Accompagnant toutes ces choses de la charité qui est le lien de la perfection.
En parcourant les versets 12 et 13 de ce chapitre 3, nous avons vu les diverses vertus ou œuvres de la charité, surtout celles qui sont négatives ou qui, comme telles, consistent dans les restrictions que la charité impose à nos passions. Maintenant il nous faut traiter à part le verset 14 qui n’a été envisagé que d’une manière générale et dans lequel saint Paul ajoute : « Accompagnant toutes ces choses de la charité » ; plus littéralement : à, avec ou par-dessus toutes ces choses la charité (ou l’amour) qui est le lien de la perfection. Sur cette recommandation l’on pourrait dire d’abord : mais la charité n’est-elle pas implicitement comprise dans toutes les vertus qui viennent d’être mentionnées, et ne les embrasse-elle pas toutes ? La charité n’est-elle pas la condition et la substance de toutes ces vertus sociales que Paul vient d’énumérer ? Ces vertus peuvent-elles avoir d’autre principe que l’amour dont elles ne sont même que les différents noms ? Car qui dit entrailles de miséricorde, qui dit bonté, ne dit-il pas amour ! Que pense donc l’apôtre lorsqu’il dit : « A toutes ces choses ajoutez l’amour », ou « que toutes ces choses soient accompagnées de l’amour (charité) » ? Pourquoi veut-il qu’à toutes ces œuvres nous en ajoutions une autre qu’elles supposent ? Voici la réponse à cette objection : Si l’apôtre, après avoir commencé par le détail et énuméré toutes ces vertus qui ne sont en effet que des rameaux, des branches ou des manifestations de la charité, en vient au tronc et recommande avec, en outre, ou par-dessus, la charité, c’est qu’il veut qu’après avoir cultivé la charité dans ses applications, nous la cultivions en elle-même, que la charité soit l’objet particulier de notre affection et de nos soins et que nous entretenions dans nos âmes la source de toutes ces vertus ; c’est, en d’autres termes, dans ce sens qu’il faut cultiver le principe pour s’assurer les conséquences. L’objection à laquelle nous répondons a embarrassé ou du moins a arrêté Calvin. Selon lui, ἐπι πασι δε τουτοις τνv ἀγαπην doit être traduit par « pour (c’est-à-dire à cause de, en vue de) toutes ces choses, soyez vêtus de la charité ». Au reste, il dit à ce sujet : « Quant à ce qu’aucuns ont traduit : outre toutes ces choses, selon mon jugement, c’est une exposition froide et maigre. Il conviendrait mieux de dire : sur toutes ces choses, c’est-à-dire : principalement ; mais j’ay choisi la signification du mot grec la plus usitée ». Calvin en revient donc au fond, par un chemin détourné, au sens ordinaire qui est l’interprétation que nous avons proposée : la charité présentée, non pas seulement comme addition (en outre, outre tout cela) et comme couronnement (enfin, au-dessus de…), dernier mot de la vie chrétienne, ainsi que saint Paul en parle, quand il dit : Je vais vous montrer la voie la plus excellente (1 Corinthiens 12.31), mais présentée comme principe, comme l’âme de toutes les autres vertus ; « car, dit encore ici Calvin, comme ainsi soit que toutes les choses que Paul à jusques-yci récitées procèdent de charité, à bon droit il exhorte maintenant les Colossiens à nourrir et à entretenir la charité entre eux pour ces choses, c’est-à-dire, afin qu’ils soient miséricordieux, débonnaires, faciles à pardonner, comme s’il disait qu’ils seront tels quand ils auront la charité, car là où la charité défaut, pour néant y cherchera-t-on toutes ces choses. » Nous pensons donc que l’apôtre veut dire aux chrétiens : « Appliquez-vous à toutes ces vertus, mais appliquez-vous à nourrir dans votre cœur la charité qui est le principe de la vraie compassion, de la vraie bonté, de la vraie patience et des vraies autres dispositions que je viens de recommander. Appliquez-vous aux conséquences ; dans ce but, appliquez-vous au principe ».
Nous ne nions pas qu’il n’y ait réaction des conséquences sur le principe, et qu’en faisant les œuvres de l’amour on n’entretienne l’amour ; mais il est vrai que ce n’est pas seulement en cultivant les branches de l’amour qu’on le fortifie, et que c’est aussi et surtout en cultivant l’amour lui-même. Et en effet, l’amour, comme principe, existe nécessairement avant ses conséquences ou ses manifestations ; il ne naît pas d’elles ; il a sa raison comme tout sentiment ; il a déjà en lui-même son principe, un principe auquel il doit remonter et dans lequel il faut qu’il se retrempe et qu’il se fortifie constamment ; c’est une substance ou une disposition à laquelle il faut donner sa nourriture et son entretien. On peut donc, comme saint Paul, faire de l’amour l’objet d’un précepte, et dire : Pour pouvoir faire toutes ces œuvres, ayez d’abord et cultivez le principe intérieur qui les produit.
Mais saint Paul va plus loin ; il ne voit pas seulement le rapport de la charité avec certaines œuvres dont elle est le principe et qui sont spécialement des œuvres de charité, il voit de plus dans la charité le lien de la perfection.
En l’appelant avec énergie de ce nom, l’apôtre la présente sous un aspect qui nous saisit et il nous invite par là et nous oblige à définir d’abord la charité, car pour comprendre ce qu’il en dit en lui donnant cet attribut remarquable, il faut bien en connaître la vraie nature. Qu’est-ce donc proprement que la charité ?
La charité, c’est l’amour ; chacun le sait et le croit, et saint Paul dit de la charité ce qu’on a pensé de l’amour ; l’amour, aurions-nous pu dire avec lui, est le lien de la perfection et tout le monde aussi y aurait consenti, car c’est bien l’amour qui est regardé par le monde entier comme le point de départ ou le terme de la perfection ; c’est bien l’amour que presque toutes les philosophies, ou toutes les religions, plus ou moins, ont placé à la base ou au faîte de la perfection morale ; sous toutes les formes, on a dit que l’amour est l’accomplissement de notre destinée, et, au jugement de tous, l’amour, c’est la vie. Mais il a manqué aux philosophies et aux religions, sous le rapport théorique ou de l’idée, une notion complète de l’amour, et, sous le rapport pratique, un moyen de réaliser cette idée. Or la charité dont parle saint Paul, c’est bien l’amour, mais le véritable amour, l’amour par excellence, c’est-à-dire l’amour dans toute sa vérité et dans toute sa pureté ; et c’est de cet amour-là seulement qu’on peut dire qu’il est l’accomplissement de notre destinée, qu’il est la vie, qu’il est le lien de la perfection. Tout autre amour, l’amour ordinaire (et quoi qu’on dise de l’amour) n’est plus cela. Car l’amour ne peut être le lien de la perfection, c’est-à-dire rassembler et tenir unis tous les éléments dont la perfection se compose, que sous de certaines conditions qui se trouvent renfermées dans le principe de la charité. Voyons maintenant un peu en détail ces conditions, et connaissons ainsi cet amour de charité.
En premier lieu, la charité est l’amour qui remonte à Dieu, avant de redescendre sur les créatures, sur les hommes ; c’est, par conséquent, l’amour qui s’en va d’abord vers son véritable objet, et nous ne saurions admettre qu’un cœur aime véritablement, qu’un homme ait un véritable amour pour un être quelconque, s’il n’aime pas Dieu, son Dieu qui a tous les droits à son amour, qui est le seul être digne d’être aimé en lui-même et qui est souverainement aimable par lui-même. Dieu est le centre de la charité, elle subordonne tout à Dieu, c’est-à-dire, par conséquent, que nous devons tout aimer en Dieu et selon Dieu, que cet amour, c’est celui qui doit précéder tous les autres, et que non seulement il domine tout, mais encore, par là-même, qu’il détermine tout.
La charité, en second lieu, a le caractère du devoir, en même temps que celui de l’affection ; c’est l’amour qui est érigé en devoir, en justice ; c’est une justice suprême. Cette idée sépare nettement l’amour chrétien de l’amour ordinaire ; elle étonne tout autre qu’un chrétien, car, selon les sentiments ordinaires, l’amour est une préférence, un attrait qui n’a rien de commun avec la justice, qui est étranger à cette idée et qui même l’exclut. Ajouter ou associer à l’amour l’idée de justice, c’est, pense-t-on, l’anéantir, c’est lui ôter sa générosité et sa liberté, car l’amour est la liberté suprême de l’âme, tandis que la justice, elle, est une servitude, noble servitude sans doute, mais toujours un joug. C’est là l’opinion commune ; mais l’Evangile ne l’entend pas ainsi, et, selon son esprit, l’amour c’est la justice, la justice complète. Oui, cette affection que l’homme naturel veut distribuer à son gré, qu’il abandonne au caprice, aux préférences charnelles, au goût, à l’arbitraire, à l’instinct, est d’abord, pour le chrétien, un principe de justice ; le chrétien doit aimer, et tout l’amour qu’il a, l’amour le plus abandonné, le plus sublime des amours, n’est jusqu’au bout, pour lui, qu’un devoir rigoureux. Oui, la charité a pour force d’être non seulement une inclination, mais un devoir[a]. L’homme est fait pour aimer ; aimer, c’est sa destination, sa vocation et son obligation ; autrement où serait le droit absolu de Dieu à être aimé, et comment Dieu aurait-il le droit d’exiger de nous un amour absolu (Matthieu 22.37-40) ?
[a] « Nous sommes prêt à convenir que le devoir, s’il n’est aidé par l’affection, pourrait bien avoir la vue un peu courte et le pas un peu lent ; mais nous sommes également convaincu que l’affection ne tiendra pas toutes ses promesses, à moins d’être soutenue par le devoir, et qu’elle laissera en friche bien des parties du champ qu’elle se flatte de cultiver. » (Vinet, Nouveaux Discours.)
La charité, en troisième lieu, est l’amour qui consume tout notre être ; elle contient à sa base, elle emporte le sacrifice absolu de tout l’homme et de toute sa vie ; c’est un holocauste, c’est une cession complète de nous-mêmes à l’objet aimé, une consécration sans réserve de tout ce que nous pouvons et de tout ce que nous sommes (Romains 12.1). Aimer, c’est se dévouer. La mesure de la charité, c’est de n’en point avoir : la vie entière est à la charité (Romains 14.7-8) ; la charité est le tout de l’homme.
Voilà la charité dans ses principaux traits. Il est vrai qu’un tel amour ne trouve pas son principe ou sa raison suffisante dans l’homme naturel, et que toutes ces conditions-là supposent des motifs d’une autre nature ou d’une autre force que ceux que nous fournit l’homme naturel, nous voulons dire que ceux que nous trouvons en nous naturellement. Cet amour de charité, cette nouvelle vie et cette nouvelle lumière, est le produit d’un nouvel acte créateur, d’une nouvelle création, il suppose un fait divin, indépendant de la volonté et de la nature humaines. Ce fait nouveau ou cette nouvelle création, c’est l’incarnation du Fils de Dieu[b]. Il a fallu que Dieu nous donnât un nouveau cœur, mais pour cela il a fallu que Dieu se montrât lui-même à nous sous de nouveaux traits : c’est ce qu’il a fait quand il nous a donné et fait voir son Fils (Jean 1.18 ; 14.8-9). Or, et cet acte créateur et ces traits différents sous lesquels Dieu s’est présenté à nous en Jésus-Christ sont assez indiqués dans les motifs que donne saint Paul aux vertus de la charité qu’il recommande. Il les rassemble, sans système, dans les versets qui entourent notre texte.
[b] « La charité ne se détache pas des faits qui lui ont donné naissance ; et avec elle, il faut accepter ces faits, c’est-à-dire le christianisme tout entier. » (Vinet, Littérature au dix-neuvième siècle, tome II, p. 50.)
D’abord, au verset 13, il dit aux Colossiens : « Pardonnez comme Christ vous a pardonné ». Remarquez ici que Christ est représenté comme celui qui pardonne, ce qui identifie d’une manière frappante Christ avec son Père. (Car qui peut pardonner les péchés que Dieu seul ? — Marc 2.7 et 10.) Ils sont intimement unis : la pensée ou le dessein de pardonner les péchés est chez le Fils comme chez le Père ; le Fils a exécuté volontairement la volonté du Père : Dieu a pardonné en Christ (Ephésiens 4.32), en qui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés (Colossiens 1.14). Les Colossiens ont été pardonnés, ils ont accepté le pardon accompli, ils se sont approprié cette grâce par la foi (Colossiens 1.4 ; 2.14) ; c’est là même l’acte qui constitue pour eux une nouvelle nature et une nouvelle vie, qui fait qu’ils sont chrétiens, enfants de Dieu.
Ensuite, au verset 12, l’apôtre les a appelés des élus de Dieu, saints et bien aimés, titres magnifiques qui montrent bien que chacun d’eux, comme chrétien, est, à l’égard des autres hommes, une nouvelle créature, mise à part et séparée de la masse infidèle, une créature consacrée à Dieu.
Enfin, au verset 15, Paul nous dit que les fidèles qui ont été appelés par la foi au bénéfice de la rédemption et au privilège d’enfants de Dieu, l’ont été en un même corps. Telle qu’est la liaison des membres avec le corps ou les autres membres, telle est la liaison des fidèles (1 Corinthiens 12.27) ; ils sont tous faits en Christ membres d’un même corps, ils forment tous comme un seul corps (Romains 12.5 ; 1 Corinthiens 10.17), ils sont tous unis entre eux comme les rameaux au tronc dont ils tirent la vie.
Voilà les différents traits par lesquels saint Paul caractérise cette nouvelle création. Et ainsi, en les rassemblant tous, on comprend qu’un nouvel amour se soit introduit dans le monde, un amour selon les conditions que nous avons indiquées ; on comprend alors que ces hommes qui croient et qui sentent au fond du cœur qu’ils ont été pardonnés, élus, sanctifiés, appelés à la paix de Christ en un même corps, c’est-à-dire que ceux que Dieu a tellement et gratuitement aimés soient appelés à rendre « l’efficace » ou le fruit de leur foi (Galates 5.6), à aimer à leur tour et d’un nouvel amour, d’un amour infini pour le Dieu qui s’est donné lui-même (Ephésiens 4.32 ; 5.1-2). On comprend alors aussi qu’ils soient rendus capables de cet amour. Ainsi la pratique est satisfaite en même temps que la théorie ; et même, chose remarquable, le fait, ou l’ensemble de faits qui a rendu possible la pratique ou la réalisation, a complété, affermi, et l’on pourrait dire créé la théorie du véritable amour.
Or, tout cela posé, on comprend qu’un tel amour soit ce que saint Paul l’appelle : le lien de la perfection. Qu’entend-il par là ?
Le mot lien rend faiblement le mot de l’original (συνδεσμος) qui signifie une force quelconque, et ici, une force par laquelle tous les éléments de la perfection sont rassemblés, unis, retenus. Mais il y a deux sortes de liens ; il faut distinguer entre lien extérieur et lien intérieur : un ensemble d’objets peut être lié par dehors ou par dedans. Or, dans ce lien dont parle l’apôtre, il ne faut pas voir un lien du dehors, quelque chose de semblable, par exemple, à l’osier qui entoure et serre la gerbe d’épis ; ce lien extérieur est pour les objets qui ne vivent pas, il rapproche des êtres inanimés. Mais un lien intérieur rapproche très bien les êtres vivants, il est semblable, par exemple, à celui qui unit et vivifie par une force intérieure les diverses parties d’un arbre pour n’en faire qu’un tout compact et serré ; ou bien c’est comme l’invisible force d’attraction du globe que nous habitons, cette force qui réside dans le centre et qui en réunit les molécules ou les différentes parties : lien mystérieux et immatériel, mais d’autant plus fort ; ce n’est plus la simple cohésion, c’est la cohésion de la vie. Il s’agit ici d’un lien pareil, et c’est dans ce dernier sens qu’il faut dire que l’amour est le lien de la perfection. Lien, dans ce sens, est synonyme de condition, de moyen, et même il équivaut aux mots de principe vital, de source ; c’est comme si saint Paul disait : la charité est le principe, la source de la perfection ; elle en est la substance même ; c’est une force intérieure qui rassemble, resserre, retient et incorpore dans un faisceau bien uni, dans une vivante unité, tous les éléments dont la perfection se compose ; c’est une vie qui communique la saveur et la substance à tout le reste et sans laquelle tous ces éléments seraient, non seulement épars, mais encore les membres d’un corps sans vie, en sorte qu’on peut appliquer à la charité ce qu’un apôtre a dit de Jésus-Christ lui-même, de qui tout le corps bien proportionné et bien joint par la liaison de ses parties qui communiquent les unes aux autres, tire son accroissement (Ephésiens 4.16).
Partant de ce point de vue (plus juste et plus complet que celui de quelques commentateurs qui n’ont vu dans ces mots « le lien de la perfection », que « le lien parfait » ou « le plus parfait des liens » des hommes entre eux), voyons maintenant les aspects sous lesquels la charité se présente.
Nous reconnaîtrons en effet, dans la charité ou l’amour, le lien de la perfection, en ce que, premièrement, elle nous unit au principe même de la perfection qui est Dieu (Matthieu 5.48 ; Jean 17.23), donc à la source de toute vérité et de tout bien et de tout amour qui est Dieu ; car tout ce qui est parfait, tout ce qui est vrai, tout ce qui est bon, tout ce qui est aimable est en Lui, est Lui ; car d’un côté le principe de l’amour de Dieu, renfermant en soi la recherche de la gloire de Dieu et rapportant tout à ce but, donne à notre vertu (la charité) la base la plus large. Un tel principe supporte tout, suffit à tout. Sous ce premier rapport, la charité est le lien de la perfection.
Elle l’est ensuite en ce qu’elle est incompatible avec le mal et compatible avec le bien. L’amour est antipathique à toute espèce de mal et toute espèce de mal est incompatible avec lui, car tout mal contredit soit l’amour que nous devons à Dieu, soit l’amour que nous devons aux hommes. Il est le vrai ange exterminateur, ou un air si pur que rien d’impur n’y peut vivre : L’amour est de Dieu (1 Jean 4.7), et Dieu est trop pur pour voir le mal (Habakuk 1.13). De même, l’amour est compatible avec le bien ; il l’est non seulement avec les œuvres de charité que l’apôtre a nommées dans les versets précédents, mais en outre avec d’autres vertus qui, au premier coup d’œil, semblent n’être pas si unies ou n’être pas en rapport avec lui ; ainsi la stricte justice, la modération, l’abstinence, la continence et d’autres ; il est sympathique à tout bien et toute espèce de bien lui est sympathique.
La charité est d’un autre côté le lien de la perfection en ce que c’est le propre de la charité de porter tout à la perfection, car c’est son besoin et par conséquent en ce qu’elle perfectionne et complète toutes les vertus. En effet, en supposant provisoirement qu’il puisse y avoir, selon l’idée commune, des vertus distinctes de la charité, ou, en d’autres termes, qu’il soit possible que quelque vertu, indépendante de l’amour, existerait une réalité quelconque, il faut au moins convenir que l’amour donne à chaque vertu une force et une grâce de plus, la perfectionne, la rend complète. La justice, par exemple, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, n’est jamais complètement juste sans l’amour ; ou, si vous le voulez, nous ne sommes pas complètement justes si nous n’aimons pas ; mais, quand au motif de conscience qui nous oblige à pratiquer cette vertu se joint un motif d’affection, alors nous pouvons dire non seulement que l’amour la perfectionne, mais qu’il la complète, car l’amour, qui est l’œil de l’âme, est une lumière qui nous fait voir tout ce qui est contenu dans la justice, et avec lui nous sommes complètement justes[c]. Ainsi la justice et l’amour se confondent par une confusion sublime. S’il est des vertus que l’amour perfectionne et complète, il est de même des vertus qui perdent toute leur valeur sans l’amour. Par exemple, la franchise et la sincérité, que seront-elles si elles ne sont pas animées par l’amour ? Elles peuvent être dures ou injustes ; elles seront probablement exagérées, manquant leur but, et ce nom de franchise, de sincérité, ne leur va plus. Toute vertu à laquelle l’amour ne s’ajoute pas est par là même incomplète ou tronquée.
[c] « Quiconque n’est pas charitable n’est pas juste, non seulement parce que la charité est justice, mais parce que la charité seule est capable de nous faire voir tout ce qui est juste. » (Vinet, Nouveaux Discours.)
Mais il faut aller plus loin, et reconnaître que l’amour est le lien de la perfection en ce que non seulement il perfectionne et complète chaque vertu, mais encore en ce qu’il engendre et produit toutes les vertus, qu’il les « édifie » ou les construit (1 Corinthiens 8.1), ou du moins qu’il en fait de véritables vertus. Il est le principe de toutes les vertus : ainsi que tous les commandements sont compris dans le premier (Romains 13.10 ; 1 Timothée 1.5), elles sont aussi toutes comprises dans l’amour, comme l’arbre est renfermé dans le germe. En disant cela, nous ne voulons pas dire que, dans tout acte de vertu, il y ait un sentiment d’amour en mesure proportionnée à la perfection de l’œuvre que nous venons d’accomplir ; non, nous savons que l’amour a ses intermittences ; nous savons que le plus charitable doit quelquefois manger son pain sans sel, accomplir son devoir sans attrait, sans tendresse, et hélas ! avec défaillance. Quand nous parlons de l’amour comme produisant toutes les vertus, nous n’entendons pas dire non plus que l’amour soit comme présent, à chaque instant, dans chacune de nos œuvres, mais nous parlons de l’amour comme dominant toute notre vie et lui imprimant son cours ; nous entendons que toutes les autres vertus sans l’amour sont des vertus mortes, des cadavres de vertus. En effet, par quel principe faisons-nous des œuvres de vertu, sommes-nous justes, modérés, abstinents, continents, etc., si ce n’est pas par amour ? Qu’est-ce donc que la vertu si elle ne procède pas de l’amour, si elle n’est pas amour ? Qu’est-ce que toute vertu qui n’a pas pour principe l’amour ? Ce n’est pas une vertu, ce n’est qu’une structure de vertu sans la vie ; ce n’est rien (1 Corinthiens 13.1-3). Ne nous y trompons pas toutefois, l’amour n’a pas toujours cette douceur, cet attrait, cet aspect aimable et touchant que nous lui croyons ; il peut avoir l’air sévère et froid. Il n’est pas donné à tous de jouir toujours de la consolation et de la grâce, d’être toujours attiré vers le bien, de trouver toujours le bonheur, cette saveur délicieuse qu’on ressent dans le sacrifice. Mais pourtant la vertu, dans son ensemble, n’est pas sans l’amour, et sans lui il n’y a pas de vertus. Peut-être y a-t-il la complaisance pour soi-même, l’orgueil, le culte d’un idéal qu’on ambitionne, mais la véritable vie manque.
Ce qui, de plus, nous paraît admirable dans la charité et ce qui fait comprendre qu’elle est le lien de la perfection, c’est qu’elle accorde ou concilie tout, qu’elle concilie même l’inconciliable : elle est en même temps obéissance et liberté, et en les conciliant, elle résout le grand problème ou le vrai but de la vie morale. Cette conciliation n’est qu’idéale ou supposée hors de l’amour chrétien. D’un côté, il n’y a pas d’homme sérieux qui ne sente que la dignité de la nature humaine, c’est d’obéir, ne fût-ce qu’à sa conscience, même s’il ne sait pas qu’elle est Dieu en lui. La conscience écoutée, c’est-à-dire la dépendance ennoblit l’homme, tandis que la conscience non écoutée, c’est-à-dire l’indépendance absolue l’avilit. Mais, d’un autre côté, l’homme a un impérieux besoin de liberté. Concilier l’obéissance et la liberté, c’est là un étrange problème, jusqu’à ce que Dieu l’ait résolu ; or, c’est dans l’amour chrétien qu’est la solution, car il y a dans cet amour pleine obéissance dans la pleine liberté, et, inversement, la pleine liberté dans la parfaite obéissance. Là est la perfection ; mais la perfection ne se trouvera jamais dans une obéissance sans liberté et dans une liberté sans obéissance.
Nous reconnaîtrons encore dans la charité le lien de la perfection en ce qu’elle n’ajoute pas seulement la douceur au sérieux, mais qu’elle accroît le sérieux de l’âme et de la vie et le porte au plus haut degré. Nous voulons que notre vie soit sérieuse et les plus frivoles le veulent, car, pour eux aussi, il faut du sérieux ; seulement on fausse cette idée. La persistance prolongée à avoir un but, à poursuivre ses idées à travers toute une vie frivole au fond, peut être facilement appelée sérieux par les hommes frivoles, mais c’est le fantôme du sérieux qu’on poursuit alors ; car il n’y a de véritable sérieux que le divin, l’infini. L’amour porte le sérieux de la vie au suprême degré ; cela peut étonner ; on ne joint pas facilement, dans le monde, ces deux idées, car on y considère l’amour comme un charme et un attrait ; mais elles s’appellent l’une l’autre et se réunissent. La charité embrasse tout ce que l’homme peut dignement aimer dans le ciel et sur la terre, et à mesure que l’homme aime ce qui est digne d’amour, la vie est plus sérieuse ; car le vrai sérieux consiste dans la poursuite harmonique de tout ce qui est bien, tandis que tout autre amour ou les affections mondaines font le contraire ; n’étant que des préférences exclusives, elles ne s’attachent qu’à quelque fragment isolé, et par là même elles sont frivoles et elles nous détournent des autres objets dignes de notre amour. La charité est donc éminemment raisonnable, elle est le suprême bon sens de l’âme. Tous les écarts qu’on attribue à l’amour ont un autre principe ; plus l’amour, qui est la vérité de la vie humaine, se dégage d’éléments étrangers, plus la vie devient sage ; plus les contradictions disparaissent, plus l’harmonie s’établit. En même temps que la charité porte au plus haut degré le sérieux de la vie, elle lui donne un charme tout particulier et une douceur exquise ; elle lui enlève une espèce de tristesse, elle est pleine de joie ; tout est lumière.
Enfin la charité est le lien de la perfection en ce qu’elle ne connaît, n’accepte et n’a point de limites. On peut dire d’elle ce que David disait à Dieu de sa loi : J’ai vu un bout à toutes les choses les plus parfaites, mais ton commandement est infini (Psaumes 119.96). Tous les autres sentiments sont finis, bornés, limités. La conscience, par exemple, le sentiment de la responsabilité morale lui-même, s’arrête bien vite, faute de savoir quel espace s’ouvre et se prolonge devant lui. La charité est seule assez clairvoyante pour voir qu’il n’y a point de bornes ; l’œil de la charité a seul assez de perspicacité pour voir que la route n’a point de terme. L’amour est insatiable, il est inépuisable ; « il excite toujours à ce qu’il y a de plus parfait, dit l’auteur de l’Imitation ; rien ne l’embarrasse et rien ne l’arrête, il donne tout pour tout. L’amour souvent ne connaît point de mesure, sa ferveur le fait déborder par delà toute mesure qu’on voudrait lui imposer. Jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis. » L’amour est prêt à tout faire, à tout abandonner, à tout souffrir, et jamais il ne croit avoir assez fait ; et tandis que les pertes et les échecs subis dans les autres carrières nous dégoûtent, ici les pertes et les échecs sont des gains : la charité s’enrichit de ses pertes et de ses échecs ; elle grandit au milieu des sacrifices qu’elle subit, elle s’enrichit de ses sacrifices mêmes, elle s’accroît par son exercice, se fortifie par son mouvement et se renouvelle par elle-même. C’est une force que n’a aucun autre sentiment. Elle trouve en elle-même sa raison et sa vraie récompense qui est d’aimer davantage encore. Il n’y a que la charité qui soit marquée du caractère de l’infini. Aussi a-t-elle seule le caractère de l’immortalité. L’amour aspire à l’éternité, et on peut lui appliquer ce que Jésus dit de ses paroles : Elles ne passeront point, mais le ciel et la terre passeront (Matthieu 24.35). Toute autre affection, même la plus innocente, tout amour que Dieu n’a pas sanctifié, même le plus pur, étant une affection selon le monde, est transitoire par conséquent et périssable comme le monde, a le caractère de la mortalité. Mais l’amour de charité qui est de Dieu (1 Jean 4.7), et précisément parce qu’il est de Dieu, parce qu’il est la véritable vie, ne meurt pas ; il ne périra jamais, dit l’apôtre (1 Corinthiens 13.8), il est éternel, comme celui de Dieu (Jérémie 31.3), et par lui tous les attachements de l’âme chrétienne sont marqués d’un sceau d’immortalité.
Voilà comment la charité est le lien de la perfection. En cherchant à vous le faire comprendre, nous avons traité un sujet redoutable, redoutable disons-nous, car la considération de l’amour chrétien, si elle console, a aussi de quoi nous épouvanter. Ce ne sont pas seulement des rayons qui s’échappent de ce soleil, mais ce sont aussi des éclairs. Alors nous comprenons que Jésus soit appelé « Agneau » et « Lion »… (Apocalypse 5.5-6). De quoi avons-nous parlé ? Est-ce d’une utopie, d’une chimère, d’une poésie magnifique ? Mais la charité a été prêchée et confirmée par des faits. Où est-elle, en effet, sinon en Jésus-Christ qui nous a appris ce que c’est que la charité, en qui, dans la vie et dans la mort de qui, elle a son type et sa mesure (1 Jean 3.16) ? Où est-elle écrite encore, sinon dans l’Evangile qui l’enseigne à tous ceux à qui il annonce que Jésus-Christ est le salut ? Mais où est la charité dans l’Eglise ? Les disciples de Jésus-Christ, s’ils prêchent la charité du Maître, leur Sauveur, la réfléchissent-ils et la reproduisent-ils ? Sans oublier ce qu’il peut y avoir de charité au milieu d’eux, ne pouvons-nous pas dire cependant : Qui aime comme on doit aimer ? Cette flamme qui devait s’étendre et se propager d’une âme à l’autre, où est-elle ? Jusqu’où va-t-elle ? Qui pénètre-t-elle ?… Ah ! qu’il est encore petit le nombre de ceux qui brûlent de cette flamme ! Et combien, chez ceux-là même qui l’ont, la charité est faible, languissante et imparfaite ! Il est impossible de traiter des sujets semblables sans éprouver une profonde humiliation. Oui, il faut être humilié ; soyons-le. Mais s’il faut contempler cette vérité pour sentir profondément notre misère, ne méconnaissons pas ce que nous avons déjà reçu ; espérons aussi, espérons encore, et, dans ce sentiment, poursuivons Dieu de nos prières, jusqu’à ce qu’il ait mis en nous la charité qui est le lien de la perfection, qu’il nous en ait revêtus, et disons-lui avec foi et constamment : O Dieu qui es notre Père en Jésus-Christ, donne-nous, augmente-nous cette charité qui est la vérité et la vie ! Toi qui es amour, anime-nous de cet amour véritable, fais-nous vivre de cette véritable vie ; et afin qu’à Toi soit tout notre cœur et toute notre vie, et que nous tendions ainsi à la perfection, montre-nous de plus en plus combien tu nous as aimés, et réchauffe-nous sur ton cœur de Père !