Le concile de Constance avait destitué trois papes rivaux ; mais, en les remplaçant par Martin V, il se donna un maitre qui paralysa les efforts tentés pour supprimer les abus ecclésiastiques de l’établissement romain. Un nouveau concile, à Bâle (1431-1443), essaya de reprendre l'œuvre manquée. Le pape Eugène IV, inquiet pour les privilèges du Saint-Siège, entra en lutte avec le concile ; celui-ci commit l’erreur de nommer un anti-pape. C'était recommencer le schisme dans l'Eglise ! Ainsi fut ruinée l'autorité du concile. Quelques années plus tard, le pouvoir centralisé du pape triomphait du pouvoir dispersé de l'épiscopat universel : Pie II décrèta que tout appel à un concile œcuménique serait considéré comme hérétique et frappé compte tel.
Donc, sur les trois méthodes préconisées pour purifier l'église romaine, deux avaient lamentablement échoué, celle qui s'appuyait sur le souverain pontife, et celle qui s'appuyait sur l'épiscopat. Une seule restait possible : celle de l'inspiration personnelle et de la protestation prophétique. Par exemple, en Italie, un prédicateur dominicain, Jérôme Savonarole, osa tenir tête à l'infâme Alexandre VI Borgia, le Néron des papes ; et fit proclamer Jésus-Christ : « roi de Florence ». Le souverain pontife se vengea ; le moine fut torturé, puis brûlé vif, en 1498.
Ainsi, la déchéance morale de la papauté n'avait cessé de s'accentuer au XIVe et au XVe siècles. Sur les murailles du Vatican rougeoyait le reflet de trois bûchers, inextinguibles ; pareils au buisson ardent, ils refusaient de s'éteindre ; ils brûlent encore aujourd'hui. Salut et bénédiction à Jean Hus livré aux flammes en 1415 ! Salut et bénédiction à Jeanne d'Arc, livrée aux flammes en 1431 ! Salut et bénédiction à Jérôme Savonarole, livré aux flammes en 1498!
Avec la Renaissance, au XVIe siècle, les études hébraïques et grecques propagèrent l'esprit d'examen parmi les humanistes. Erasme publia le Nouveau Testament dans la langue originale. La liberté de pensée, liée aux méthodes critiques et aux recherches scientifiques, s'affirma au profit de l'individualité morale ; la conscience osa parler de plus en plus haut.
La Renaissance préparait ainsi la Réformation ; ou plutôt - (car il s'agit de deux mouvements très divers en leur essence profonde) - la Renaissance défrichait la clairière où la semence de la Réformation germa.
Rien n'est plus faux que d'envisager la Réforme comme l’explosion d'une cartouche de dynamite, glissée par un « Protestantisme anarchiste » à l'intérieur du Vatican. Il n'existait pas un seul protestant au monde, quand le moine Luther s'éleva contre le trafic des Indulgences. La Réformation ne fut pas un duel entre Romains et « Protestants » (ô comble de naïveté !) ; elle fut un débat entre Catholiques.
En ce qui regarde Luther, en particulier, on pourrait affirmer, sans paradoxe, qu'il n'est nullement descendu dans l'arène pour critiquer les dogmes, les rites et la hiérarchie de l'Eglise traditionnelle. Ses préoccupations furent bien ailleurs. Il n'était ni un philosophe, ni un érudit, ni un organisateur, ni un révolutionnaire de tempérament ; il lui manquait donc plusieurs des qualités essentielles à l'homme de système, qui veut délibérément abattre et construire. Luther se plaça, d'emblée, sur le terrain religieux. Au prix de persévérantes et douloureuses recherches, il avait réalisé des expériences d'ordre spirituel, très intenses, voire dramatiques. Et, avec un élan passionné, ayant trouvé la paix morale, il propageait le merveilleux secret. Luther est comparable au « soldat salutiste », qui rend publiquement son témoignage qui chante sur l'estrade, s’agenouille au banc des pénitents, pleure, et crie : « Alléluia ! »
La Réformation est née d'une crise d'âme. Un fidèle fils de l'église romaine rencontra Dieu dans le for intérieur, le Dieu du Nouveau Testament, et il clama sa découverte.
Il fallait que le Christianisme fût bien abâtardi, pour qu’une prédication aussi simple, aussi désintéressée, aussi loyale, aussi candidement véhémente, ait ébranlé tout l'édifice de l'église traditionnelle.
Beaucoup de catholiques romains suivirent Luther sur le terrain du Catholicisme évangélique, sans avoir fait les mêmes expériences religieuses ; ils répétèrent ses formules sans les comprendre. Les disciples des prophètes Israélites furent-ils, toujours, plus clairvoyants ? Et les disciples de saint Paul, ce méconnu par excellence ? Et les disciples de Jésus, à travers les siècles, n'ont-ils point trop souvent travesti son message et trahi le Messager ?
Le génie religieux appelle et fascine, il rayonne, il féconde, il transfigure. Ne lui demandons pas davantage. Les fils de la Réforme ne prétendent pas luthérifier ou calviniser le monde ; ils déplorent, ils détestent les erreurs et les fautes qui déparent les hautes figures des géants spirituels du XVIe siècle. Dans la conduite ou dans les écrits des Pères de la Réformation, ils abominent tant de traits, antiévangéliques, d’insulte grossière, et de fanatisme doctrinal, et de dureté : même un spiritualiste comme Zwingle fit noyer des anabaptistes. Mais comment oublier d'autre part, que les Réformateurs, ces catholiques mal émancipés de la formation romaine, portaient encore sur le dos, comme des poussins, les fragments de la coquille dont ils sortaient ?
Certes, la devise biblique : « Le juste vivra par la foi », ou encore : « Le juste par la foi – vivra », est dangereuse ; comme tous les grands paradoxes rédempteurs de l'Evangile, comme les paraboles de Jésus. On peut tirer de ces formules vitales et vivifiantes des conclusions erronées, absurdes, anarchistes, immorales. Hélas ! l'histoire du Protestantisme le prouve assez.
Tantôt, on a confondu la foi du cœur avec une simple croyance intellectuelle, on s'est figuré que l’adhésion à une doctrine orthodoxe assurait le salut. - Tantôt, on s'est figuré que l'apôtre Paul, en opposant la foi aux œuvres, déclarait facultative la conduite morale, tandis qu'il visait les cérémonies rituelles du culte juif. – Cette distinction même donna lieu à d'autres exagérations ; certains en vinrent à supprimer toutes les manifestations extérieures de l'adoration en commun ; ils rejetèrent sacrements, symboles et liturgies. – Ou encore, alléguant la liberté de conscience, les uns glissèrent dans le rationalisme ; tandis que les autres, invoquant la liberté de l’inspiration, se jetèrent dans l'individualisme sectaire ou révolutionnaire. - Enfin, on réussit à défigurer la magnifique devise : « Non fuir le monde, mais le transformer. » On voulait universaliser la présence de l'Esprit ; mais il arrive qu'en essayant de sanctifier la nature, on n'aboutisse qu'à naturaliser le sacré. Alors, c'est la fin de l'extraordinaire chrétien,- et de la discipline volontaire, épanouie dans le sacrifice, - et du mysticisme fondamental dont vit l'Eglise en communion permanente avec le Glorifié.
Tant de déviations n'infirment point le principe fondamental de la Réforme. Il faut, au contraire, que celle-ci se réforme sans cesse ; qu'elle consente à se maintenir dans la ligne même, dans le courant essentiel, de la Réforme. Celle-ci est, avant tout, une méthode, un esprit, un idéal ; non un but, mais le chemin qui mène à la Vie.
Les pionniers du protestantisme, à la différence des champions du romanisme, sont toujours libres de désavouer le passé, au nom de l'avenir ; le christianisme officiel, au nom du Royaume de Dieu ; les églises particulières, au nom de l’Eglise universelle ou catholique.
Le catholicisme demeure, ici-bas, une espérance que l'Evangile seul réalisera. La tâche de la Reforme est de s'y employer, sur le double terrain mystique et social en communion avec tous les chrétiens de toutes les Eglises, par Jésus-Christ le Seigneur.
Ainsi soit-il.