Cette hypothèse, quoique moins décriée, est tout aussi déraisonnable, lorsqu’on se rappelle la lucidité constante, le calme parfait, la pleine possession de soi-même, la modestie, la dignité et la patience du Christ, toutes choses qui sont aux antipodes d’un caractère enthousiaste, exalté et ardent aux illusions. Un Juif de cette époque, qui, emporté par sa fiévreuse imagination, se serait cru le Messie et le Fils de Dieu, bien loin de s’opposer aux vues et aux opinions du peuple, et de décourager toutes les espérances temporelles de ses compatriotes, se serait mis à coup sûr à la tête d’une révolte contre la domination si détestée des Romains, ainsi que le fit plus tard Bar-Chohba, et aurait essayé de fonder un royaume terrestre. Et cette ivresse enthousiaste, si voisine, dans ce cas, de la folie, au lieu de supporter avec calme et patience l’opposition malicieuse des conducteurs du peuple, aurait fait éclater les passions les plus violentes, et se serait précipitée dans les démarches les plus inconsidérées.
Voyez, au contraire, combien est admirable la tenue, la conduite spirituelle du Christ ! Il ne s’égare jamais dans les jugements qu’il porte sur les hommes et sur les choses. Il ne se laisse jamais séduire par les apparences. Son regard, pénétrant à travers la superficie, atteint toujours au cœur. Il ne pose jamais une question qui ne soit parfaitement à sa place, et il ne donne jamais une réponse qui ne soit excellente, ou que l’on eût pu mieux saisir ou mieux exprimer. Que de fois il a réduit au silence ses sophistes et rusés censeurs, les prêtres et les scribes, par un seul mot qui frappait juste, ou qui pénétrait comme un éclair dans leur conscience, ou qui évitait soigneusement le piège qui lui était tendu ! Lorsque les pharisiens et les hérodiens, désireux de l’impliquer dans les luttes politiques du jour, lui demandent s’il convient de payer l’impôt à l’empereur romain, il se borne, à la vue de leur perfide malice, à demander une monnaie ; et leur montrant l’image impériale : « Rendez, leur dit-il, à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ; » parole qui résout admirablement la si difficile question de l’Eglise et de l’Etat, et que l’on peut appeler la plus sage réponse qu’un homme ait jamais faite. Lorsque les sadducéens, qui niaient la résurrection, lui demandent, pour le déconcerter, ce qu’il en sera dans l’autre monde de l’état matrimonial de cette vie, il résout la difficulté en leur enlevant le point d’appui sur lequel elle portait, et puis s’emparant de cette portion de l’Ancien Testament à laquelle ils faisaient profession de croire, il leur dit : « N’avez-vous pas lu ce que Dieu vous déclare sur la résurrection des morts quand il dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; car Dieu n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants ? » Par cette brève explication, il leur découvre le sens profond que jamais personne avant lui n’avait su voir dans cette appellation de Dieu, et qui, une fois mis en lumière, est si clair et si évident que les sadducéens eux-mêmes furent réduits au silence, tandis que la foule faisait éclater son admiration. Et lorsque des hypocrites qui se croyaient saints lui exposent le cas de la femme adultère, espérant le mettre en contradiction avec les sévérités de la loi, que fait-il ? Il refoule la question et toute l’affaire dans leur propre conscience par ces simples mots : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ; » et soudain, lisons-nous, repris par leur conscience, ils sortirent l’un après l’autre, depuis les plus vieux jusqu’aux plus jeunes. Dans aucune circonstance agitée ou difficile, le Christ n’a jamais perdu l’équilibre de son âme ou la clarté de son regard, et aucune de ses sentences n’a jamais blessé le bon goût le plus exigeant.
Eh bien ! nous le demandons aux esprits impartiaux, ce grand esprit limpide comme le ciel, puissant comme les souffles de la nature, aigu et pénétrant comme un glaive à deux tranchants, sain et vigoureux à tous égards, toujours prêt et toujours sûr de lui-même, offrait-il quelque prise à une illusion si radicale, si étonnante, et aux enivrements d’un tel rêve sur son compte et sur sa vocation ? Arrière donc, cette supposition repoussante !
Ecoutons, à ce sujet, le plus considérable des unitaires : « Le reproche d’un enthousiasme extravagant qui se séduirait lui-même, dit Channing, est le dernier que nous ayons à examiner. Mais où donc en trouvons-nous, dans son histoire, la plus légère trace ? Le découvrons-nous par hasard dans la calme autorité de ses préceptes ; dans l’esprit doux, pratique et bienfaisant de sa religion ; dans la simplicité du langage où il déploie ses hautes qualités et expose les plus sublimes vérités religieuses ; ou bien dans cette saine raison, dans cette profonde connaissance des hommes qu’il révèle partout, en appréciant et en maniant les diverses classes de la société auxquelles il a affaire ? S’il était un enthousiaste exalté, le verrait-on, d’un côté, prétendre à la puissance et à la domination dans l’autre monde, et diriger sans cesse les cœurs des hommes vers le ciel ; et de l’autre, ne jamais se livrer lui-même à son imagination, et n’aiguillonner jamais celle de ses disciples par de vives images, ou par de minutieuses descriptions de cet état futur ? Disons-le, quelque extraordinaire que soit le caractère de Jésus, il se distinguait éminemment par une sérénité qui était plus que du calme, plus que de la possession de soi-même. Ce trait brille à travers toutes ses qualités et toutes ses prééminences. Qu’elle était souverainement tranquille et sereine, sa piété ! Montrez-moi, si vous le pouvez, un seul éclat passionné, violent, de son sentiment religieux ? Sa prière respire-t-elle, par hasard, quelque enthousiasme fiévreux, quelque exaltation délirante ?… Sa bienveillance elle-même, quoique incomparablement sérieuse et profonde, n’était-elle pas paisible, reposée ? Sa vive compassion fraternelle lui faisait-elle jamais perdre son empire de lui-même, ou bien le poussait-elle jamais aux entreprises impatientes et précipitées d’une philanthropie surexcitée ? Non ; il faisait le bien avec le calme et l’égalité d’humeur qui caractérisent la providence de Dieu21. »
21 – Discours sur le caractère du Christ. Œuvres de Channing, vol. IVe, p, 17, 18.