Point de vue « gouvernemental ».– Deux questions préalables : Où réside l’infaillibilité ? En quoi consiste-t-elle ? — Différentes preuves du Catholicisme.
Grégoire VII avait dit : « Romana ecclesia nunquam erravit, nec in perpetuum, testante Scriptura, errabit. »e. Le Concile de Trente a dit : « Ecclesia romana omnium ecclesiarum mater est et magistra. Prœcipit igitur Sancta Synodus, patriarchis, primatibus, archiepiscopis, episcopis et omnibus aliis, ut veram obedientiam summo romano pontifici spondeant et profiteantur. » Et Bossuet s’exprime ainsi : « Les pasteurs disent, après les apôtres : Il a semblé bon au Saint Esprit et à nous. Quand l’Église a parlé par leur bouche, ses enfants ne doivent pas examiner de nouveau les articles qui ont été résolus, mais recevoir humblement ses décisions. »f. Bellarmin, ce chef de la controverse, ce métaphysicien de l’ultramontanisme, a été jusqu’à soutenir que : « Si le Pape tombait dans l’erreur au point de prescrire le vice et de condamner la vertu, l’Église serait tenue de croire que les vices prescrits sont bons et les vertus ordonnées mauvaises, qu’autrement elle pécherait. »
e – Epist. LV.
f – Exposition de la Foi.
Cette doctrine, qui caractérise et distingue l’Église romaine, ne lui est pourtant pas absolument particulière. Le haut-Anglicanisme en approche par ses principes du « consentement des premiers siècles », de la « succession apostolique », de la « régénération baptismale », etc. C’est par là qu’il a versé dans le Puseysme, et le Puseysme dans le Catholicisme. En dehors même de la tendance puseyste et, à vrai dire, à ses antipodes, il est des écoles protestantes qui ne sont pas loin de la doctrine catholique, ou tout au moins du principe où elle se fonde, Ce principe existe dans la théorie, aujourd’hui fort répandue, qui considère le développement du dogme ecclésiastique comme s’étant opéré sous une direction du Saint Esprit, la même, en nature si ce n’est en degré, que celle sous laquelle se fit la promulgation de l’Évangile. De cette sorte d’inspiration continue de l’Église à son infaillibilité, il n’y a qu’un pas. Les deux termes expriment le même fait sous deux aspects différents, et si l’on ne va pas jusqu’à les échanger, c’est que la vue du péril arrête à moitié chemin. Le traditionalisme fait à bien des égards l’œuvre du Catholicisme, qui n’a pas tardé à s’en apercevoir, et qui moissonne déjà là où il n’avait pas semé (Mœhler, Newman, etc.)
Du reste, ce n’est pas seulement dans le champ de la théologie chrétienne que germe le principe dont nous nous occupons. Bien des théories philosophiques, historiques, politiques, y mènent en divers sens. Le panthéisme, par exemple, doit naturellement y conduire, puisqu’il ne voit dans le mouvement de l’humanité, comme dans celui de la nature, que l’éternelle évolution de l’Etre : pour ses adhérents, tout est vrai et bon à sa place, puisque tout est divin. Il en est de même pour ces écoles qui, sans professer le panthéisme, considèrent la série des événements comme sortant incessamment les uns des autres, d’après la relation interne de la cause et de l’effet, et qui érigent une sorte de Fatum en Divinité de l’histoire. Il en est de même des partisans extrêmes de la souveraineté du peuple ; ils ont été fréquemment jusqu’à soutenir que le peuple est infaillible, et même impeccableg.
g – Thiers, « Histoire de la Révolution française ».
Le dogme catholique a repris faveur en ces derniers temps, favorisé qu’il était par ce besoin d’autorité et de sécurité sociale qui s’est fait si vivement sentir. On s’est reporté, avec regret et avec admiration, vers le Moyen Age, après l’avoir maudit pendant des siècles plus peut-être qu’aucune autre période de l’histoire. Cette illusion a dominé un moment la littérature comme la politique ; elle se maintient encore en bien des lieux, et les défenseurs de Rome l’ont habilement exploitée, faisant contraster le principe catholique avec le principe protestant, et profitant de tous les avantages que leur donne le trouble actuel de nos Églisesh.
h – D’un côté le romantisme, de l’autre le théocratisme ont donné, en ces derniers temps, bien des conquêtes à Rome.
S’appuyant sur ces tendances de notre temps, les principaux apologistes du Catholicisme présentent généralement le dogme de l’infaillibilité ou de l’autorité de l’Église, sous le point de vue gouvernemental plutôt que sous le point de vue doctrinal, et s’accordent à peu près tous à concentrer cette autorité dans le Pape. C’est ce qu’ont fait, en particulier, de Maistre et Lamennais (avant sa défection). « Quand nous disons que l’Église est « infaillible, dit M. de Maistrei, nous ne demandons pour elle, il est bien essentiel de l’observer, aucun privilège particulier ; nous demandons seulement qu’elle jouisse du droit commun à toutes les souverainetés possibles, qui toutes agissent nécessairement comme infaillibles, car tout gouvernement est absolu, et du moment où l’on peut lui résister sous prétexte d’erreur ou d’injustice, il n’existe plus.
i – Du Pape, « Soirées de Saint-Pétersbourg ».
Cette vérité dépendant de la nature des choses, elle n’a nullement besoin de s’appuyer sur la théologie… Ainsi, quand même on demeurerait d’accord qu’aucune promesse divine n’a été faite au Pape, il ne serait pas moins infaillible ou censé tel comme dernier tribunal, car tout jugement dont on ne peut appeler est et doit être tenu pour juste… et tout véritable homme d’État m’entendra bien, lorsque je dirai qu’il ne s’agit pas seulement de savoir si le Souverain Pontife est, maiss’il doit être infaillible. » C’est l’ultima ratio de l’argument catholique, qui le porte au fond tout entier : l’infaillibilité doit être, donc elle est !
Voici quelques paroles de Lamennaisj. « L’autorité du Saint-Siège devait naître d’une société religieuse gouvernée par un corps sacerdotal hiérarchiquement constitué. Le principe d’unité, base commune de la doctrine et de l’association catholique, impliquait un chef unique. Organe suprême de la vérité, et source de la puissance, ce chef un devait posséder la plénitude des dons inégalement distribués entre les ministres inférieurs, selon leur rang hiérarchique. La nature même de l’institution voulait que tout partît de lui et aboutît à lui, qu’il dominât tout pour que tout appartînt à l’unité dont il est le lien… Il s’ensuivait que ses décisions formaient la dernière règle de la foi, et ses commandements celle de la discipline… O Père, s’écrie-t-il, vous êtes la règle vivante de leur doctrine (des rédacteurs de l’avenir)… prononcez sur eux la parole qui donne la vie, parce qu’elle donne la lumière. »
j – Essai sur l’Indifférence, Introd.
C’est bien là ce que nous avons nommé le caractère gouvernemental du principe romain et son origine humaine ou ecclésiastique. L’infaillibilité de l’Église ou du Saint-Siège n’est pas autre chose, dans cette manière de voir, que la vérité présumée de la loi et son autorité nécessaire dans l’État. Cela se comprend aisément ; mais ce qui se conçoit à peine, c’est qu’on veuille passer de là à l’infaillibilité au sens théologique, et emporter une question de doctrine et de foi par une simple question d’ordre ou de constitution hiérarchique. Envisagée et prouvée comme le fait généralement la nouvelle école catholique, cette autorité, célébrée en termes si pompeux, ne repose que sur une base humaine ; elle est seulement de droit ecclésiastique. Ainsi entendue, tout le monde la reconnaît à quelque degré, puisqu’il faut bien dans toute Société que la loi soit environnée de respect et de soumission, en d’autres termes qu’elle soit souveraine, pour être efficace, pour être véritablement loik. Le paralogisme est de transformer insensiblement le droit humain en droit divin, et une institution purement ecclésiastique en une institution surnaturelle, organe du Saint Esprit, dont les décisions lient les consciences et deviennent la règle suprême de la foi et de la vie religieuse, comme émanant de Dieu lui-même.
k – Ce principe, les Églises protestantes l’ont constamment admis, ne variant entre elles que sur les applications qu’elles en ont faites ; elles ont toutes leur organisation, leur gouvernement, et, par cela même, leur autorité.
La théorie catholique, sous cette forme, est exactement celle de la démocratie extrême qui conclut de la souveraineté du peuple à son infaillibilité ou à son droit de tout soumettre à ses décrets. Des deux parts, on dit : il faut à l’ordre une autorité, un tribunal sans appel, donc cette autorité, ce tribunal, où tout se décide en dernière instance, doit être tenu comme ne pouvant errer. Il est, je pense, plus qu’inutile de discuter de tels arguments. Ils n’iraient à rien moins qu’à mettre une fiction légale à la base du Catholicisme ; et je ne vois guère ce que le Catholicisme pourrait y gagner.
C’est uniquement dans le sens théologique que nous avons à examiner ici le dogme de l’infaillibilité ; il ne nous intéresse que comme prérogative d’un genre spécial et surhumain qui fait de l’Église, ou de son chef visible, l’organe inspiré de la vérité religieuse, l’oracle vivant et permanent, le juge des controverses, l’arbitre de la doctrine, la source de la grâce et de la vie.
Deux questions préalables : — Où réside l’infaillibilité ? — En quoi consiste-t-elle ? — Ces deux questions sont déjà fort embarrassantes pour les docteurs catholiques.
1° L’infaillibilité réside-t-elle dans la masse de l’Église, qui ne pourrait errer quant à ses croyances générales ? (opinion souvent émise, non seulement chez les catholiques, mais chez les anglicans, et ailleurs dans la Réforme) — ou dans le Concile ? — ou dans le Concile uni au Pape ? — ou dans le Pape seul ? — Si c’est dans le Pape, comme on semble le supposer aujourd’huil, est-ce toutes les fois qu’il parle, ou simplement lorsqu’il parle ex cathedra ? Si c’est uniquement dans ce dernier cas, quand le Pape parle-t-il ex cathedra ? est-ce seulement quand il s’adresse à l’Église universelle, comme par exemple quand il publie une décrétale ? ou quand il prononce après les délibérations du Sacré collège ? ou quand il répond à une consultation ? ou chaque fois qu’il décide un point quelconque de discipline et de doctrine, etc. ? Toutes ces opinions, et bien d’autres encore, ont eu leurs partisans ; laquelle est la véritable ?
l – Ces pages datent de 1864, et le dogme de l’Infaillibilité du Pape n’a été proclamé qu’au Concile du Vatican, en 1870. (Edit.).
2° En quoi consiste l’infaillibilité, quelque part qu’on la place ? — Les uns l’étendent à tout ce qui intéresse l’ordre et le bien de l’Église ; d’autres, la reconnaissant en matière de foi, nient qu’elle existe en matière de mœurs, ou en matière de faits (Jansénistes), ou en matière de discipline (Gallicans, qui, par cette distinction, rejetèrent une partie des décrets de Trente).
Sans multiplier ces questions, sans presser ces difficultés sur la nature et le siège de cette haute prérogative que s’attribue l’Église romaine, remarquons que les divergences des docteurs catholiques sur ce point capital prouvent assez que le fondement de leur unité est lui-même fort incertain, et qu’il provoque fortement l’examen et le doute. Leurs opinions peuvent cependant se réduire à trois principales : ils placent l’infaillibilité ou uniquement dans le Pape (ultramontains), ou essentiellement dans le Concile (cisalpins ou gallicans rigides, doctrine de Constance et de Bâle), ou dans le Concile confirmé par le Pape (gallicans modérés). La première opinion domine aujourd’hui, et semble devoir se généraliser de plus en plus, par la nature même des arguments auxquels en appellent de préférence les apologistes du Catholicisme. Ils parlent surtout de la nécessité d’une autorité visible et permanente, qui décide souverainement toutes les discussions de doctrine et de discipline à mesure qu’elles naissent ; or, dans l’élan actuel de l’Église romaine, cette autorité ne peut se trouver que dans le Pape ; c’est donc en lui qu’elle doit se concentrer. Le gallicanisme s’en va de jour en jourm. Mais, en prenant le dogme tel que le posent les théologiens catholiques, et dans cette forme générale où ils se retranchent, (sans exiger qu’ils répondent à nos questions préliminaires, qui devraient cependant, en bonne règle, être d’abord éclaircies et résolues), nous arriverons bientôt par un examen tant soit peu approfondi à cette conclusion de Chillingworth : « J’avoue, pour ma part, qu’après une recherche sérieuse et, je le crois, impartiale, de la voie qui mène à la vie, je n’ai rien trouvé où je pusse appuyer sûrement la plante de mes pieds que le rocher des siècles, la Bible. J’ai vu papes contre papes, conciles contre conciles, Pères contre Pères, chaque Père se contredisant lui-même, l’Église d’une époque s’élevant contre l’Église d’une autre époque, et les décisions de Trente en opposition avec la Parole de Dieu. »
m – Nous pouvons dire aujourd’hui : Il s’en est allé. (Edit.).
Les Catholiques appuient leur doctrine sur trois sortes de preuves : extranaturelles (argument scripturaire) ; rationnelles ; historiques (argument traditionnel) et sur l’argument dit « de Bossuet », qui tient aux trois autres sans rentrer positivement dans aucun.