De la discussion précédente ainsi que des principes que nous avons établis en tête de cet article, il s’ensuit qu’il y a deux classes d’hommes à l’égard desquels la démonstration positive de la vérité du christianisme sera ou superflue ou inutile.
Elle sera superflue pour les croyants tellement convaincus par leur propre et vivante expérience de la réalité de l’objet de la foi, par une assimilation tellement complète de la vérité révélée à leur propre vie, que la tentative même de fortifier cette certitude par l’argumentation équivaudrait à remettre eu question l’évidence, à tenter de démontrer à un homme sa propre existence et sa propre personnalité.
A l’opposite de ceux pour lesquels toute apologétique serait superflue, nous apercevons ceux à l’égard desquels elle serait inutile.
Nous l’avons dit : nous ne sommes pas partisan de la méthode coercitive en cette matière, et nous n’en sommes pas partisan parce que nous n’y croyons pas. Forcer de croire ceux qui ne veulent pas croire, et y employer les arguments les mieux agencés et les mieux déduits, serait une entreprise non seulement chimérique, mais dont le succès, lorsqu’il serait aussi probable qu’il l’est peu, ne serait pas même désirable. Encore faut-il, pour gagner un adversaire, dans quelque domaine que ce soit, scientifique, esthétique, et à plus forte raison, dans le domaine religieux et moral, s’être réservé un terrain commun, une langue, certaines prémisses, certaines catégories communes. Supposez un homme de la plus haute moralité, il ne sera pas pour cela nécessairement atteint par des arguments empruntés à l’ordre scientifique ou esthétique. Supposez en revanche l’homme doué des plus hautes facultés intellectuelles ou esthétiques, de la raison la plus perspicace ou du goût le plus épuré, mais absolument destitué du sens moral, qui, par sa faute d’ailleurs, aurait laissé se pervertir en lui les notions les plus élémentaires du bien et du mal, qui nierait l’opposition entre l’un et l’autre, identifierait le bien avec le beau et le mal avec le laid, traiterait la vérité de coquette et le martyre d’insanité, en deux mots : un homme sans conscience et sans amour de la vérité, nous n’aurons qu’une réponse à lui faire : μεταξὺ ἡμῶν καὶ ὑμῶν χάσμα μέγα ἐστήριξταιa
a – Il y a entre nous et vous un grand abîme. Luc.16.26
L’élimination que nous venons de faire détermine la part d’action réservée à l’apologétique à l’égard de ceux qui occupent l’entre-deux de ces deux classes extrêmes, lesquels ne sont ni des croyants éprouvés, ni des incrédules frivoles, et ici même nous pouvons définir deux catégories différentes l’une de l’autre, à l’égard desquelles elle aura un rôle à remplir.
L’une sera celle des croyants mal affermis, comme le sont la plupart de ceux chez lesquels des causes morales entretiennent ou suscitent à nouveau le doute intellectuel, ou chez qui les expériences morales ne sont pas assez abondantes et assez fermes pour avoir imposé silence à ces doutes. Il peut être utile dans ce cas que la science vienne à l’aide de la foi pour formuler devant elle avec plus de précision les raisons dont elle s’alimente instinctivement elle-même.
La seconde catégorie d’hommes que nous avons en vue, est celle des incrédules ou des incroyants moraux, c’est-à-dire droits et sérieux, qui ne sont restés incrédules jusqu’ici que faute de connaissance de la vérité ou par l’effet des circonstances défavorables dans lesquelles elle leur a été présentée. La volonté, n’ayant pas encore été engagée tout entière dans la négation, offre encore des prises plus ou moins nombreuses, une réceptivité plus franche à la vérité mieux reconnue, et j’en appellerai ici avec plus de confiance de l’incrédule mal informé à l’incrédule mieux informé.
Cependant nous avons à distinguer entre l’effet que vise l’apologie scientifique du christianisme et l’apologie oratoire qui trouve sa place dans la prédication de l’Evangile : l’une, qui est l’exposé analytique et méthodique des raisons à faire valoir en faveur de la vérité de la religion chrétienne ; l’autre, le témoignage sommaire et massif rendu devant l’âme humaine à la souveraineté de la vérité ; celle-ci, visant directement la conversion et par elle la conviction ; celle-là, poursuivant un but moins élevé et moins complet, mais le seul possible dans bien des cas et toujours important, la conviction avec ou sans la conversion.
Ces deux résultats, conversion et conviction, ne sont point, en effet, liés inévitablement l’un à l’autre. Le second est la condition indispensable du premier, mais la conversion n’est pas la conséquence nécessaire de la conviction créée ou raffermie. C’est le propre de la liberté humaine que les résolutions de l’homme ne soient pas déterminées par les raisons élaborées dans sa pensée, que l’adhésion donnée par l’intelligence de l’homme et par sa volonté elle-même à la vérité n’emporte pas la réalisation de cette vérité dans la vie. L’homme peut être devenu professant sans être pour cela pratiquant ; et l’évidence enfin reconnue de la vérité, au contraire, a provoqué le schisme, et un schisme qui menace de devenir irrémédiable, entre son intelligence gagnée et réduite au silence, et sa volonté rebelle ou révoltée.
Serait-ce à dire qu’en présence de l’incrédule frivole et déloyal, l’apologétique n’ait plus rien à faire ? Nous croyons que dans plus d’un cas elle aura tout au moins un rôle préservatif à remplir. Faute de convaincre l’adversaire, il peut être encore utile de le confondre ; faute de le gagner, il ne sera pas indifférent à la cause de la vérité qu’il ait, si possible, la bouche fermée.
Que l’adversaire se contente d’accuser l’insuffisance des arguments articulés en faveur du christianisme ; qu’il repousse les présuppositions morales nécessaires à la conclusion d’un accord entre nous, il n’aura prouvé que l’impossibilité où nous sommes de nous convaincre mutuellement. Concédons lui même que les meilleurs résultats de l’apologie du christianisme ne sont point contraignants pour tous les esprits ; que les difficultés métaphysiques se balancent de part et d’autre, ce sera évidemment, en dernière instance, à l’histoire, au fait lui-même à parler. Mais que le fait surnaturel, réputé d’abord seulement indémontrable et non démontré, se trouve tout à coup et a priori classé par vous parmi les impossibilités contradictoires en soi ; que je vous entende conclure contre l’objet de ma foi a non posse ad non esse, j’ai droit d’en appeler contre vous comme d’abus ; de vous rappeler à la limite que vous vous étiez à vous-même tracée et que vous avez indûment franchie ; de m’étonner du peu de cas que vous faites pour vous-même et pour votre pratique des postulats que vous posez à autrui.
Rien en effet de plus fréquent que l’incrédulité qualifiant la foi d’intolérante, si ce n’est l’incrédulité pratiquant l’intolérance elle-même ; le doute élégant et le dédain transcendant passant soudain à l’affirmation passionnée et militante ; l’indifférentisme prétendant s’imposer et faire autorité sous le nom de neutralité ; la négation du dogme érigée en dogme ; le scepticisme s’indignant de n’être pas approuvé ou accueilli ; la métaphysique négative prenant simplement la place de la métaphysique positive ; le positivisme dédaignant, travestissant ou répudiant des faits.
Nous terminons ce premier article traitant de la théorie de l’apologie du christianisme, par l’énoncé de deux maximes qui me paraissent résumer l’élude à laquelle nous venons de nous livrer, tout en se complétant l’une l’autre, et dont nous ne devrons jamais nous départir dans la suite de notre travail. L’une est que la vérité est la récompense de l’ami de la vérité ; maxime dont le revers, justifié également par de nombreuses déclarations scripturaires, est que l’incrédulité est le premier châtiment de l’incrédule.
Lessing avait dit que la vérité n’est pas autre chose que la recherche de la vérité. A cette maxime qui, réduite à ces termes, est des plus pernicieuses, nous opposons cette seconde, empruntée à Vinet et puisée par lui-même dans le plein courant de la vérité biblique : La vérité, sans la recherche de la vérité, n’est que la moitié de la vérité.
Cette double maxime exclut à la fois le découragement et la superficialité ; elle condamne tour à tour le scepticisme qui se plaint de n’avoir aucun moyen de reconnaître la vérité, et le dogmatisme qui s’enorgueillit d’en posséder le monopole.