Apologie du Christianisme

4.2 La raison d’être du mystère en religion

Le monde où nous sommes est de toutes parts environné de mystères. Il y en a dans la nature, il y en a dans l’histoire, il y en a en nous-mêmes. L’homme est à ses propres yeux une énigme. Son existence à la fois spirituelle et matérielle, sa naissance, sa vie, sa mort, son avenir, autant de questions qu’il se pose, autant de problèmes dont la vraie solution a toujours été au-dessus de ses forces ! Dès les temps les plus reculés, il a mis en jeu ses facultés et son génie pour la découvrir : ses recherches les plus assidues, ses efforts les plus hardis n’ont abouti qu’à démontrer son impuissance en l’engageant dans un dédale de contradictions sans issue, où il se débat vainement de siècle en siècle.

Il est vrai que nous avons dans la Bible (et quel secours opportun que celui-là !) une révélation positive de cette vérité que l’esprit humain est si désireux de connaître ; mais, là encore, que de points d’interrogation, que de questions pendantes, que de difficultés non vaincues ! Ce qu’il faut surtout déplorer, c’est que l’incertitude qui en résulte semble préjudiciable à la foi d’un grand nombre, en excitant chez les uns une sorte d’impatience ou de dégoût à l’endroit de la religion et chez les autres une douloureuse anxiété. Les non-croyants s’en autorisent pour s’éloigner de l’Evangile, les chrétiens en prennent occasion de se disputer entre eux ; et tous de répéter à l’unisson : « Pourquoi Dieu, s’il existe, nous laisse-t-il en proie à notre ignorance ? D’où vient que tant de créatures, dans les pays chrétiens et ailleurs, en sont encore à chercher la lumière ? Si l’Evangile était de Dieu, y aurait-il des gens pour n’y pas croire et verrait-on beaucoup d’hommes instruits et honorables le tenir pour une erreur ? Si Dieu s’était révélé, ne l’aurait-il pas fait de la manière la plus claire, la plus évidente, la plus irrésistible, la plus propre enfin à convaincre l’esprit de tous ?… »

Quelle est donc la raison d’être du mystère en religion ? Parlons d’abord des principes en jeu, puis des moyens mis en œuvre par la Providence pour sauvegarder ces principes.

I

Est-il besoin de montrer que, même dans cette question du mystère, la cause du christianisme ne saurait être identifiée à celle des autres systèmes religieux ? Dans son curieux ouvrage : Les grands initiés, M. Edouard Schuré cherche en vain à ressusciter l’ésotérisme, en mettant Moïse et Jésus-Christ sur la même ligne que les Hermès, les Orphée et les Pythagore : produit (symptomatique) de la religiosité « fin de siècle, » qui remplace le sentiment du péché par la fantaisie mystique et le Dieu vivant par « l’âme universelle, » ce nouveau gnosticisme ne vaut guère mieux que l’ancien. On ne peut, sans travestir l’histoire, assimiler les augustes mystères de l’Evangile à ceux du paganisme.

En somme, à de rares exceptions près, ces derniers ont joué un triste rôle dans l’antiquité : ils ont été, entre les mains d’une caste ambitieuse et cupide, un instrument d’oppression et de tyrannie. Seuls, quelques initiés étaient au courant des mystères, c’est-à-dire que seuls ils avaient le secret du mécanisme plus ou moins génial au moyen duquel les prêtres dominaient les consciences. Quant aux « profanes, » au vulgaire, à la multitude, on lui jetait en pâture quelques lambeaux de formules inintelligibles, accompagnées de pratiques superstitieuses qui trompaient ses besoins religieux sans les satisfaire.

Dans la Bible, rien de semblable ! « Je n’ai point parlé en cachette, dans un lieu ténébreux de la terre, » dit l’Eternel par la bouche d’Esaïe (Ésaïe 45.19). Jésus fait entendre la même protestation devant le sanhédrin : « J’ai parlé ouvertement au monde et je n’ai rien dit en secret (Jean 18.20). » L’Evangile offre ses mystères à tous les peuples et à tous les individus qui en veulent, sans exception et sans restriction. Tous, nous avons la faculté de connaître la vérité tout entière, le droit de nous l’approprier dans sa plénitude. Dans la religion chrétienne il n’y a point de castes, nous sommes tous des hommes libres ; il n’y a point de prêtres, nous sommes tous « rois et sacrificateurs. » Notre étude aura donc pour unique objet le mystère au point de vue chrétien.

Et quand nous parlons de sa raison d’être, il ne s’agit pas de cette nécessité métaphysique en vertu de laquelle un être fini est incapable d’embrasser la vérité infinie ; il s’agit de sa nécessité morale, de sa convenance, des motifs que la sagesse souveraine peut avoir eus à vouloir le mystère, ce mot pris dans son sens le plus général, et signifiant, comme l’indique son étymologie, une vérité cachée, une vérité qui échappe à notre analyse, soit que l’intelligence ne parvienne pas à la saisir, soit que Dieu nous l’ait expressément voilée.

A nos yeux, le mystère a son fondement et sa source dans les perfections divines elles-mêmes, dans la justice de Dieu, dans sa sainteté et dans son amour, ou, pour tout dire d’un mot, sans le mystère la religion véritable serait impossible.

Si nous réussissons à l’établir, ce ne sera pas peine perdue. Il est tant de personnes que scandalisent les obscurités de la foi ! Ce serait leur rendre service que de leur prouver que ces lacunes, si regrettables en un sens, ne sont point accidentelles, mais ont un rôle essentiel, une mission divine à remplir.

Il serait commode, assurément, de voir disparaître la cause de tant de troubles et d’erreurs qui affligent la société religieuse. Si la révélation eût été complète, absolue, on saurait du moins à quoi s’en tenir. Sur toutes les questions intéressant la piété, on aurait d’avance une réponse toute faite ; il n’y aurait plus lieu à ces interminables discussions de l’école, on ne verrait plus de querelles théologiques, et la paix régnerait entre les Eglises. Alors, à coup sûr, l’orthodoxie serait sauvée, mais, hélas, la religion serait perdue : c’en serait fait de nos âmes immortelles ! La vérité religieuse, en acquérant une évidence mathématique, forcerait l’adhésion de tous les esprits ; il n’y aurait plus d’incrédules, soit ; mais de croyants pas davantage ! La foi serait mort-née, puisqu’avant d’avoir donné signe de vie, elle serait changée en vue ; elle aurait perdu son caractère le plus précieux, celui d’être un effort moral basé sur la conscience, un acte libre et spontané, une décision suprême, un élan de l’âme ; et désormais, réduite à l’état de croyance passive, de simple adhésion de la pensée, elle n’aurait plus l’honneur d’être la première, je veux dire la source des vertus chrétiennes. Ce serait encore une lumière, mais non point une force, un principe de vie ayant une valeur sanctifiante.

Quels sont, en effet, dans la pratique, les fruits ordinaires d’une foi tout intellectuelle ? Elle engendre inévitablement le pharisaïsme. Elle fait que la religion consiste en formes extérieures, en cérémonies légales, où le corps se meut sans que le cœur soit touché. Formalisme et formulisme sont frères. Religion de l’intelligence et religion du corps, cela va ensemble et cela se vaut. L’intelligence et le corps sont des dépendances de notre moi, ils n’en sont ni le centre ni le foyer vivant : ces organes sont précisément en nous ce qui n’est pas nous, ce que notre être a de plus impersonnel ; et l’on peut poser en fait qu’une divinité qui ne demanderait d’autre culte que celui-là, serait une vaine idole inventée par les hommes dans l’intérêt de leur égoïsme ou de leurs passions.

Au contraire, le Dieu que nous révèle l’Evangile se montre infiniment digne de notre adoration et de notre amour, parce qu’il se montre infiniment saint. Il a trop le respect de lui-même pour se contenter de l’observance servile, des hommages arrachés par la crainte, de toute cette dévotion factice à laquelle on se livre par acquit de conscience, pour se donner le change à soi-même et à Dieu. Que les fausses divinités, impuissantes à subjuguer les cœurs, aient dû — qu’on me passe le mot — se rabattre sur les corps, perinde ac cadaver, et aient pris leur revanche en inondant leurs autels du sang de victimes humaines, c’était à prévoir : la mort produit la mort, et le néant n’a jamais sauvé personne. Mais le Dieu vivant et vrai, conscient de son pouvoir et de ses droits, « qui ne donne point sa gloire à un autre » (Ésaïe 42.8), est plus difficile dans ses exigences ! il a de plus hautes ambitions que les idoles, sans être aussi cruel. Ce n’est pas la chair et le sang, ce n’est pas la matière, inerte ou animée, qu’il réclame, mais l’esprit, fait à l’image du Dieu qui est esprit ; ce ne sont pas les corps seulement ni les intelligences, ce sont les cœurs qu’il demande : il veut les prémices de notre vie, la fleur de notre âme, le meilleur de notre amour, et quand il exigerait moins, il aurait cessé d’être Dieu.

Mais il va de soi qu’une semblable religion exclut la contrainte et ne se réalise que dans et par la liberté. Un don ne peut être forcé, le don de soi-même moins que tout autre. Dire que, si les hommes étaient incapables de mal, ils le seraient également de bien, et que la possibilité de l’un implique la possibilité de l’autre, est un axiome banal en philosophie. De même, en religion, la foi vivante et salutaire n’existe que là où le doute et l’incrédulité sont également possibles. Le problème à résoudre, Pascal a relevé ce point, était donc le suivant : il fallait que la révélation fût assez claire pour solliciter et motiver la foi des âmes bien disposées, et assez obscure pour fournir un prétexte à la non-croyance des autres. Grâce au mystère, l’Evangile est merveilleusement combiné à cet effet : les uns y trouvent en abondance des raisons de croire, les autres y trouvent en abondance des raisons pour ne pas croire. Le mystère est un voile assez transparent pour laisser entrevoir la pleine lumière à ceux qui, désirant voir, ont les yeux bien ouverts, et assez épais pour rebuter ceux qui ne se rendent qu’à l’évidence. Dans les deux cas, le Très-Haut tient notre liberté pour sacrée et n’en force point le sanctuaire.

Voici donc notre thèse : le mystère est voulu par la sainteté divine afin de sauvegarder notre liberté morale.

Jésus-Christ a prononcé une parole qui confirme ce point de vue avec une remarquable netteté. Ses disciples lui demandaient pourquoi il faisait usage de « paraboles » en s’adressant au peuple ; et il répondit : « A vous il est donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; mais pour ceux du dehors toutes choses sont en paraboles. » (Marc 4.11) D’après l’opinion courante, Jésus aurait employé cette forme de langage pour se conformer aux mœurs de son auditoire et au goût de l’éloquence orientale. Soit ; mais cette raison est insuffisante. Ce n’est pas chez lui une simple affaire de style ou de rhétorique ; il y a là une question de principe. S’il tient à l’emploi de la parabole, c’est qu’elle présente un double caractère : elle révèle la vérité et en même temps elle la voile. Semblable à la nuée qui escortait Israël au désert, elle est lumineuse pour les uns et obscure pour les autres ; d’un côté, elle expose le mystère, de l’autre elle le dérobe. C’est une porte faite pour ouvrir le royaume et tout ensemble pour le fermer.

Les paraboles sont une révélation du royaume, car elles nous en parlent en détail, elles nous donnent à son sujet des indications de la plus haute importance, des instructions d’une richesse admirable. Les unes nous en font connaître la nature et les lois ; d’autres nous racontent son histoire et ses destinées ; celles-ci nous apprennent comment on y entre, celles-là nous peignent le bonheur des êtres qui y habitent. Mais nous ajoutons qu’elles le voilent, car elles demandent à être expliquées et interprétées ; l’idée religieuse s’y retranche derrière des images et des figures dont il faut avoir la clef ; la vérité y est enchâssée dans un cadre d’où il faut la dégager à tout prix pour la voir en son plein jour. On peut bien appliquer aux paraboles ce vers d’un cantique :

C’est la lettre d’amour écrite dans les cieux.

Mais, cette lettre, elles nous l’apportent pliée, cachetée ; et, avant d’en lire les divins caractères, il faut savoir en rompre le cachet et en déchirer l’enveloppe.

Et qu’on ne dise pas que, de nos jours, le temps des paraboles est passé, et qu’il n’y a plus lieu à cette sage discipline dont elles ont été le moyen ! La déclaration du Christ à cet égard contient plus et mieux qu’un éclaircissement occasionnel sur l’usage qu’il a fait des paraboles : elle exprime une loi immuable du royaume de Dieu et, si j’ose parler ainsi, un des rouages de son gouvernement. Si les paraboles, dans leur forme ordinaire, ont cessé, le motif qui les a inspirées subsiste toujours ; elles ne font que réaliser à leur manière un principe fixe, inflexible, qui a sa raison d’être et est en vigueur à toutes les époques. Aujourd’hui, non moins que du temps de notre Seigneur, « pour ceux du dehors toutes choses sont en paraboles ; » Dieu se manifeste et se cache tout ensemble.

Voyez plutôt ! Que signifie cette splendide nature qui procure à l’homme tant de bienfaits et de jouissances ? Qu’est-elle autre chose qu’une immense parabole, reflétant le monde invisible dans une illustration ? « N’y voit-on pas comme à l’œil les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité ? » (Romains 1.20) N’a-t-elle pas une voix éloquente qui nous parle du Créateur ? Que de personnes, cependant, ne comprennent point son langage ! Que de gens ne savent pas voir en elle le doigt de Dieu et y découvrir son empreinte !… Ce qu’elle révèle aux uns, elle le voile aux autres.

Et l’Ecriture sainte ? Qu’est-elle, à son tour, de la première à la dernière page, sinon une parabole continue et prolongée, où Dieu se montre tel qu’il est, mais où il ne se montre qu’aux âmes qui le cherchent, à celles qui ne s’arrêtent pas à la surface des textes, mais s’efforcent d’en saisir le fond et la substance ? Vous voulez un autre exemple ? Voyez encore la personne de Jésus-Christ. N’avons-nous pas là une parabole vivante, la parabole par excellence, qui met à notre portée et offre à notre contemplation le « grand mystère : Dieu manifesté en chair, » en même temps que cette « forme de serviteur »

Nous a voilé l’éclat de sa divinité ?

Plusieurs le méconnaissent et ne savent discerner en lui le fils unique du Père… A qui la faute ? «  Voici, pour ceux du dehors, toutes choses sont en paraboles. »

Ainsi, les divergences de vues sur les questions les plus vitales, sans être voulues de Dieu, résultent d’un ordre de choses établi à dessein par la Providence et marqué au coin de la sagesse et de la sainteté divines.

Dans ses Dialogues philosophiques, — le rapprochement peut paraître singulier, — Renan exprime à peu près la même idée, et c’est grand dommage qu’il n’ait fait qu’effleurer une vérité aussi féconde :

« Dieu, dit-il, n’a pas voulu que nos doutes reçussent une claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite (?) et que la vertu ne fût pas un calcul. »

Sous une forme assez différente, tel est aussi notre propos. Aux yeux de Dieu, la vertu vaut mieux que la science, et la vie de l’âme a plus de prix que les conceptions de la pensée : que l’intelligence devienne ce qu’elle pourra, pourvu que l’âme soit sauvée ! La liberté de pensée et la liberté morale sont étroitement unies ; la première est le corollaire obligé de la seconde, et Dieu, voulant celle-ci, a voulu l’autre du même coup. Les hommes qui se disent libres penseurs sont bien plus dans le vrai qu’ils ne le supposent eux-mêmes, et ils n’ont pas l’air de se douter que ce titre dont ils se décorent pourrait se retourner contre eux. Vous êtes libres de penser et croire ce que bon vous semble ? Or, qui dit liberté dit responsabilité ! donc, vous êtes responsables de vos doctrines, dans une mesure connue de Dieu seul ! Au reste, cette qualité ne leur appartient pas exclusivement, quoi qu’ils en disent. Tous les hommes en possession de leurs facultés, tous les adultes, même ceux qui s’en soucient le moins, ont été constitués « libres penseurs » de par la volonté de Dieu.

Je n’ai garde d’oublier que l’influence du milieu et de l’éducation est considérable dans la formation des croyances, celles surtout des masses illettrées, ce qui rend doublement responsables les « classes dirigeantes. » Mais, si grande qu’elle puisse être, cette influence est loin d’être décisive ou fatale ; elle n’empêche pas les changements d’idées, les différences d’opinions religieuses entre membres d’une même famille, les apostasies et les conversions ; elle ne suffit pas à expliquer les faits. En dehors et au-dessus d’elle plane encore ou se dissimule une mystérieuse inconnue, un élément actif, spontané, volontaire, quelque chose, enfin, qu’on nomme la liberté.

Qu’on en ait conscience ou non, notre liberté se mêle à toutes les opérations de notre esprit ; elle est mise en jeu pour subir ou pour accepter, aussi bien que pour choisir ou pour rejeter ; et alors qu’elle semble abdiquer entre les mains de l’Eglise ou du prêtre, elle s’affirme par son abdication même. Notre âme n’est pas une capacité vide qu’on puisse remplir du dehors à la façon d’un vase inerte ; elle est un organisme vivant et personnel, qui repousse de son plein gré ce qui lui répugne et s’approprie volontiers ce qui lui fait plaisir. La preuve en est que des hommes également instruits et intelligents tirent souvent d’un même fait des conclusions tout opposées.

Nos quatre évangiles, par exemple, racontent la résurrection de Jésus ; mais ces quatre récits, d’accord pour l’essentiel, offrent sur certains points secondaires des divergences peut-être inconciliables. C’est un fait hors de doute et qui n’a rien que de très naturel en soi. Néanmoins, chose significative, les théologiens, unanimes à le constater, se divisent en deux partis hostiles dans leurs appréciations de ce fait. Les uns s’en servent pour battre en brèche le christianisme, les autres en tirent un nouvel argument en sa faveur. Les premiers s’écrient : « Les évangiles se contredisent, donc la Bible n’est pas inspirée et la résurrection n’est qu’une fable ! » Les seconds répliquent : « Permettez ! les quatre évangiles sont parfaitement d’accord dans les données principales ; ils ne diffèrent que sur des détails de minime importance, et leur témoignage en a d’autant plus de valeur, puisqu’ils sont indépendants les uns des autres et qu’au lieu d’un seul témoin de la résurrection, nous en avons quatre ! »

Pourquoi donc, étant donné un point de départ identique, les esprits se partagent-ils en deux camps rivaux, dès qu’il s’agit de déduire les conséquences ? D’où vient chez les uns cette impulsion qui les pousse à droite et chez les autres cette inclination en sens contraire ? Si l’on pouvait remonter à l’origine de ces mouvements intellectuels, on y trouverait, compliquée d’autres éléments, l’action d’un ressort imperceptible, mais d’une puissance incalculable, qui n’est autre que la liberté. Quelles que soient les doctrines qu’on professe, on est toujours, en fin de compte, justifié par sa foi ou condamné par elle ; bon gré mal gré, elle trahit ce que nous sommes, elle met au jour les dispositions secrètes du cœur, elle est l’expression fidèle de notre être moral.

Voilà pourquoi Dieu ne s’est révélé qu’à demi, pourquoi la vérité nous est voilée en partie par le mystère, pourquoi Jésus-Christ a fait un usage si fréquent des paraboles. Elles ont été entre ses mains un moyen de sonder les consciences et d’éprouver les cœurs. Elles obligeaient la foi à se prononcer, à se décider ; elles amenaient une crise spirituelle dans un sens ou dans l’autre, favorable ou défavorable ; c’était déjà un jugement : « Pour ceux du dehors, disait-il, toutes choses sont en paraboles, afin qu’en voyant ils n’aperçoivent point et qu’en entendant ils ne comprennent point. »

Le sérieux moral de la vraie religion, l’appel à notre initiative, la mise en demeure de notre responsabilité, le respect de Dieu pour sa dignité et pour la nôtre, tels sont les principes qui donnent au mystère sa raison d’être. Ce que nous avons dit des paraboles laisse déjà soupçonner comment ces principes ont été adaptés aux faits par les soins de la Providence. Mais il convient de mettre en pleine lumière cette face de la question.

II

Nous sommes doublement les objets de l’activité divine, dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de la grâce. Dieu est à la fois notre Créateur et notre Sauveur, et à ces deux égards il a assigné au mystère un rôle capital dans l’ensemble de son œuvre.

Pour commencer par le côté le plus extérieur, le premier en date, qu’on nous permette de relever l’importance d’un serviteur avec lequel nous sommes souvent en guerre, dont nous nous faisons volontiers les esclaves, et qui ne mérite, à tout prendre,

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité,

je veux parler de notre corps. Il est de mode au dix-neuvième siècle — c’est l’un des caractères de cette époque souffreteuse au moral et au physique — de dire beaucoup de mal de cet admirable instrument composé de matière, qui est l’intermédiaire obligé entre nous et le monde. La prétendue inimitié du corps et de l’âme est un thème rebattu chez la plupart des poètes, une des principales sources où s’est alimenté notre lyrisme moderne. Oubliant que c’est elle la première qui a rompu l’harmonie, elle qui a forgé ses propres chaînes, notre âme se révolte contre son associé et se plaint d’en être la victime. A l’entendre, il serait un despote dont elle subit le joug avilissant, une prison étroite et obscure où elle languit faute d’air et d’espace, alors qu’elle serait si heureuse de déployer ses ailes vers les hauteurs où règne la lumière !

Oui, tu meurs ! Déjà ta dépouille
De la terre subit les lois,
Et de la fange qui te souille
Déjà tu ne sens plus le poids ;
Sentir ce vil poids, c’était vivre ?
Et le moment qui te délivre
Les hommes l’appellent mourir ?
Tel un esclave libre à peine
Croit qu’on emporte avec sa chaîne
Ses bras qu’il ne sent plus souffrir.

Oublie un monde qui s’efface,
Oublie une obscure prison ;
Que ton regard privé d’espace
Découvre enfin son horizona

a – Lamartine, Hymne de la mort.

Il est vrai, le Ciel soit loué de ce que cette enveloppe d’argile, telle que le péché l’a faite, n’est pas destinée à demeurer toujours ! Mais le Ciel soit loué aussi de ce qu’il a permis à notre âme de s’y abriter au moins quelques années, en attendant d’être mûre pour des perspectives meilleures ! Ingrats que nous sommes de nous écrier, mais dans un autre esprit que l’apôtre : « Qui nous délivrera de ce corps de mort ? » Nous lui en voulons d’être une entrave à notre liberté, et il ne nous vient pas à l’idée que c’est à lui, dans un sens, que nous sommes redevables de notre liberté même, qu’il est la terre natale, l’humble berceau où elle a pris naissance.

J’ignore ce qu’il en a été des anges au début de leur carrière, mais, pour ce qui nous concerne, on ne peut méconnaître que c’est en partie grâce à notre corps que nous sommes nous-mêmes, que nous avons un caractère qui nous est propre, que notre être moral se développe d’une manière indépendante, et que notre volonté ose s’affirmer devant Dieu dans le bien comme dans le mal. Il semble que le Créateur, en nous donnant un corps, ait voulu nous défendre contre lui-même, nous protéger contre la pression irrésistible que la vue des réalités célestes ne manquerait pas d’exercer sur nous. N’a-t-il pas doué notre œil d’une paupière pour le prémunir contre l’éblouissante clarté du jour ? Et pourquoi nos âmes, à peine sorties de la nuit du néant, seraient-elles privées d’un secours analogue en présence du soleil des esprits ? Notre corps est une preuve du prix infini que Dieu attache à notre âme. Ne disons pas qu’il l’a momentanément isolée dans un milieu matériel quoiqu’il l’ait faite à son image, mais bien parce qu’il l’a faite à son image et qu’il voulait, non s’imposer à elle, mais la laisser libre de se déterminer à sa guise et amener son éclosion spontanée à une vie supérieure.

Erreur profonde du matérialisme, qui, voyant notre corps, s’imagine que nous n’avons point d’âme ! Erreur non moins profonde du rationalisme, se figurant que notre âme sera heureuse dans l’autre monde par le seul fait qu’elle est immortelle et sera débarrassée des liens du corps ! Oui, sans doute, étant « la race de Dieu, » nous sommes immortels par destination, et il n’est pas en notre pouvoir de supprimer l’au-delà. Mais l’immortalité ne préjuge en rien la question du bonheur. Celle-ci est du ressort de la morale et dépend essentiellement de notre liberté, je veux dire de l’usage que nous en faisons. Le dogme de l’immortalité, commun à tous les peuples, se borne à dessiner les grandes lignes de notre vocation future, il en donne l’esquisse seulement : quant à la couleur, sombre ou lumineuse, que doit revêtir la toile une fois achevée, c’est nous qui en décidons, car c’est nous qui tenons le pinceau. L’immortalité est le cadre qu’il nous appartient de remplir : le remplissons-nous de Dieu ? notre existence future sera pleine de Dieu ; le remplissons-nous d’autre chose ? elle sera dépouillée de Dieu. Il en résulte que l’immortalité sera un bonheur ou un malheur suivant l’attitude morale qu’on aura choisie étant dans son corps ; elle sera la juste récompense de ceux qui auront eu la sagesse de mourir à eux-mêmes pour Dieu, et tout ensemble la juste punition de ceux qui auront vécu pour eux-mêmes, et qui, prenant leur moi pour le centre de l’univers et l’univers pour la source de leur vie, seront réduits par leur faute à se repaître de leur propre vide éternellement… ou jusqu’à extinction : nous n’avons pas à trancher ce problème.

Ainsi, le présent contient les germes de l’avenir, et c’est dans le temps que se font les semailles de l’éternité. L’habitude, selon le mot si vrai d’Aristote, devient à la lettre une « seconde nature. » Chaque jour qui s’enfuit accentue nos traits ; chacune de nos actions tend à mouler notre personnalité, à en fixer l’empreinte jusqu’à la rendre indélébile. Qu’est-ce qu’un être moral, après tout, sinon précisément un être qui se fait lui-même ce qu’il est ou plutôt ce qu’il sera, se façonne de ses propres mains, un être qui, ayant le pouvoir de se construire sur certaines bases données, est en quelque manière le créateur de lui-même !

Eh bien, c’est en raison de ce privilège glorieux et redoutable que nous nous agitons à cette heure sur un globe environné de mystères. Et à quelle autre fin, je le demande, pourrait donc servir l’économie actuelle ? En vérité, vaudrait-il la peine de naître à la lumière de ce monde, d’y vivre quelques années pour y souffrir et mourir, si la terre n’était pas une école où notre âme fait l’apprentissage de la vie du ciel, un laboratoire où nous sommes les artisans de nos futures destinées ? La terre est au ciel ce que le corps est à l’âme : comme ce dernier a pour mission d’offrir à notre âme un asile provisoire, où elle naît, grandit, prend possession d’elle-même, jusqu’à ce qu’il lui pousse des ailes pour s’envoler ailleurs, ainsi la terre est le milieu propice où le ciel s’élabore en silence, en attendant de paraître en plein jour. C’est nous qui préparons notre ciel ; nous le portons en nous-mêmes… sauf à n’y pas porter l’enfer ; et la crise finale que subira toute créature humaine à son entrée dans le monde invisible, ne sera que la mise en lumière et la sanction irrévocable de ce qui se passe aujourd’hui dans le secret des cœurs.

Après l’ordre de la nature, l’ordre de la grâce. Jetons un coup d’œil sur la religion chrétienne et sur l’œuvre de la rédemption : nous y retrouvons l’application des mêmes principes.

Les conditions générales de notre existence étant calculées de manière à sauvegarder notre liberté morale, on comprend que les faits du salut soient ordonnés dans le même sens et à plus forte raison. Ici, le problème se compliquait des suites de la chute. La situation n’était plus intacte et exigeait des précautions nouvelles. Il s’agissait moins de « sauvegarder » notre liberté morale que de la « sauver, » en la remettant sur pied. Entamée par le péché, à moitié brisée, elle ressemblait à une plante délicate qui n’a plus la force de vivre et que peut achever un soleil trop ardent ou une pluie trop abondante. Il lui fallait le demi-jour et la douce rosée.

Dès lors, comment s’étonner du moyen dont Dieu s’est servi pour sauver le monde, et de la forme qu’a revêtu ici-bas Celui qui est « le chemin, la vérité et la vie ? » Voulant mettre à nu le fond des cœurs sans violence et offrir à tous l’occasion de se prononcer pour elle ou contre elle, la vérité incarnée devait se présenter aux hommes dans de telles conditions qu’elle pût être facilement reconnue de tous les siens, mais reconnue d’eux seuls, et que le triage s’opérât, pour ainsi dire, de lui-même entre ceux qui l’aiment et ceux qui ne l’aiment pas. L’Evangile nous raconte en détail comment la sagesse de Dieu, qui proportionne toujours les moyens au but, s’y est prise pour atteindre ce résultat. Au moment où le fils de Marie naissait à Bethléem, les bergers recevaient du ciel ce message :

« Aujourd’hui, dans la ville de David, vous est né le Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur. Et voici pour vous le signe : vous trouverez un petit enfant emmaillotté et couché dans une crèche. »

Sainte et sublime ironie qui montre combien « la folie de Dieu est plus sage que les hommes ! » Un petit enfant dans une crèche… Tel est le « signe » authentique auquel on reconnaît le Fils de Dieu à son entrée dans le monde ! S’il était né dans un palais, entouré d’un appareil grandiose, l’âme humaine aurait eu le droit de se plaindre, peut-être ; et la conscience eût protesté contre la violence qui lui était faite. Cette apparition éclatante, loin de raffermir l’ordre moral sur ses vraies bases, l’eût ébranlé de fond en comble en y apportant une perturbation nouvelle, et cette fois sans remède. On devine aisément ce qui fût arrivé. Les ennemis du Seigneur, pharisiens et autres, ceux qui l’ont crucifié, eussent été les premiers à lui rendre hommage ; on les aurait vus ramper à ses pieds pour lui mendier ses bonnes grâces ; ils n’auraient pas eu assez d’encens et de flatteries ; adorateurs de la force, la force les aurait vaincus ; et autant ils ont mis de lâcheté à mépriser l’Homme de douleurs, autant ils auraient mis de lâcheté à fléchir les genoux devant le Roi de gloire… ainsi qu’ils le feront un jour !

Et pendant ce temps, juste Ciel ! que seraient devenus ces humbles bergers, et ces pêcheurs de la Galilée, et ces péagers, ces pauvres, ces malades, toutes ces « âmes travaillées et chargées, » qui soupiraient après la délivrance, ces petits, ces chétifs, qui l’ont si bien compris, qui l’ont aimé, qui ont souffert avec lui parce qu’il a souffert avec eux, et qui ont salué en lui le libérateur dont ils avaient besoin ? Comment l’auraient-ils abordé, ce souverain monarque dont la sainteté égalerait la puissance ? Les voyez-vous se détournant avec effroi, incapables de reconnaître sous ces traits le « bon Berger, » venu pour chercher et sauver ce qui était perdu ? Les voyez-vous fuyant sa présence avec d’autant plus de zèle qu’ils se sentent plus misérables et que leur conscience les accuse avec plus de fidélité ? Les voyez-vous se frappant la poitrine, livrés au désespoir ?…

En d’autres termes, ceux qui n’ont pas voulu croire en Jésus-Christ se seraient dépêchés de croire, et ceux qui ont cru en lui auraient été empêchés de croire ; les incrédules seraient devenus disciples, et les disciples seraient devenus incrédules ! Jamais triomphe plus infernal n’eût réjoui le « Père du mensonge. »

Mais non, que les débonnaires se rassurent ! Le Sauveur du monde n’est pas né sur un trône : c’est déjà bon signe ! Il s’est fait pauvre avec les pauvres, il est né dans une étable, c’est tout dire : ce doit être lui, ce ne peut être que lui. Il a une crèche pour berceau, et pour trône une croix : que voulez-vous de plus ? Imaginez, je vous prie, des indices plus significatifs ! Devant lui tous sont frères, devant lui tous sont égaux, tous sont libres ; bien plus, tous sont heureux, ou du moins tous ont le droit et le pouvoir de l’être.

Quand nous parlions de la sagesse et de la sainteté divines comme fondements du mystère, nous étions certes dans le vrai ; mais, ce qui doit nous toucher davantage, c’est de voir que la bonté de Dieu éclate encore par-dessus toutes ses œuvres, et qu’à nos précédentes affirmations nous pouvons en ajouter une autre qui leur sert de couronne : le mystère est une dispensation de l’amour divin en vue de notre bonheur et de notre salut. A la faveur du mystère, le Très-Haut s’approche de nous, et nous nous approchons de lui. Il se met à notre portée, il condescend à notre faiblesse, et au lieu de nous écraser de sa glorieuse présence, il nous attire à lui « par des cordages d’amour. » Ainsi le pécheur peut rentrer en grâce et renouer avec son Dieu des relations filiales. Le lien spirituel et vivant qui les unissait à l’origine est désormais rétabli, et la religion véritable, qui est celle de l’amour, devient par là-même une réalité.

Lorsque nous souhaitons qu’il n’y ait point de mystères, parce que notre raison en est offusquée, nous ferions bien de nous appliquer ce reproche de Jésus aux fils de Zébédée : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! » Y avez-vous réfléchi ? Une religion sans mystères, ce serait Dieu sans voiles, Dieu vu face à face, dans la splendeur de sa majesté éternelle : pauvres vases d’argile tachés de boue, que deviendrions-nous si Dieu tout à coup apparaissait à nos regards ? Pour punir la témérité de nos vœux, il n’aurait qu’à les exaucer ! Ses œuvres déjà nous épouvantent : gravissons-nous le sommet de nos montagnes ? l’aspect des abîmes nous donne le frisson ; cherchons-nous à sonder du regard les espaces où roulent les mondes ? notre pensée s’y perd et nous sommes saisis de vertige ; la vue d’un ange nous ferait pâlir d’effroi, le plus léger attouchement du royaume invisible est comme une épée qui nous fait froid au cœur, parce que notre cœur nous condamne ; nous tremblons même devant les chimères de notre imagination ; nous avons peur de vains fantômes, nous avons peur de notre ombre… Que serait-ce, si le Seigneur, « que les cieux des cieux ne peuvent contenir » et dont les yeux sont plus purs que la flamme, se montrait à découvert ?

Il s’est trouvé des hommes de foi, des prophètes assez hardis pour supplier Dieu de leur faire voir sa face, et qui l’ont plus ou moins pressentie au travers d’émouvants symboles. Quand nous serons des Moïse ou des Elie, dévorés par le zèle de la maison de Dieu, une pareille audace sera peut-être excusable : d’ici là, il nous siérait plutôt de le bénir à deux genoux de s’être revêtu d’un voile de mystères, car « nul mortel ne peut le voir et vivre, » ni le pécheur subsister devant lui. En nous demeurant invisible, il a agi comme un Père qui a pitié de ses enfants, comme un Père trop bon et trop sage pour satisfaire à leurs caprices :

Dieu se souvient de quoi sont faits les hommes,
Il sait, hélas ! il sait que nous ne sommes
Que poudre et cendre et que corruptionb.

bPsaumes 103.

Autant qu’il est permis à nos intelligences bornées de traiter ces matières, autant qu’il est permis d’en juger d’après les impressions de la conscience, Dieu (je parle à la façon des hommes) n’avait qu’un moyen de nous révéler sa grandeur sans nous accabler et nous détruire, c’était de nous montrer vivante en chair et en os toute sa perfection morale, mais dépouillée de ses attributs métaphysiques, c’était de s’abaisser par un miracle de charité au niveau des plus petits d’entre nous, en un mot de nous ouvrir tout son cœur sans nous dévoiler tout son bras. Sa grandeur et sa toute-puissance peuvent bien confondre notre raison ou ébranler notre cerveau, mais non point nous gagner ni nous rendre meilleurs. Au contraire, en présence d’un Dieu qui nous aime et à qui il en coûte quelque chose de nous aimer, d’un Dieu qui tout le premier nous donne l’exemple du pardon et du dévouement, au point que l’apôtre a pu nous dire : « Soyez les imitateurs de Dieu, » l’âme réveillée se sent à la fois brisée et consolée. Résistances de l’orgueil, préjugés de l’ignorance, objections de la sagesse humaine, toutes les barrières tombent ; elle connaît Dieu enfin, elle l’a contemplé dans sa gloire la plus sublime.

Dès lors, en possession du « grand mystère, » elle y trouve la clef de tous les autres mystères ; et, quels que soient les débats que soulèvent les questions religieuses, elle peut y assister sans trouble et sans amertume.

Cette réflexion, toutefois, nous met en face d’un nouveau sujet, qui est en quelque manière la contre-partie du précédent. Après avoir montré la nécessité du mystère, il faut dire comment la certitude est encore possible en matière de religion.

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