Le royaume de Dieu que Jésus-Christ est venu établir sur la terre est sans doute dans son essence première, avons-nous dit, une quantité spirituelle et supersensible, qui, originaire de l’ordre de l’esprit, se réalise principalement dans la sphère invisible de l’âme. Jean-Baptiste déjà disait à ses disciples : « Il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez point » (Jean 1.26) ; et Jésus répondait aux Pharisiens : « Le royaume de Dieu ne viendra point avec éclat… le royaume de Dieu est déjà au milieu de vous » (Luc 17.20-21). Mais, pour atteindre les esprits, la Parole s’est faite chair (Jean 1.14) ; elle s’est fait voir, ouïr, contempler, palper (1 Jean 1.1). Avant de répandre son esprit dans le monde et dans les cœurs, Jésus-Christ est né, il a vécu, il a souffert en son corps sur le bois, il est mort sous les yeux de tout un peuple, il est ressuscité et remonté au ciel en présence de nombreux témoins, et ces témoins ont été envoyés par lui pour rendre témoignage de lui au monde, de Judée en Samarie et jusqu’au bout de la terre (Actes 1.8). « La foi vient de l’ouïe, a dit saint Paul, et l’ouïe, de la parole de Dieu prêchée » (Romains 10.17). Ce n’est pas par une contagion spirituelle que le Christianisme a conquis le monde, pas plus qu’il n’a réuni ses premiers sectateurs. Ce sont des hommes en chair et en os qui encore aujourd’hui l’apportent aux nations et aux individus. C’est par le symbole d’une eau répandue que l’individu est attaché à l’Eglise. C’est sous les espèces du pain et du vin que Jésus-Christ communique au croyant le pain de vie. C’est une bible, c’est-à-dire un volume composé de feuilles et de couvertures, qui est le document du fait chrétien de siècle en siècle. C’est un jour sur sept qui sert à l’Eglise et au monde de mémorial du grand fait sur lequel repose la foi chrétienne. C’est enfin une Eglise visible que Jésus-Christ a chargée de continuer sur la terre l’œuvre invisible qu’il y avait commencée.
Nous n’avons pas à rechercher ici dans quel but ou dans quel intérêt le Christianisme a choisi cet appareil extérieur pour se présenter au monde ; pourquoi il a voulu, visant à l’âme humaine, frapper d’abord le sens et tous les sens. Nous pourrions répondre provisoirement, et sauf à revenir plus tard sur ce sujet, que la raison de ce fait a bien pu être la nécessité de sauvegarder les droits de la liberté humaine qui eussent été menacés par un contact immédiat d’esprit à esprit. La substance matérielle, en servant de médium à la force spirituelle et divine qui devait se communiquer à l’homme, est comme la zone neutre où les impressions du monde spirituel demeurent pour un temps à l’état objectif, pour être délibérément appropriées au sujet ou repoussées par lui. Cela étant, le rôle du sens dans la formation de toute croyance et de tout savoir religieux paraîtra aussi nécessaire que celui de la substance matérielle dans l’objet lui-même. La théologie comme la foi se reconnaîtra soumise aux conditions extérieures de toute information portant sur un objet composé de matière et d’esprit. Et de même que la matière, qui est ici-bas l’enveloppe inévitable des esprits, les cache et les révèle tout ensemble, les organes corporels qui mettent notre âme en relation avec ces faits et ces êtres spirituels, sont destinés tout ensemble à lui transmettre leur action, et à l’amortir, à l’objectiver dans son passage à travers ces organes. Le théologien comme le croyant lui-même sera donc forcé d’ouvrir les yeux et les oreilles en même temps que son intelligence et sa faculté morale, pour accomplir sa tâche dans les conditions de perfection réalisables ici-bas.
Dans son opuscule tout pénétré de sève et de pensée, intitulé : Kurze Darstellung des theologischen Studiums, et à l’examen duquel nous reviendrons, Schleiermacher a relevé avec force la raison d’être de la théologie, qui est, selon lui, toute pratique, et se trouve dans le service de l’Eglise :
« La théologie dans le sens où le mot est toujours pris ici, est une science positive dont les parties sont reliées ensemble uniquement par leur relation commune à une croyance déterminée, c’est-à-dire à une forme déterminée de la conscience religieuse, et à la forme chrétienne par la relation au Christianisme.
La théologie chrétienne est dès lors l’ensemble des connaissances et des règles scientifiques, sans la possession et l’usage desquelles une direction harmonique de l’Eglise, ou le gouvernement de l’Eglise chrétienne n’est pas possible.
Ces connaissances, pour autant qu’elles sont acquises et possédées en dehors de ce but du gouvernement de l’Eglise, cessent d’être théologiques, et font retour à chacune des sciences particulières auxquelles elles ont emprunté leur contenu. »
L’auteur ajoute en remarque à l’appui de sa proposition que, distraite de l’intérêt pratique que nous venons d’indiquer, l’exégèse fera retour à la philologie, l’histoire ecclésiastique à l’histoire générale, la morale et les sciences qui en dépendent à l’esthétique et à l’histoire de la philosophie.
Nous allons plus loin encore, en affirmant que la théologie, qui déserte la cause de l’Eglise, pour se renfermer dans une satisfaction purement intellectuelle et intéressée, déchoit de sa dignité même de science, car toute science, dans tout domaine, malgré qu’elle en ait, et à son insu peut-être, a une fin pratique. La recherche de la science pour la science serait, à quelque degré que ce fût, immorale, si même elle était praticable durant toute une carrière ; car l’homme et tout homme sont placés ici-bas pour agir et produire — du bien ou du mal, — et non pour savoir. L’histoire des sciences a montré que les recherches les plus désintéressées ou les plus abstraites en apparence, finissaient, pour autant qu’elles avaient été habilement conduites, par satisfaire un des vœux, légitimes ou non, de la nature humaine. La géologie, dont le but primitif était de reconstruire l’histoire des phases antérieures de notre globe, est reconnue aujourd’hui comme une des nécessités de notre époque industrielle. Les hiéroglyphes inhumains du rythme hégélien sont devenus en politique, en philosophie, en théologie, une des puissances formidables de notre siècle, et leur auteur restera à côté des grands conquérants, un de ces ἀρχόντες τοῦ αἰῶνος τούτου (1 Corinthiens 2.6), passagers sans doute, mais irrésistibles à leur heure, qui ont foulé le sol ou saturé l’atmosphère d’une génération.
Quoi donc, la théologie, placée au milieu de ces puissances efficaces de la pensée humaine, se résignerait au rôle de contemplatrice oisive et inerte ! Il y a une excuse pour le naturaliste ou le philosophe qui oublie qu’il y a des hommes manquant de pain : c’est qu’il ne se croit peut-être pas capable de leur en procurer. Mais si la science du salut, renfermée dans le silence du cabinet ou dans l’enceinte des bâtiments académiques, prétend ignorer ou ne considérer qu’avec un dédain transcendant les misères de l’humanité, elle ajoute à la contradiction interne qu’elle s’inflige, la responsabilité d’un grand devoir méconnu, et c’est à elle, plus justement encore qu’à tout autre, qu’il sera dit au jour des rétributions : πονηρὲ δοῦλε καὶ ὀκνηρὲ.
Nous avions dit : Si le Christianisme n’est pas un salut, il n’y a pas de théologie. Nous ajoutons : Si la théologie, qui est la science du salut, ne se fait pas la servante de l’Eglise, elle ment à la science, au Christianisme, à l’Eglise et au monde.
Nous venons, croyons-nous, de démontrer la thèse énoncée en tête de cette section, savoir que l’élaboration de toute connaissance utile et, a fortiori, de la connaissance religieuse et morale, réclame le concoure de deux au moins de nos facultés, le plus souvent de toutes les trois ; en d’autres termes : que les trois opérations primordiales, la sensation, le raisonnement et la foi, bien loin de s’exclure l’une l’autre à aucun des degrés du savoir, sont absolument et constamment nécessaires l’une à l’autre.
L’identité de la méthode théologique avec celle de toute autre branche du savoir humain est par là même démontrée, d’où résulte cette dernière proposition, qui forme la conclusion de toute l’exposition précédente : Que la théologie étant semblable à toute autre science par sa méthode et par sa fin qui est toute pratique, elle n’en diffère, comme les autres sciences les unes des autres, que par son objet.