(Mars 1519)
Le duc gagne les chanoines – Discours de Bonivard – Il distingue le temporel et le spirituel – Déclaration des chanoines contre l’allliance – Les patriotes irrités montent vers eux – Bonivard entre le peuple et les chanoines. – Les chanoines font une nouvelle lettre – Le peuple s’apaise
Le duc n’hésita plus. Les moyens pacifiques et diplomatiques étaient épuisés ; il devait maintenant tirer l’épée et de sa lame puissante abattre l’orgueil de Genève. Toutefois, pour mettre les apparences de son côté, il désirait qu’un corps considéré se prononçât contre l’alliance ; le duc paraîtrait alors appuyer un parti genevois, et son intervention à main armée serait moins odieuse. Pour atteindre ce but, il jeta les yeux sur le chapitre de Saint-Pierre, conseil-né de l’évêque et en son absence représentant de l’Église catholique. Ses membres étant tous nobles ou gradués en droit (ce qui alors revenait à peu près au même), on pouvait regarder ce corps comme la chambre des pairs de la constitution genevoisek. Le duc fit donc pratiquer les chanoines. On pouvait voir ses agents aller de porte en porte dans la rue qui porte encore leur nom. Ils leur disaient de prendre garde ; que cette alliance avec les Suisses compromettait tout, et spécialement leurs charges et leurs bénéfices. Ils les conjuraient d’écrire à Messieurs des Ligues que le chapitre ne consentait point à l’alliance en question. Les chanoines, flattés de l’importance que M. de Savoie attachait à leur opinion, se revêtirent promptement de leur scapulaire et de leur aumusse et se rendirent au chapitre. Le succès de la démarche ducale n’était pas douteux. Un seul chanoine était natif de Genève ; c’était Michel Navis, frère de celui que l’évêque avait fait écarteler, homme aussi servile que son frère était indépendant. Deux seulement étaient des hommes libéraux, M. de Gingins, abbé de Bonmont, et Bonivard, prieur de Saint-Victor, qui était le plus jeune du chapitre et n’y avait pas voix, parce qu’il n’était pas dans les ordres sacrés. Les autres chanoines étaient tous dévoués au duc, bons gentilshommes, très épris de leur dignité, comme ces chanoines de Saint-Jean de Lyon qui, ayant exhibé leurs quartiers de noblesse, demandèrent un jour le privilège de ne pas se mettre à genoux lors de l’élévation du bon Dieu. La délibération du chapitre commença, et « les gros maîtres courtisans, qui avaient les premières voix, commencèrent à chanter amen. » Bonivard, qui voyait ces gras chanoines incliner profondément l’un après l’autre leurs têtes et leurs joues bouffies, s’alarmait de ce que « telle chance tournait. » Qu’arrivera-t-il si tandis que le peuple dit oui, l’Église dit non ? Quels troubles au dedans, quel affaiblissement au dehors ! Il comprit que dans le chapitre c’était à lui qu’appartenait la lutte ; il s’en acquitta vaillamment et le paya chèrement. On ne lui avait pas demandé son vote, et le secrétaire s’apprêtait à coucher par écrit la résolution, quand le prieur se leva et dit : « Attendez un petit, Monsieur le secrétaire ; bien que je ne sois pas in sacris, et que je n’aie pas voix en chapitre, j’y ai devoir. Or, il me semble qu’avant d’octroyer à l’illustre duc sa demande, vous devriez un peu mieux en mâcher la teneur. Elle tend à mettre bas cette alliance avec Fribourg que le peuple de cette ville a tellement à cœur que, plutôt que d’y renoncer, il aime mieux perdre femmes et enfants. Pensez à ce que vous faites Très révérends Messieurs, vous ne pouvez répondre au duc sans que la réponse ne soit connue de notre peuple avec lequel vous avez promis de vivre et de mourir. Que dira-t-il de vous ? Si vous me le permettez, je vais vous l’apprendre. Il dira que vous lui jouez le tour du scorpion, que vous feignez par devant d’être de ses amis, et que vous lui faites par derrière, avec la queue, une blessure mortelle… Craignez sa colère. Soyez sûrs que, s’il ne dit rien dans le moment, il vous gardera une pensée pour l’avenir. » Les gros maîtres, » qui n’étaient pas courageux, commençaient à se trouver mal à l’aise et se tournaient dans leurs stalles. Ils se sentaient entre l’enclume et le marteau. « Il y a un moyen de contenter les deux partis, continua Bonivard ; c’est de répondre à M. de Savoie et au peuple aussi, que votre métier ne s’étend pas aux alliances, et autres semblables choses civiles, mais aux spirituelles seulement ; que faire ni défaire la bourgeoisie à vous n’appartient ; que ce qui vous regarde c’est seulement de prier Dieu, et de le prier principalement pour la paix entre tous. Si c’est ainsi que vous faites, nul n’aura cause de se mécontenter de vousl. »
k – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève.
l – Bonivard lui-même nous a conservé son discours. (Chronig., II, p. 339, 340.)
C’est ainsi que Bonivard, dès le commencement du seizième siècle, établissait une distinction catégorique entre le gouvernement spirituel et le gouvernement temporel, et soutenait que l’Église et l’État avaient l’une et l’autre leur propre sphère. Les chanoines trouvaient fort étrange cette théorie, et plus étrange encore qu’un jeune homme de vingt-cinq ans prétendît leur faire la leçon.
L’évêque de Maurienne, qui se croyait un grand diplomate, était très offensé. « Pensez-vous, Monsieur de Saint-Victor, dit-il, que l’on ne sache pas ce que c’est que d’écrire une lettre… » Les chanoines savoyards étaient indignés qu’un de leurs compatriotes pût vouloir autre chose que ce que le duc voulait. « La maison de Savoie, dit M. de Monthoux, a fait beaucoup de bien à vos prédécesseurs, et c’est ainsi que vous lui témoignez votre reconnaissance — Je voudrais bien rendre service au duc, répondit Bonivard, mais avant tout je veux tenir mes serments envers Genève et envers l’Église. » A ces mots qui ressemblaient à un reproche, des murmures éclatèrent de toutes parts. Bonivard n’en fut point intimidé ; droit de cœur, noble d’intention, sage en conseil, d’un esprit extraordinaire et d’un talent supérieur, il était fort au-dessus des colères de ses vénérables collègues. « Or bien, Messieurs, leur dit-il, faites-en comme bon vous semblera, mais moi je proteste que je n’y consens pas. » Puis se tournant vers le scribe : « Ecrivez cela, secrétaire ! » Et il sortit du chapitre. Les chanoines étaient trop remplis du sentiment de leur importance, pour tenir compte de cette protestation. Persuadés qu’il leur appartenait d’arrêter un mouvement politique, qui pouvait amener d’ailleurs une révolution religieuse, ces sénateurs, jaloux de montrer un courage semblable à celui des sénateurs romains, arrêtèrent définitivement leur déclaration contre l’alliance avec les Suisses, sans se soucier de la résistance du peuple, que leur avait prédite Bonivard.
Au commencement de l’institution canoniale, quand les prêtres épars d’une Église furent réunis en corps par l’évêque, ces prêtres ou chanoines menèrent tous d’abord une vie si régulière, si sévère même, que le peuple s’enthousiasma pour eux. Mais cela ne dura pas longtemps, et la vie de ces ecclésiastiques devint trop souvent si désordonnée que les laïques se détournèrent d’eux avec dégoût et avec haine. C’est ce qui arrivait à Genève. On apprit bientôt dans la ville la résolution des chanoines, et les citoyens en grand nombre se réunirent aussitôt sur la place du Molard. On y racontait la scène du chapitre, dont Bonivard pouvait bien avoir dit quelques mots ; on se plaignait de ce que des prêtres paresseux se prononçaient dans les débats publics et se rangeaient du côté des ennemis de Genève. On disait que les hommes d’Église voulaient toujours se mêler de politique et cherchaient, en flattant l’autorité, à satisfaire leur avarice et à augmenter leur puissance. On proposa d’aller faire visite à ces révérends, et de les inviter à se mêler de leurs affaires et non de celles de l’État. En effet, les patriotes s’ébranlèrent, « voulant, dit Bonivard, monter en grande fureur vers les chanoines. » Aimé de Gingins, abbé de Bonmont, vicaire épiscopal, qui habitait, ainsi que ses collègues, dans la rue dite encore des Chanoinesm, envoya en toute hâte chercher son ami le prieur de Saint-Victor, pour qu’il arrêtât le peuple. Celui-ci y consentirait-il ? Les chanoines ayant rejeté ses conseils, ne les laisserait-il pas se tirer tout seuls du mauvais pas où ils s’étaient mis ? En effet, Bonivard haïssait le despotisme, et il a été l’un des hommes les plus sincèrement libéraux du seizième siècle. « Les princes monarchiques, disait il, sont toujours ennemis de la liberté d’un peuple, et les serviteurs qu’ils entretiennent, font de même, puisqu’on vit en plus grande licence sous rois que sous lois. Ce fut ce qui cuida (faillit) être la cause de la ruine de Rome, quand les jouvenceaux conspirèrent d’y remettre les rois, comme Tite-Live le témoigne en son livre secondn. »
m – Dans la maison plus tard habitée par Calvin, actuellement maison Naville.
n – Bonivard, Chroniq., II, p. 343.
Mais si Bonivard était opposé au despotisme des rois, il l’était aussi aux désordres du peuple. Il n’hésita donc pas et courut chez le vicaire épiscopal. De Gingins, qui attendait le retour de son messager dans l’anxiété la plus vive, se précipita à la rencontre du prieur, en s’écriant : « Ah ! Monsieur de Saint-Victor, si vous n’y donnez ordre, il y aura de l’esclandre sur tous les chanoines. Nos gens ont fait la folie, et le peuple en est informé ; advisez si vous pouvez apaiser celao ! »
o – Bonivard, Chroniq., II, p. 342.
Bonivard alluma précipitamment une torche (c’était le soir), et courut à la rencontre du peuple. Il trouva les citoyens au haut du Perron, rue rapide qui débouche entre la cathédrale et la rue des Chanoines. Berthelier et l’ancien syndic Hugues « étaient tout devant, » nous dit-il. Le premier des deux, voyant son ami Bonivard au haut de la rue, une aumusse fourrée sur la tête, tenant d’une main un flambeau et de l’autre faisant énergiquement signe de s’arrêter, s’écria : « Malédiction ! vous autres Bouche-Coppons, vous nous faites des beau-beau par devant et des trahisons par derrière. » — Bouche-Coppon (comme qui dirait calotin) était un nom, dit le prieur, qu’ils nous donnaient parce que nous portions aumussons en tête tout l’hiverp. »
p – Aumusse, fourrure dont les chanoines se couvrent quelquefois la tête, mais qu’ils portent ordinairement sur le bras. (Bonivard, Chroniq., II, p. 342.)
Le moment était critique ; les chanoines tremblants s’attendaient à voir le peuple se jeter sur eux ; quelques-uns de leurs domestiques, allongeant la tête du haut de la rue, plongeaient dans le Perron, épiaient les mouvements de la foule, et tout à coup ils reculaient d’effroi en entendant les cris des huguenots. En effet, le peuple était irrité, et demandait que l’on mît à la raison ces prêtres qui se mêlaient de politique. Bonivard ne perdit pas courage : « Tout beau, Messieurs, dit-il aux citoyens ; ne vous émouvez pas si légèrement ; il n’y a pas tant de mal que vous croyez. » Puis prêtant aux chanoines sa propre pensée : « Ces révérends Messieurs ont écrit, continua-t-il, qu’ils ne voulaient vivre sous autre protection que celle de Dieu et de Monsieur saint Pierre, et que, quant à l’alliance de Fribourg, ils n’entendaient ni l’accepter, ni la refuser… La lettre n’est pas encore envoyée… vous la verrez !… » Alors Besançon Hugues fit signe au peuple de faire halte, et la foule obéit à un magistrat si respecté. De son côté, Bonivard envoya en toute hâte un message à l’évêque de Maurienne, le plus intelligent des chanoines. « Changez prompte- ment la teneur de la lettre, » lui disait-il. Maurienne fit secrètement querir le secrétaire et lui dicta une nouvelle missive telle que Bonivard l’avait demandée. Berthelier, Hugues et Pécolat, députés par le peuple, arrivèrent peu après, conduits par Bonivard ; Maurienne leur montra le nouveau factum. Ils soupçonnèrent la ruse. « Oh ! dirent-ils, l’encre en est encore toute fraîche !… » Toutefois, le contenu les satisfaisant, ils se contentèrent de regarder la lettre entre les doigts, et le peuple, ne voulant pas faire inutilement du bruit, se contenta de même. « Que la chose soit apaisée pour cette fois, dit-on… ; mais gardons un coup de pied pour les autres courtisans. » Ce qui voulait dire, sans doute, que le peuple ayant donné une forte leçon aux chanoines, se réservait d’en donner une aux mamelouks laïques. « J’ai inséré ceci, dit Bonivard en terminant ce récit, pour adviser toutes républiques, de ne jamais donner crédit ni autorité à gens nourris aux cours des princesq. »
q – Bonivard, Chroniq., II, p. 339-343. — Gautier, Hist., msc.