(1847)
Deux stations nouvelles. — Départ de Viwa. — Les talents oratoires d’un roi mis au service du cannibalisme. — Namosimaloua. — Vérani. — Un exploit de Vérani. — Une chaire chrétienne défendue avec des armes charnelles. — Inventaire plus que misérable d’une maison missionnaire. — Examen d’une école. — Un évangéliste intrépide. — Un plongeur fidjien. — Lutte d’un homme avec un requin. — Un dimanche en pleine mer. — Une peuplade avide de lire la Bible. — Offrandes des indigènes. — Les talents oratoires d’un roi mis au service du christianisme. — Température défavorable. — Un second dimanche en mer. — Une traversée périlleuse. — Dangers au milieu des cannibales. — La guerre à Fidji. — Un lépreux prédicateur. — Une réception très convenable. — Un mari dans l’embarras. — Un terrible danger. — Arrivée.
L’assemblée des missionnaires qui venait de se terminer à Viwa avait décidé de créer deux stations nouvelles sur la grande île de Vanoua-Levou, qui n’avait guère été visitée jusque-là que par des évangélistes indigènes. Pour réaliser ce vœu, le John Wesley mit à la voile au commencement de novembre 1847, emportant, outre les missionnaires destinés à occuper les postes nouveaux, John Hunt qui, malgré la faiblesse de sa santé, tenait à introduire ses collègues dans leur champ de travail et à les recommander à ces populations dont il avait la confiance, et M. Lawry, l’aimable visiteur pour qui chaque pas, sur le sol fidjien, était une nouvelle surprise et un sujet d’admiration intarissable. C’est au journal de ce missionnaire que nous allons encore emprunter, en l’abrégeant, le récit de cette pacifique expédition, écrit au soir de chaque jour, et reproduisant avec une vérité saisissante les divers incidents qui la signalèrent. Ce ne sera pas sortir du but de ce livre que de consacrer un chapitre spécial à cet épisode de l’histoire de la mission fidjienne, auquel John Hunt coopéra énergiquement, soit en préparant l’occupation de ces postes nouveaux, soit en prenant une part active à ce voyage d’exploration. La fondation de centres nouveaux d’évangélisation est d’ailleurs l’une de ces parties de la grande œuvre missionnaire qui méritent le plus l’attention des chrétiens ; elle a en effet le caractère essentiellement agressif qui doit distinguer cette œuvre. Quand l’Église va hardiment s’installer en plein pays païen, elle réalise le mieux l’intention de son fondateur et elle accomplit la grande fonction providentielle de son existence. Une autre raison qui nous porte encore à faire de grands emprunts à la relation de M. Lawry, c’est qu’elle abonde en détails intéressants sur les îles Fidji, sur leurs habitants et sur leurs mœurs.
Laissons maintenant la parole au journal de M. Lawry, en nous contentant seulement de le condenser, lorsqu’il nous paraîtra un peu prolixe.
2 novembre 1847. — Nous avons levé l’ancre aujourd’hui, pour entreprendre un voyage d’un caractère vraiment apostolique, qui a pour but d’implanter de nouvelles églises dans une des parties les plus reculées des îles Fidji. La route que nous allons suivre est toute semée d’innombrables récifs, et nous avons, dû en conséquence nous assurer le concours d’Elie Vérani qui nous servira de pilote dans les passes difficiles. Le roi de Viwa, dont le nom de naissance est Namosimaloua et qui au baptême a reçu le nom de Melchisédec, nous accompagne également avec son double canot qu’il commande en personne. Ce sont là deux hommes extraordinaires, dont la vie semble toute ruisselante du sang de leurs innombrables victimes ; mais le christianisme les a subjugués, et ils sont devenus des hommes nouveaux. Nous avons fait voile pour Mboua, le poste nouveau que va occuper M. Williams, ayant à bord les familles de MM. Williams, Watsford et Ford, avec tout l’aménagement des nouvelles stations que nous allons fonder. Nous avons côtoyé l’île de Ngaingé à laquelle se rattache un incident digne d’être noté. Il y a quelques années, Namosimaloua fut chargé d’une mission étrange auprès des habitants de cette île ; les chefs de Mbau, n’ayant pu les vaincre par les armes, le leur envoyèrent par ruse, afin qu’il les captivât par les charmes de son éloquence qui est véritablement étonnante. Il vint en effet et obtint audience ; la flotte et l’armée de Mbau le suivaient. Son discours fut si habile et si persuasif qu’il décida les guerriers de Ngaingé à sortir sans armes de leur forteresse. Le royal orateur les amena, au moyen de quelque artifice habilement préparé, à se décider à le suivre à Ovalau pour quelque fête, et, leur montrant les canots qui couvraient la mer, il leur dit qu’il les avait amenés pour les y conduire et pour les en ramener. Séduits par ses paroles mielleuses, ils s’avancèrent sans défiance et furent massacrés par les gens de Mbau qui étaient en embuscade.
Plus loin nous longeâmes l’île de Malagai dont le même roi de Viwa massacra les habitants, il y a quelques années ; à la suite de cette victoire, il y eut, selon l’habitude, une grande consommation de corps humains. De pareilles scènes sont révoltantes un vérité ; mais la grâce a triomphé de ce chef sauvage, et il nous accompagne maintenant d’île en île pour notre œuvre d’évangélisation.
Elie Vérani est maintenant aussi un serviteur dévoué de Jésus-Christ ; mais l’histoire de sa vie est également remplie de cruautés et de carnage à un degré qui n’est pas ordinaire, même à Fidji. Pendant que j’écris ces lignes, ils se tient sur la hune pour indiquer la meilleure passe entre les récifs qui bordent l’entrée de Mboua, où nous espérons jeter l’ancre aujourd’hui.
L’endroit où nous nous trouvons est l’un de ceux que Vérani n’oubliera pas de longtemps. Il était ici-même, il y a peu d’années, avec son caractère de guerrier et de cannibale ; il y rencontra une flotte de soixante canots, dont l’un portait même à son bord un petit canon ; il n’avait lui-même que le seul canot auquel il commandait, et les soixante canots qu’ils rencontrait étaient à l’ennemi. Contre des forces ordinaires son nom seul eût suffi, et la terreur eût saisi ses adversaires ; mais dans ce cas, sa destruction paraissait certaine, et il eût paru insensé de vouloir résister à une aussi écrasante supériorité de nombre. Ce que personne n’eût osé tenter, Vérani le tenta, et, lançant son canot vers celui qui portait le canon, il ordonna à ses hommes de diriger leurs coups sur ce point central. Lui-même il fit feu sur l’homme qui servait la pièce, et le tua au moment où il allait en allumer la mèche. Cette hardiesse jeta la consternation dans la petite flotille qui ne tarda pas à virer de bord et à fuir vers le large. Ce succès éclatant ne suffit pas à Vérani, car son appétit s’était éveillé, et il n’avait rien pour le satisfaire. Il se décida donc à descendre à terre avec l’un de ses compagnons ; deux guerriers ne tardèrent pas à se présenter, avec l’intention évidente de repousser les agresseurs. C’est ce que Vérani désirait, et il dit à son compagnon : « Charge-toi du plus petit, et j’expédierai l’autre. » Au bout de quelques instants, la lutte était terminée, et les deux cadavres étaient étendus aux pieds de Vérani qui convoqua ses hommes pour les leur faire dévorer. Le lendemain, il pénétra de bonne heure dans le temple où un certain nombre de personnes avaient cherché refuge et dormaient, et il les massacra toutes. Cette expédition sanguinaire ne s’arrêta pas là, et d’autres victimes furent encore immolées, jusqu’à ce que les bras des massacreurs fussent las de tuer. La terrible réputation de Vérani avait suffi à enlever tout courage aux malheureux insulaires qui se livrèrent sans résistance. Tel était autrefois l’homme qui nous accompagne aujourd’hui à Mboua, pour y fonder une station missionnaire.
Une circonstance d’un tout autre caractère mérite d’être mentionnée. Nous avons rencontré aujourd’hui un petit canot portant une énorme chaire, toute garnie sur ses bords de nombreux fusils. Voici l’explication de cette rencontre énigmatique. Le chef de Dama, nommé Nala, a embrassé dernièrement le christianisme et a obtenu un catéchiste pour son peuple. Ces pauvres gens se sont construit une chapelle, faite à la mode du pays, et ils ont demandé aux blancs de Solavou de leur faire une chaire, moyennant une rémunération en nature, qui consiste en deux porcs et un sac d’arrowroot. L’ouvrage était achevé, ils ont été le chercher en grande pompe, mais ils n’ont pas cru sage d’accomplir ce voyage sans armes. C’est ainsi que ces gens associent très intimement la loi et l’Évangile ; le prédicateur et le fusil auront siégé à tour de rôle dans la même chaire. Le chef Nala et le catéchiste Ezéchiel sont venus à bord nous saluer.
3 novembre, — Nous avons jeté l’ancre dans la baie de Mboua. Les récifs nous empêchant d’approcher de l’endroit où se trouve la nouvelle maison missionnaire, nous aurons beaucoup de peine à débarquer l’aménagement de la mission, et nous ne pourrons le faire qu’à certaines heures du jour, lorsque la marée nous sera favorable. Vérani est descendu l’un des premiers à terre. Nul doute que les chrétiens seront vivement réjouis en voyant l’homme qui s’occupait autrefois à les détruire, transformé en un soldat dévoué de la vérité.
4 novembre. — Toutes les mains ont été occupées aujourd’hui à transporter à terre les divers articles d’ameublement apportés de Somosomo. Les canots indigènes ont été mis en réquisition aussi bien que les bateaux étrangers. Les objets destinés à meubler la nouvelle maison sont en un triste état : tabourets n’ayant plus que deux pieds, chaises sans fond, tables ébréchées ou boiteuses, barriques n’ayant qu’un fond, bouteilles à moitié cassées, coffres dont la clef est perdue et dont les charnières sont absentes, pots de fer destinés à remplacer la vaisselle de table, théières sans couvercle ou sans goulot, tel est un résumé de l’inventaire de la maison ; mais ces objets sont trop précieux pour être sacrifiés, d’autant plus qu’il serait malaisé dans cette contrée de les remplacer.
Les îles Fidji sont remarquables par leurs montagnes abruptes et élevées qui séparent des vallées bien arrosées et de larges prairies. Dans les terres basses, la chaleur est intense et les moustiques abondent ; mais la végétation y est luxuriante. La partie de Vanoua-Levou, où nous nous trouvons, est composée admirablement de plaines couvertes de forêts et de montagnes élevées. Les feux pendant la nuit et la fumée pendant le jour y indiquent des villages nombreux et rapprochés.
Dans l’après-midi j’ai mis pied à terre, avec Mme Williams et ses quatre enfants. M. Hunt et M. Williams étaient fort occupés à recevoir les effets que l’on débarquait, et à mettre en place les portes, les lits et autres objets qui devaient servir sans retard. Les natifs se pressaient autour de nous, la plupart dans un étal absolu de nudité, et les autres dans un état fort voisin de la nudité. Pauvres gens ! ils jetaient sur chaque objet des regards où se peignaient la curiosité et l’étonnement. Ils tendaient la main à leurs visiteurs avec une cordialité que je n’ai pas trouvée chez les habitants plus civilisés de Tonga. Plusieurs d’entre eux s’aventurèrent jusqu’au vaisseau et demandèrent la permission de le visiter, et ils s’extasiaient ensuite dans leurs conversations avec leurs amis, sur les merveilles qu’ils avaient vues.
La station de M. Williams est à environ un mille dans l’intérieur de l’île, mais elle est située sur les bords d’une rivière qui est navigable jusqu’à la porte même de la maison. Celle-ci, d’une longueur de soixante pieds, a été construite par les naturels, qui ont également bâti une chapelle de mêmes dimensions et un entrepôt destiné à recevoir les divers objets qui ne seront pas d’un usage journalier. Ces trois bâtiments, à la fois solides et commodes, n’ont à peu près rien coûté ; les naturels les ont élevés à leurs frais, si grand était leur désir d’avoir un missionnaire. Le sol environnant est très riche, mais très mal cultivé. L’emplacement de la maison n’est en aucune façon de mon goût ; il n’est guère élevé que de cinq pieds au-dessus du niveau de la haute mer ; cette position empêche le regard d’embrasser une vue tant soit peu étendue. Ce qui achève de la rendre désagréable, c’est la présence entre la maison et la mer d’un bois très touffu de mangliers qui ne permet pas aux vents d’y apporter la fraîcheur ; aussi nos pauvres amis seront-ils exposés aux ardeurs d’un soleil qui les frappera presque verticalement et aux innombrables essaims de moustiques et d’insectes de tout genre. Le choix malheureusement ne nous est pas laissé dans de pareilles circonstances, et nous sommes obligés de vivre là où vit le peuple qui nous appelle.
5 novembre. — Ayant achevé d’emmagasiner nos effets, nous avons procédé à l’examen de l’école, qui se compose de la population chrétienne tout entière de la localité. Il y avait là des hommes à tête blanche qui semblaient fort désireux de s’instruire. Cette réunion m’a réjoui ; il y régnait beaucoup d’ordre et de solennité, et j’y ai vu pour la première fois des gens décemment vêtus. Leur connaissance de l’Écriture m’a paru très satisfaisante ; l’un d’eux nous a récité un des sermons de M. Hunt qui ont été publiés. Ils ont apporté en présent à M. Williams de l’huile et des nattes, pour lui souhaiter la bienvenue ; ils m’ont offert également plusieurs morceaux fort beaux de bois de sandal.
Voici de quelle manière le christianisme a été introduit à Mboua. Le chef, accompagné de deux ou trois de ses gens, vint visiter Viwa, où il entendit avec étonnement et bientôt avec admiration la parole évangélique ; il ne tarda pas à devenir chrétien, et son exemple fut imité par ses compagnons. Ils revinrent dans leur pays, et furent bientôt suivis par deux évangélistes. L’un de ceux-ci s’appelait Salomon, et voici un trait qui le fera connaître. Une guerre formidable s’étant élevée vers cette époque, la population de Mboua fut exposée à un terrible danger. Une armée de huit cents guerriers s’avança contre cette localité faible et sans défense, sans que les habitants eussent pris les mesures nécessaires à leur salut. Ce fut l’évangéliste Salomon qui les arracha, par son intrépidité, à une totale destruction. Il avait longtemps guerroyé pendant sa jeunesse et connaissait les côtés faibles du caractère militaire de ses compatriotes. Pendant que les habitants de Mboua négligeaient le soin de leur défense, il s’en occupait activement. Une nuit, qu’il montait la garde derrière un arbre, il entendit s’approcher l’ennemi, et, choisissant son moment, il fit feu sur lui, et l’un des assaillants tomba dans la poussière. La détonation d’une arme et la chute d’un guerrier suffirent pour jeter la consternation dans l’âme des envahisseurs. L’obscurité de la nuit y aidant, ils s’imaginèrent qu’il y avait un homme et un fusil derrière chaque arbre. Ils s’enfuirent à toutes jambes, en proie à la plus vive terreur, et se gardèrent bien de tourner la tête, tant ils avaient peur de retarder leur fuite. A partir de ce jour, nul n’osa attaquer les gens de Mboua. Peu de temps après que la paix eut été obtenue par un moyen aussi étrange, la ville toute entière embrassa le christianisme, par reconnaissance pour l’évangéliste qui l’avait sauvée à l’heure du danger, et pour le Dieu qu’il annonçait.
Le roi Namosimaloua a adressé un discours aux élèves de l’école, à la suite du mien ; il a surtout insisté sur la conduite qu’ils doivent tenir envers leurs missionnaires. De tels conseils ont paru produire un excellent effet, surtout à cause de l’homme qui les donnait.
Lorsque le moment est venu pour nous de nous embarquer dans un canot pour revenir au vaisseau, la foule nous a adressé du rivage un adieu sympathique et a entonné un chant religieux ; plusieurs nous ont accompagné dans leurs canots.
C’est là un heureux début pour M. et Mme Williams, qui ont tant souffert à Somosomo, pendant plusieurs années. Tout nous porte à croire que Dieu a de meilleures choses en réserve pour eux à l’avenir. Ces amis entreprennent leur œuvre avec une ardeur et un zèle qui font du bien à l’âme.
Le John Wesley, ayant heurté par deux fois un écueil, le capitaine a voulu s’assurer que la quille n’était pas trop endommagée. Vérani a offert de plonger pour l’examiner. Lui et un autre se sont en effet jetés à l’eau, et ils n’ont reparu qu’après une absence étonnamment longue. Ils n’ont trouvé sous J’avant qu’une petite écorchure sans gravité. Après avoir fait provision d’air, ils ont disparu une seconde fois et ont suivi la quille dans une longueur de cinquante pieds, à treize pieds au-dessous du niveau de l’eau ; ils n’ont découvert aucune avarie à l’arrière. Le peuple fidjien nous est inférieur à bien des égards, mais il nous dépasse de beaucoup pour ce qui tient à la force et à l’habileté musculaire, comme, par exemple, pour grimper, lancer des projectiles, nager et plonger.
Vérani nous disait à la suite de cette expédition : « Si j’avais rencontré un requin, je l’aurais combattu dans ses domaines. » On m’a raconté à ce propos la lutte qui s’engagea un jour entre un requin et un homme de Rewa. De temps en temps l’homme reparaissait un instant sur l’eau pour renouveler sa provision d’air, mais le plus souvent les deux adversaires combattaient sous l’eau. Le requin réussit à saisir le bras de l’homme, et sa morsure y laissa de sanglantes et horribles traces ; mais celui-ci parvint à envelopper le requin de son autre bras, et essaya de l’entraîner vers le rivage. Le requin, apercevant cette manœuvre, lâcha le bras qu’il avait saisi, et donnant à son adversaire un terrible coup de queue, se dégagea de son étreinte et s’enfuit. L’intrépide insulaire n’entendait pas renoncer ainsi au combat, et, après avoir repris haleine, il se mit à la poursuite de son redoutable ennemi, et la lutte recommença avec une ardeur nouvelle. Des deux côtés, la même tactique fut employée ; seulement l’homme, cette fois, saisit le requin plus bas que la première, de façon à échapper à son atteinte ; il nagea alors vigoureusement vers le rivage. Malheureusement pour son amour-propre, il ne pouvait se passer de remonter de temps en temps à la surface pour respirer, et le requin en profita pour gagner le large, sans continuer une lutte dans laquelle il n’avait certainement pas l’avantage. Le pauvre homme était fier de son triomphe, bien qu’il lui eût coûté cher ; car, par le sang qu’il avait perdu et par le commencement d’asphyxie qu’il avait supporté, il n’avait échappé à la mort qu’à grand’peine.
6 novembre. — Nous avons mis à la voile ce matin pour Nandi, ayant le vent contraire, et une route toute parsemée d’écueils cachés sous l’eau. Je ne m’étonne pas qu’une quantité presque innombrable de vaisseaux aient sombré dans ces parages, où abondent les bancs de sable et les récifs de corail. Nous avons pu jeter l’ancre avant la nuit, mais sans rencontrer un endroit où nous soyons à l’abri. Il est samedi soir, et jusqu’au lundi matin nous ne bougerons pas d’ici. MM. Hunt et Watsford sont descendus à Dama, où ils doivent inaugurer aujourd’hui et demain la fameuse chaire que nous avons rencontrée en mer, il y a peu de jours.
Dimanche, le 7. — Nous avons eu le culte de famille de grand matin sur le pont, où nous avons pu respirer un peu d’air frais. A dix heures, a eu lieu notre culte proprement dit. M. Ford nous a adressé un excellent sermon sur : « Simon, fils de Jona, m’aimes-tu ? » Je ne sais si j’ai jamais joui d’un culte autant que de celui-là. La journée a été fort chaude, mais nous étions en plein air, à l’ombre d’une tente, rafraîchis par une forte brise, et, devant nous, à deux milles de distance, s’étendait la terre. Tout était grand et admirable autour de nous. C’étaient d’un côté les collines et les vallons, les plaines et les bois, et dans le lointain de hautes montagnes, puis de l’autre côté l’immense océan. A bord régnait le calme, l’ordre et la dévotion. Puis nous avons pensé à nos frères qui sont là sur le rivage, et qui essaient de convaincre un peuple qui est arrivé à un état de transition ; les uns se convertissent, les autres regardent et examinent. Demain nous comptons déposer deux missionnaires sur la côte. Tout cela remplit mon cœur de reconnaissance, de joie et d’amour. Le Maître est ici et doit être adoré, servi et aimé.
8 novembre. — L’évangéliste indigène de Nandi est venu nous voir. Cet homme, dont le nom est Joël, est le même qui, dans une occasion que j’ai racontée, lutta corps à corps avec un requin. Il m’a confirmé les divers traits du récit qui m’avait été fait ; il porte encore sur son bras de larges et profondes cicatrices.
M. Hunt m’a raconté le trait suivant au sujet de Nandi. Il y a quelque temps déjà qu’il entreprit une tournée d’évangélisation, en emportant avec lui un certain nombre d’exemplaires des Évangiles et des Actes, la seule partie du Nouveau Testament qui eût encore été publiée, et il la distribua sur son passage. Arrivé à Nandi, il donna une hache aux gens de l’endroit, afin de se les concilier, puis il y plaça un évangéliste indigène auquel il remit deux ou trois exemplaires du saint Livre. Dès que les gens de Nandi eurent vu ce que contenait le Livre, plusieurs d’entre eux, impatients d’en dévorer le contenu, se cotisèrent pour en acheter un exemplaire, et se retirèrent dans les bois pour le lire en commun. Mais leur nombre augmenta si rapidement qu’ils se virent obligés de diviser le Livre en trois ou quatre parties et de se séparer eux-mêmes en un nombre égal de groupes pour le lire sans dérangement. C’est ce qui eut lieu, et ils mirent une telle ardeur à lire et à relire leur livre que plusieurs d’entre eux en fixèrent le contenu dans leur mémoire. Ils disaient ensuite à mon ami, M. Hunt : « Bien que vous nous ayez apporté une hache et d’autres articles rares, vous ne nous avez rien apporté dont le prix égale celui du Livre de Dieu. » C’est au sein de cette population compacte que nous plaçons aujourd’hui deux missionnaires, avec une bonne provision de Nouveaux Testaments complets.
9 novembre. — De six heures du matin à huit heures du soir, nous nous sommes occupés à porter à terre les effets des missionnaires. Dieu nous a préservés de tout accident. Les natifs ont plus fait en un jour qu’un nombre égal d’habitants de Tonga n’auraient pu faire en trois.
J’écris ceci à neuf heures du soir, n’ayant sur moi qu’un simple peignoir de calicot, et ayant mes pieds nus sur une feuille de plomb ; et, bien que ma cabine ait la porte et les fenêtres tout ouvertes, je suis baigné de transpiration et dans un état de prostration presque complet par suite de l’excessive chaleur.
10 novembre. — Je me suis levé à cinq heures et je me suis fait porter à terre, pour voir les deux familles missionnaires installées et pour visiter l’école qui ici également réunit la population tout entière. Les élèves se sont approchés en procession, ayant à leur tête les chefs et les évangélistes. Chacun portait avec soi un présent, qui une natte, qui une massue, qui une lance, qui un coquillage, qui un lego (vêtement de femmes), qui des volailles, qui de l’huile de coco, qui des aliments de diverses natures. Ils étaient tous bien vêtus, et nous ont récité très convenablement des portions du catéchisme ou d’autres morceaux. Après les quelques paroles que j’ai cru devoir dire à l’assemblée, Namosimaloua, le roi de Viwa a pris la parole et s’est exprimé à peu près en ces termes : « Vous voudrez peut-être savoir comment vivent les familles des missionnaires, et vous aurez l’envie de pénétrer dans leurs maisons et de les remplir ; mais vous ne devez pas agir de la sorte, et gardez-vous en bien. Lorsque vous irez à la pêche, apportez du poisson à vos pasteurs et ne le leur faites pas payer. Rappelez vous ceci : Si vous plantez un yam ou un taro, et qu’il vienne à dépérir ou à mourir, vous en plantez un autre ; mais si vous perdez un missionnaire, un autre pourra-t-il croître à sa place ? Par conséquent, traitez-les bien, afin qu’ils vivent et qu’ils ne s’en aillent pas, mais plutôt qu’ils restent jusqu’à ce que le christianisme étende ses branches sur tous les pays. Beaucoup de païens sont maintenant comme des oiseaux errants et ne savent pas où poser leur pied ; mais bientôt ils entendront parler de votre bonheur, et viendront eux aussi chercher leur repos sur les branches de l’arbre chrétien. »
A midi, nous avons levé l’ancre et nous avons longé la côte vers l’ouest au milieu des mêmes récifs que nous avons déjà traversés. La pluie tombait à torrents et la mer était calme. Les récifs nous entouraient de toute part, sans que nous pussions les distinguer, à cause de la pluie, et le vaisseau était le jouet des courants. Notre anxiété a été grande pendant toute cette journée, mais vers six heures, la bonne Providence de Dieu nous a conduits en un lieu où nous avons pu être en sûreté, et là nous avons jeté l’ancre, reconnaissant d’avoir été préservés au milieu d’un grand péril.
11 novembre. — Le mauvais temps nous a retenus captifs aujourd’hui, en nous faisant dériver vers la côte. La pluie qui règne sur le pont, la chaleur qui règne au-dessous nous permet de choisir entre deux alternatives également désagréables : être mouillé par la pluie, être mouillé par la transpiration. Mais, il faut s’y faire, la pluie et la chaleur sont les conditions de la température de ce pays.
Nous sommes de nouveau à l’ancre dans la jolie baie de Mboua, nous rendant de Nandi à Mba ; car c’est l’une de nos tribulations d’être obligés de jeter l’ancre chaque soir, de peur d’aller dans l’obscurité nous briser sur quelque récif. La chaleur est tout à fait accablante ce soir ; je n’en puis plus.
12 novembre. — Nous avons encore essayé ce matin de faire voile pour Mba, mais le vent contraire nous a obligés de revenir sur nos pas et de rentrer à Mboua. Les rayons du soleil nous faisaient fondre, et les nuages qui couvraient les montagnes voisines y versaient la pluie à torrents.
13 novembre. — A six heures moins un quart ce matin, nous avons levé l’ancre, dans l’intention de passer de l’une des deux grandes îles à l’autre, c’est-à-dire de faire une traversée de quatre-vingts milles ; mais plusieurs choses nous ont retardés, principalement les récifs et le vent. A trois heures, il nous a même fallu céder devant l’opposition croissante du vent et revenir à notre mouillage. Ces désappointements sont une épreuve pour notre foi ; et c’est une grande épreuve, sous un pareil climat, de se voir condamné à ne rien faire.
Dimanche, le 14. — Le matin, j’ai prêché sur : « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. » Pendant tout le service, une onction bénie a reposé sur nous. Nous avons eu deux services en langage fidjien pendant la journée, et le soir, M. Hunt nous a prêché un excellent sermon sur : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur. » Il jaillissait de sa parole une abondance de pensées si justes, si fortes, si originales, si lumineuses que, du gaillard d’arrière où je m’étais assis, j’attachais sur cet homme étonnant un regard plein de surprise et d’admiration. Il y avait dans ses appels une énergie et une simplicité auxquelles rien ne pouvait résister. Cette scène était véritablement attachante : les derniers rayons du soleil couchant éclairant les montagnes couvertes de nuages et dorant l’Océan tranquille, l’équipage et les prédicateurs indigènes suspendus aux lèvres de l’intelligent et zélé Hunt, desquelles découlaient des fleuves d’eau vive, c’était là une scène d’un effet saisissant qui me faisait trouver un charme étrange dans cette vie que nous menions sur les hautes vagues et qui m’y donnait la douce illusion du foyer domestique. C’était bien là la maison de Dieu et la porte du ciel !
15 novembre. — Nous avons pu aujourd’hui faire la traversée de Vanoua-Levou à Viti-Levou, mais je n’ai jamais vu de ma vie de traversée aussi dangereuse ; à chaque instant, nous rencontrions des récifs à fleur d’eau et des bancs de sable. Grâce à la Providence qui a veillé sur nos jours, nous avons pu traverser tous ces dangers sains et saufs ; nous sommes maintenant à l’ancre devant Mba. Cette journée a été pour moi et pour les autres un jour d’anxiété intense. Le brick a fait des miracles, mais quatre-vingts kilomètres d’une pareille navigation, accomplis avant trois heures de l’après-midi, réclament de meilleurs nerfs que les miens. Nous nous sommes tenus, M. Hunt et moi, sur le gaillard d’arrière pendant cette traversée, ne cessant de prier pour que Dieu nous envoyât la délivrance.
Les dangers auxquels s’exposent ainsi les missionnaires en se transportant d’une île à l’autre, sont assez graves pour que les chrétiens en fassent un sujet de sérieuses et incessantes prières.
16 novembre. — Nous nous sommes rendus dans une chaloupe du vaisseau à Mba, en remontant une rivière aussi large que la Tamise. Nous avons passé successivement devant plusieurs villes païennes, et nous sommes arrivés, à trois milles de l’embouchure de la rivière, à la ville de Mba, où nous avons l’intention de laisser un évangéliste indigène avec sa famille. Près de cinquante personnes y ont déjà embrassé le christianisme, et l’œuvre chrétienne offre d’encourageantes perspectives au milieu de cette population si dense ; nous n’avons ici à lutter ni contre le papisme, ni contre le puseyisme, ni contre le scepticisme vaniteux, ni contre un peuple vicié par une fausse religion ; nous n’avons pour ennemis que le diable et le péché. Il semble suffire que les simples et puissantes vérités de l’Évangile soient clairement exposées devant ce peuple pour qu’il vienne à la repentance et à Jésus-Christ.
C’est ici la plus belle partie de Fidji que j’aie encore vue. La rivière est magnifique, le sol est riche, les plantations et les arbres sont admirables, et la race d’hommes qui y habite est fort belle.
En allant à cet endroit, M. Hunt nous racontait qu’un chef de Mba, ayant visité à son bord un capitaine de vaisseau américain, fut traîtreusement tué par lui. Les natifs, altérés de vengeance, ont déclaré que le premier équipage qui leur tomberait sous la main expierait cette injure. Il ajoutait : « Si je n’étais pas un missionnaire, aucune considération ne me porterait à descendre à terre. » Aucun vaisseau, en effet, n’a débarqué sur cette plage depuis cette affaire, et ce détail ne rendait pas fort enviable notre position. Nous nous présentâmes pourtant à l’embouchure de la rivière où plusieurs canots étaient occupés à pêcher. Il y avait aussi là des gens occupés à ramasser des coquillages. Tout ce monde faisait grand bruit lorsque nous passâmes. Sur les bords de la rivière, la foule s’attroupait pour contempler cette chose curieuse, un bateau avec quatre rames, monté par des gens tout habillés. Lorsque nous eûmes atteint la ville, M. Hunt prêcha à l’ombre d’arbres élevés ; parmi les auditeurs, il y en avait qui se regardaient en causant et en riant ; la plupart cependant se conduisirent fort bien. Malheureusement, le chef chrétien et l’évangéliste étaient tous deux absents. Lorsque notre travail fut achevé et que nous fîmes nos préparatifs de départ, je remarquai que j’étais l’objet de regards beaucoup trop vifs pour qu’ils me fussent particulièrement agréables ; un cannibale au regard irrité et méchant me dévisageait avec une impudence toute particulière et faisait le tour de ma personne, un fusil à la main, ce qui était loin de m’enchanter. J’appris ensuite que cet homme et quelques autres me prenaient pour un capitaine de vaisseau, et c’est ce qui explique le mauvais accueil qu’ils me faisaient. Il est probable que la Providence a retenu les mains des païens de Mba et n’a pas voulu permettre que nous subissions la peine qui semble attendre d’autres hommes, non engagés comme nous au service de Dieu.
17 novembre. — Nous avons tenté aujourd’hui, malgré le vent, d’atteindre Rakiraki, et, après une marche de trente milles le long de la côte, nous avons passé la nuit auprès d’une petite île.
18 novembre. — Mêmes efforts qu’hier ; nous avons jeté l’ancre dans la baie de Nananou. M. Hunt a pris avec lui Vérani, pour visiter l’une de nos stations placée sous la surveillance d’un évangéliste indigène. Comme ils mettaient pied à terre, un sauvage a saisi la jambe de l’un des marins et relevant son vêtement, s’est mis en devoir de l’examiner pour s’assurer de l’embonpoint dont il jouissait. M. Hunt fort heureusement a mis fin à cette perquisition de cannibale affamé dont le résultat eût pu être fâcheux pour le pauvre marin. Il paraît que le dernier chef de cette île avait l’habitude, afin de ne jamais être en disette de son plat favori, de faire saler de la chair humaine, ce qui lui permettait d’en manger, même alors que ses expéditions ne lui fournissaient pas de la chair fraîche. M. Hunt m’a procuré la fourchette de bois dont ce misérable se servait dans ses repas. Nous avons quelques chrétiens dans ce repaire de cannibales.
19 novembre. — Encore aujourd’hui, nous avons navigué au milieu des récifs. Au soir, nous avons jeté l’ancre dans la baie de Lomana. Les natifs ici sont en guerre, rusant les uns avec les autres, se massacrant et s’entre-dévorant, selon leur habitude. Le mot guerre donne une idée peu juste de leur condition ; ils sont en hostilité, et pour eux faire la guerre, c’est surtout capturer des prisonniers ; mais on ne les voit pas lutter en batailles rangées et engager des combats décisifs. Parfois, cent guerriers se réuniront pour tendre des embûches à un homme et à une femme qui vont aux champs. Ils se précipiteront sur eux, et les porteront à leurs fours, en poussant des cris de triomphe, et leur misérable guet-apens fera le sujet de leur conversation jusqu’au moment où la dernière bouchée de leur horrible festin aura été mangée, tout comme s’il s’agissait d’un fait d’armes glorieux.
Peu après que nous avons eu jeté l’ancre, plusieurs de ces sauvages ont paru en armes sur le rivage, à un mille de distance environ. Descendus de leurs villes placées sur les montagnes voisines, ils n’avaient pas de canots ; mais huit d’entre eux sont venus en nageant jusqu’au vaisseau. Sur l’avis de Vérani, nous ne les avons pas admis à bord. Ils réclamaient de la poudre, des pierres à fusil et d’autres objets ; mais, voyant qu’ils n’avaient rien à espérer, ils se sont décidés, sans trop de peine, à repartir à la nage. Il se peut qu’ils ne fussent pas animés de mauvais desseins ; pourtant, il ne serait pas impossible qu’ils eussent la pensée de se débarrasser de nous de quelque manière, une fois arrivés sur le vaisseau, et de le piller à leur aise.
D’autres sont venus sur des radeaux de bambous nous offrir divers fruits que nous leur avons achetés moyennant des engins de pêche, des bouteilles vides et des verroteries. Ces gens ont aussi peu d’égards pour la vie d’un Européen que pour celle d’un chien, et des attentats contre la vie des blancs se répètent presque tous les jours. Ceux de ces derniers qui habitent la contrée ont en général de grandes familles qui les attachent au sol ; mais leur position est tout à fait précaire, et la plupart d’entre eux auront peut-être à maudire un jour la pensée qui les amena à Fidji.
20 novembre. — Nous avons longé la côte aujourd’hui jusqu’à Nacorotumbou, où nous avons un évangéliste et un bon nombre de fidèles. Ici du moins, nous n’avons pas à redouter une agression de la part des naturels, comme la nuit précédente, pendant laquelle nous dûmes veiller constamment ; plusieurs fois, nous entendîmes même, pendant les ténèbres, le roulement sinistre de leur tambour, qui semblait nous annoncer des préparatifs suspects, mais nulle tentative n’eut lieu, grâce en soit rendue à la Providence de Dieu.
Ce soir, M. Hunt qui avait rendu visite aux natifs, est revenu dans un de leurs canots avec plusieurs d’entre eux. Ces pauvres gens étaient tout radieux en voyant tant d’amis, venus pour les voir dans un si beau navire, comme ils disaient en leur naïf langage.
Un chef puissant de Nandronga, à l’extrémité opposée de la grande île de Viti-Levou que nous côtoyons, est venu ici, il y a quelque temps, il a fait ainsi un voyage d’au moins deux cents milles, et son seul motif était de trouver un évangéliste qui pût enseigner le christianisme à son peuple ; malheureusement il ne s’en trouvait aucun qui fût disponible ; le chef était pourtant décidé à ne pas repartir sans emmener avec lui un prédicateur de l’Évangile. Il se présenta finalement à lui un jeune garçon dont le cœur s’était ouvert à la vérité et qui était disposé à l’accompagner ; seulement il était lépreux. « N’importe, dit le chef à ceux qui voulaient le décourager, le garçon viendra avec moi, car je veux être instruit. » La chose eut lieu en effet, mais le lépreux ne put pas supporter les fatigues du voyage et mourut en route. Heureusement que pendant son séjour au milieu des chrétiens, le chef avait accepté pour lui-même la bonne nouvelle du salut. Un évangéliste indigène ne tardera pas à aller fortifier le petit noyau qui s’est formé sous l’influence de ce chef naguère païen. C’est ainsi que la Parole du Seigneur remporte d’admirables victoires et triomphe par sa seule force. De nouveaux champs d’activité s’ouvrent si rapidement que nous sommes tentés à chaque instant de nous lancer en avant pour les occuper, au détriment de nos anciens postes qui réclament tous nos soins. Il nous faut un plus grand nombre de missionnaires aux îles Fidji si nous voulons répondre aux appels répétés et énergiques que nous adressent des hommes qui veulent cesser de s’entre-dévorer et commencer à chercher leur salut par la foi en Christ. D’ailleurs, si nous ne répondions pas à ces appels, d’autres le feraient, et les prêtres de Rome nous remplaceraient bientôt.
Dimanche, 21 novembre. — Je me suis rendu, avec M. Hunt, à la ville de Nakorotumbou où j’ai prêché, à 9 heures du matin, à un bel auditoire ; cent vingt personnes environ professent le christianisme, les autres sont encore païens ; mais ces derniers eux-mêmes m’ont suivi avec le plus sérieux intérêt. M. Hunt m’interprétait avec une telle énergie que plusieurs versaient des larmes abondantes. A 11 heures, nous sommes entrés dans la maison de Paul, chrétien de Tonga qui réside ici avec sa femme Lydie et qui est l’un de nos évangélistes. A quelques pas de sa maison, Paul a construit une jolie maisonnette d’été, toute faite de bambous fins et choisis, couverte de cannes à sucre et planchéiée au moyen de nattes. C’est à cette charmante maisonnette, longue de neuf pieds sur sept, que nous nous sommes retirés, dans les intervalles des services ; elle est fraîchement située et environnée d’arbres élevés et toujours verts. Quelques moments après que nous en avons eu pris possession, on m’a apporté un fauteuil antique déjà et de forme un peu étrange ; puis est venue une petite table couverte d’une nappe très blanche de tissu indigène, et sur laquelle figuraient des assiettes, des couteaux et des fourchettes. Des yams, du taro et d’autres produits du pays ont composé notre frugal repas, qui a été arrosé de l’eau la plus pure et la plus délicieuse que j’aie jamais bue. Lorsque notre collation a été achevée, on nous a présenté un plat de la même eau limpide, pour les ablutions en usage chez le peuple fidjien. Il est bon que l’on sache que ces deux personnes qui savent recevoir avec tant de goût des Anglais et leur offrir un repas si bien préparé, si bon et si propre, sont des résultats de notre mission ; il est bon que l’on sache aussi que, lorsque pour la première fois je les vis à Tonga, c’étaient des sauvages d’une ignorance sordide et d’une dépravation profonde.
Ceci peut donner une idée des résultats que peut ambitionner légitimement la prédication de l’Évangile dans ces îles.
Hier soir, M. Hunt a béni le mariage d’un jeune chef devenu chrétien et qui, en se mariant, a réussi à avoir une femme de moins qu’avant. Une circonstance curieuse a caractérisé ce mariage. Le jeune homme, avant sa conversion, avait deux femmes, dont l’une lui avait donné plusieurs enfants et dont l’autre n’en avait pas. Il crut devoir se décider pour la première, une fois ses convictions religieuses changées. Il leur fit part à toutes deux de ses intentions ; mais à peine l’élue eut-elle connu la distinction dont elle était l’objet, qu’elle se rendit insupportable par ses grands airs et sa vanité. Ceci éclaira le jeune homme qui, n’ayant pas fait encore le pas décisif, revint en arrière et donna la préférence à l’autre. Cette humiliante leçon profitera, il faut l’espérer, à la femme délaissée.
22 novembre. — Nous avons levé l’ancre ce matin, au moment où le soleil paraissait à l’horizon. Avant notre départ, nous avons reçu la visite de deux canots chargés de chrétiens qui venaient prendre congé de nous et participer à nos dévotions du matin ; après le chant d’un cantique (et les naturels paraissent avoir une prédilection particulière pour nos chants) et la lecture de l’Écriture sainte, j’ai prié en anglais et M. Hunt a prié en fidjien. Nous nous sommes séparés alors, avec des sentiments affectueux. Notre traversée du jour a duré 9 heures et a été, comme toujours, fort pénible. La pluie est encore venue nous déranger.
Ce soir, pendant que l’on jetait l’ancre, j’ai proposé à Vérani de descendre à terre, mais il nous en a dit assez pour nous prouver que nous pourrions bien ainsi nous exposer à satisfaire l’appétit vorace des cannibales. Nous avons près d’ici cependant un évangéliste, et le royaume de Dieu semble approcher pour les habitants de cet endroit. Ce pays-ci contiendrait vingt fois sa population actuelle si ce n’étaient les guerres perpétuelles et la passion pour la chair humaine qui y existent. Il faut se rappeler pourtant que le Sauveur est mort pour ces sauvages, et que la grâce de Dieu s’est déjà déployée en leur faveur. Un chrétien, nommé Benjamin, natif de cette localité même, et qui s’est préparé à Viwa, doit venir prochainement évangéliser ses concitoyens.
23 novembre. — Nous avons visité aujourd’hui Motouriki et Ovulau. Il existe dans cette dernière île une petite église composée de membres déjà avancés. Il est malheureux qu’une guerre désole en ce moment cette belle île. Le cannibalisme existe encore à Ovalau, mais ses jours sont désormais comptés.
25 novembre. — Un voyage comme celui que nous achevons est extrêmement périlleux dans ces parages. Hier matin, nous mîmes à la voile pour Viwa dans l’espérance d’y arriver de bonne heure dans la journée. Le second du vaisseau et Vérani étaient sur le petit hunier, surveillant au loin la mer pour y indiquer les écueils à éviter. A dix heures du matin, ils poussèrent un cri d’alarme, ils avaient aperçu un écueil. Malheureusement, il était trop tard, et un formidable craquement vint presque aussitôt jeter l’épouvante dans nos cœurs, en nous apprenant que nous venions de heurter contre un récif de corail ; la mer bouillonna tout autour de nous et le vaisseau s’arrêta brusquement dans sa marche. Il s’était lancé assez avant sur le récif ; un tiers de sa longueur au moins s’y trouvait engagé. Aussitôt tout l’équipage s’employa à jeter le lest à la mer, afin d’alléger le vaisseau et de le remettre à flot ; mais, comme la marée baissait, le vaisseau s’inclina sur l’un de ses côtés, et sa quille heurta violemment l’écueil. Nous étions au comble de l’effroi ; il n’y avait que deux choses à faire pourtant : jeter le lest à la mer et crier à Dieu pour du secours. Pendant que nous étions dans cette triste position, deux canots quittèrent le rivage pour venir examiner l’état des choses ; les hommes qui s’y trouvaient étaient parfaitement nus et avaient un aspect redoutable. On leur ordonna de ne pas aborder le vaisseau, attendu qu’il était tambou (sacré) ; ils s’éloignèrent en effet, mais ne tardèrent pas à revenir, avec tous les signes de l’hostilité et de l’irritation. Ils approchèrent de fort près, jusqu’au moment où, pour les éloigner, nous eûmes recours à une manifestation énergique : l’équipage se montra tout à coup à eux avec des armes à feu. Je n’oublierai jamais quelle modification radicale s’opéra alors dans leur contenance ; la vue de nos armes suffit à leur faire perdre, comme par enchantement, tout leur courage, et ce fut un sauve-qui-peut général. Ces misérables comptaient évidemment se débarrasser de nous et piller notre bâtiment : heureusement que Dieu se servit du seul aspect de nos armes pour les mettre en fuite. Pendant ce temps, le vaisseau se tenait sur l’arête aiguë du récif, tellement penché sur le flanc qu’il nous était impossible de rester debout sur le pont sans nous retenir à quelque chose. Les heures qui s’écoulèrent de dix heures du matin à sept heures du soir furent un temps d’anxiété intense, pendant lequel bien des prières montèrent vers Dieu, et je pus me convaincre que dans ces moments d’angoisse, le cœur se fortifie. Le travail incessant de la journée avait pourtant considérablement allégé le vaisseau ; le reflux de la mer acheva de le redresser, et vers sept heures du soir, il se remit complètement à flot et se dégagea du récif. Nous ne pouvons pas encore dire quelles avaries il aura subies ; toutefois, il ne fait pas eau, et c’est là l’essentiel pour le moment. Je n’oublierai jamais le moment où nous vîmes l’écueil à l’arrière du vaisseau. Toutes les mains et tous les yeux se levèrent au ciel en signe de reconnaissance et d’admiration envers Dieu pour une délivrance aussi grande. Pendant cette journée, je me sentis plein de confiance en la prière et les promesses de Dieu me revinrent fréquemment en mémoire. Mais, d’autre part, ce jour nous a donné de grands enseignements ; il nous a appris à nous faire une juste idée de notre petitesse et du peu de valeur des biens terrestres et de la vie elle-même.
Aujourd’hui, nous sommes arrivés à Viwa : tout y est tranquille, malgré la guerre qui continue à régner entre Mbau et Rewa. »
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