[Sur ce paragraphe, voir spécialement P. Batiffol, Études d’hist. et de théol. positive, 1re série, 3e édit., Paris, 1904 ; L’Église naissante et le catholicisme, 6e édit., Paris, 1909 ; L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, I, Paris, 1906 ; A. Michiels, L’origine de l’épiscopat, Louvain, 1900.]
Le peuple nouveau qui succède ainsi au peuple juif dans les prédilections divines constitue l’Église chrétienne. Dans le Nouveau Testament, l’Église est considérée tantôt sous un aspect mystique, comme l’épouse et le corps de Jésus-Christ, comme l’assemblée des saints choisis par Dieu en Jésus-Christ avant la constitution du monde (Éphésiens 1.4, 22-23 ; 5.23, 29) ; tantôt sous un aspect plus positif, comme la société des fidèles gouvernée par une hiérarchie et soumise à des règles précises. Le premier point de vue se retrouve dans Hermas. L’Église, dit-il, a été créée la première (πάντων πρώτη ἐκτίσϑη) ; c’est pour elle que le monde existe (Vis.2.4.1 ; cf. Vis. 1.1.6), et dans son ampleur elle comprend et les croyants de la terre et les élus du ciel (Vis.3.5.1). A son tour, la Secunda Clementis, dans un passage curieux et d’une interprétation difficile (14.1-5), — le texte est peut-être corrompu, — parle de l’Église première, de l’Église vivante comme d’un être spirituel (ἦν γὰρ πνευματική), créé avant le soleil et la lune, et qui a apparu à la fin des temps dans la chair même de Jésus-Christ. Cet allégorisme s’explique si l’on se reporte aux textes indiqués de saint Paul.
Mais ce point de vue n’est pas celui auquel se tiennent généralement nos auteurs. Clément, Ignace, Polycarpe sont des évêques qui ont affaire à des communautés concrètes, dont la bonne discipline attire d’abord leur attention.
Remarquons d’abord que, sous leur plume, le mot Église s’applique également aux églises locales, existant dans chaque ville, et à l’Église universelle, à l’ensemble formé par ces groupements particuliers reliés entre eux par les rapports de foi, de charité et d’assistance mutuelle. A cet ensemble Ignace le premier et plus tard le Martyrium Polycarpi donnent l’épithète de catholique : « Que là où paraît l’évêque, là se trouve la multitude, de même que là où est Jésus-Christ, là est l’Église catholique » (Smyrn., 8.8). Cette épithète ici ne différencie pas l’Église orthodoxe des sectes hérétiques ou schismatiques : elle garde sa signification radicale et ancienne d’universelle, totale, par opposition à partielle et locale. La relation du martyre de saint Polycarpe est adressée « à toutes les chrétientés en tout lieu de la sainte Église catholique » ; et il est dit que Polycarpe, avant de mourir, a prié « pour toute l’Église catholique dans le monde habité (Martyr. Pol., Inscript. ; 8.1 ; cf. 19.2.) ». Mais au chapitre 16, verset 2 de ce même document, le mot catholique, appliqué à l’église particulière de Smyrne, ne retient plus évidemment sa signification d’universel : il équivaut à légitime, orthodoxe, et oppose l’église dont Polycarpe était évêque (ἐπίσκοπος τῆς ἐν Σμύρνῃ καϑολικῆς ἐκκλησίας) aux conventicules hérétiques qui pouvaient exister à Smyrne. Quel rapport entre ces deux sens ? C’est que ces conventicules, essentiellement particularistes, n’étaient point reliés à ceux des autres villes, tandis que la communauté orthodoxe de Smyrne se fondait pour ainsi dire dans l’unité de la grande Église dont elle était une partie, et en recevait le qualificatif. — Cette grande Église du reste n’était pas seulement catholique en fait, comme étant l’ensemble des Églises particulières déjà existantes : elle devait en droit être et devenir catholique par sa diffusion dans le monde entier ; car Jésus est mort pour tous les hommes, et le Christ, « par sa résurrection, a élevé dans les siècles l’étendard pour les saints et pour ses fidèles, aussi bien parmi les juifs que parmi les Gentils, dans l’unique corps de son Église (Ign Smyrn., 1.2) ».
Et l’Église ne doit pas seulement être catholique : elle sera et elle est indéfectible dans sa doctrine, le Christ, observe saint Ignace, ayant été oint de parfums sur la tête (Matthieu 26.7), afin de lui communiquer cette incorruptibilité (Éphésiens 17.1).
Nous voici donc, comme dans les épîtres de saint Paul, en présence d’églises organisées, gouvernées, formant des sociétés locales et, par leur union, une plus grande société universelle. Comment sont administrées ces communautés ? Notons d’abord le soin que prend saint Clément de faire remarquer aux Corinthiens que le ministère des apôtres n’est point un charisme transitoire, destiné à disparaître avec eux, mais une institution établie par la volonté de Dieu, et dont les apôtres ont eux-mêmes assuré la perpétuité.
« Les apôtres nous ont été dépêchés comme messagers de la bonne nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ. Jésus-Christ a été envoyé par Dieu. Le Christ vient donc de Dieu, et les apôtres viennent du Christ : ces deux choses découlent en bel ordre de la volonté de Dieu… Prêchant à travers les villes et les campagnes, ils (les apôtres) éprouvèrent dans le Saint-Esprit leurs prémisses, et les instituèrent comme épiscopes et comme diacres des futurs croyants » (42.1, 2, 4).
Puis :
« Dans leur prescience parfaite de l’avenir, ils instituèrent ceux que nous avons dits, et ensuite portèrent cette règle qu’après leur mort, d’autres hommes éprouvés succéderaient à leur ministère. Ceux qui ont été ainsi mis en charge par les apôtres ou plus tard par d’autres personnages éminents avec l’approbation de toute l’Église, qui ont servi d’une façon irréprochable le troupeau du Christ… nous ne croyons pas juste de les rejeter du ministère » (44.2-3).
Les ministres ainsi institués ont un pouvoir de gouvernement et de direction, nous le dirons plus amplement tout à l’heure ; mais ils ont aussi un pouvoir d’ordre ; ils exercent des fonctions liturgiques. Les épiscopes dont Clément de Rome plaide la cause auprès des Corinthiens avaient saintement et sans reproche offert à Dieu les dons de l’assemblée (ὁσίως προσενεγκόντας τὰ δῶρα, 44.4). De son côte, la Didachè, qui vient de parler (ch. 14) de l’office dominical, de la fraction du pain qui s’y accomplit et du sacrifice qu’on y célèbre, continue : « Élisez-vous donc des épiscopes et des diacres du Seigneur » (15.1). Elle considère par conséquent ces épiscopes et ces diacres comme les ministres de cette fraction du pain et de ce sacrifice.
Saint Ignace est le premier auteur chez qui se trouve nettement marquée la hiérarchie à trois degrés, évêque, prêtres, diacres, et l’épiscopat unitaire ou monarchique, c’est-à-dire la suprématie de l’évêque et, dans chaque église, d’un seul évêque sur le corps des prêtres (le presbyterium) et les diacres. Cette situation, dont nous constatons l’existence entre les années 100-120 en Syrie et dans la province d’Asie, à Éphèse, à Magnésie, à Tralles, à Smyrne était générale au milieu du iie siècle. Mais l’on s’est demandé si elle remontait aux apôtres et par suite de quelles circonstances le pouvoir de l’évêque s’était élevé ainsi au-dessus de celui des prêtres.
En fait, et si nous consultons les écrits des autres Pères apostoliques en dehors de saint Ignace, il semble que les catégories des ministres de l’Évangile, conformément à ce que nous avons vu dans les épîtres de saint Paul et dans les Actes, aient été dans certaines églises, et à la fin du ier et au commencement du iie siècle, à la fois plus nombreuses et moins nettement différenciées qu’elles le furent plus tard. La liste la plus complète est donnée par la Didachè, qui énumère les apôtres, les prophètes, les didascales, les épiscopes, les diacres. Elle ne nomme pas les presbytres qui se retrouvent chez Clément, Hermas, la Secunda Clementis et Polycarpe. Mais de ce qu’elle dit des apôtres, des prophètes et des didascales (xi, xiii), il s’ensuit évidemment que ces trois catégories de personnes n’entraient point dans la hiérarchie sédentaire et fixe qui dirigeait les églises locales, et devaient en subir le contrôle. Les apôtres (distincts des Douze) étaient des missionnaires toujours en route, et qui ne pouvaient séjourner dans les communautés qu’un jour ou deux (11.5). Il n’y avait pas partout des prophètes (13.4), et le didascale lui-même devait subir une épreuve avant d’être autorisé à enseigner (11.1-2). Restent donc les épiscopes, les presbytres et les diacres : c’est le schéma hiérarchique donné par saint Ignace. Seulement, tandis que celui-ci distingue nettement les évêques et, dans chaque église, l’évêque unique, des prêtres, nos autres documents omettent de nommer ou les épiscopes ou les presbytres, ou bien paraissent confondre les prêtres avec les évêques en donnant aux uns et aux autres indifféremment le nom d’épiscopes ou de presbytresa. Les églises, dans ces temps reculés, n’étaient-elles donc gouvernées que par un collège de prêtres ou par un collège d’évêques égaux entre eux ?
a – 1Clem.,44.1,4,5. C’est la même confusion que nous avons constatée chez saint Paul. Les deux mots ἐπίσκοποι et πρεσβύτεροι désignent indifféremment les mêmes personnages.
Observons avant tout que l’emploi indifférent des mots presbytres et épiscopes pour désigner les mêmes personnes n’implique pas qu’entre ces personnes il n’existât aucune distinction de dignité ou de pouvoir. Ces mots n’ont pas eu d’abord le sens technique et exclusif qu’on leur a attribué plus tardb. D’autre part, il est infiniment vraisemblable en effet que beaucoup d’églises, dans les premiers temps, n’ont pas eu, pour les gouverner, un évêque attitré. Dans ces chrétientés de nouveaux convertis à peine dégrossis, peu nombreuses, on n’eût pas aisément trouvé des sujets capables d’exercer à eux seuls la charge épiscopale. Les apôtres et leurs successeurs immédiats ont dû souvent s’en réserver la direction supérieure, et se contenter d’y établir des presbytres chargés de remplir les fonctions de l’instruction et du culte, et de maintenir la discipline reconnue. C’est, à ce qu’il semble, la situation qui se révèle dans les cas de Tite et de Timothée régissant les églises de Crète et d’Asie, et sans y voir une loi générale, on peut croire qu’ils se sont reproduits fréquemment ailleurs. Cet état de choses cependant n’était pas universel : l’épiscopat à Jérusalem, Antioche, Athènes, Alexandrie, Rome, remonte aux apôtres. De plus il ne devait pas durer et, au fur et à mesure que le champ de l’apostolat s’étendit, que les chrétientés devinrent plus fortes et les fidèles plus affermis dans la foi, une transformation s’opéra qui fit apparaître dans chaque Église un évêque ; un évêque tenant la place de l’apôtre ou du successeur des apôtres qui avait jusque-là dirigé cette Église, et possédant ses pouvoirs. C’est dans le sein du presbyterium naturellement que cet évêque fut choisi : de primus inter pares peut-être, il devint supérieur à ses frères. Le changement se fit sans secousse : aucun souvenir de crise ne s’est conservé. Le langage ne se modifia que lentement, et l’on put continuer quelque temps de compter le nouvel évêque parmi les πρεσβύτεροι, comme on avait donné longtemps à ceux-ci le nom d’ἐπίσκοποι.
b – Dans S. Clément, les presbytres de 21.6 et peut-être de 57.1 ne sont pas des prêtres : ce sont les anciens de la communauté.
Ainsi donc la succession hiérarchique est voulue de Dieu et est l’œuvre des apôtres. Les membres de cette hiérarchie ne gouvernent pas seulement : ils ont un pouvoir d’ordre. Et cette hiérarchie comprend dans chaque église un évêque, des prêtres, des diacres. La conséquence est que les simples fidèles doivent obéissance aux ministres ainsi établis. C’est la conclusion que tire saint Clément du principe qu’il a posé. Il faut se soumettre aux hégoumènes (1.3), aux guides de nos âmes (63.1), aux presbytres (47.6 ; 54.2) ; il y a grand péché à les priver, sans qu’ils y aient donné cause, de l’exercice de leur charge, comme ont fait certains Corinthiens (44.3-4,6 ; 47.6), et l’on doit, au contraire, les honorer (1.3 ; cf. 3.3). Clément veut que, dans l’Église, règne une discipline aussi ferme que la discipline militaire (37.2-3). Ces recommandations sont répétées par la Didachè (15.1-2), par la Secunda Clementis (17.5) et par saint Polycarpe (5.3) ; mais saint Ignace y est revenu avec une singulière insistance.
On a dit quelquefois que les épîtres de saint Ignace sont un plaidoyer pour l’épiscopat monarchique. Non : mais elles sont un plaidoyer pour l’unité des églises menacée par le schisme. L’évêque d’Antioche sent le péril que les coteries et les hérésies font courir aux églises d’Asie Mineure, et il adjure celles-ci de se serrer autour de l’évêque, du presbyterium et des diacres, comme autour du centre de l’unité. Très souvent (voir surtout Philad., iv), il considère ces trois ordres comme formant, vis-à-vis des fidèles, un tout, la partie dirigeante de l’Église à qui il faut rester soumis ; mais plusieurs l’ois aussi, il détache tantôt les deux premiers degrés (Eph.,.2.2 ; 20.2 ; Magn., ii, vii.1 ; Trall., 13.2), tantôt le premier seulement comme représentant dans l’Église l’autorité à laquelle tous doivent obéir, même les prêtres : « Il convient que vous soyez du même avis que l’évêque, ce que vous faites, car votre mémorable presbyterium, digne de Dieu, est attaché à l’évêque comme les cordes à la lyre » (Eph., 4.1). « Il ne convient pas que vous abusiez de l’âge de votre évêque, mais bien, en considération de la puissance de Dieu le Père, que vous lui témoigniez toute espèce de respect, comme j’ai appris que font les saints prêtres : car ils n’abusent pas de sa jeunesse dans cette haute position, mais, prudents en Dieu, ils se soumettent à lui, ou plutôt non à lui, mais au Père de Jésus-Christ, à l’évêque de tous » (Magn., 3.1 ; cf. Trall., 12.2). L’évêque est le centre de l’Église : là où il est doit être aussi la communauté, comme là où est Jésus-Christ là est l’Église (Smyrn., 8.2 ; cf. Smyrn., 11.1 ; Polyc, 4.1). Dans cette trinité hiérarchique, évêque, presbyterium, diacres, l’évêque tient la place de Dieu le Père, les prêtres représentent le collège des apôtres, les diacres représentent Jésus-Christ (Magn., 6.1 ; Trall., 3.1 ; Smyrn., 8.1), disposition qui paraît surprenante d’abord, mais qui s’explique si l’on remarque que l’auteur considère Jésus-Christ comme le ministre (διάκονος) du Père, et les diacres comme exerçant la διακονία Ἰησοῦ Χριστοῦ (Magn., 6.1). Saint Ignace est d’ailleurs très clair sur l’infériorité des diacres par rapport aux prêtres (Magn., 2) : il les nomme toujours en troisième lieu.
Quels sont les devoirs des fidèles vis-à-vis de ces directeurs de l’Église ? Au fond il n’y en a qu’un : leur rester uni de sentiment, de foi, d’obéissance. Ignace ne suppose pas qu’il soit jamais permis de se séparer de l’autorité dans ses vues ou sa conduite : il faut être soumis à l’évêque, au presbyterium, aux diacres (Eph., 2.2 ; 5.3 ; 20.2 ; Magn., ii, 3.1 ; 6.1-2 ; 13.2 ; Trall., 2.1-2 ; 13.2 ; Philad., 7.1 ; Smyrn., 8.1 ; Polyc, 6.1) : il ne faut rien faire sans eux dans l’Église (Trall., 2.2 ; 7.2 ; Philad., 7.2 ; Smyrn., 8.1 ; Polyc, 4.1). Plus particulièrement, Jésus-Christ étant la sentence du Père, et les évêques qui vivent sur toute la terre étant dans la doctrine de Jésus-Christ (ἐν Ἰησοῦ Χριστοῦ γνώμη), il convient de partager la doctrine de l’évêque (Eph., 3.2 ; 4.1). C’est en ne se séparant pas de Jésus-Christ, de l’évêque et des préceptes des apôtres que l’on se nourrira de l’aliment chrétien, et que l’on s’abstiendra de l’herbe étrangère qui est l’hérésie (Trall., 6.1 à 7.1). Puis, ceux qui sont de Dieu et de Jésus-Christ sont avec l’évêque : les schismatiques n’hériteront pas du royaume des cieux (Philad., 3.2-3). — Et comme l’évêque est le centre doctrinal et disciplinaire, il est aussi le centre liturgique de l’Église : « Que cette eucharistie soit tenue pour légitime (βεβαία) qui se fait sous l’évêque ou sous celui à qui il l’a accordé… Il n’est permis, sans l’évêque, ni de baptiser, ni de faire l’agape (ou l’eucharistie) : ce qu’il approuve est ce qui plaît à Dieu, afin que tout ce qui se fait soit ferme et valide » (Smyrn., 8.1-2). L’unité de chaque église particulière est garantie par le groupement des fidèles autour de leurs pasteurs et surtout de l’évêque. Et l’unité de l’Église universelle, sera-t-elle garantie simplement par les relations de charité commune qui régnent entre les chrétientés locales ? Y a-t-il entre les églises une église supérieure qui soit le centre de leur unité, et qui ait autorité pour maintenir l’unité de la foi et de la discipline ? Pierre a été par Notre-Seigneur établi le fondement et le porte-clefs de l’Église : l’Église de Rome qu’il a fondée et où Clément et Ignace savent qu’il a prêché et qu’il est mortc, a-t-elle hérité de sa prééminence, et trouvons-nous dans nos auteurs quelque indice qu’ils ont reconnu ce fait ?
c – 1Clem., cf. 5.3-4 avec 6.1 ; Ign., Rom., 4.3.
On peut dire que l’épître de saint Clément est à elle seule une preuve qu’à Rome on en avait conscience. Des troubles ont éclaté dans l’église de Corinthe, où un parti de jeunes a dépossédé de leur ministère les presbytres qui la gouvernaient. Ces presbytres ont-ils recouru à Rome pour se faire rendre justice ? Nous l’ignorons. Ce serait le premier et un bien remarquable exemple d’appel à Rome. En tout cas, l’église de Rome a appris le conflit et, par son évêque, elle intervient. Il presse, il supplie les délinquants de se repentir ; mais il commande aussi et requiert l’obéissance à ce qu’il a écrit dans le Saint-Esprit (59.1 ; 53.2-3). « Soit que l’on considère en lui-même cet acte spontané de l’Église romaine, écrit Mgr Duchesne, soit que l’on pèse les termes de la lettre, on ne peut échapper à cette impression que, dès la fin du premier siècle de notre ère, une cinquantaine d’années après sa fondation, cette église se sentait déjà en possession de l’autorité supérieure, exceptionnelle, qu’elle ne cessera de revendiquer plus tard. L’apôtre Jean vivait encore à Éphèse au temps où Clément écrivait. On ne voit pas trace d’intervention, ni de lui, ni de son entourage. Et pourtant les communications étaient plus faciles entre Éphèse et Corinthe qu’entre Corinthe et Rome. Mais quel accueil les Corinthiens firent-ils aux exhortations et aux envoyés de l’Église romaine ? Un accueil si parfait, que la lettre de Clément passa chez eux presque au rang des écritures sacrées. Soixante-dix ans plus tard, on la lisait encore, le dimanche, dans l’assemblée des fidèles. Rome avait commandé : on lui avait obéi. »
Vingt ans environ après cette lettre, saint Ignace, lui aussi, paraît bien attribuer à l’Église de Rome une autorité à part. Dans l’inscription de son épître aux Romains, non seulement il multiplie, en faveur de leur Église, les termes laudatifs, mais il la désigne comme présidant dans le lieu du pays des Romains (ἥτις καὶ προκάϑηται ἐν τόπῳ χωρίου Ῥωμαίων, comme dignement chaste et présidente de la charité (ἀξιόαγνος καὶ προκαϑημένη τῆς ἀγάπης).
Quelle est la portée de ces expressions ? — Observons que, dans le premier texte, les mots ἐν τόπῳ n’indiquent pas les limites de la présidence de l’Église romaine, mais le lieu où elle est établie et s’exerce : προκάϑηται est au mode absolu : il n’est question à cette époque ni de patriarcat romain ni d’églises suffragantes : l’Église de Rome préside, et le siège de cette présidence c’est la ville de Rome, ἐν τόπῳ χωρίου Ῥωμαίων. D’autre part, l’expression ἀγάπη du second passage pourrait fort bien désigner la fraternité chrétienne en général, les chrétiens eux-mêmes. Quatre fois au moins dans saint Ignace le mot est pris dans ce sens concret (Trall., 13.1 ; Rom., 9.3 ; Philad., 11.2 ; Smyrn. 12.1), et il est bien probable qu’il l’est aussi dans Rom., 9.1. Nous aurions donc ici un témoignage en faveur de la primauté romaine, mais sans qu’Ignace explique d’ailleurs quelle en est la nature ni à quoi il la rattache.
[« Si le martyr s’était adressé à l’évêque de Rome, ces présidences pourraient être interprétées comme locales : dans son église, c’est toujours l’évêque qui préside. Mais ici il ne s’agit pas de l’évêque, il s’agit de l’église. A quoi préside l’Église romaine ? A d’autres églises dans une circonscription déterminée ? Mais Ignace n’a pas l’idée d’une limitation de ce genre. D’ailleurs, y avait-il alors en Italie des communautés chrétiennes distinctes, dans leur organisation, de la communauté romaine ? Le sens le plus naturel de ce langage, c’est que l’Église romaine préside à l’ensemble des églises. Comme l’évêque préside dans son église aux œuvres de charité, ainsi l’Église romaine préside à ces mêmes œuvres dans la chrétienté tout entière » (L. Duchesne, op. cit., p. 127, 128).
ThéoTEX : La considération dont jouissait l’église de Rome auprès de celle de Corinthe ou d’Antioche s’explique suffisamment par le fait qu’elle siégeait dans la capitale de l’Empire, sans qu’il faille supposer chez les premiers chrétiens la moindre idée que Jésus-Christ avait élu au-dessus des autres l’assemblée de cette ville, pour la raison que Pierre l’avait visitée et y était mort… L’apôtre Paul n’y avait-il pas été emprisonné puis décapité, lui aussi ? et cependant on ne trouve dans ses épîtres aucune intuition d’une église locale appelée à diriger le reste du monde chrétien. L’histoire a d’ailleurs démenti les analyses partisanes de Tixeront, avec le schisme d’Orient, puis celui de la Réforme.]