas en ce que nous nous aimons trop, puisque nous pouvons nous aimer tant que nous voudrons, quand nous nous aimons par rapport au souverain bien ; mais que le dérèglement consiste en ce que nous nous aimons mal, c’est-à-dire par rapport à de faux objets.
L’amour de nous-mêmes est innocent en soi. Il est corrompu quand il se tourne vers les créatures, et saint quand il se tourne vers Dieu. Suivant cette vue on peut distinguer trois cœurs dans l’homme, le cœur de l’homme, le cœur du pécheur, et le cœur du fidèle. Le cœur de l’homme, c’est l’âme en tant qu’elle s’aime naturellement ; le cœur du pécheur, c’est l’âme en tant qu’elle aime le monde ; et le cœur du fidèle, c’est l’âme en tant qu’elle aime Dieu. Le cœur naturel entre essentiellement dans les deux autres, et l’amour naturel de nous-mêmes, qui est le principe de toutes nos affections, est le mobile qui fait agir la grâce ou la corruption, et qui reçoit l’amour de Dieu ou l’amour du monde. Le cœur de l’homme aime, le cœur du mondain aime la vanité, le cœur du fidèle aime le bien infini et éternel. Le premier est le cœur de l’homme, le second est le cœur de l’homme qui périt, et le troisième est le cœur de l’homme immortel.