Wesley sur les confins de la vieillesse. — La perfection chrétienne. — Grand réveil dans les sociétés en Angleterre et en Irlande. — Ses résultats généraux. — Exaltation et fanatisme dans la société de Londres. — Expulsion de George Bell et de ses partisans. — Activité de Wesley. — Incidents de sa vie itinérante. — Chutes de cheval. — Réunions en plein air. — Progrès accomplis en divers lieux, en Angleterre, en Irlande et en Écosse. — Changement survenu dans les dispositions du peuple. — Autorité de la parole de Wesley. — Changement dans l’attitude des autorités. — Intolérance et mauvais vouloir du clergé. — Un jugement de Dieu. — Wesley dans la chaire du Rév. Cordeux, d’York. — Attaques en vers et en prose. — Le livre de l’évêque Warburton. — Les lettres de James Hervey. — Expulsion de six étudiants d’Oxford. — La Fléchère. — Le collège de Trevecca. — Une conférence avec Whitefield. — Wesley jugé par Horace Walpole (note). — Les nobles amies de Wesley. — Le concours des femmes. — Sarah Crosby parle en public. — Générosité, de Wesley. — Les soins qu’il donne à ses sociétés. — Un tableau peu flatté de leur état. — Introduction du méthodisme en Amérique : Barbara Heck, Philippe Embury, le capitaine Webb. — Envoi de Boardman et Pilmoor. — Mort de Whitefield.
Wesley était presque sexagénaire au commencement de la période de dix ans qu’embrasse ce chapitre ; toutefois son activité était loin de se ralentir. Si par l’âge il touchait à la vieillesse, il avait encore la pleine possession de ses forces physiques et intellectuelles, et il pouvait poursuivre son œuvre avec énergie. Cette œuvre avait deux faces également importantes : il fallait évangéliser et il fallait organiser. Dans un chapitre spécial, nous résumerons à grands traits les développements successifs de cette organisation. Continuons ici le récit succinct de la part que Wesley prit à l’évangélisation proprement dite.
Des succès trop nombreux avaient couronné sa vie itinérante pour qu’il songeât à y renoncer ; une existence sédentaire, outre qu’elle ne s’accordait plus avec ses goûts, eût été pour ses sociétés un arrêt de mort. Dans la période d’élaboration qu’elles traversaient, elles avaient besoin plus que jamais du lien vivant qu’établissait entre elles la haute direction de ce ferme et puissant esprit. Privées de lui à ce moment critique, elles se seraient probablement morcelées, sous l’action dissolvante de l’esprit sectaire qui soufflait alors sur elles, et leur mission providentielle aurait misérablement avorté. La vie de Wesley continue donc, pendant cette période, à être une succession de tournées missionnaires ; sa paroisse renferme toujours les trois royaumes, en attendant qu’elle s’étende encore et qu’elle embrasse le monde entier.
En 1761 et pendant les années suivantes, il eut la joie de voir se produire un réveil remarquable au sein de ses sociétés. Wesley avait de bonne heure embrassé et prêché la doctrine de la perfection chrétienne ; il croyait et enseignait qu’il est possible au chrétien d’arriver dans ce monde à une victoire complète sur le péché. A Oxford même, il avait découvert chez ses auteurs de prédilection cette perle qui y était perdue au milieu des rêveries mystiques. Il l’en avait peu à peu dégagée et l’avait remise à sa place, dans le riche écrin de l’Écriture. Pour lui, la délivrance du péché était, comme toutes les grâces de la Nouvelle Alliance, le fruit de l’œuvre rédemptrice du Christ ; mais, comme elles, elle devait être conquise de haute lutte par la foi de l’âme chrétienne.
Cette fortifiante doctrine, qui fut celle de Wesley dès l’origine, n’était pas de nature à être immédiatement comprise. Il dut longtemps, dans ses prédications, s’attacher aux éléments mêmes de la foi, et, selon la méthode apostolique, distribuer à ses sociétés le lait des enfants avant la viande des forts. Mais une fois les sociétés fondées sur de solides bases, il fallait les nourrir, et Wesley considérait que cette doctrine « était le grand dépôt que Dieu avait confié aux méthodistes, et que leur mission spéciale était, non de former un parti religieux, mais de répandre la sainteté dans le pays. »
Le grand réveil qui éclata au sein des sociétés en 1761 était la preuve qu’elles prenaient au sérieux cette mission. Depuis longtemps déjà un travail spirituel considérable se poursuivait au milieu d’elles. « Ce fut alors, dit Wesley, que commença cette œuvre glorieuse de sanctification que nous attendions depuis vingt ans. Elle se répandit successivement, d’abord sur divers points du Yorkshire, ensuite à Londres, puis dans divers lieux de l’Angleterre, puis à Dublin, à Limerick et dans tout le sud et l’ouest de l’Irlande. Et partout où cette œuvre de sanctification se propageait, l’œuvre générale du Seigneur s’étendait aussi dans toutes ses parties. »
Le journal de Wesley est rempli de détails sur ces progrès de la vie chrétienne. Partout où il passe, il trouve que les sociétés reprennent courage et grandissent sous ce souffle vivifiant de l’Esprit ; et, en même temps que leur vie intérieure se développe, leur activité au dehors devient plus efficace. En mars 1761, il convoqua à Leeds un certain nombre de ses prédicateurs pour se concerter avec eux sur les meilleurs moyens à employer pour développer ce beau mouvement ; il sentait que la prédication devait plus que jamais encourager et diriger les aspirations des chrétiens. Il apprit de ses collègues que le réveil se propageait dans tout le Yorkshire et le Lincolnshire. La flamme sainte s’était répandue à Manchester, « et, ajoute-t-il, ni hommes ni démons ne sont capables de l’éteindre. » A Londres, il constate que « beaucoup de croyants sont entrés en possession d’un repos qu’ils n’auraient pas cru possible auparavant ». A Bristol, la société n’avait jamais été si nombreuse et si prospère. « Il a plu à Dieu, s’écrie-t-il, de répandre cette année son Saint-Esprit sur toutes les parties de l’Angleterre et de l’Irlande, d’une manière que nous n’avons jamais vue encore, au moins depuis vingt ans. »
« Notre jour de Pentecôte est enfin arrivé, » disait-il en 1762, en contemplant les progrès de cette œuvre. A Londres seulement, quatre cents membres environ de ses sociétés faisaient profession de jouir de la délivrance du péché. A Liverpool, la société traversait une crise de rénovation, et Wesley trouvait une remarquable maturité de piété chez la plupart des chrétiens. « Que vous faut-il encore ? » demandait-il à une petite fille de onze ans. Elle lui répondit avec des yeux pleins de larmes : « Rien d’autre dans ce monde, si ce n’est encore plus de mon Jésus. »
Le réveil qui se manifesta dans la société de Dublin parut à Wesley plus remarquable encore que partout ailleurs. Il eut pour directeur un prédicateur, nommé John Manners, « homme simple, d’une culture médiocre, dont la parole était rude et sans éloquence ; jusqu’à ce moment-là, dit Wesley, il n’y avait rien eu de frappant dans les succès de cet homme ; il semblait réservé pour cette œuvre spéciale, et, une fois qu’elle fut accomplie, il fut atteint de consomption, languit quelque temps et mourut. » — Ce digne chrétien écrivait à Wesley : « Le peuple est tout en feu. Je n’ai jamais vu un jour comparable à dimanche dernier. Pendant que je priais au milieu de cette société, la puissance du Seigneur nous couvrit, et plusieurs se mirent à crier : Seigneur, je puis croire ! » Wesley alla s’assurer par lui-même de l’intensité de ce mouvement, et il le trouva plus remarquable que celui de Londres : « L’œuvre y est plus pure, dit-il : on ne rencontre pas ici de ces gens entêtés qui ne veulent pas être conseillés, parce qu’ils se croient plus sages que leurs conducteurs ; on n’y trouve pas davantage de ces rêveurs qui s’imaginent être immortels, infaillibles et incapables d’être tentés ; on n’y trouve ni excentriques ni enthousiastes ; tous sont calmes et sensés. » Cet éloge adressé à l’œuvre de Dublin renfermait une critique à l’adresse de celle de Londres. Nous verrons qu’elle n’était que trop méritée.
A Limerick, Edinderry et dans d’autres localités de l’Irlande, un travail aussi profond se poursuivait dans les âmes, et la présence de Wesley suffisait souvent à apporter l’étincelle qui embrasait ces jeunes sociétés.
A la fin de 1763, il pouvait écrire dans son journal :
« Je m’arrête ici pour jeter un coup d’œil sur les événements de ces derniers temps. Avant que Thomas Walsh eût quitté l’Angleterre, Dieu, commença cette grande œuvre qui s’est continuée toujours depuis ce moment, sans interruption notable. Pendant tout ce temps, un grand nombre d’âmes ont été convaincues de péché, beaucoup ont été justifiées et beaucoup ont retrouvé la grâce de Dieu qu’elles avaient perdue. Mais l’œuvre spéciale de cette époque a été ce que saint Paul appelle « le perfectionnement des saints ». Beaucoup de personnes à Londres, à Bristol, à York et dans diverses parties de l’Angleterre et de l’Irlande ont éprouvé un changement si profond et si radical que l’idée même ne leur en était jamais entrée dans l’esprit auparavant. A la suite d’une conviction profonde de leur péché intérieur et de leur déchéance totale devant Dieu, elles ont été tellement remplies de foi et d’amour (généralement dans un instant) que le péché a disparu et qu’elles se sont trouvées depuis ce moment délivrées de l’orgueil, de la colère, de l’envie, de l’incrédulité. Elles ont pu se réjouir de plus en plus, prier sans cesse et rendre grâce en toute chose. Qu’on appelle cela ou la destruction ou la suspension du péché, peu importe ; c’est une œuvre glorieuse de Dieu, tellement glorieuse que, soit qu’on en considère la profondeur, soit qu’on en considère l’étendue, il faut reconnaître que nous n’avons rien vu de pareil dans ces contréesa. »
a – Journal, 15 décembre 1763.
Nous avons entendu Wesley se plaindre des enthousiastes qui, à Londres, avaient un peu compromis la bonne réputation de ce beau réveil. Le moment est venu de raconter sommairement ces faits. Parmi les prédicateurs locaux de Londres se trouvait un militaire nommé George Bell, homme dont l’esprit exalté s’empara de la doctrine de la délivrance du péché et la poussa à des conséquences extrêmes ; il prétendit à l’infaillibilité, déclara qu’il n’était plus sujet à être tenté, et, convaincu de sa supériorité spirituelle, il se mit en révolte ouverte contre toute autorité qui émanait d’un chrétien moins prétentieux que lui. Il se crut même en possession du don des miracles et tenta de guérir un aveugle. Son échec dans cette cure ne détrompa ni lui ni les âmes simples qui ajoutaient foi à ses prétentions. Ce fanatisme était contagieux en effet, et Wesley eut la douleur de voir le plus ancien de ses prédicateurs itinérants, Maxfield lui-même, s’y rallier. Le parti qui se forma autour de Bell et de Maxfield enseignait qu’une personne simplement justifiée n’est pas née de Dieu, mais qu’une fois sanctifiée, elle n’a plus besoin de prière ni de vigilance, mais simplement de foi, et que d’ailleurs elle ne peut ni déchoir de la grâce ni même pécher. Ces dangereuses erreurs se propagèrent avec une effrayante rapidité, et Wesley, qui avait d’abord pensé qu’il en aurait raison par la persuasion, vit bientôt que sa patience n’avait servi qu’à envenimer le mal, et il dut exclure George Bell de la société.
Wesley dut aussi, pour la bonne réputation de ses sociétés, déclarer, par la voie des journaux, qu’il n’était pour rien dans la production d’une prophétie émanée de Bell, aux termes de laquelle le monde devait finir le 28 février 1763.
Les partisans de George Bell étaient trop avancés dans les voies du fanatisme pour se laisser déconcerter par l’échec de sa prédiction ; ils trouvèrent toutes sortes de raisons, fort plausibles à leurs yeux, pour expliquer le délai que subissait la grande catastrophe qu’ils avaient vainement attendue. L’exclusion qui avait frappé leur chef les décida à se retirer de la société ; et cent soixante-dix environ donnèrent leur démission. A ceux qui essayaient de les retenir, ils disaient : « L’aveugle John est incapable de nous instruire ; nous irons à M. Maxfield. » Celui-ci en effet, malgré tous les efforts que fit Wesley pour le ramener, rompit avec lui et devint le pasteur des mécontents.
Wesley eût dû sans doute ne pas attendre, pour exercer fermement la discipline, que les novateurs eussent bouleversé ses sociétés. Si, au lieu de leur laisser l’initiative et les honneurs de la retraite, il eût dès l’origine prononcé l’exclusion des perturbateurs, il aurait peut-être évité l’apparence d’une solidarité compromettante avec eux et n’eût pas risqué de fournir un argument à ceux qui prétendaient que la doctrine de la sanctification entière aboutissait à des conséquences dangereuses. Mais il espérait que la douceur réussirait mieux que la rigueur. Un des membres de la société lui dit un jour : Si l’un de mes serviteurs ne suit pas mes directions, n’ai je pas le droit de le renvoyer ? Agissez-en ainsi à l’égard de M. Bell. » Sa réponse indique bien la nature des scrupules qui le retenaient : « Oui, sans doute, répondit-il, vous avez le droit de congédier un serviteur ; mais que feriez-vous si, au lieu d’un serviteur, c’était votre propre fils ? » Lorsque la scission se consomma, elle lui navra le cœur. Maxfield ayant refusé d’aller prêcher à son tour dans la chapelle de la Fonderie, Wesley y prit sa place et prêcha sur ce texte : « S’il faut que je sois privé de mes enfants, que j’en sois privé ! » (Gen.43.14) Et il ajoute dans son journal : « La brèche est donc faite ; mais je puis me rendre le témoignage d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour l’éviter. »
Ces excentricités malsaines, analogues à celles qui se sont souvent produites dans les époques de réveil, ne réussirent pas à paralyser la belle œuvre dont elles n’étaient que la parodie. « Nous n’avons perdu que l’écume, disait Wesley ; l’or pur nous reste, c’est-à-dire la foi agissante par la charité, et nous avons tout lieu de croire qu’elle grandit tous les jours. »
Ces agitations ne furent pas les seules qui se produisirent au sein des sociétés de la Grande-Bretagne ; elles furent aussi troublées pendant cette période par de graves questions d’organisation qui préoccupèrent vivement Wesley, Nous n’en parlerons pas ici, nous réservant de les exposer dans notre prochain chapitre.
La décade d’années qui va de 1760 à 1770 est l’une des plus remplies de la carrière de Wesley. Jamais il ne travailla plus qu’à l’âge où pour tant d’autres commence la période du repos. « Je puis, trois jours par semaine, écrivait-il en 1761, prêcher trois fois par jour, sans en éprouver de fatigue, mais en ce moment j’ai de beaucoup dépassé cette mesure. » Agé de soixante-deux ans, il prêchait trois fois le dimanche, présidait un service d’alliance, parlait une heure à une réunion de la société et faisait dix lieues à cheval. Sa santé était aussi vigoureuse, et son âme aussi ardente que vingt-cinq ans auparavant.
Cette activité prodigieuse et incessante de Wesley était la condition des succès du méthodisme. Un tel mouvement ne pouvait pas se diriger du fond d’un cabinet, et il fallait que son chef fût partout présent. Whitefield était prématurément usé, et sa carrière touchait à sa fin ; Charles Wesley avait cessé d’itinérer pour des raisons de famille ; Grimshaw était mort ; Berridge, Romaine, Venn avaient des charges pastorales qui ne leur permettaient pas de s’éloigner longtemps de chez eux. John Wesley, sans église et sans famille, restait donc seul à parcourir les trois royaumes, et jusqu’à sa mort il devait continuer ses incessants voyages, qui firent l’originalité bienfaisante de sa vie.
Les aventures ne manquaient pas dans une pareille existence, et les fatigues non plus. Il arriva au missionnaire, au soir d’une journée pendant laquelle il avait été seize heures en selle, de se trouver complètement égaré dans les marécages du pays de Galles. Un mineur ivre, auquel il demanda sa route, lui donna de fausses indications. Vers minuit enfin, il trouva une misérable auberge où il put prendre quelque repos. Une autre fois, en revenant d’Écosse, son compagnon de route et lui voulurent, pour abréger, traverser à marée basse le golfe de Solway-Firth, et il s’en fallut de peu qu’ils ne périssent avec leurs chevaux dans la vase. Il fit, en 1765, en allant voir ses amis Perronet, une chute de cheval dont il se ressentit pendant longtemps.
[Journal, 18 décembre 1765. Les quelques Chutes que fit Wesley pendant sa longue vie itinérante ne lui ôtèrent jamais le goût du cheval. Il écrivait en 1764 à sou ami Blackwell : « Il faut que je sois à cheval le reste de mes jours, si je veux me bien porter. Je puis bien, de loin en loin, quand l’occasion s’en présente, faire cinquante milles en voiture pour me reposer ; mais je devrais dire adieu à la santé, s’il me fallait faire moins d’exercice à cheval. » Il voulait que ses prédicateurs prissent soin de leurs bêtes. Il leur fit recommander par la Conférence de 1765 de ne pas les surmener et de voir toujours par eux-mêmes qu’elles fussent bien nourries et soignées. Il remarque, dans son journal (mars 1770), que l’habitude constante de lire à cheval ne lui a pas occasionné une seule chute, contrairement à l’opinion commune, et il l’attribue au soin qu’il avait de laisser flotter les rênes sur le cou de sa monture. Il affirme que son expérience constante de cavalier l’avait convaincu qu’un cheval bronche davantage quand on le tient de court. Quelques années plus tard, grâce à la générosité d’une noble femme, qui lui fit présent d’une voiture et de deux chevaux, Wesley put apporter quelque variété dans ses moyens de locomotion, mais il resta toute sa vie cavalier convaincu.]
Il dut parfois faire de véritables tours de force pour ne pas manquer à ses rendez-vous. En 1760, le navire qui devait le ramener d’Irlande en Angleterre pour la Conférence eut du retard, et, pour arriver en temps utile à Bristol, il chevaucha nuit et jour, obligé de louer ou d’acheter une monture fraîche, lorsque celle qu’il montait était fourbue. Une autre fois, en 1768, il apprit à Bristol que sa femme était tombée malade à Londres. Quarante-huit heures seulement le séparaient du moment où la Conférence des prédicateurs allait s’ouvrir dans la première de ces villes. Il monta à cheval, alla s’assurer par lui-même que la maladie n’était pas grave et revint à Bristol, de façon à arriver en temps utile pour la Conférence, après avoir fait en deux jours une course de quatre-vingts lieues.
L’infatigable missionnaire continuait à mettre au premier rang les réunions en plein air. Il se plaignait de ceux de ses prédicateurs qui s’enfermaient dans une chambre avec vingt ou trente personnes au lieu d’aller chercher la multitude là où elle se tient. A Portarlington, en Irlande, où pour cette raison l’œuvre avait périclité, il alla droit à la place du marché et cria à haute voix : « Ecoutez ! voici un semeur sortit pour semer, » et sa parole remua les auditeurs accourus en grand nombreb. Dans les villes mêmes où il disposait de vastes locaux, il en sortait volontiers, convaincu que c’était l’unique moyen d’atteindre les masses.
b – Journal, 17 juillet 1762.
Que de scènes il y aurait à mentionner dans cet apostolat en plein vent ! A Harston, au cœur de l’hiver, il prêcha, pour la première fois, par un beau clair de lune, et « ce fut une heure bénie, une heure de sainte tristesse pour quelques-uns et de joie indicible pour d’autres. » A Pateley-Bridge, comme il pleuvait, Wesley invita ses nombreux auditeurs à se couvrir, mais ils n’en voulurent rien faire et demeurèrent tête nue sous la pluie jusqu’à la fin du service. Il prêchait volontiers dans l’amphithéâtre naturel de Gwennap, en Cornouailles. Là, à l’heure paisible où le soleil couchant projetait sur lui ses rayons obliques, il élevait la voix et parlait à des milliers d’auditeurs attentifs et recueillis, et bientôt du milieu de l’assemblée éclatait, chanté par toutes les voix, quelqu’un de ces hymnes à la mélodie simple et grave que le méthodisme a popularisés. A Saint-Ives, c’était du haut d’un roc qui lui servait de chaire que Wesley parlait à son auditoire qui se déroulait sur la plage de l’Océan. Il n’était pas insensible au choix du lieu où se tenaient ses réunions ; il savait combien puissant est l’effet des grands spectacles de la nature sur les âmes simples.
Les progrès étaient évidents même pour les yeux les plus prévenus. A Barnard-Castle, pendant seize ans, les méthodistes avaient été persécutés de mille manières. Catherine Graves, l’un des plus anciens membres, passait pour une sorcière, et on lui avait enfoncé plus d’une fois des épingles dans le corps, ainsi qu’on en usait avec les prétendus sorciers. Quand Wesley passa dans cette ville en 1763, il y trouva une société nombreuse et vivante et des auditeurs si bien disposés qu’« ils semblaient vouloir prendre le royaume des cieux par violence ». A Wednesbury, il eut, en 1764, le plus nombreux auditoire qu’il eût eu en dehors de Londres ; les terribles luttes d’autrefois avaient fait place à la plus grande tranquillité. Dans la ville voisine de Walsall, malgré l’inclémence de la saison, il dut, à sept heures du matin, prêcher en plein air, la chapelle ne pouvant pas contenir tous ceux qui y voulaient entrer. En se souvenant des terribles scènes du passé, il pouvait s’écrier : « Comme Walsall est changé ! Dieu a su dompter ou enchaîner les bêtes féroces. » A Sheffield, où deux lieux de culte avaient été démolis par des émeutiers, il prêcha librement dans un nouveau local.
En Irlande, les succès de sa prédication étaient grands. La ville de Cork semblait vouloir lui faire oublier les épreuves qu’elle lui avait infligées autrefois ; les notables et le clergé suivaient ses prédications. A Dublin et à Limerick, les auditoires étaient plus nombreux que jamais. A Killfinnan, il prêcha sur la place publique, où toute la population accourut, et il fut ensuite accompagné à son domicile par une partie de ses auditeurs, qu’il continua à exhorter et qui ne se séparèrent de lui que fort avant dans la nuit. Le lendemain matin, avant cinq heures, une nouvelle assemblée était formée, animée des mêmes dispositions et plus sérieuse encore, si possible ; les larmes coulaient, les sanglots éclataient de toutes parts ; ce qui produisait une si vive émotion, c’était, chez les uns le sentiment du péché, chez les autres la joie d’entendre la bonne nouvelle du salut.
Wesley continuait à visiter l’Écosse, et sa prédication éveillait toujours un vif intérêt au sein de ce peuple grave et froid, sans cependant produire autant d’effets que dans d’autres parties de la Grande-Bretagne. En 1764, il assista à la session de l’Assemblée générale de l’Église presbytérienne, à Edimbourg, et, lorsqu’il prêcha à Carlton Hill, il eut plusieurs ministres parmi ses auditeurs. Il fit, pendant cette visite, un pas en avant dans la voie de l’indépendance ecclésiastique, en communiant, lui ministre anglican, dans une église presbytérienne.
Les voyages missionnaires de Wesley n’avaient plus à cette époque le caractère de luttes constantes contre le mauvais vouloir des populations. Les soulèvements populaires se faisaient de plus en plus rares, et, lorsqu’ils se produisaient encore, ils n’avaient pas la gravité d’autrefois. Ce n’étaient plus ces mêlées confuses où le missionnaire s’était souvent trouvé seul aux prises avec une populace ivre de désordre. L’émeute était presque partout tombée au rang d’un infime charivari.
Pendant qu’il prêche à Epworth, « un soi-disant gentleman » soudoie quelques gamins et un ivrogne pour venir l’interrompre, et sonne lui-même du cor. A Birmingham, quelques mauvais sujets jettent de la boue aux personnes qui sortent de la chapelle. A Ashby-de-la-Zouch, l’assemblée fort attentive est un peu troublée par un procureur qui ricane. « Pauvre homme, remarque Wesley, si les gens pratiquent ce que je prêche, il fera de mauvaises affaires. » A Plymouth, à la fin du sermon, une grosse pierre, jetée par une fenêtre, tombe aux pieds du prédicateur.
Un plaisant incident vint, à Bradford-sur-Avon, mettre la confusion parmi les tapageurs. Un individu avait rempli ses poches d’œufs pourris, et vers la fin de la prédication il poussa un cri destiné à donner le signal de l’assaut à ses complices. Mais, pendant qu’il s’apprêtait à faire usage de ses projectiles, un malin s’approcha par derrière, et, frappant adroitement de ses mains sur les poches, il cassa les œufs. On devine le reste, et il n’est pas nécessaire d’ajouter que l’expédition fut manquée et que son chef n’eut pas les rieurs pour lui.
En vieillissant, Wesley ne perdait rien de cette autorité de parole et d’attitude qui avait tant contribué à lui assurer la victoire dans ses luttes contre l’émeute. Ses cheveux blanchissants ajoutaient même un prestige nouveau à cette autorité qu’il tenait de son caractère. Il était toujours l’homme dont la parole et le geste produisaient des effets presque magiques sur le peuple. Quand il parle, il commande, et pour l’ordinaire on obéit. Un jour, à Kilkenny, en Irlande, une troupe de catholiques fait irruption dans une de ses assemblées pour la disperser. Il se contente de les regarder fixement et de leur crier d’une voix ferme : « Taisez-vous ou partez ! » Et le silence se rétablit comme par enchantement.
Wesley avait pour principe de « regarder en face l’émeute ». Il n’y déroge que dans des cas fort rares et de façon à lui prouver que la peur n’est pour rien dans sa résolution. Un jour qu’il passait par Derby, on lui demanda instamment d’y prêcher ; il y consentit et se mit à parler familièrement du salut à une population avide de l’entendre. Lorsqu’il revint plus tard, les dispositions avaient eu le temps de se modifier. Il s’en aperçut quand, debout sur la place publique, il voulut parler à la foule ; de toutes parts s’élevèrent des clameurs et des huées, et quelques pierres commencèrent à tomber autour de lui. Dans l’impossibilité où il était de se faire entendre, il ne tenta pas une résistance inutile et se retira calmement et sans précipitation, emmenant avec lui la partie paisible de son auditoire, qu’il réunit ailleurs.
Les autorités comprenaient maintenant leur devoir et ne se faisaient plus les fauteurs du désordre. Ce scandale, trop fréquent naguère, ne se reproduisit qu’une ou deux fois pendant la période de dix ans qu’embrasse ce chapitre. A Evesham, un magistrat, au mépris de ses devoirs, encouragea ouvertement les émeutiers. Partout ailleurs, à Birmingham, à Gloucester, à Stallbridge, la fermeté des représentants de la justice suffit pour réprimer les mauvaises intentions. Dans cette dernière localité cependant, il fallut toute la fermeté de Wesley pour contraindre les magistrats à faire leur devoir. Depuis longtemps, la populace s’y livrait aux plus grands excès ; elle brisait les portes et les fenêtres des méthodistes, pillait leurs maisons, assaillait leurs personnes ; ils ne pouvaient faire un pas hors de chez eux sans être exposés aux plus mauvais traitements. En vain, ils s’étaient adressés aux magistrats, qui faisaient toujours la sourde oreille. En désespoir de cause, ils écrivirent à Wesley, qui porta plainte devant la cour du Banc du roi et, après de longues démarches et de longs délais, obtint bonne justice. Cet arrêt affermit la confiance de ses amis et prouva à ses adversaires que « la loi existe, même pour les méthodistes. » Lorsqu’il y reparut ensuite, il put prêcher en pleine rue, sans être molesté en aucune façon..
Le clergé persista dans son intolérance et dans son mauvais vouloir plus longtemps que la magistrature. Non seulement certains pasteurs continuaient à dénoncer Wesley du haut de leurs chaires et à repousser les méthodistes de la table sainte où étaient admis sans difficulté les indifférents et les mondains, mais ils se laissaient aller à des excès plus répréhensibles encore. En 1765, Wesley présidait un service en plein air dans un village du Devonshire, lorsqu’il vit le ministre du lieu s’avancer vers lui, accompagné de quelques notables. Il commença sa prédication par ces mots : « Il peut y avoir certaines vérités qui ne concernent que certains hommes ; mais celle-ci s’adresse à toute l’humanité. » — Le pasteur l’interrompit en s’écriant : « Voilà une fausse doctrine ; c’est de la prédestination toute pure, » prouvant par là qu’il ne comprenait pas le premier mot de ce qu’il entendait. Là-dessus, la compagnie qui l’entourait se mit à parler bruyamment et à rire ; un chasseur qui en faisait partie excitait ses chiens. Un autre injuria le prédicateur, aux applaudissements du pasteur, qui trouvait sans doute que toutes les armes sont légitimes contre les adversaires de l’Église. Devant ces insulteurs, qui, s’ils ne respectaient pas sa robe de pasteur, eussent dû tout au moins respecter ses cheveux blancs, Wesley se retira ; il n’avait rien à répondre à de tels arguments.
[Journal, 4 septembre 1765. — Le journal de Wesley raconte le trait suivant : « Un méchant ministre avait soulevé le peuple contre les méthodistes et avait excité contre eux l’une des persécutions les plus acharnées qui se soient produites dans ce royaume depuis quelques années. La populace, encouragée par l’approbation de ses supérieurs, se livrait aux plus grands excès, maltraitant les personnes et saccageant les maisons. Le ministre lui prodiguait les louanges du haut de la chaire ; un jour surtout, il déclama contre les méthodistes en prenant pour texte 2Tim.3.6-7. Après les avoir faits aussi noirs que des démons, il ajouta : « Je n’ai pas encore tout dit ; la suite à dimanche. » Mais, le lendemain matin, il fut frappé d’une étrange maladie. Il ne pouvait souffrir d’être laissé seul un moment et criait : « Ces fantômes ! ne les voyez-vous pas ? ici ! ici ! la chambre en est remplie ! » Il continua ainsi pendant quelques jours, et enfin il s’écria : « Voyez ce fantôme aux pieds du lit ! voyez ce grand livre qu’il tient en main devant moi ; tous mes péchés y sont écrits ! » Peu après, il expira, le désespoir dans l’âme, et il s’en alla rendre compte à Dieu de sa vie. » (Journal, 15 juin 1769.)]
Un ministre anglican de York, nommé Cordeux, avait fréquemment recommandé à ses auditeurs de ne pas aller entendre prêcher « ce vagabond de Wesley ». Un dimanche, celui-ci, après avoir prêché dans sa propre chapelle, vint assister au culte de l’Église établie. Le ministre, qui ne le connaissait pas, voyant un collègue dans l’auditoire, lui dépêcha le bedeau pour le prier de prêcher. Wesley accepta aussitôt, et prêcha sur l’évangile du jour. Après le service, le clerc de M. Cordeux vint lui dire : « Qu’avez-vous fait, monsieur ? Vous venez de faire prêcher ce vagabond de Wesley, contre lequel vous nous avez tant parlé. — Vraiment ! s’écria le recteur étonné, nous voilà bien attrapés ! Mais cela n’empêche pas que nous avons eu un bon sermon. » Cet incident suffit pour ramener de ses préventions l’honorable clergyman, qui, à une nouvelle visite de Wesley, le fit prêcher de nouveau, en sachant bien cette fois à qui il avait affaire. Il est à présumer qu’un grand nombre de ses opposants lui eussent tendu la main, s’ils n’avaient pas été aveuglés par leurs préjugés et si quelque circonstance analogue les eût mis en présence de l’homme excellent qu’ils combattaient sans le connaître.
Les attaques imprimées continuaient à pleuvoir sur Wesley et sur ses collaborateurs, et les ministres de l’Église étaient au premier rang dans cette guerre de plume. Plusieurs de ces pamphlets étaient en vers. La plupart étaient violents et injurieux et se bornaient à reprendre, le plus souvent sans originalité, les accusations de fanatisme et de papisme.
Les titres de quelques-unes de ces œuvres en vers sont curieux à conserver : The Methodist, A Poem, 1766, satire souvent grossière et même obscène, où Wesley, Whitefield et les prédicateurs laïques sont fort maltraités. — Methodism Triumphant ; or the decisive Battle between the Old Serpent and the Modern Saint (le Méthodisme triomphant, ou la bataille décisive entre le vieux serpent et le saint moderne), 1767 ; long poème attribué par Nichol (Lit. Anecd.) au Dr Lancaster, ministre anglican de grande érudition. C’est une sorte de poème héroï-comique racontant, non sans talent, un combat entre Wesley et le diable. — The Troublers of Israël, 1767 ; simple pamphlet en vers. — The Hypocrite, a Comedy. 1768.
Voici les titres de quelques-unes de ces publications hostiles en prose : A Caution against Religious Delusion (sermon), 1763. — Four Charges, 1763, quatre discours adressés aux membres du clergé pour les prémunir contre le méthodisme, par le Dr Thomas Rutherforth. — A Sovereign Remedy for the Cure of Hypocrisy, 1764. — The Methodist lnstructed, or the absurdity and inconsistency of their principles demonstrated, 1764. — Enthusiasm delineated, 1764. — Two Charges, 1766, deux discours de l’archidiacre Tottie, l’un contre les papistes et l’autre contre les méthodistes. — Enthusiasm reprehended, 1768. — Methodism a Popish Idol, 1769. — The Pretences of Enthusiasts, 1769 (sermon). — Methodistical Deceit, 1770 (Sermon).
L’une de ces attaques mérite d’être relevée, à cause de la haute position qu’occupait son auteur dans l’Église d’Angleterre. Warburton, évêque de Gloucester, était en même temps un écrivain de valeur et l’ami du poète Pope. Dans un volume publié en 1762, sur la doctrine de la grâce, il entra en lice contre Wesley, qui, d’après lui, « occupait une place à part parmi les fanatiques modernes. » Si sa polémique faisait preuve de plus de loyauté que celle de l’évêque Lavington, elle prouvait qu’il était aussi incapable que lui de comprendre le mouvement religieux du siècle. La réponse de Wesley est remarquable par le fond et par la forme ; il y revendique hautement pour son œuvre l’action de l’Esprit-Saint, dont la trace lui paraît facile à reconnaître dans les faits qui s’accomplissent.
Une attaque qui fit peut-être plus de tort au méthodisme que celles dont nous venons de parler, ce fut la publication posthume des Onze lettres de Hervey, l’auteur des Méditations. Associé à Wesley et à Whitefield, lorsqu’ils étaient à Oxford, il avait embrassé le point de vue calviniste du dernier. Dans un moment d’irritation, il écrivit contre Wesley onze lettres virulentes qu’il garda en manuscrit ; sur son lit de mort, il regretta, dit-on, d’avoir écrit ces pages et demanda qu’elles fussent détruites. Ses héritiers, ne voyant que le profit que pourrait leur rapporter une œuvre posthume de Hervey, ne tinrent aucun compte de cette injonction et confièrent à un certain Cudworth le soin de revoir le manuscrit pour la presse. Cet homme était un adversaire violent de Wesley, et il ne craignit pas d’interpoler le manuscrit et d’y ajouter les accusations les plus acerbes, tout en laissant croire au public que le livre était tout entier de la main de Hervey. Cette publication ne pouvait que nuire considérablement à Wesley, et en Écosse en particulier ses adversaires en tirèrent un grand parti contre lui.
L’esprit d’intolérance qui soufflait contre le méthodisme dans les rangs du clergé officiel aboutit, en 1768, à l’expulsion de six étudiants de l’université d’Oxford, accusés « de professer des idées méthodistes, et de se permettre de prier, de lire l’Écriture, de l’expliquer et de chanter des cantiques dans une maison privée. »
Ces jeunes gens trouvèrent un asile dans le collège de Trevecca, que lady Huntingdon fonda cette même année dans le pays de Galles, et dont La Fléchère fut nommé président, tandis que Joseph Benson, un jeune ami de Wesley, y entra peu de temps après, comme directeur des études.
En acceptant la présidence du séminaire de Trevecca, La Fléchère n’entendait pas abandonner sa paroisse de Madeley, mais seulement donner son patronage à une institution qui avait toute sa sympathie et qui, à ce moment, représentait dans toute sa largeur le mouvement méthodiste. Il ne devait malheureusement pas en être longtemps ainsi, et la controverse calviniste allait bientôt forcer à la retraite ces deux partisans des doctrines de Wesley et rendre impossible toute œuvre commune entre les deux fractions du Réveil.
Déjà, durant cette période, on peut constater un refroidissement fort appréciable entre Wesley et quelques-uns des représentants de la tendance calviniste, tels que Romaine, Venn, Conyers et Toplady. Le réveil de sanctification raconté au commencement de ce chapitre fut l’occasion principale de ce malaise qui allait dégénérer en luttes violentes.
Whitefield, heureusement pour lui, ne devait pas en être témoin, et son union avec son ancien ami d’Oxford resta jusqu’à la fin aussi intime qu’elle l’était depuis quelques années. « M. Whitefield est venu me voir, écrivait Wesley dans son journal le 31 janvier 1766. Il ne respire que paix et amour. Le bigotisme ne peut se tenir debout devant lui et se cache dès qu’il paraît quelque part. » Au mois d’août de cette même année, les deux Wesley et Whitefield eurent ensemble, chez la comtesse de Huntingdon à Londres, une conférence qui dura plusieurs jours et dont Wesley indique ainsi le résultat pratique : « Lors même qu’il n’en résulterait rien d’autre qu’une union plus intime avec M. Whitefield, je me considérerais comme abondamment récompensé de mes peines. Que les autres fassent ce qu’ils voudront, nous sommes résolus, par la grâce de Dieu, à marcher la main dans la main, à travers l’honneur et l’ignominie. » La noble femme, sous le toit de laquelle avaient eu lieu ces entretiens, voulut marquer son entière adhésion à cette alliance en invitant Wesley à prêcher tous les dimanches dans sa chapelle à Bath, pendant son séjour à Bristol. Il accepta cette invitation, ce qui lui fournit l’occasion de se faire entendre à plusieurs représentants de la haute société, y compris Horace Walpole.
Voici comment dans sa correspondance (t. V, p. 16), Walpole parle, avec sa légèreté ordinaire, de la prédication de Wesley, qu’il entendit à Bath en octobre 1766 : « Wesley est un homme déjà âgé, propre, frais, coloré, ses cheveux bien lissés, avec un petit soupçon de frisure à l’extrémité. Etonnamment habile, mais aussi évidemment un acteur que Garrick. Il a débité son sermon, mais si vite et avec si peu d’accent, que je suis sûr qu’il l’a déjà plusieurs fois prêché ; on eût dit une leçon apprise. Il y avait des morceaux éloquents ; mais vers la fin il éleva la voix et affecta un vilain enthousiasme (acted very ugly enthusiasm), décria le savoir et raconta des histoires, comme Latimer, du fou de son collège qui disait : Je remercie Dieu pour toutes choses. »
Wesley eut à cette époque plusieurs amies dévouées parmi des femmes de grande naissance. Au premier rang se place lady Maxwell, devenue veuve à dix-neuf ans, et qui resta jusqu’à sa mort une méthodiste fervente et consacra sa fortune aux bonnes œuvres. Les lettres que Wesley lui écrivait sont fort belles et nous le font connaître à la fois sous un jour doux et pur comme pasteur et comme ami. La comtesse de Buchan, femme d’une grande piété, fut aussi de ses amies, et le nomma l’un de ses chapelains. Ce fut pendant un séjour qu’il fit chez elle en Écosse qu’il composa et prêcha son sermon sur le Bon Econome. Il entretenait aussi d’excellentes relations avec lady Glenorchy, qui avait ouvert à Edimbourg une chapelle pour laquelle elle lui demanda un chapelain. Il lui recommanda Richard de Courcy, jeune ministre d’origine française, qui, converti par les méthodistes en Irlande, était devenu curate de Walter Shirley.
Bien que, par son éducation et ses manières, Wesley pût frayer sans peine avec les grands de ce monde, il revenait volontiers aux petits, qui formaient le cercle habituel de ses relations. Sa correspondance avec d’autres femmes, dont quelques-unes étaient d’une très humble condition, n’est ni moins soignée ni moins intéressante que l’autre ; on sent, en lisant ces lettres, que la question de rang et de fortune pesait fort peu dans l’estimation de ce serviteur de Dieu. Quelques-unes de ces femmes étaient d’ailleurs des auxiliaires précieux pour Wesley. Sarah Ryan était la matrone de l’école de Kingswood. Mary Bosanquet, qui en 1781 devint la femme de La Fléchère, avait fondé, dans sa maison de Leytonstone, un orphelinat, qu’elle dirigeait, aidée de quelques autres jeunes filles, avec un soin maternel. Sarah Crosby, douée de dons remarquables, visitait les sociétés, réunissait les femmes et les exhortait. D’autres exerçaient leur activité dans l’orphelinat de Newcastle, d’autres dans les visites de malades et de pauvres, d’autres dans la direction des groupes ou classes.
C’est Sarah Crosby qui paraît avoir frayé la voie aux femmes qui prêchent. Un jour qu’elle devait, à Derby, présider une classe d’une trentaine de femmes, elle se trouva, à sa grande surprise, en face d’un auditoire de deux cents personnes. Croyant obéir à une impulsion intérieure. elle parla à cet auditoire. Elle écrivit aussitôt à Wesley pour lui raconter ce qu’elle avait fait. « Je crois, lui répondit-il, que jusqu’ici vous n’avez pas été trop loin. Vous ne pouviez guère faire moins. Ce que vous pourriez faire, ce serait, si le cas se reproduit, de dire aux gens : Vous me mettez dans un grand embarras. Les méthodistes ne permettent pas aux femmes de prêcher ; aussi je n’entends pas prendre un tel rôle, mais je veux seulement vous dire ce qui se passe dans mon cœur. — Cela répondra, en une grande mesure, aux objections. Je ne vois pas que vous ayez violé aucune loi. Marchez donc calmement et fermement. Si vous en avez le temps, vous pourriez lire aux gens mes Notes sur tout un chapitre, avant d’ajouter quelques paroles, ou bien leur lire l’un des sermons d’appel, comme cela a été fait depuis longtemps par d’autres femmes. » En donnant ainsi son autorisation, Wesley sanctionnait un fait exceptionnel, mais il n’en fit jamais une institution régulière, et, dans la communion qu’il a fondée, le droit de prêcher n’est pas reconnu aux femmes.
Le soin des pauvres était toujours au premier rang dans les préoccupations de Wesley. Dans le rude hiver de 1762-1763, la Tamise ayant gelé, des milliers de bateliers et d’autres ouvriers que le trafic du fleuve faisait vivre tombèrent dans la plus affreuse misère ; des bandes de malheureux affamés rôdaient par les rues. Wesley fit distribuer, pendant tout ce temps, de la soupe chaude à tous ceux qui se présentèrent à la chapelle de la Fonderie. Sa générosité était proverbiale et n’était égalée que par son désintéressement. Une jeune fille de famille riche, Miss Lewen, à laquelle il avait fait beaucoup de bien, lui laissa en mourant, outre une voiture et des chevaux, un legs de 25 000 francs. Cet argent ne lui demeura pas longtemps entre les mains : « Je suis l’administrateur de Dieu pour les pauvres, » disait-il, et les pauvres eurent en effet cette somme entière. « Des centaines et des milliers de personnes, disait Thomas Olivers, l’un de ses prédicateurs, sont occupées à drainer les poches de M. Wesley jusqu’au dernier shilling, comme ses amis en sont témoinsc. »
c – Olivers, Rod for a Reviler.
S’il avait le cœur ouvert à toutes les souffrances, il prêtait naturellement une attention toute spéciale à l’état religieux de ses sociétés, qui le considéraient comme un père. Il s’affligeait de la lenteur de leurs progrès, leur dénonçait leurs défauts et leurs misères avec une sincérité qu’elles trouvaient souvent un peu rude et travaillait sans relâche à les rendre dignes de leur glorieuse mission. Il visitait les membres de maison en maison et invitait ses prédicateurs à en faire autant. Il rayait sans merci des listes de la société tous ceux qui se refusaient à en accepter la discipline et à faire partie d’une classe. Il réunissait la société partout où il allait et adressait à chacun les conseils, les avertissements et les répréhensions que nécessitait son état particulier. Il entrait dans les détails et ne craignait pas d’appeler les choses par leur nom. En Irlande, il dénonçait la saleté et le désordre comme incompatibles avec la vraie piété ; en Cornouailles et dans le pays de Galles, il se livrait à des enquêtes approfondies pour découvrir s’il ne subsistait plus aucune trace chez les méthodistes des anciennes pratiques de piraterie et de contrebande ; à Londres et ailleurs, où plusieurs membres arrivaient peu à peu par le travail à l’aisance et à la fortune, il combattait avec énergie les dangers que le bien-être apporte avec lui : mondanité, orgueil, décadence de la piété de famille, etc. Pour guérir le mal, il ne commençait pas par le nier ou par le pallier ; le tableau suivant qu’il faisait, en 1766, de l’état de ses sociétés prouve qu’il ne les flattait pas et qu’il ne se faisait aucune illusion sur les misères dont elles souffraient :
« Je dois connaître mieux que personne l’état du peuple méthodiste. Le monde dit : Les méthodistes ne sont pas meilleurs que d’autres. Ce n’est pas vrai. Toutefois cela est plus près de la vérité que nous ne sommes disposés à le croire. La religion personnelle est étonnamment superficielle parmi nous. Combien peu de foi parmi nous ! combien peu de communion avec Dieu ! Combien peu nous vivons dans le ciel ! combien peu nous marchons avec Dieu ! combien peu nous sommes morts aux créatures ! Combien d’amour du monde ! de recherche des aises, du plaisir, de la louange, de l’argent ! Combien peu d’amour fraternel ! Quelle manie incessante de nous juger. les uns les autres ! Que de bavardages, de mauvaises paroles, de médisances ! Quel manque d’honnêteté ! Où sont les serviteurs, les ouvriers, les laboureurs, les menuisiers, les maçons qui font aux autres comme ils voudraient qu’on leur fît ? Lequel d’entre eux fait tout le travail qu’il peut faire ? Qui est-ce qui, en achetant ou en vendant, fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fit à lui-même ? Celui qui ne le fait pas est un fourbe, et le fourbe méthodiste est le pire de tous. De plus, la religion de famille est honteusement en défaut parmi nous, et cela presque partout. »
L’homme qui savait porter ainsi une lumière impitoyable sur les points faibles de l’œuvre immense qu’il avait fondée possédait les qualités maîtresses d’un grand serviteur de Dieu : la clairvoyance et la sincérité. S’il voyait le mal et s’il le dénonçait, il connaissait le remède, et, dans ses conférences annuelles avec les prédicateurs, il ne cessait, comme nous le verrons, de le leur indiquer.
La preuve, s’il en fallait une, que le méthodisme, malgré les défaillances de beaucoup de ses membres, conservait sa vigueur, c’est qu’il commençait à se répandre en dehors de la Grande-Bretagne. La fin de la période qu’embrasse ce chapitre fut marquée par le commencement de la mission américaine, qui était appelée, dans les desseins de la Providence, à un si grand avenir.
Quelques émigrants irlandais que le méthodisme avait convertis à l’Évangile débarquaient à New-York, en 1760 ; un second détachement y arrivait plus tard. Privés de tout secours religieux, ils n’avaient pas tardé à tomber dans l’indifférence. Heureusement que, parmi ces quelques familles, se trouvait une femme, Barbara Heck, chez laquelle la vie religieuse, plus abondante, avait mieux résisté aux entraînements de la mondanité. Un jour que plusieurs émigrants jouaient aux cartes, elle entra brusquement dans la chambre où ils étaient réunis, et, remplie d’une sainte indignation, elle saisit le paquet de cartes et le jeta au feu, en leur adressant quelques sérieuses exhortations. Puis elle se rendit chez un autre émigrant, Philippe Embury, qui, dans son pays natal, avait été prédicateur local, et elle l’exhorta vivement à surmonter sa timidité et à commencer quelques petites réunions dans sa maison. Cette initiative courageuse fut récompensée. Embury convoqua une première réunion, qui ne compta que cinq personnes, et il organisa une classe. Peu à peu, ce petit noyau de chrétiens se développa ; des besoins religieux se manifestèrent de tous côtés, et il fallut ouvrir un autre lieu de culte. Un prédicateur local anglais, le capitaine Webb, amené en Amérique par les nécessités de son service, vint bientôt après encourager la petite société de New-York. Ce prédicateur en uniforme militaire produisit, par sa parole originale, une vive sensation dans la contrée et fut le moyen d’amener un réveil. Tous les locaux devenant insuffisants, il fallut se décider à faire construire une chapelle qui fut consacrée au culte en 1768. De proche en proche, le méthodisme s’étendit bientôt sur divers points de la Pensylvanie, du Massachussets, du Maryland et de la Virginie, naissant partout au milieu de circonstances providentielles et se développant sans secours du dehors.
Le moment vint bientôt cependant où ces diverses communautés sentirent le besoin de se rattacher à la société-mère. Un appel pressant fut adressé à Wesley, et, à la conférence de 1769, il posa cette question à ses prédicateurs : « Qui d’entre vous veut aller en Amérique ? » Boardman et Pilmoor s’offrirent à entreprendre ce voyage. Pour subvenir aux frais de la traversée, une collecte fut faite parmi les prédicateurs, et ces hommes, qui manquaient souvent eux-mêmes du nécessaire, fournirent une somme de 70 livres sterling, pour l’établissement de cette première mission méthodiste. A leur arrivée à New-York, les deux missionnaires y trouvèrent une société organisée, composée d’une centaine de membres, une chapelle pouvant contenir sept cents personnes et tellement insuffisante déjà qu’il fallait réunir en plein air une partie des assemblées. « Je n’ai vu nulle part auparavant, écrivait l’un des nouveaux arrivés, un empressement à écouter la Parole de Dieu aussi grand qu’en Amérique. »
Tels furent les débuts de cette œuvre, qui allait prendre une si merveilleuse extension. Elle commençait bien à son heure. Whitefield, dont l’activité s’était répartie entre l’Ancien et le Nouveau monde, et qui avait beaucoup fait pour réveiller les Églises indépendantes d’Amérique, mourait au milieu d’elles, cette année même où commençait la mission des deux prédicateurs de Wesley. Incomparable au point de vue des talents oratoires et de l’aptitude missionnaire, il manquait complètement de l’esprit d’organisation et ne s’occupa guère à fondre dans un organisme vivant les divers éléments préparés par sa prédication. La forte organisation que Wesley avait donnée à ses sociétés allait réparer cette lacune et rapprocher dans le faisceau d’une Église constituée des multitudes d’âmes conquises sur l’indifférence et sur la mondanité.
La nouvelle de la mort de Whitefield remplit de douleur l’âme de Wesley. Il fut touché d’apprendre que, dans ses dernières volontés, son ami l’avait chargé de prononcer son oraison funèbre ; il s’acquitta de cette tâche, et, dans la chapelle du Tabernacle construite par Whitefield, il fit l’éloge des vertus de son ami. Depuis longtemps, leurs cœurs s’étaient retrouvés avec ces affections des premières années qui survivent à tout, surtout lorsqu’elles ont été cimentées par des bénédictions reçues en commun et par des épreuves subies en commun.