En étudiant les vues de Wesley sur la Création, nous avons déjà touché à ce sujet. Il convient d’y revenir, pour se rendre compte de l’idée qu’il se faisait de l’état spirituel de l’homme avant la chute. C’est dans son sermon sur la Nouvelle naissance que nous en trouvons l’expression la plus sobre et la plus complètea.
a – Sermons de Wesley. Traduction de 1888, page 219.
Il se borne à commenter la parole de Genèse 1.26-27 : « Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance… Dieu donc créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu. »
« Faut-il distinguer entre l’image et la ressemblance, comme l’ont fait les Pères de l’Église, les théologiens catholiques et certains théologiens protestants du xviie siècle ? L’image signifierait la similitude corporelle de l’homme avec Dieu, et la ressemblance signifierait la similitude spirituelle. Pour d’autres, l’image signifierait un élément interne, et la ressemblance une manifestation, une activité. Saint Augustin pensait que le premier de ces termes signifiait la connaissance de la vérité et le second l’amour de la vertu. Les théologiens catholiques voient généralement dans l’image la nature morale de l’homme et dans la ressemblance sa justice originelle. L’homme, d’après eux, aurait perdu, à la chute, la ressemblance et non l’image de Dieu. »
Cette distinction est subtile et non justifiée. Il n’y a là que la répétition de la même idée sous deux formes synonymes. C’était l’opinion de Calvin, et cela paraît être aussi celle de Wesley, qui ne s’arrête pas à ces querelles de mots. Que faut-il entendre par l’image divine en l’homme ?
[Cette différence peut pourtant être l’indice d’une distinction capitale, si l’on considère que le premier homme n’étant pas encore passé par l’épreuve du choix, entre sa propre volonté et celle de Dieu, sa ressemblance morale avec le Créateur n’était pour lors que virtuelle, et ne serait devenue réelle que s’il avait gardé l’obéissance. Il semble que tous les agents libres de la création doivent subir un tel test du bien et du mal : lors de la révolte de Lucifer, les anges ont dû faire leur choix. Dans cet ordre d’idée, le mot image, (venant de la racine hébraïque ombre) correspondrait aux aptitudes supérieures de l’homme, qui le rendent semblable à Dieu (intelligence, volonté, sentiments) ; tandis que le mot ressemblance se rapporterait à sa capacité morale de choisir le bien, ressemblance qui demande plus qu’une simple potentialité, pour exister en fait. (ThéoTEX)]
« L’homme, dit Wesley, ne fut pas fait par Dieu seulement à son image naturelle, en faisant de lui une reproduction de l’immortalité divine, un être spirituel doué d’intelligence, d’une volonté libre, d’affections diverses. Ce ne fut pas seulement, si je puis ainsi dire, à son image politique, en le faisant roi de ce bas-monde, en lui donnant de dominer sur les poissons de la mer…, et sur toute la terre. Mais, ce fut principalement à son image morale qui, d’après l’apôtre, consiste dans une justice et une sainteté véritables. L’homme fut créé à cette image de Dieu. Dieu est amour (1Jean.4.8). Au moment où il fut créé, l’homme était donc plein d’amour : c’était là l’unique source de tous ses sentiments, de toutes ses pensées, de toutes ses paroles, de tous ses actes. Dieu est plein de justice, de miséricorde et de vérité : l’homme était tel quand il sortit des mains de son Créateur. Dieu est la pureté même, la pureté sans tache : de même l’homme fut, au commencement, pur de toute souillure, sans quoi Dieu ne l’eût pas déclaré, en commun avec ses autres œuvres, très bon. Il n’aurait pas été très bon s’il n’eût pas été pur de tout péché, rempli de justice et de véritable sainteté. Car il n’y a pas de moyen terme : si nous supposons un être intelligent, qui n’aime pas Dieu et qui n’est ni juste, ni saint, nous supposons un être qui, bien loin d’être très bon, n’est point bon du tout. »
Wesley dépasse peut-être ici la mesure, en représentant Adam comme « rempli de sainteté ». C’était là le point de vue orthodoxe de son temps, mais il semble difficile à maintenir. En effet, si la condition de nos premiers parents eût consisté en une sainteté parfaite, il faudrait écarter la possibilité du progrès. L’homme fut créé bon moralement, innocent ; le Dieu bon ne pouvait pas créer un être dont les facultés n’eussent pas été inclinées au bien. Comme le dit M. Matter, « l’homme n’est pas parti de la neutralité, de l’indifférence, de l’équilibre entre le bien et le mal ; psychologiquement, un tel état est inconcevable ; une impulsion a toujours une direction, un instinct est toujours déterminé dans le sens de la destination de l’être dans lequel il agit. La bonté native de l’homme n’était donc pas encore la vertu, la sainteté ; car l’homme n’avait pas encore agi par lui-même… Cette condition primitive peut s’appeler l’état d’innocence ; un état qui devait se prolonger aussi longtemps que l’homme continuerait à suivre sa nature, et qui cessait au fur et à mesure qu’il prenait possession de lui-même, faisait acte de volonté, se déterminait. Par là, l’innocence se transformait soit en sainteté, soit en viceb. »
b – Matter, Doctrine chrétienne, t. I, p. 252.
L’image divine nous paraît consister surtout dans la conscience morale et religieuse que l’homme portait en lui, dans la volonté libre qui faisait qu’il disposait de lui-même et n’était asservi ni par l’instinct ni par la nature, dans son intelligence, capable de discerner la voie à suivre et de connaître Dieu, et enfin dans son cœur capable de l’aimer et de se donner à lui. Avant que cette image n’eût été altérée en l’homme par le péché, ses facultés se tournaient naturellement vers Dieu et vers le bien. Non seulement il ne faisait pas le mal, mais il l’ignorait. S’il eût triomphé dans l’épreuve à laquelle il fut soumis, il se fût développé normalement dans la double voie de la sainteté et de la connaissance. De plus, il eût triomphé de la dissolution. L’immortalité physique, aussi bien que spirituelle, eût été le glorieux apanage de la nature humaine, victorieuse du mal.
Le théologien wesleyen John S. Banks dit fort justement :
« La doctrine de l’image divine a des rapports importants avec les questions de la Rédemption, de l’Incarnation et de l’Immortalité. Les deux premières en dépendent absolument. Un être rationnel et moral est seul capable de rédemption. Les mêmes facultés qui le rendent capable de rédemption le rendent capable d’incarnation. Les incarnations animales sont des caricatures grotesques inventées par le paganisme. Il semble raisonnable de considérer l’immortalité comme un des éléments fondamentaux de la nature humaine. Elle paraît inséparable des facultés de raison et de connaissance divine. La chute n’a pas fait disparaître ces facultés ; elle a seulement modifié leur caractèrec. »
c – Manual of Christian Doctrine, by the Rev. John S. Banks, theological tutor, Headingley. Page 91.
Le mal moral, ou péché, existe dans le monde. Wesley consacre un long chapitre de son traité sur le Péché originel à décrire son influence perturbatrice dans la situation passée et présente de l’humanité. Il n’a pas de peine à accumuler les témoignages empruntés à la littérature profane comme à la littérature sacrée, et qui tous attestent, dès les âges reculés, la corruption profonde de la race humaine. Cette corruption continue de nos jours chez les peuples civilisés comme chez les nations sauvages. Si nous rentrons en nous-mêmes, nous l’y découvrons, souillant nos pensées et notre cœur, faussant notre conscience et notre volonté. L’expérience nous montre que le péché est un fait naturel, et l’histoire nous apprend que c’est un fait universel, et qu’« il n’y a pas de juste, non pas même un seul ». Toutefois la meilleure partie de nous-mêmes le réprouve comme une anomalie et un désordre. C’est le verdict de la conscience païenne, qui dit avec Ovide : « Je vois le bien et je l’approuve, mais je fais le mal », (Video meliora proboque, deteriora sequor), et de la conscience chrétienne qui dit, après saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » (Romains 7.19).
Mais d’où vient le mal ? Les philosophes du dix-huitième siècle l’attribuaient à la contagion de l’exemple. « Mais, dit Wesley, cette explication n’explique rien. Comment se fait-il que, l’homme étant un être raisonnable, la coutume de tous les temps et de toutes les nations se soit prononcée en faveur du vice plutôt que de la vertu ? Si vous dites que le mal est dû à une mauvaise éducation, qui propage de mauvaises coutumes, comment expliquer l’universalité de cette mauvaise éducation ? Quand a-t-elle commencé et comment a-t-elle pu prévaloir ? Il y eut donc un temps où les hommes étaient bons et sages, où ils n’avaient pas derrière eux de mauvais précédents. Comment ont-ils fait pour créer un tel précédent ? Et comment expliquer que la vertu des âges qui ont suivi n’ait pas corrigé ce fâcheux précédent ? D’ailleurs, cette question peut se ramener à ce raisonnement : Les premiers parents qui élevèrent leurs enfants dans le vice et la folie, étaient eux-mêmes sages et vertueux, ou ils ne l’étaient pas. S’ils ne l’étaient pas, leur vice ne procédait pas de l’éducation, et le mal est antérieur à l’éducation mauvaise. Si, au contraire, ils étaient sages et vertueux, on ne saurait admettre qu’ils n’aient pas élevé leurs enfants à pratiquer comme eux la sagesse et la vertu. Il faut donc écarter, comme explication de l’état de corruption de l’humanité, l’exemple et l’éducation.
Reste l’explication que nous donnent les Écritures. Comment nous enseignent-elles que toute chair avait corrompu sa voie sur la terre ? (Genèse 6.12), et cela dans le monde antédiluvien ? et que sa corruption s’est continuée de siècle en siècle, à tel point qu’un apôtre a pu dire que tout le monde est plongé dans le mal (1 Jean 5.19) ? L’Écriture nous enseigne que tous sont morts en Adam (1 Corinthiens 15.22), que : par le premier homme, le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort s’est étendue sur tous les hommes, par ce que tous ont péché (Romains 5.12). »
Dans son sermon sur la Chute de l’homme, Wesley étudie, un peu sommairement, il est vrai, le récit de la chute de nos premiers parents. Il rappelle que l’homme a été créé libre de choisir entre le bien et le mal et qu’il a choisi le mal. « Le récit de la Genèse (chap. 3) nous offre l’histoire toute simple de l’origine du mal, physique et moral, et cette origine toute la sagesse de l’homme n’aurait pas pu la découvrir, s’il n’avait pas plu à Dieu de la révéler au monde. Sans cette révélation, l’homme serait une énigme à lui-même. Et avec quelle plénitude ce récit nous a donné le mot de l’énigme ! Non pas sans doute de manière à gratifier une vaine curiosité, mais suffisamment pour justifier les voies de Dieu envers les hommes. »
L’existence dans le jardin d’Eden d’un arbre dont le fruit était interdit à l’homme n’était pas en elle-même une tentation à la désobéissance. Cette tentation lui vint du dehors. Le récit sacré attribue au serpent cette sollicitation extérieure. « Le serpent, est-il dit, était le plus fin (ou le plus intelligent) des animaux des champs que l’Éternel Dieu avait faits » (Genèse 3.1). Wesley n’hésite pas à penser que le serpent était alors un être doué de raison, privilège qui n’appartient plus qu’à l’homme, « ce qui expliquerait le fait, autrement inintelligible, qu’Eve ne fut ni surprise ni effrayée d’entendre le serpent parler et raisonner. Aussi, sans manifester aucune surprise, elle entra en conversation avec lui ».
Quoiqu’il en soit de cette hypothèse, il est évident que le serpent n’était pas un animal mauvais en soi, puisqu’il faisait partie de cette création que Dieu avait déclarée bonne. Pour Wesley, comme pour tous les théologiens orthodoxes, cette créature terrestre servit d’instrument à Satan, le chef des anges déchus, l’ennemi de Dieu et des hommes. Jésus a affirmé cette identité dans une déclaration positive (Jean 8.44). Comparez 2 Corinthiens 11.3 ; Apocalypse 12.9 ; 20.2. Comment Satan put-il revêtir l’apparence d’un serpent ? Nous l’ignorons ; mais il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisqu’il nous est dit qu’il peut « se déguiser en ange de lumière » (2 Corinthiens 11.14).
Dans la première parole du serpent (Genèse 3.1), celui qui est « menteur dès le commencement » mêle la vérité au mensonge. Et quand Eve, dans sa réponse, a rétabli le commandement divin dans son intégrité (vs. 2 et 3), le serpent ose affirmer que le jugement de Dieu ne s’accomplira pas : « Vous ne mourrez nullement », et qu’au contraire le premier couple humain trouvera le bonheur et la gloire dans la désobéissance.
C’est alors, dit Wesley, que le péché commença, le péché d’incrédulité. La femme fut séduite, dit l’apôtre : elle crut au mensonge. Elle ajouta foi à la parole du démon, plutôt qu’à la parole de Dieu. Et l’incrédulité l’amena au péché déclaré. Quant à Adam, l’apôtre fait observer qu’il ne fut pas séduit (1 Timothée 2.14). Comment donc participa-t-il à la transgression ? Elle en donna à son mari, et il en mangea (Genèse 3.6). Il pécha les yeux ouverts. Il se rebella contre son Créateur, poussé probablement non par la raison, mais vaincu, comme dit Milton, par le charme féminin. Si tel fut le cas, il serait vrai de dire qu’« Adam pécha dans son cœur avant de pécher extérieurement », qu’il pécha par une idolâtrie intérieure, en aimant la créature plus que le Créateur. »
Avant de parler du lien qui rattache l’état de péché de l’humanité à celui de nos premiers parents, c’est-à-dire du péché originel, il convient de préciser la nature du péché en soi. Qu’est-ce que le péché ? Wesley le définit : « Une transgression volontaire d’une loi de Dieu connue. » Et il ajoute : « Par conséquent, toute infraction volontaire à la loi d’amour est un péché, et rien d’autre à proprement parler. » Dans son sermon sur le Grand Privilège de ceux qui sont nés de Dieu, il dit, à propos de 1 Jean 3.9 : « Par le péché, j’entends ici le péché extérieur, dans le sens ordinaire du mot ; une transgression actuelle et volontaire de la loi, de la loi révélée et écrite de Dieu, de tout commandement de Dieu, reconnu pour tel au moment même où on le transgresse. » Faut-il conclure de ces passages et de quelques autres, avec Schérer, que « Wesley se faisait une notion vague et incomplète du péché et qu’il appelait de ce nom un acte purement extérieur » ? Certains textes isolés de ses écrits pourraient le faire penser, mais il convient de tenir compte d’autres passages très nombreux, où il envisage le péché comme un état de l’âme et non pas seulement comme un acte défini et formel de désobéissance. Le fait qu’il croit fermement au péché originel suffirait à le justifier du reproche qu’on lui adresse. Dans son sermon sur le Péché dans les croyants, il relève d’ailleurs très nettement cette autre acception du mot péché. « Par le péché, dit-il, j’entends ici le péché intérieur, toute passion, affection ou disposition coupable, telles que l’orgueil, la volonté propre, l’amour du monde, quel qu’en soit le genre ou le degré, la convoitise, la colère, la mauvaise humeur ; en un mot toute disposition contraire aux sentiments qui étaient en Jésus-Christ. » Ce qui est vrai, c’est que, en distinguant le péché-acte du péché-état, Wesley faisait une distinction qui n’est pas étrangère à l’enseignement biblique et qu’il faut bien faire, par exemple, si l’on veut interpréter sainement le texte : « Celui qui est né de Dieu ne pèche point ; celui qui pèche ne l’a point vu et ne l’a point connu. »
Le péché, d’après saint Jean, est une déviation de la loi, ou une opposition à la loi (ἀνομία) (1 Jean 3.4). D’autres termes, tels que ἁμαρτία, indiquent le péché comme manquant le but de la vie ; c’est toujours l’idée d’une déviation à l’égard d’une loi préexistante. L’idée de péché implique que le bien a existé avant le mal. Le bien est ce qui doit être ; le mal est ce qui n’a pas droit à l’existence, ce qui est un désordre, une anomalie. On ne doit donc pas considérer le bien et le mal comme les deux termes d’une antithèse nécessaire, comme le jour et la nuit, par exemple. Sans doute, la notion du bien implique l’idée du mal, comme son contraire ; mais comme une possibilité, et non comme une nécessité. La règle suprême, dont le péché est la déviation, c’est la loi de Dieu, norme souveraine du bien, et cette loi, avant de se diversifier dans les préceptes moraux, a dû à l’origine se résumer dans le devoir de l’amour pour Dieu et pour ses créatures, et c’est à cette simplification sublime que nous ramène Jésus-Christ, dans le sommaire de la Loi. Le seul fait d’avoir donné cette loi à l’homme implique qu’il est un être moral libre, capable d’observer, mais aussi de violer cette loi.
Pour en revenir à la distinction entre le péché-acte et le péché-état, on peut dire que, au sein de l’humanité, et chez Adam, le péché a été un acte avant d’être un état, mais que, depuis la chute et en tout homme, il est un état avant d’être un acte, ou une série d’actes. On peut donc dire que le péché est un état d’âme, une disposition mauvaise, avant d’être une série d’actes mauvais. En négligeant cette distinction, on méconnaît la gravité de la déchéance de l’homme, et l’on rabaisse les notions de salut et de sainteté.
Le péché peut donc être défini l’état d’un cœur qui préfère les jouissances, vraies ou fausses, et les biens, réels ou imaginaires, du corps aux biens de l’âme, et qui s’aime lui-même plus qu’il n’aime Dieu et ses semblables. Envisagé sous le premier de ces aspects, il porte le nom de sensualité, et sous le second celui d’égoïsme. Il est donc essentiellement, d’une part, l’asservissement de l’âme à la chair, et, de l’autre, la subordination du devoir à l’intérêt personnel et immédiat. Il est la rupture de l’équilibre établi par le Créateur entre la partie matérielle et la partie spirituelle de notre être ; l’âme devait régir le corps, et c’est le corps qui régit l’âme, il faut ajouter : du consentement de celle-ci et par suite de son abdication volontaire.
Cet état de péché et de désordre, pour être devenu pour l’homme une seconde nature, qui s’est substituée à sa nature primitive, ne nous enlève pas la responsabilité de nos actions. Notre conscience est le siège d’une protestation permanente, et, si nous voulons l’écouter, d’une résistance efficace contre le péché. Mais notre expérience, d’accord avec l’expérience universelle, nous montre que cette résistance est molle et rarement victorieuse, et que l’état de péché reste l’état habituel de l’homme, tant que Dieu n’est pas intervenu en lui pour y subjuguer la sensualité par la spiritualité et l’égoïsme par l’amour.
Du péché, qui règne en toute âme d’homme non régénéré, résultent les péchés, c’est-à-dire les actes contraires à la volonté de Dieu. « La convoitise, dit Jacques, lorsqu’elle a conçu, enfante, le péché » (Jacques 1.15). L’acte mauvais résulte de la tendance au mal, comme le mauvais fruit du mauvais arbre ; celui-ci n’est pas mauvais parce qu’il porte de mauvais fruits, mais il porte de mauvais fruits parce qu’il est mauvais. Les péchés ne sont donc que la manifestation du péché qui est en nous et comme les symptômes de la maladie ; supprimer les symptômes ne serait pas supprimer la maladie, et de même réaliser une vie extérieurement irréprochable ne suffirait pas pour vaincre en nous le péché. De là la différence profonde entre la morale et la religion : l’une cherche à améliorer la conduite, et l’autre à régénérer le cœur.
Tout homme, s’il s’examine à la lumière de sa conscience, se reconnaît coupable de péchés graves et nombreux. Le remords est la trace douloureuse, le souvenir amer que laisse le péché dans la conscience. « Le remords, mot admirable ! dit Vinet ; la morsure répétée, perpétuelle, incessante, de la loi outragée ; sa vengeance anticipée ; blessure toujours ouverte, ou plutôt qui se rouvre sans cesse ; dent cruelle qui ne reste pas enfoncée dans son empreinte, mais qui, comme à plaisir, s’en retire pour pouvoir s’y replonger encore, qui laisse la plaie se cicatriser afin de pouvoir en ouvrir une nouvelle, afin de pouvoir, dans tous les sens, de tous les côtés, mordre et remordre dans le cœur du coupable. »
Wesley a écrit un volumineux traité sur la question du péché originel. Malheureusement ce livre est d’une lecture difficile, parce qu’il est une réfutation détaillée d’un ouvrage du Dr John Taylor, sur le même sujet, et qu’il s’attache à relever une foule de points de détail sans s’élever à un exposé d’ensemble des vues évangéliques auxquelles Wesley se rattache. Il est certain qu’il se rattache sur ce point à la grande tradition orthodoxe qui va de saint Paul aux réformateurs, en passant par saint Augustin. Toutefois la théologie méthodiste a su se préserver des excès où est tombé ce dernier, et elle a tracé un sillon original dans cette grande controverse.
L’expression « péché originel » n’est pas biblique : elle remonte à Tertullien. Elle désigne le vice transmis par hérédité du premier auteur de l’espèce à ses descendants. Cette doctrine est enseignée dans les passages suivants de l’Ancien Testament : Genèse 6.3 ; 8.21 ; Job 14.4 ; 15.14 ; 25.4 ; Psaumes 51.7 ; Proverbes 20.9 ; Jérémie 13.23. Les passages du Nouveau Testament qui expriment ou impliquent cette doctrine sont nombreux. Saint Paul l’a formulée nettement dans l’Épître aux Romains.
Le passage capital est Romains 5.12-19. Paul y établit un parallèle ou un contraste entre les deux hommes, Adam et Christ, comme chefs et représentants de la race humaine. Il veut faire ressortir les bienfaits qui viennent à la race par un homme, Christ, et cela indépendamment de notre action ; et il les met en contraste avec les maux qui sont venus sur la race par un homme, Adam, indépendamment aussi de notre action. En Adam, tous ont virtuellement péché ; en Christ, tous sont virtuellement sauvés. Mais cette double affirmation n’implique la perdition ou le salut personnel que dans la mesure où nous adhérons d’une part au péché d’Adam et de l’autre au salut accompli par Christ.
« Il faut se rappeler, dit Banks, que la doctrine scripturaire du péché originel est simplement un moyen d’expliquer deux faits évidents de l’histoire humaine, le péché et la mort. En dehors d’elle, la puissance et l’universalité du péché sont inexplicables, et la mort est moralement injustifiable. La répugnance de l’homme à mourir est la preuve que la mort n’est pas pour lui un événement normal et naturel. Si vous niez le péché originel, le péché actuel demeure enveloppé d’un mystère impénétrable.
Cette doctrine est aussi en harmonie avec le principe de la solidarité de la race. L’homme n’est pas une unité isolée. La vie humaine est constituée non sur l’individualisme, mais sur l’unité organique. Le monde humain, comme le monde matériel, n’est pas une masse d’atomes sans connexion, mais un système, dont les parties agissent et réagissent constamment les unes sur les autres. La rédemption est fondée sur le même principe. Le pélagianisme, en niant la possibilité de la chute en Adam, nie la possibilité de la rédemption en Christ. »
La doctrine wesleyenne n’est ni pélagienne ni semi-pélagienne, comme on le lui a reproché. Elle admet pleinement le dogme du péché originel. Mais elle corrige les affirmations trop tranchantes d’Augustin et des réformateurs en considérant les effets de la rédemption comme contemporains de ceux de la chute. L’homme n’a jamais été laissé sous la domination absolue du péché et de la mort. « Nous reconnaissons, dit Wesley, que toutes les âmes des hommes sont mortes par nature ; mais cela ne les excuse pas de s’adonner au péché, d’autant plus que nul homme n’est dans un état de pure nature ; il n’y a pas d’homme qui soit complètement privé de la grâce de Dieu, à moins qu’il n’ait complètement éteint l’Esprit. Aucun homme vivant n’est absolument privé de ce qu’on nomme la conscience naturelle et qu’il serait plus exact de nommer : la grâce prévenante. » Ailleurs, il dit plus clairement encore : « L’homme a la liberté de volonté, non naturellement, mais par grâce. Nous croyons qu’au moment où Adam pécha, il perdit le libre arbitre, mais que Dieu, quand par pure grâce il lui donna, à lui et à sa postérité, la promesse d’un Sauveur, rendit aussi par grâce au genre humain la liberté et le pouvoir d’accepter le salut offerta. »
a – Vol. VI, p. 512. Sermon sur Philippiens 2.12-13.
La doctrine extrême du péché originel, telle que la concevaient saint Augustin et Calvin, considère que l’homme a été complètement abandonné à la puissance du péché. La doctrine wesleyenne maintient que l’homme ne possède sans doute aucune bonté originelle, mais qu’il participe à la grâce prévenante et n’est donc pas réduit à une absolue impuissance. En d’autres termes, la rédemption laisse subsister le péché originel, mais elle en neutralise certains effets. Ce que l’homme a perdu en Adam, il le retrouve en Christ. A la solidarité dans le mal et dans la condamnation qui nous unit au premier Adam vient s’ajouter la solidarité dans le salut qui nous unit au second Adam. La Rédemption coupe court aux effets de la coulpe originelle, et remédie à la corruption originelle. Dans le cas de ceux qui meurent dans l’enfance, avant que le péché originel se soit changé en péché actuel, le remède agit de lui-même ; dans le cas des adultes, il demande un acte individuel d’appropriation. Nul ne périra éternellement par suite du seul péché originel.
Dans la pensée de Wesley, l’admission de l’action de la grâce prévenante en l’homme dès la chute, n’affaiblit en aucune façon la profondeur de cette chute.
« En Adam, dit-il, tous sont morts, toute l’humanité, tous ceux qui devaient naître de ce premier homme. De ce fait découle une conséquence toute naturelle : c’est que chacun de ses descendants vient au monde mort spirituellement, mort quant à Dieu, absolument mort dans le péché, absolument privé de la vie de Dieu, de l’image de Dieu, de toute cette justice et cette sainteté que reçut Adam quand il fut créé. Et au lieu de cela, tout homme naît avec l’image de Satan, l’orgueil et la volonté charnelle, et même avec l’image de la brute, consistant en appétits et en désirs sensuels. C’est l’entière dépravation de notre nature qui est le point de départ de la nouvelle naissance. Nés dans le péché, nous devons naître de nouveau ; tout homme né de femme doit naître de l’Esprit de Dieu. »
Dans les Minutes de la première conférence tenue en 1744, Wesley examina cette question :
En quel sens le péché d’Adam est-il imputé à toute l’humanité ? Et il répond : « En Adam, tous sont morts ; c’est-à- dire : 1° Que nos corps sont devenus mortels ; 2° que nos âmes sont mortes, je veux dire sont séparées de Dieu ; 3° et il en résulte que nous naissons tous avec une nature pécheresse et diabolique ; 4° en raison de quoi, nous sommes des enfants de colère, assujettis à la mort éternelle. » Mais il ajoute que « par les mérites de Christ, tous les hommes sont délivrés de la coulpe du péché d’Adam. Par suite de l’obéissance et de la mort de Christ, le corps de tous les hommes devient immortel après la résurrection. L’âme reçoit la capacité de la vie spirituelle, c’est-à-dire une étincelle ou un germe de cette vie. Et tous ceux qui croient deviennent enfants de la grâce, réconciliés avec Dieu, et sont rendus participants de la nature divine. »
En résumé, l’homme, qui a tout perdu en Adam, a tout recouvré en Christ. Et la grâce, agissant rétroactivement sur l’homme déchu, lui a rendu la liberté morale et, comme dit saint Jean, « le pouvoir d’être fait enfant de Dieu ».