- La fausseté est-elle dans les choses ?
- Est-elle dans le sens ?
- Est-elle dans l'intelligence ?
- L'opposition entre le vrai et le faux.
Objections
1. Il semble que non car, dit S. Augustin : « Si le vrai est ce qui est, on devra en conclure que le faux n'est nulle part, malgré toutes les objections. »
2. Falsus (faux) vient de fallere (tromper). Or les choses ne trompent pas ; comme dit S. Augustin : « Elles ne montrent rien d'autre que leur aspect. » Donc le faux ne se trouve pas dans les choses.
3. Le vrai est dit des choses par référence à l'intellect divin en ceci qu'elles sont à son imitation, ainsi qu'on l'a expliqué. Mais toute chose, par tout ce qu'elle est, imite Dieu. Donc toute chose est vraie, sans rien de faux. Et ainsi aucune chose n'est fausse.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Tout corps est corps véritable et fausse unité », pour cette raison qu'il imite l'unité, mais n'est pas unité. Or toute chose imite la bonté divine et se trouve en défaut par rapport à elle : donc il y a du faux en toute chose.
Réponse
Puisque le vrai et le faux s'opposent, et que les termes opposés sont relatifs à un même sujet, il est nécessaire de chercher tout d'abord la fausseté là où se trouve d'abord et par priorité la vérité, à savoir dans l'intelligence. Dans les choses il n'y a ni vérité ni fausseté, si ce n'est par rapport à l'intelligence. Comme toute chose est nommée purement et simplement d'après ce qui lui convient par soi, tandis qu'elle n'est nommée que sous un certain aspect d'après ce qui lui convient par accident, une chose pourrait bien être dite fausse purement et simplement en référence à l'intelligence dont elle dépend et avec laquelle il lui est essentiel d'être en rapport, mais en référence à une autre intelligence à l'égard de laquelle elle n'est en rapport qu'accidentellement, elle ne pourrait être dite fausse que sous un certain aspect.
Or les choses de la nature dépendent de l'intelligence divine comme les choses artificielles dépendent de l'intelligence humaine. Donc, les choses artificielles sont dites purement et simplement, et en elles-mêmes, fausses dans la mesure où elles manquent à être conformes à l'idée de l'artiste ; c'est pourquoi l'on dit d'un artiste qu'il fait une œuvre fausse quand il manque son but.
Ainsi donc, dans les choses produites par Dieu il ne peut se trouver rien de faux, si l'on considère ces choses dans leur rapport avec l'intelligence divine ; car tout ce qui arrive dans les choses provient des plans de cette sagesse divine. Il n'y a d'exception peut-être qu'en ce qui concerne les agents volontaires. Ils ont le pouvoir de se soustraire au plan de l'intellect divin, ce qui constitue le « mal de faute » ou péché ; en raison de quoi les péchés sont appelés par l'Écriture des erreurs, des mensonges, comme on le voit dans le Psaume (Psaumes 4.3) : « Jusques à quand aimerez-vous la vanité et rechercherez-vous le mensonge ? » Inversement, l'acte vertueux est appelé « vérité de la vie » en tant que soumission aux dispositions de l'intelligence divine, selon la parole de saint Jean (Jean 3.21) : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière. »
Mais, par rapport à notre intelligence, à qui se réfèrent par accident les choses surnaturelles, celle-ci peuvent être dites fausses, non absolument, mais sous un certain aspect. Et elles peuvent l'être de deux manières. Tout d'abord comme ce qui est signifié par notre intellect, de telle sorte que l'on appelle faux, dans une chose, ce que l'on en dit ou que l'on s'en représente faussement. De cette façon, toute chose peut être dite fausse quant à ce qui n'est pas en elle, comme si nous disions, avec Aristote, que la diagonale du carré est un « faux commensurable » ou, avec S. Augustin, qu'un tragédien est un « faux Hector ». Et inversement, cette chose peut être dite vraie quant à ce qui lui convient. En second lieu comme ce qui cause la connaissance, et alors une chose est dite fausse si elle est de nature à provoquer sur elle une opinion fausse. Et parce qu'il nous est naturel de juger des choses par ce qu'on en voit du dehors, notre connaissance ayant son origine dans les sens, et les sens ayant pour objet propre et essentiel les accidents extérieurs, pour cette raison, ce qui présente, parmi les accidents extérieurs des choses, l'apparence d'autres choses, est appelé faux par rapport à ces choses-là. Ainsi le fiel est du faux miel, et l'étain est du faux argent. C'est ce que note S. Augustin en disant que nous appelons fausses les choses que nous trouvons ressembler aux vraies. Et le Philosophe affirme qu'on dit fausses toutes choses aptes à se montrer comme elles ne sont pas, ou ce qu'elles ne sont pas. De cette même manière, l'homme lui aussi peut être appelé faux s'il aime les fausses opinions et le faux langage, mais non pas s'il est capable de les imaginer car, dans ce cas, les savants et les sages pourraient être appelés faux, remarque Aristote.
Solutions
1. La chose référée à l'intelligence est dite vraie selon ce qu'elle est, et fausse selon ce qu'elle n'est pas. Aussi S. Augustin remarque-t-il que c'est un vrai tragédien qui est un faux Hector. Ainsi donc, dans les choses qui sont, se trouve un certain aspect par où elles sont fausses.
2. Les choses ne trompent pas par elles-mêmes, mais par accident. Car elles donnent occasion à la fausseté en étant revêtues de la ressemblance de choses dont elles n'ont pas la réalité.
3. Ce n'est pas par référence à l'intellect divin que les choses sont dites fausses elles le seraient alors purement et simplement c'est en référence à notre intelligence, c'est-à-dire secondairement.
4. En Réponse à ce qui a été avancé En sens contraire, il faut dire qu'une image ou une représentation déficiente ne revêt la forme de la fausseté que si elle donne occasion à une opinion fausse. On ne peut donc pas dire qu'il y ait fausseté partout où il y a similitude, mais bien là où la similitude est telle qu'elle est de nature à faire naître une opinion fausse, non pas en chacun, mais en la plupart.
Objections
1. Il semble qu'il n'y ait pas de fausseté dans le sens. Car S. Augustin écrit : « Si tous les sens corporels transmettent leur impression telle quelle, je ne vois pas ce que nous devrions en exiger de plus. » Il semble donc que nous ne sommes pas trompés par les sens. Ainsi la fausseté ne se trouve pas dans le sens.
2. Le Philosophe affirme : « La fausseté n'est pas le propre du sens, mais de l'imagination. »
3. Dans l'incomplexe, il n'y a ni vrai ni faux, mais seulement dans les combinaisons de concepts. Or composer et diviser n'est pas le fait du sens. Donc la fausseté ne se trouve pas dans le sens.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Dans l'exercice de tous nos sens, il nous arrive d'être trompés par la séduction d'une ressemblance. »
Réponse
La fausseté n'est à chercher dans le sens que de la même manière dont on y trouve la vérité. Or la vérité n'est pas dans le sens de telle manière qu'il connaisse la vérité, mais en ceci seulement qu'il a des objets sensibles une appréhension vraie, nous l'avons dit. Et cela vient de ce qu'il appréhende les choses telles qu'elles sont. Donc, s'il arrive que le sens soit faux, cela vient de ce qu'il appréhende ou juge les choses autrement qu'elles ne sont. Or, à l'égard de la connaissance des choses, le sens se comporte selon que la similitude des choses est en lui. Mais c'est de trois manières différentes que la similitude d'une chose est dans le sens. D'abord premièrement et par soi : ainsi la similitude de la couleur dans la vue, et en général celle des sensibles propres. Deuxièmement par soi, mais non premièrement : ainsi, dans la vue, la similitude de la grandeur, de la configuration et des autres sensibles communs. D'une troisième façon, ni premièrement ni par soi, mais par accident : ainsi, dans la vue, il y a la similitude d'un homme, non en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il se trouve que ce coloré est un homme.
À l'égard des sensibles propres, le sens n'a pas de connaissance fausse, si ce n'est par accident et dans des cas peu nombreux ; car cela vient d'une mauvaise disposition de l'organe, qui reçoit mal la forme sensible, de même que les autres patients, quand ils sont mal disposés, reçoivent de façon défectueuse la forme qu'imprime en eux leurs agents. De là vient que certains malades, dont la langue est en mauvais état, trouvent amères des choses douces.
Mais, à l'égard des sensibles communs ou des sensibles par accident, il peut y avoir un jugement faux, même dans un sens bien disposé, car le sens n'est pas ordonné à ces objets directement, mais par accident ou consécutivement à son ordination envers l'objet propre.
Solutions
1. « L'impression qui affecte le sens », c'est le sentir lui-même. Du fait que les sens transmettent leurs impressions telles quelles, il s'ensuit que nous ne sommes pas trompés quant au jugement par lequel nous estimons sentir quelque chose. Mais, étant donné que le sens est quelquefois affecté autrement que n'est la chose, il s'ensuit qu'il nous signale quelquefois cette chose autrement qu'elle n'est. Ainsi nos sens nous trompent sur la chose, non sur le sentir.
2. L'erreur est dite ne pas être le propre du sens parce qu'il ne se trompe pas à l'égard de son objet propre ; c'est ce qu'on voit plus clairement dans cette autre traduction : « La perception du sensible n'est jamais fausse. » Quant à l'imagination, on lui attribue l'erreur en ce sens qu'elle représente l'image de la chose, même absente, de sorte que, si le sujet considère cette image de la chose comme étant la chose même, c'est d'une telle considération que provient l'erreur. C'est ce qui fait dire au Philosophe que les ombres, les peintures et les songes sont dits faux parce que les choses auxquelles ils ressemblent ne sont pas là.
3. Cette raison prouve que l'erreur n'est pas dans le sens comme dans ce qui connaît le vrai et le faux.
Objections
1. Il semble que la fausseté ne soit pas dans l'intelligence. En effet, S. Augustin écrit : « Celui qui se trompe ne saisit pas par l'intelligence ce en quoi il se trompe. » Or, dire d'une connaissance qu'elle est fausse, c'est dire que nous sommes trompés par elle. Donc, dans l'intelligence, il n'y a pas d'erreur.
2. Le Philosophe a dit : « L'intelligence est toujours droite. » Il n'y a donc pas de fausseté dans l'intelligence.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « Là où se trouvent des combinaisons de concepts, se trouvent le vrai et le faux. » Or les combinaisons de concepts se trouvent dans l'intelligence. Donc le vrai et le faux se trouvent dans l'intelligence.
Réponse
Comme chaque chose a l'être par sa forme propre, ainsi la faculté cognitive a le connaître par la similitude propre de la chose connue. Mais une chose de la nature ne manque pas de l'être qu'elle a en raison de sa forme, tandis qu'elle peut manquer de certains êtres accidentels, ou encore consécutifs à sa forme. De même il peut manquer à un homme d'avoir deux pieds, mais non pas d'être homme. Ainsi une faculté cognitive ne manque pas de connaître la chose même dont la similitude l'informe ; elle peut manquer par contre d'une chose qui lui est consécutive ou accidentelle. Il en est comme de la vue, dont nous avons dit qu'elle n'est jamais trompée à l'égard de son sensible propre, mais qu'elle peut l'être à l'égard des sensibles communs qui sont consécutifs au sensible propre, et à l'égard des sensibles par accident.
Or, de même que le sens est informé directement par la similitude des sensibles propres, l'intellect est informé par la similitude de la quiddité de la chose. Aussi l'intellect ne se trompe pas plus au sujet de la quiddité que le sens à l'égard des sensibles propres. Mais lorsqu'il compose ou divise les concepts, il peut se tromper, en attribuant à la réalité dont il a appréhendé l'essence quelque chose qui n'est pas consécutif à cette quiddité, ou même qui lui est opposé. Car il en est alors de l'intellect qui juge de ces choses comme du sens qui juge des sensibles communs ou accidentels. Avec cette différence, cependant, conformément à ce qu'on disait plus haut en parlant de la vérité, que la fausseté peut être dans l'intellect non seulement en ce que la connaissance de cet intellect est fausse, mais en ce que l'intellect la connaît comme il connaît la vérité. Dans le sens, au contraire, la fausseté n'est pas en tant que connue, nous l'avons dit.
Mais, parce que la fausseté de l'intelligence ne se trouve que dans l'opération par laquelle elle compose les concepts, dans celle par laquelle elle connaît la quiddité, la fausseté peut se trouver par accident, lorsque s'y mêle une composition de concepts. Cela peut se produire de deux façons. Selon la première, l'intelligence attribue la définition d'une chose à une autre, comme si l'on attribuait à l'homme la définition du cercle. Alors la définition de l'un est fausse pour l'autre. Ou, autrement, l'intelligence compose entre elles, comme parties d'une définition, des notes intelligibles qui ne sont pas conciliables. Dans ce cas, la définition n'est pas seulement fausse à l'égard d'une certaine chose, mais en elle-même. Par exemple, si l'intellect construit cette définition : « Animal raisonnable quadrupède », l'intellect est faux dans cette définition, parce qu'il est faux en construisant cette proposition : « Un animal raisonnable est quadrupède ». Et c'est pourquoi, dans l'acte de connaître les essences simples, l'intellect ne peut être faux, mais ou bien il est vrai, ou bien il ne connaît rien du tout.
Solutions
1. L'essence de la chose étant l'objet propre de l'intelligence, nous connaissons à proprement parler une chose quand, la ramenant à son essence, nous en jugeons selon ce qu'elle est, comme cela se passe dans les démonstrations qui sont sans faute. C'est ainsi qu'il faut comprendre la parole de S. Augustin, pour qui celui qui se trompe ne saisit pas par l'intelligence ce en quoi il se trompe et non pas en ce sens qu'on ne se trompe jamais par une opération intellectuelle.
2. L'intelligence est toujours droite, si l'on entend par « intelligence » la saisie des premiers principes : ce n'est pas à leur égard, en effet, que l'intellect est induit en erreur, pour la même raison qu'il n'est pas induit en erreur à l'égard de la quiddité. Car les principes immédiatement connus sont ceux qui sont connus aussitôt que leurs termes sont saisis par l'intellect, leur prédicat étant inclus dans la définition du sujet.
Objections
1. Il semble que le vrai et le faux ne soient pas contraires. En effet, ils s'opposent comme ce qui est et ce qui n'est pas, car « le vrai, c'est ce qui est », dit S. Augustin. Or ce qui est et ce qui n'est pas ne s'opposent pas comme des contraires. Donc le vrai et le faux ne sont pas contraires.
2. Un contraire ne saurait exister dans son contraire ; or le faux est dans le vrai puisque, selon S. Augustin, « un tragédien ne pourrait être un faux Hector, s'il n'était un vrai tragédien ».
3. En Dieu il n'y a aucune contrariété, car rien n'est contraire à la substance divine, selon S. Augustin . Or le faux s'oppose à Dieu, car dans l'Écriture une idole est appelée un mensonge puisque, à ces mots de Jérémie (Jérémie 8.5) : « Ils s'attachent avec force au mensonge », la Glose ajoute : « C'est-à-dire à l'idole. » Le vrai et le faux ne sont donc pas contraires.
En sens contraire, le Philosophe estime qu'une opinion fausse est le contraire d'une vraie.
Réponse
Le vrai et le faux s'opposent comme des contraires, et non comme l'affirmation et la négation, ainsi que certains l'ont prétendu. Pour s'en convaincre, il faut observer que la négation ne dit rien de positif et n'implique pas un sujet déterminé, en raison de quoi elle peut être dite aussi bien de l'étant que du non-étant, comme non voyant, non assis. La privation, elle, ne dit rien de positif non plus, mais elle implique un sujet déterminé, car elle est, dit Aristote, une négation dans un sujet : on ne peut appeler aveugle qu'un sujet à qui il convient par nature de voir. Quant au « contraire », il dit quelque chose de positif et, à la fois, il implique un sujet déterminé : ainsi le noir est une certaine espèce de couleur. Or le faux pose quelque chose, car le faux provient, dit Aristote, de ce que l'on dit ou croit que quelque chose est, alors qu'il n'est pas ; ou n'est pas, alors qu'il est. De même, en effet, que parler de vrai, c'est porter un jugement conforme à ce qui est ainsi, parler de faux, c'est porter un jugement qui n'y est pas conforme. Il est donc manifeste que le vrai et le faux sont contraires.
Solutions
1. Ce qui est dans les choses, c'est la vérité de la chose, mais ce dont l'être consiste à être connu, c'est le vrai de l'intelligence, en laquelle se trouve d'abord la vérité. Donc le faux, lui aussi, est ce qui, en tant qu'appréhendé par l'intelligence, n'est pas. Entre l'appréhension de l'être et celle du non-être, il y a contrariété. Aussi le philosophe prouve-t-il que cette affirmation : « Le bon est bon », et cette autre : « Le bon n'est pas bon », sont deux affirmations contraires.
2. Le faux n'est pas fondé sur le vrai qui lui est contraire (pas plus que le mal sur le bien qui lui est contraire), mais sur le vrai qui est son sujet. La raison en est, dans les deux cas, que le vrai et le bien sont des transcendantaux, convertibles avec l'étant. Aussi, de même que toute privation est fondée sur un sujet qui est un étant, ainsi tout mal est fondé sur quelque bien, et tout faux sur quelque vrai.
3. Comme les contraires et les termes opposés par manière de privation se rapportent naturellement à un même sujet, il en résulte que rien n'est contraire à Dieu si on le considère tel qu'il est en lui-même, ou selon sa bonté, ou selon sa vérité (car dans son intelligence il ne peut y avoir d'erreur). Mais dans l'esprit qui l'appréhende, Dieu a un contraire, car une opinion vraie à son sujet a pour contraire une opinion fausse. Et c'est ainsi que les idoles sont appelées des mensonges opposés à la vérité divine : c'est-à-dire que la fausse opinion que l'on a des idoles est contraire à l'opinion vraie sur l'unité de Dieu.