Il est une force qui exalte toutes les facultés de l’homme et leur fait produire des effets qui ont quelque chose de prodigieux. Celui qui en est animé sent avec puissance, discerne avec sûreté, combat avec courage, exécute avec persévérance. Ses facultés se dirigent et se concentrent sur un but qu’il voit clairement ; il sent le terrain sur lequel il marche solide et ferme sous ses pieds ; il avance sans hésitation et sans faiblesse. Les obstacles l’échauffent et ne le découragent pas ; les sacrifices ne lui coûtent rien. Il lutte, il résiste, il triomphe, il laisse de sa vie des traces qui excitent, pendant de longues générations, l’étonnement, le respect, et font la gloire de l’humanité. Cette force, c’est la foi.
Il est une influence fatale qui s’attache au cœur de la vie humaine pour la paralyser et la flétrir. Celui qui l’éprouve, toujours tiraillé par des forces opposées, ne peut rien accomplir de beau, de durable, de grand. Les facultés de son âme n’ont point de centre ; elles ne sont jamais recueillies, élancées fortement vers un même but. S’il avance, il tourne à chaque instant ses regards en arrière, regrettent le point dont il s’éloigne autant qu’il désire celui vers lequel il va. Le terrain sur lequel il marche est mouvant ; le but qu’il se propose est vague et confus ; la volonté qui le pousse est chancelante, parce qu’une autre volonté surgit toujours à côté d’elle, pour le pousser vers un but différent qui n’est pas plus clair à ses yeux. L’obstacle ne le trouve point résolu ; la difficulté l’arrête et le décourage. Il essaye de tout et n’est content de rien, pas même de lui. Il tâtonne sans cesse, il produit des ébauches et point d’œuvres. Après un combat sans courage, l’abîme du temps se referme sur lui, et il n’y laisse point de traces. Cette influence qui flétrit et qui paralyse est celle du doute.
Suivez l’homme dans sa vie intime et dans toutes les applications qu’il peut faire de ses facultés : vous distinguerez sans peine les effets de l’une ou de l’autre de ces dispositions que nous venons de décrire. Partout où vous verrez l’homogénéité, la spontanéité, la naïveté, la puissance, la franchise de l’allure, la constance du mouvement, le courage et le sacrifice, vous reconnaîtrez la foi. Partout où vous verrez le tâtonnement, la recherche, la faiblesse de la volonté, les essais infructueux, les efforts et le découragement, la tristesse et la crainte, vous reconnaîtrez le doute.
Nous admirons tous les jours la puissance que le génie humain a déployée dans les arts à certaines époques, trop rares, dont les monuments nous étonnent et nous ravissent. Dans ces époques fortunées, le beau est jeté avec profusion sous les formes les plus diverses par des artistes nombreux qui surgissent de toutes parts. Les chefs-d’œuvre succèdent aux chefs-d’œuvre par un mouvement spontané, comme la feuille succède à la feuille sur l’arbre que la nature a fait pour la produire. Rien n’égale la fécondité de la source que l’inimitable beauté de ses produits. Point d’hésitation, point de tâtonnement, point de recherche. Chaque artiste a sa puissance propre, son ineffaçable individualité ; mais un mouvement puissant les emporte tous, un sentiment commun les inspire. Ils savent ce qu’ils veulent et l’exécutent avec simplicité et sûreté. Leurs œuvres sont homogènes. Dans leur abondance, elles portent un caractère de profondeur et de plénitude devant lequel nous nous inclinons. Cette source de beauté, cette puissance intérieure, si féconde en admirables choses, n’était qu’une des formes de la foi ; c’était la foi elle-même s’appliquant à l’art.
D’autres époques ont présenté un spectacle bien opposé. De la recherche, des tâtonnements, des essais. Au lieu de couler de source, les produits des arts ne sont que le résultat du calcul. Un système succède à un système, une imitation à une imitation. La nature est méconnue : on ne sent pas assez purement pour la goûter ; l’exagération prend sa place. On traverse le beau ; on rencontre le faux et le laid. L’effort se voit partout, la simplicité et la beauté nulle part. La peinture découragée s’empare des formes de la statuaire, qu’elle abandonne bientôt avec dégoût pour se jeter dans d’autres travers. La statuaire à son tour veut s’emparer des ressources de la peinture et ne réussit qu’à perdre les siennes. La littérature fouille dans toutes les annales, imite les chefs-d’œuvre étrangers qu’elle ne comprend pas, force tous les effets sans parvenir à émouvoir, et retombe découragée. En voyant de tels résultats, vous devez reconnaître la cause : vous avez devant vous les effets du doute.
Si vous voyez régner dans une maison l’ordre et l’harmonie ; si ceux qui l’habitent sont contents les uns des autres et s’étudient à se rendre heureux ; si les orages sont tout au plus à la surface et la sérénité dans le fond ; si les intérêts se confondent, si les affections se conservent et s’épurent ; si les erreurs se pardonnent et s’oublient, reconnaissez là les effets d’une confiance mutuelle qui a passé dans la vie et ne se laisse plus ébranler. C’est une foi profonde et vivement partagée, qui procure cette sérénité, qui embellit le bien et qui fait pardonner le mal, ou plutôt qui assure d’avance qu’il n’y a rien à pardonner.
Mais si vous avez le spectacle du désordre et de la désunion ; si les volontés sont divergentes ; si chacun ne songe qu’à lui-même et ne sait pas s’imposer des sacrifices pour les autres ; si l’inquiétude et la jalousie laissent voir leurs traits hideux, soyez certain que ces âmes n’ont plus de foi en elles-mêmes ni dans ceux qui les entourent. Le doute s’est assis au foyer domestique pour en éloigner la paix et empoisonner le bonheur par son souffle empesté.
Et sur un théâtre plus vaste, sur ce théâtre où s’agitent et se décident les destinées des peuples, qui pourrait méconnaître et confondre l’action de ces deux principes opposés ? L’un s’y manifeste comme amour de la patrie et comme abnégation de l’individu devant elle ; l’autre s’y manifeste comme indifférence pour le pays et comme culte de l’individu ; l’un inspire le dévouement et la confiance, l’autre l’insouciance et l’égoïsme. Quand la patrie est le premier de tous les intérêts ; quand ses lois sont acceptées et chéries ; quand elles sont entrées dans les habitudes du peuple au point de diriger et de mouler en quelque sorte sa vie publique ; quand on tient aux formes de son organisation et au fond même de sa prospérité ; quand on est glorieux de sa gloire et heureux de son bonheur, alors tout devient facile ; les grandes choses s’opèrent par le concours sincère de tous ; les grands dangers se conjurent par la coopération spontanée de tous ; on croit au pays, à son avenir et à ses lois. Mais quand cette cette foi est ébranlée, quand on tâtonne et qu’on ne croit plus, quand tout est question et rien n’est croyance, quand l’amour même de la patrie a fini par s’affaiblir et par s’éteindre, alors la force politique disparaît sous l’influence glaciale du doute. Quand on ne croit rien assez fortement, on est incapable des grandes choses. Le dévouement est traité de faiblesse, et le sacrifice d’imbécillité. Chacun est de feu pour l’attaque, car il espère y trouver non pas le bien du pays, mais une satisfaction pour son amour-propre ou son intérêt ; chacun est de glace pour la défense, car il ne voit que le danger, et le fond même ne lui tient point à cœur. On essaye tout, on n’achève rien. On abandonne l’œuvre aux trois quarts consommée, pour en entreprendre une autre bientôt abandonnée à son tour. Chacun se retire et s’efface pour conserver le peu de terrain qu’il occupe, et s’inquiète peu du pays. Point de centre d’action, point d’idées arrêtées, point de mouvements généreux : le doute a tout paralysé. Sous son action délétère, tout s’éteint et tout meurt, excepté l’égoïsme, qui veille toujours pour guetter sa proie et pour la saisir à propos.
La politique n’est qu’une partie de la morale, et les devoirs du citoyen sont bien loin d’épuiser tous ceux que l’homme est appelé à remplir. Dans ce champ plus vaste, l’influence de la foi et celle du doute ne sont pas moins manifestes et moins opposées que dans les champs bornés où nous venons de porter les yeux. La moralité n’est quelque chose qu’à condition d’être spontanée, prompte, sûre, décisive, puissante. Si elle est faible, si elle hésite, si elle calcule, elle n’est déjà plus la moralité. Dans les jugements que nous portons d’elle, nous n’en faisons cas qu’autant que nous avons la conscience qu’elle gît au fond de l’âme, qu’elle gouverne la vie, qu’elle agit et se déclare par un mouvement naturel et irrésistible, qu’elle est l’expression de l’âme tout entière dans ce qu’elle a de plus profond et de plus intime ; en un mot, qu’elle a foi en elle-même. Nous nous méfions d’elle si elle balance, si elle tergiverse, si les occasions décisives la trouvent flottante et irrésolue ; en un mot, si elle doute. La moralité, dans sa plus haute acception, est le sacrifice perpétuel de l’individu, c’est-à-dire de l’agent lui-même, à la loi, c’est-à-dire aux conditions nécessaires du bonheur de la masse. Mais le sacrifice est un effort, un élan, un dévouement de l’âme que rien ne peut inspirer, si ce n’est une foi profonde et puissante en la loi, en son but, en son garant et sa sanction. Dès qu’il y a doute, la force disparaît, le sacrifice devient impossible. Dès qu’un autre intérêt est mis en balance dans l’esprit avec celui du devoir, dès qu’une autre crainte vient égaler la crainte de Dieu, dès qu’une autre voix vient parler aussi haut que la voix de la conscience, dès que l’utile vient se mettre en parallèle avec le juste et laisse le cœur suspendu, le doute s’est emparé de l’âme et la moralité s’est effacée devant lui. Quand les passions parlent si haut, quand les intérêts sont si pressants, délibérer, c’est être vaincu. Il n’est pas trop de tout le courage que peut seule inspirer la foi, pour triompher constamment dans ce combat de toute la vie.
Mais la région de l’âme où cette double influence s’exerce de la manière la plus puissante, c’est assurément cet espace éthéré dans lequel plane la religion. On peut dire avec juste raison que la religion est, en effet, le point culminant de l’existence humaine. Par elle, l’homme sent qu’il est un être céleste et divin, et centralise toutes ses forces pour réaliser cette grande idée qu’il se fait de sa propre nature. Il reconnaît le divin en lui-même et autour de lui ; c’est en lui et pour lui qu’il aime à vivre. Le matériel, le passager, l’imparfait, le fini, ne sont plus pour lui que des degrés par lesquels il s’élève au spirituel, à l’immuable, au parfait, à l’infini. Il ne trouve le repos que devant ces idées éternelles qu’il contemple sans cesse et qu’il n’épuise jamais. Et s’il a le bonheur d’être chrétien, il trouve en Jésus une manifestation de la divinité, surtout de la partie morale, plus claire, plus puissante, et surtout plus émouvante que celle qu’il trouve dans la nature ; plus indépendante et plus pure que celle qu’il trouve dans son propre cœur. Mais, s’il doute, où sera la vie ? où sera l’espérance ? où sera la force ? où sera l’amour ? La religion doit emporter l’âme tout entière vers un but mystérieux, mais cher : le doute l’arrête, la divise, la retient, l’embarrasse et l’attache à la terre. C’est l’oiseau qui veut prendre son vol vers les cieux, mais dont un inextricable réseau comprime les ailes et paralyse l’essor. Il se débat en vain et retombe épuisé après des efforts inutiles. Ici la vérité devient évidente par le simple énoncé : la religion ne vit que de foi comme la moralité et plus encore peut-être. Elle n’existe que par cette force intérieure. Pour elle, douter c’est déjà ne plus vivre ; c’est se débattre contre la mort.
D’où vient le doute, et comment y échapper ?
Le doute est dans l’esprit, la foi est dans le cœur.
J’entends par l’esprit la faculté de raisonner ; j’entends par le cœur ces sentiments profonds, ces tendances puissantes, ces instincts de notre nature morale qui existent en fait au fond de notre âme et qui sont pour une si grande part dans le caractère spécial de l’humanité.
Un peu de réflexion suffit pour faire comprendre que la source unique de toute conviction intime, de toute véritable foi, est dans le cœur et non dans l’esprit.
L’esprit procède par induction. Il est guidé et en quelque sorte forcé dans ses opérations par des rapports nécessaires entre les idées. Un principe posé donne sa conséquence obligée, laquelle, devenant principe à son tour, fournit une nouvelle conséquence, et ainsi de suite à l’infini, s’il y avait de l’infini dans ce que l’homme peut effectuer. Il résulte de là que les opérations de l’esprit ont quelque chose de général et d’impersonnel, qui laisse à peu près passif le sujet dans lequel elles ont lieu. Elles procèdent par des règles obligées, auxquelles il ne peut rien changer ; elles donnent des résultats qu’il ne peut refuser d’admettre. C’est comme une armée qui défile devant lui dans un ordre très serré, dont il est simple spectateur sans y pouvoir commander. Un bataillon suit un bataillon, un numéro suit un numéro dans une série constante, jusqu’à ce que le cycle soit accompli ou le spectateur lassé. La série passe devant lui, lui-même en dehors et à distance ; ce n’est pas en lui ; ce n’est pas lui. Aussi, là où la faculté de raisonner se montre la plus indépendante et la plus pure, n’ose-t-on faire intervenir l’idée de l’individu. Nul ne dit mes mathématiques, comme il dit ma conduite ou mon poème. Ce caractère de l’opinion à laquelle on arrive par le raisonnement la prive déjà de toute intimité, et la sépare des principes qui se fondent avec notre personne morale, qui sont en contact immédiat avec elle et qui influent le plus fortement sur sa vie.
Mais, du moins, la nature du procédé, la rigueur et même la nécessité des conséquences devraient-elles amener une conviction irrésistible, et par conséquent exclure le doute.
Oui, pour un esprit infini ; mais pour un esprit borné, c’est tout autre chose.
Quelque grande que l’on suppose la rigueur du raisonnement, elle ne remonte pas au delà du principe. Or, une intelligence bornée ne prend pas son principe à l’origine des choses ; comment y remonterait-elle ? Elle le prend à un point quelconque d’une chaîne immense et compliquée, peut-être au hasard, peut-être parce qu’elle est incapable de remonter plus haut. Elle le prend comme absolu, tandis qu’il n’est qu’un cas particulier ; elle l’isole, tandis qu’il tient à tout ; elle le grossit outre mesure dans son importance, tandis qu’il est limité par d’autres principes non moins nécessaires et non moins puissants que lui ; que sais-je, elle le prend pour vrai, tandis qu’il est faux. Si elle eût pris pour base un autre principe, en particulier un de ceux qui viennent limiter celui qu’elle a préféré, elle aurait obtenu des conséquences opposées. Faut-il s’étonner si, à mesure qu’elle avance, les difficultés s’accroissent ; si, à chaque pas, les conséquences deviennent plus paradoxales ; si elle vient se heurter contre des vérités aussi anciennes que le monde et que ses arguments n’ébranleront pas ; en un mot, si l’hésitation et le doute se glissent entre elle et ses résultats, et viennent la troubler au milieu de ses déductions les plus triomphantes ?
Les mêmes difficultés que le raisonnement rencontre à son origine, il les rencontre à chacun de ses progrès. Tantôt le principe permet une double conséquence ; tantôt il subit, à un point donné, une limitation qui peut passer inaperçue. Si vous n’acceptez qu’une des conséquences multiples, si vous n’apercevez pas la limitation et si vous n’en tenez pas compte, vous prenez pour absolu ce qui n’est que relatif ; vous excluez une partie importante de la vérité, c’est-à-dire que vous-même êtes déjà dans l’erreur, que cette erreur vous serre de plus près à chaque nouveau chaînon que vous parcourez, et qu’elle vous apparaît enfin inquiétante, inévitable, traînant après elle le découragement et le doute. C’est une forêt immense de branches et de rameaux, au milieu desquels vous vous perdez, sans pouvoir jamais distinguer quels sont les troncs auxquels ils appartiennent.
Le domaine du cœur est d’une tout autre nature. C’est celui de la spontanéité, de l’activité, de la vie, de la personnalité. Dans tous les actes qui s’y passent, l’homme intervient lui-même comme base, comme principe, comme sujet, comme personne. S’il éprouve un sentiment, s’il rencontre en lui un instinct, s’il est poussé par une tendance de sa nature, ce sentiment est dans la partie la plus intime de son être ; cet instinct sort du fond de son âme ; cette tendance est dans sa propre volonté ; cette action puissante à laquelle il est soumis, c’est la sienne, et il ne la distingue point de lui-même. Sans doute ces sentiments, ces instincts et ces tendances viennent de plus haut que l’homme. Il ne se les est point donnés : ils émanent de son Créateur et remontent vers lui. Mais ils sont l’homme, dans ce qu’il a de plus immédiat et de plus spontané. Dans tout ce qu’il éprouve, c’est ce qu’il peut le moins regarder comme n’étant pas lui. La foi qui porte sur cette base est donc intime et profonde. Elle part des sources mêmes de la vie ; elle prend l’être moral tout entier ; elle se confond avec le sentiment de l’existence, et l’homme ne la sépare jamais de lui-même.
Toute puissante qu’elle est, cette considération n’est encore que secondaire. En voici donc une autre qui va plus avant dans l’intimité du sujet.
Le cœur n’est pas le domaine des conséquences, c’est celui des données. Il fournit des principes immédiats, des principes certains, dont la réunion a toujours constitué et constituera toujours la conscience du genre humain. Ils se montrent partout à travers les siècles ; ils résistent à toutes les révolutions ; ils survivent à tous les systèmes. Seuls ils expliquent l’histoire et sont la gloire de l’humanité. Le raisonnement échoue à les déduire d’autres données, à les prouver par d’autres principes. Il échoue bien plus évidemment encore à les nier et à les dissoudre par des arguments fondés sur d’autres bases. Au milieu de ce vain cliquetis de la logique, qui peut l’éblouir un moment, l’homme se replie sur lui-même et se retrouve tout entier, avec ces principes immédiats et puissants de sa nature intime, qu’il n’appartient pas à la logique de changer. Il touche et il voit, devant le raisonneur qui nie les corps ; il marche, devant celui qui nie le mouvement ; il aime, devant celui qui proclame l’égoïsme ; sa conscience se soulève et s’indigne, devant celui qui nie la moralité ; son âme s’élance hors de la terre, devant celui qui nie la religion et Dieu. C’est donc là que sont en effet la vie et la plénitude de la foi.
S’il veut croire et chasser le doute, il faut que l’homme connaisse bien ce que le raisonnement peut rendre et ce qu’il refuse ; il faut qu’il rentre dans sa conscience et qu’il vive avec son propre cœur.
Appliquons d’abord ces remarques au cas le plus simple. La sensation est le moyen immédiat par lequel notre âme est avertie des phénomènes qui se passent dans le monde qui n’est pas elle. Le mot même par lequel on la désigne indique qu’elle est un acte de la faculté de sentir, c’est-à-dire une fonction de l’âme elle-même. C’est déjà le sentiment le plus simple mis en jeu dans l’âme par des causes placées au dehors. Toutes les recherches des physiologistes, tous les systèmes des philosophes ne nous en ont pas appris davantage. Là est un abîme que l’intelligence humaine n’a pu franchir. Là est le point de contact de deux mondes, que l’intelligence humaine ne sait comment rallier. Admirable révélation, manifestation mystérieuse de la matière à l’esprit ! Il faut l’accepter et y croire, sans l’expliquer et sans la comprendre, sous peine de misère et de folie. Mais aussi la foi qu’elle inspire, fondée sur le sentiment intime, est-elle complète et irrésistible. Et le raisonnement qui a tenté de la dissoudre, quoique spécieux comme tant d’autres, n’a jamais pu prendre contre le sens commun de l’humanité. Mais, sans remonter aussi haut, supposons pour un moment que le raisonnement s’ingère de suppléer à la sensation par ses conséquences et ses calculs ; qu’il parte d’un fait accompli dans un temps donné et qu’il en déduise les événements, les phénomènes qui doivent se passer à l’instant ; qu’il veuille faire prévaloir ses conclusions sur le témoignage immédiat des oreilles et des yeux ; n’est-ce pas une folle tentative ; et celui qui voudrait y persévérer, perdu dans des conséquences diverses qu’il serait incapable de contrôler, ne deviendrait-il pas inévitablement la proie du doute ? Semblable à ces enfants qui cherchent un but après s’être bandé les yeux, il ferait à chaque instant fausse route, tandis que ses compagnons marcheraient d’un pas ferme, guidés par leur foi immédiate et complète dans le témoignage de leurs sens.
Prenons encore un exemple dans un instinct un peu plus élevé que celui de la sensation. Qui peut nier que l’amour paternel ne soit en effet un instinct de notre nature qui nous a été donné par le Créateur dans des vues pleines de sagesse ? Il agit sur toutes les créatures humaines avec une puissance irrésistible, et il se manifeste avec non moins d’énergie dans les êtres placés au-dessous de l’humanité. Il est prompt et complet dans son action ; il est immédiat ; il est général ; il est désintéressé ; il est sûr ; il fait taire d’autres principes qui, dans tout autre moment, exerceraient une influence suprême ; il va jusqu’à commander et à soumettre l’instinct de la conservation. C’est donc à la fois un instinct puissant de notre nature, un sentiment profond de notre cœur. Aussi le père et la mère le suivent-ils sans hésitation, sans calcul, avec constance, avec courage, à travers toutes les difficultés, tous les sacrifices, tous les dégoûts, comme à travers les espérances les plus douces et les jouissances les plus vives. C’est de la foi ; car elle est dans le cœur, car elle procède d’une affection vivante. Le doute ne saurait en approcher. Mais que, laissant de côté cet instinct puissant de son âme, le père veuille en scruter les bases par le raisonnement ; qu’il veuille trouver par là ce qu’il doit à son fils, ce qu’il peut en attendre, et les sacrifices auxquels il peut se livrer ; bientôt, embarrassé dans des conséquences opposées, il ne saura plus ni ce qu’il sent, ni ce qu’il veut, ni son devoir, ni son intérêt, ni ses espérances. Le doute avec son froid glacial se sera logé dans son âme. Il ne faut plus qu’une circonstance pour qu’il devienne un père dénaturé. Sans doute un père se sert de sa raison pour se diriger vers le but que lui désigne son amour pour son enfant. Il observe, prévoit et calcule pour lui assurer le bonheur ; mais que le raisonnement qui éclaire l’instinct ait jamais pu le créer, c’est ce qu’il est impossible de croire. Ainsi appliqué, il ne saurait créer que le doute.
Je ne puis poursuivre cette idée dans toutes ses applications. Le lecteur y suppléera sans peine, l’espace me manquerait. Je laisse de côté toutes les autres affections de famille, et même l’amour de la patrie, qui confond dans un même sentiment l’amour filial et l’amour de l’humanité. Je ne m’arrête pas même au sentiment du beau, qui est bien véritablement un instinct et un besoin de notre âme. Il peut se développer et s’étendre, ou se laisser dominer et presque étouffer par les goûts grossiers ou par les soins inévitables de notre nature charnelle ; il peut, comme tous nos autres sentiments, être éclairé dans son exercice par le bon sens et la raison, sous forme de goût ; mais il n’est pas créé, il n’est pas même expliqué par le raisonnement : il est donné de plus haut à notre âme divine, comme une source pure de jouissances intarissables et dignes d’elle. C’est quand ils ont puisé purement et simplement dans ce sentiment naturel, dans cet instinct du génie, que les artistes ont été puissants, riches et variés. Leurs œuvres, émanant du cœur, ont ébranlé les masses et trouvé partout des échos. C’était la foi fondée sur un sentiment immédiat et profond. Mais quand le raisonnement voulut se substituer à cette puissance mystérieuse ; quand il eut tout soumis à sa critique ; quand, généralisant quelques cas particuliers, il eut donné ses recettes pour les lois et les limites de la nature, alors la véritable fécondité disparut ; le génie fit place à la recherche, la puissance à la faiblesse, la foi au doute, jusqu’à ce qu’après une longue éclipse, le sentiment du beau animé, ou plutôt délivré de ses entraves, ait reproduit, sous de nouvelles formes, une série de chefs-d’œuvre inépuisables comme lui. Quand l’art grec demeure enseveli sous les arguties des rhéteurs, l’art gothique surgit tout à coup chez des peuples encore vierges ; il étonne et enchante le monde par ses magiques beautés. Quand la poésie est emprisonnée et frappée de stérilité par les vains préceptes d’une critique arbitraire, elle se renouvelle tout à coup et retrouve toute sa puissance chez d’autres peuples en les foulant tous aux pieds. Il faut nier l’évidence ou faire une nouvelle rhétorique, qui ne tardera pas plus longtemps que l’autre à recevoir de solennels démentis.
Venons-en donc à des instincts plus nobles et plus puissants encore de notre nature. Les mêmes remarques, justifiées par des applications plus faciles, n’y porteront pas avec moins de justesse. La moralité est un de ces instincts célestes qui élèvent l’homme au-dessus de la sensualité, au-dessus des intérêts et des plaisirs, et font déjà de lui sur la terre un être vraiment divin. Mais cette-moralité elle-même, sur quoi est-elle fondée ? Où puise-t-elle sa force ? Quel est le ressort qui la pousse avec tant d’énergie et lui donne la puissance de vaincre les passions les plus ardentes, les besoins les plus impérieux de notre nature mortelle ? Trouverons-nous cette force au bout d’un raisonnement fondé sur le principe de l’intérêt bien entendu, d’une force étrangère à laquelle il faut obéir, de la sensation transformée, et que sais-je encore ? Efforts impuissants, tentatives funestes ! Tous les systèmes imaginés pour expliquer la moralité par autre chose que par un sentiment simple, profond, intime, n’ont jamais fait qu’énerver la moralité et produire le doute. La conscience du genre humain se soulève contre la confusion de la moralité et de l’intérêt privé. La raison demeure impuissante à prouver que l’individu se doive sacrifier à l’intérêt général. La soumission à une volonté étrangère n’est déjà plus la moralité. Et pourtant la moralité existe ; elle se fait entendre au fond de la conscience avec une incorruptible pureté. Elle parle avec autorité ; mais cette autorité n’est point étrangère à l’homme, elle est dans son propre cœur. Seulement, il ne peut la méconnaître sans se sentir avili, tandis que la résistance à une volonté étrangère et arbitraire le relève à ses propres yeux. La foi, cette morale qui fait l’homme profondément et sûrement vertueux, se trouve donc dans la conscience pure et simple de ce sentiment instinctif de notre nature. Le doute, le doute qui flétrit, le doute qui dessèche, le doute qui corrompt et qui démoralise, se trouve au bout de tous les raisonnements par lesquels on a voulu le remplacer. Aussi, quand a-t-on trouvé que les progrès dans la logique, le maniement habile du raisonnement, marquassent des progrès égaux dans la moralité ? On est moral ou immoral, et l’on se sert du bon sens et de la raison pour arriver plus sûrement à son but : voilà tout. Ce but, c’est le cœur qui le choisit, c’est le vice ou la vertu qui l’indique. Le raisonnement vient après, et ce n’est pas quand il est le plus mal inspiré qu’il est le moins habile. Si le sentiment généreux se tait, si l’amour pur de l’humanité, seul fondement de toute moralité véritable, a cessé de parler au cœur, ne cherchez plus la moralité, ne cherchez plus la vertu : vous ne trouverez que le doute, si le cœur est indifférent ; vous ne trouverez que la corruption, s’il a fait un autre choix.
Le raisonnement n’est pas moins inhabile à produire la foi religieuse. La religion est un besoin de notre nature qui s’élance au delà de tout ce qui est fini pour chercher et pour sentir ce qui est infini et absolu. Elle ne compte que des heures, il lui faut l’éternité ; elle est murée dans un étroit espace, il lui faut l’immensité ; elle est soumise à mille vicissitudes, il lui faut une existence absolue et suprême ; elle sait rallier quelques idées et concevoir quelques vérités, il lui faut l’intelligence illimitée ; elle a un peu d’amour pour le bien que mille passions parasites étouffent et compriment, il lui faut l’inépuisable bonté, la sainteté incorruptible et la suprême justice ; en un mot, il lui faut Dieu et l’immortalité. Voilà la religion ; voilà cette force incompréhensible qui a plus profondément remué l’humanité que toutes ses autres tendances réunies, car elle est la plus puissante et la plus haute. C’est celle qui se réveille avec le plus d’énergie quand toutes les autres viennent à faillir ; c’est celle qui survit à toutes les phases de la civilisation, à toutes les révolutions des idées, à tous les désastres des peuples, et que l’homme retrouve toute-puissante dans son sein quand il veut l’interroger. Comme tous les sentiments instinctifs et véritablement humains, elle prend, suivant les circonstances, des formes plus ou moins pures ; mais elle existe toujours comme un sublime témoignage pour l’homme de son origine et de sa destination. C’est ce noble instinct de notre âme qui illumine pour nous la nature et nous y fait découvrir partout Dieu, sa puissance, sa sagesse et son amour. C’est l’infini qui éclaire pour nous le fini. C’est parce que la religion trouve ainsi sa racine dans un sentiment intime de l’âme, qu’elle est commune à tous, qu’elle est la consolation du pauvre comme la lumière du riche, et qu’elle agit avec le plus de puissance là où elle est reçue avec le plus de simplicité. Laissez de côté ce sentiment sur lequel repose la foi, pour recourir au raisonnement ; servez-vous de cet instrument non pas pour éclairer, pour généraliser, pour amener à une conscience plus nette les données du sentiment, mais pour y suppléer ; avisez-vous de vouloir les prouver, et vous verrez cette foi lumineuse se changer en doute, la force qu’elle inspire se convertir en faiblesse, les ténèbres s’épaissir, et l’homme ne sachant plus où il va dans ce monde mystérieux dont il a éteint le flambeau. Croira-t-il aux causes finales, quand l’idée des causes est controversée ? Comment, avec le raisonnement qui va pas à pas, franchira-t-il l’abîme incommensurable qui le sépare de l’infini ? Où prendra-t-il ses principes et comment sera-t-il capable de les rattacher à des conséquences qui sont d’une tout autre nature et placées dans un autre monde ? Non, la religion ne vient pas plus au bout d’un raisonnement que l’amour paternel ou la moralité. Le raisonnement éclaire et généralise, mais il faut que les données soient dans le cœur.
J’ai hâte de finir, mais je ne veux pas quitter ce sujet sans soumettre à mes lecteurs une dernière considération. Le christianisme est un trait de lumière venu d’en haut pour compléter l’éducation du genre humain et pour le sauver. La divinité, que notre cœur pressentait dans les cieux, s’est manifestée à la terre dans sa puissance, sa sagesse et sa bonté, et le Christ nous l’a montrée sous une forme plus immédiate et plus vivante. Immense bienfait ! révélation à jamais bénie, qui a séparé pour toujours la religion d’un alliage impur et l’a posée enfin sur la terre, digne de l’homme et digne de Dieu ! Mais s’il y a dans l’Évangile un trésor inépuisable de sanctification, de lumière et de vérité, comment l’homme parvient-il à se l’approprier ? Est-ce par le raisonnement ? Est-ce par le sentiment ? S’il y a eu des saints et des martyrs ; si nous voyons encore de nos jours des hommes que le christianisme ennoblit en leur inspirant une foi qui fait plus que transporter les montagnes, comment cette foi leur est-elle venue ? Est-ce par la discussion des témoignages ? Est-ce par l’accumulation des preuves ? Est-ce par les réponses triomphantes aux innombrables objections ? Tous les mystères de l’histoire primitive du christianisme sont-ils dissipés, toutes les difficultés sont-elles résolues ? Non, ce n’est point par là que nous arrive la foi. Ici, l’expérience parle assez haut ; ceux qui ont cherché la foi sur ce chemin n’ont rencontré que le doute, mais la grande figure du Christ surmonte ces difficultés et ces mystères de toute sa divinité. Il parle à notre cœur, et notre cœur lui répond ; il connaît tous les secrets de notre âme, et notre âme se laisse instruire. A cette voix puissante nous croyons, parce que nous sentons, parce que nous aimons, parce que nous devenons meilleurs. Le Christ est l’humanité divinisée : nous nous jetons dans ses bras avec une confiance que rien ne saurait plus ébranler.