1° La première, qui est prise de ce que nous ne voyons point Dieu, est sans doute une de plus faibles ; car si notre esprit même ne peut tomber sous les sens, comment la nature de Dieu serait-elle visible ?
2° On dit qu’il est impossible de comprendre ce que c’est que cet être suprême ; que quelque idée que l’on s’en fasse, on est obligé de la corriger ; qu’il y a autant d’idées qui répondent à ce nom de Dieu, qu’il y a de différents tours d’imagination.
On répond, en distinguant deux idées que nous pouvons avoir de Dieu, l’une qui vient de l’imagination, et l’autre qui naît de la lumière de l’entendement. Comme Dieu n’est point un objet sensible, ni les sens, ni l’imagination, qui travaille sur les mémoires des sens, ne peuvent nous le représenter ; mais comme l’esprit s’élève des objets connus aux objets inconnus par le raisonnement, rien n’empêche qu’il ne nous fournisse une idée véritable, quoique imparfaite, de la divinité. Que l’idée que l’imagination nous donne de Dieu, et qui nous le représente comme quelque chose de matériel, soit fausse, à la bonne heure ; l’idée que la raison nous en fait avoir, qui nous le représente comme un être sage et souverainement parfait, peut être imparfaite, mais elle ne saurait être fausse, puisqu’il est nécessaire qu’il y ait une intelligence qui gouverne l’univers : aussi peut-on dire que cette idée est à peu près la même dans tous les hommes, et qu’elle ne change point, bien qu’il n’y ait rien de constant ni d’uniforme dans les idées que l’imagination nous donne de Dieu.
3° Cependant les incrédules ne laissent pas de faire tous leurs efforts pour détruire cette idée que la raison nous fait avoir de Dieu : ils disent qu’elle ne peut être que naturelle ou acquise, imprimée naturellement dans notre esprit, ou venue du dehors, et qu’il ne paraît pas qu’on puisse dire ni l’un ni l’autre. Car, disent-ils, si elle était naturellement imprimée dans notre esprit, il faudrait qu’elle fût aussi ancienne que nous-mêmes, qu’elle prévînt tous nos raisonnements, qu’elle fût la première de nos idées, puisque nous n’en connaissons point d’autre qui nous soit naturelle ; et il faudrait par conséquent que Dieu nous fût plutôt connu que tous les autres objets ; il faudrait qu’elle devançât l’éducation, l’âge où l’on raisonne, et même toutes nos autres connaissances, qui ne sont que le fruit du travail et de l’expérience. Ils prétendent montrer en second lieu, qu’elle n’est point acquise ; parce que si elle l’était, elle ne pourrait l’être que par l’expérience ou par le raisonnement ; n’y ayant que ces deux voies d’acquérir les connaissances qui nous manquent. Or, il ne paraît pas que, par l’expérience ou par le raisonnement, nous puissions avoir l’idée d’un Dieu qui est élevé au-dessus de l’un et de l’autre.
Cette difficulté serait considérable, si nous prétendions comprendre la nature de Dieu, ou pouvoir nous représenter précisément ce que c’est que la divinité ; mais, comme ce n’est pas là notre prétention, et qu’il s’agit maintenant de savoir s’il y a un Dieu, et non ce que c’est que Dieu, ce raisonnement ne conclut pas mieux que celui-ci : Il n’y a aucune idée parmi celles qui sont entrées en moi par le canal des sens, ni parmi celles qui viennent de l’expérience, qui me représente l’île du Japon telle qu’elle est en elle-même, et aussi véritablement que si je l’avais vue : donc cette île n’est point.
Ceux qui prétendent que l’idée de Dieu est naturellement imprimée dans l’esprit de tous les hommes, diront que, comme c’est là une idée spirituelle, elle demeure comme cachée et ensevelie, jusqu’à ce que les actes les plus purs de l’esprit s’exercent avec liberté ; et que, comme l’on ne peut dire qu’une personne n’ait pas une raison, parce qu’elle ne l’exerce pas toujours, on raisonnerait mal aussi de conclure, que nous n’avons point l’idée de Dieu naturellement imprimée dans nos esprits, de ce que cette idée ne se développe point en tout temps. Ils ajouteront que cette idée est semblable et uniforme dans tous les hommes du monde en ce qu’elle a de spirituel et de naturel, mais qu’elle varie en ce que les sens et l’imagination y ont ajouté.
Ceux qui croient que l’idée de Dieu est acquise, ne laisseront pas aussi de la croire naturelle, parce qu’ils supposent que l’esprit de l’homme a une proportion si naturelle avec la première vérité, qu’il ne saurait la révoquer en doute, et qu’il est naturel à un homme qui raisonne sur tout ce qu’il voit, d’avoir l’idée d’un être sage et intelligent. Or, bien que l’idée que j’ai de la sagesse soit originairement prise des actes de mon esprit, je la purifie, je l’étends, et je la corrige tellement par le raisonnement, qu’elle convient à Dieu, et ne saurait convenir à aucune autre.
Au reste, l’on remarque cet ordre entre les choses qui sont capables de connaissance, que les plus nobles ne sont jamais connues à fond par celles qui sont d’un ordre inférieur. Les enfants ne connaissent point à fond la prudence des personnes avancées en âge. Un Américain ne comprend point les grandes vues d’un philosophea. Et si les bêtes raisonnaient, comme il y en a qui le prétendent, elles seraient bien éloignées de comprendre les desseins et les perfections des hommes, les ouvrages de la société, les profondeurs de la politique, le secret des arts et des sciences. L’admiration ne convient qu’aux choses qu’on ne connaît pas à fond. Nous sommes obligés d’admirer la sagesse de Dieu, et par conséquent nous ne la comprenons point.
a – Abbadie veut parler des Amérindiens, naturellement, les bons sauvages de Rousseau…
4° On ne prétend pas seulement que la nature de Dieu soit incompréhensible ; ce que nous avouerons volontiers : on soutient que l’idée de cet être suprême enferme mille contradictions, et que par conséquent elle se détruit elle-même ; c’est ce que Vaninus, célèbre athée qui fut brûlé à Toulouse, semble avoir voulu insinuer dans un ouvrage qu’il avait publié en apparence pour combattre l’athéisme, et en effet pour répandre son venin avec plus de sûreté, lorsqu’il fait de la divinité cette description, qui est bonne ou mauvaise, selon le sens qu’on lui donne et l’usage qu’on en faitb : Dieu est à lui-même son commencement et sa fin, quoique sans commencement ni fin ; il est leur auteur à tous deux, et il n’a besoin ni de l’un ni de l’autre. Éternellement en dehors du temps, il n’y a pour lui ni passé ni avenir. Il règne partout sans lieu déterminé, immobile sans fixité, rapide sans mouvement. Il est tout, en dehors de tout, tout dans toutes choses, et rien ne le contient. En dedans il gouverne, en dehors il crée. Il est bon sans qualité, grand sans quantité ; tout sans parties, immuable et mouvant tout. Pour lui, vouloir c’est à la fois pouvoir et créer. Il est simple ; en lui rien n’est en puissance, mais tout en acte : lui-même est l’acte pur, premier, moyen et dernier. Enfin il est tout, au-dessus de tout, hors de tout, dans tout, pardessus tout, avant tout, et tout après tout.
b – Giulio Cesare Vanini (1585-1619) Prêtre puis libre penseur panthéiste, fut arrêté sous le chef d’athéisme à Toulouse, condamné et brûlé vif. Abbadie cite en latin le passage suivant, extrait de l’Amphithéâtre, Exercice II.
Ces contradictions apparentes viennent de ces trois sources : de l’infinité de Dieu, qui l’élève au-dessus de nos conceptions ; de la faiblesse de notre esprit, qui ne trouve rien en soi ni hors de soi qui lui paraisse digne de représenter Dieu ; et enfin, de la disproportion qui est entre les idées corporelles dont l’imagination se sert pour le décrire, et sa nature incompréhensible qui ne peut être bien décrite. Ce n’est donc point là une contradiction entre les attributs de Dieu, mais une disproportion entre notre esprit et la nature de l’être suprême, qui nous oblige à corriger toutes les images dont l’imagination se sert pour la représenter ; et cette disproportion est si nécessaire, que qui l’ôterait, anéantirait l’existence de Dieu.
5° Mais ne semble-t-il pas que par la divinité, on pourrait entendre l’univers même ? Car si nous croyons que le sujet auquel nous donnons ce nom est souverainement parfait, les athées soutiendront aussi qu’il n’y a rien de plus parfait que le monde. Comme nous prétendons que notre Dieu est infini en tout sens, et qu’il n’a point de limites, soit dans sa durée, soit dans son étendue, soit dans ses perfections, on dira aussi que l’univers est éternel, infini en étendue, et si achevé dans son harmonie et dans sa perfection, qu’il est impossible de concevoir rien de plus régulier, n’y ayant point de qualité ni de perfection que cet univers n’enferme, puisqu’il est l’universalité de toutes choses.
On répond que l’univers porte trop visiblement les caractères d’un ouvrage, pour nous permettre de le regarder comme un ouvrier : c’est un tout qui ne s’est point fait de lui-même, puisque ses parties n’ont entre elles qu’un rapport arbitraire. Y ayant des cieux, pourquoi fallait-il qu’il y eût une terre ? Y ayant une lumière, pourquoi fallait-il qu’il y eût un œil ? Y ayant tant de choses admirables, pourquoi fallait-il qu’il y eût un esprit capable de les admirer ? Ce n’est point la nécessité des choses qui l’a voulu, puisque ces choses n’ont aucun rapport naturel les unes avec les autres, qu’elles peuvent être séparées, et qu’elles le sont même assez souvent : c’est une nécessité d’intelligence, puisque la raison nous dit que ces choses devaient être unies. Elles ont un rapport de raison et de sagesse que l’univers ne peut point avoir connu, puisque l’univers n’est que l’assemblage de ces choses qui se rapportent les unes aux autres, tout insensibles qu’elles sont, comme cela a été déjà prouvé.
Outre ces difficultés, qui paraissent considérables, on nous fait quelques petites objections du même genre, auxquelles il faut répondre en peu de mots.
On dit que s’il y avait un Dieuc, il faudrait qu’il exauçât les prières des hommes, et que leurs prières étant presque toujours opposées, il ne peut les exaucer sans se contredire. On répond que Dieu n’exauce point toujours ni toutes sortes de personnes, ni toutes sortes de prières : l’objection qui suppose le contraire, n’est d’aucune considération.
c – Vide Mersennum in Genesim.
On dit encore, que s’il y avait un Dieu, il serait le souverain bien, et que s’il était le souverain bien, il n’y aurait point de mal dans le monde, puisque le souverain bien exclut toute sorte de mal : cette difficulté n’est qu’un galimatias qui se forme du concours de quelques idées scholastiques. Le souverain bien exclut toute sorte de mal en soi, et non pas hors de soi. Le mal peut être hors de Dieu, mais il ne saurait être en Dieu.
On objecte que s’il y a un Dieu, il a une connaissance infinie ; et s’il a une connaissance infinie, qu’il connaît le dernier nombre ; et s’il connaît le dernier nombre, qu’il y a un dernier nombre. Or, c’est une contradiction qu’il y ait un dernier nombre, parce que ce dernier nombre supposé, on peut lui ajouter quelque chose, et qu’ainsi il sera le dernier nombre et ne sera point le dernier nombre. On répond que Dieu connaît le dernier nombre tel qu’il est, c’est-à-dire, impossible et contradictoire, connaissant parfaitement quel nombre que ce soit, mais n’en connaissant point de dernier, parce qu’il n’y en a point de dernier.
Enfin, on objecte que s’il y a un Dieu, il gouverne les choses d’en bas, et que s’il gouverne les choses d’en bas, il s’abaisse, et conçoit des soins indignes de sa nature. On répond que Dieu ne s’abaisse pas davantage par les soins de sa providence, que le soleil lorsqu’il répand sa lumière sur ces bas lieux.