L’action miraculeuse de Jésus sur le monde extérieur. Il apaise la tempête. — Il marche sur les eaux. — Les deux pêches miraculeuses. — La transfiguration. — Le statère, comparé au denier servant à payer le tribut à César. — Les deux multiplications des pains. — Réflexions finales sur les miracles.
Nous avons considéré en dernier lieu la manière dont le Seigneur a guéri miraculeusement les malades, comment il a ressuscité des morts et délivré des possédés. Il nous reste à parler des miracles qu’il n’opéra point dans le corps ou dans l’âme des hommes, mais dans le monde extérieur qui l’environnait, et par lesquels il se manifesta comme étant celui qui connaît la création extérieure et qui domine sur elle. Le Seigneur montre par là que son œuvre de rédemption a pour objet non seulement la créature qui a conscience d’elle-même, c’est-à-dire l’homme, mais encore la création qui ne se connaît pas et qui est assignée à l’homme pour sa demeure. Il est venu pour faire arriver à la gloire, non seulement l’homme, qui est un petit monde, mais encore ce vaste monde qui l’entoure. Ces miracles dépassent plus encore que les autres tout ce dont nous avons l’expérience, et cependant ils sont attestés par les mêmes témoignages ; quelques-uns d’entre eux le sont même plus que tous les autres miracles, par la concordance de tous les évangélistes. Ces miracles sont d’ailleurs une partie essentielle de l’œuvre de Jésus-Christ, ainsi que nous pouvons nous en convaincre en les considérant attentivement.
Il y a un admirable contraste à considérer, sur le lac de Génézareth, celui qui n’avait pas où reposer sa tête, et qui malgré cela demande à ses disciples un dévouement complet. Ce Sauveur abaissé, dont le pouvoir merveilleux ne cesse de se déployer en faveur de tous les malheureux, paye à la fatigue le tribut de la faiblesse humaine, en s’endormant dans la barque, et pendant qu’il repose paisiblement au milieu des éléments déchaînés, il garde en sa protection puissante tous ceux qui s’attachent à lui. Les vagues remplissent la barque qui menace de sombrer. Alors les disciples, ces navigateurs expérimentés, remplis d’épouvante, éveillent Jésus. Seigneur, sauve-nous ! nous périssons ! Mais lui parle avant tout aux disciples. Il est vrai que Marc et Luc ne placent qu’après l’apaisement de la tempête ces paroles adressées par le Seigneur aux disciples : Où est votre foi ? pourquoi n’avez-vous pas de foi ? Mais Matthieu, qui attache moins de prix à la description extérieure, montre une fois de plus sa profondeur en reproduisant les paroles du Sauveur dans leur succession réelle. D’après lui, le Seigneur commence par dire aux disciples : Gens de petite foi, pourquoi avez-vous peur ? et ce n’est qu’ensuite, qu’il menace le vent et les vagues. C’est ainsi qu’il apaise la tempête d’abord dans les cœurs et ensuite dans le monde extérieur.
Gens de petite foi, leur dit-il avec amour, parce qu’ils semblaient n’avoir pas de foi ; et cependant c’est une étincelle de foi qui les avait poussés à l’éveiller. Mais pourquoi cette étincelle est-elle si faible ? Toujours ils veulent voir avant de croire ; et quand ils ont vu, ils se demandent avec étonnement : Quel est cet homme à qui le vent et la mer obéissent ? ces pêcheurs, bien au fait de la tempête et des vagues, ne voient pas dans cet acte un simple discernement des signes du temps. Le vent et la mer lui obéissent : voilà leur impression. Il leur semble entendre cette parole du Créateur : Tu viendras jusqu’ici et pas plus loin ! C’est ici que s’arrêteront tes vagues orgueilleuses ! Cette parole menaçante ne dut-elle pas leur rappeler comment l’Eternel tança la mer Rouge, et elle se dessécha ? Ne dut-elle pas les saisir comme cette question dans le livre des Proverbes (Proverbes 30.4) : « Qui est monté aux cieux ou qui en est descendu ? Qui a assemblé le vent dans ses poings ? Qui a serré les eaux dans sa robe ? Quel est son nom, et quel est le nom de son Fils si tu le connais ? »
Mais tout en connaissant le Fils du Père, il n’est pas moins important de retenir que c’est le Fils fait homme qui dormit au fort de la tempête et qui commanda au vent et à la mer. C’est le Fils de l’homme, qui ne craint point la créature, parce que l’homme pur n’a rien à craindre. Nous pouvons voir quelque chose d’approchant chez le petit enfant souriant au milieu des dangers qui nous font trembler. Il ne les connaît point. Celui qui, comme enfant, serait assis dans le sein du Père, l’homme pécheur qui aurait saisi la grâce, par la foi, pourrait ignorer maint péril. C’est là quelque chose de tout différent de cette assurance de tel génie héroïque, qui pénétré de sa mission, ne craint aucun danger. Un tel courage peut être admirable, mais c’est en même temps une chose terrible que de voir un orgueilleux pécheur braver les terreurs de l’éternité. Tel n’est pas le Seigneur Jésus ; il est tout à la fois un héros et un enfant. Même au milieu de la tempête, il est occupé des affaires de son Père. Il est en droit de prononcer cette grande parole : Tout ce qui n’est pas éternel ne m’effraye point. Ce qui est terrible extérieurement ne le déconcerte pas un seul instant ; c’est peu de chose pour lui et cela ne le touche point. Mais une chose petite en apparence et inaperçue du grand nombre, par exemple cette venue des Grecs, au jour des Rameaux, qui désiraient le voir, remplit son âme de joie et d’une indicible émotion, parce qu’il y voyait l’indice du changement le plus profond de la destinée de l’humanité. Voici un contraste analogue au précédent : Ce vainqueur majestueux des flots déchaînés, est couché sur sa face dans la nuit solennelle qui précéda sa mort, et il lutte avec la mort comme un ver qui se tord ! Mais ce n’est point une terreur extérieure qui l’épouvante car il lui faut combattre un tout autre ennemi.
C’est ainsi que tout en lui est à la fois divin et complètement humain. Son intrépidité au milieu de la tempête est de sa part un acte de courage, si nous pensons à sa nature à la fois divine et humaine. Sans doute il se trouve dans une ineffable communion avec le Père ; mais il n’en faut pas moins qu’il la saisisse toujours de nouveau par la foi. Par sa grande foi il fortifie la faible foi des disciples ; par la protection puissante dont il les entoure, il leur enseigne à rattacher à sa personne leur confiance en Dieu. Il leur garantit qu’aussi pour les tempêtes intérieures l’âme et l’Eglise qui ont Jésus dans leur barque, sont à l’abri de tout danger. Il est dit dans l’histoire de Noé que l’Eternel ferma l’arche après lui. De même dans la plus effroyable tempête de la persécution et de la séduction, alors que les élus même, si c’était possible, devraient succomber, tous ceux qui s’attachent au Seigneur Jésus ont la promesse qu’il tancera au moment voulu les flots en fureur, qu’il abrégera les jours de la tribulation, qu’il mettra fin à l’épreuve, et qu’il fera aborder ses élus sains et saufs au rivage de l’éternité.
Le Seigneur élève ses disciples à un degré plus difficile de la foi, dans cette navigation nocturne, où il faut qu’ils s’exercent à croire sans voir, alors qu’ils ont le vent de tempête contre eux, sans que Jésus se trouve auprès d’eux dans la barque. Ils firent alors l’expérience que, tout en étant seuls et abandonnés en apparence, ils ne l’étaient nullement en réalité. Le Seigneur, après qu’il eut miraculeusement nourri le peuple et que celui-ci dans l’ardeur de son enthousiasme, eut voulu le faire roi, ordonna à ses disciples de s’embarquer sur le lac, pour les soustraire aux influences de ce zèle charnel. Bien qu’ils ne pussent comprendre ni pourquoi il ne les accompagnait pas, ni comment il les suivrait, ni pour quel motif il les renvoyait, ils obéirent à sa parole.
C’est une grande chose que l’obéissance complète et sans restriction à une parole claire du Seigneur. L’homme de Dieu venu de Juda (1 Rois 13), qui se laissa attirer hors de cette voie, fut déchiré par un lion. Pour les disciples au contraire, qui par leur obéissance ont dû renoncer à la présence de leur Maître, ce qui semble une perte se transforme en un gain magnifique, par l’avancement qu’en éprouva leur foi. Au commencement ils rencontrent des obstacles. Si ce n’est pas un danger terrible, si ces rameurs exercés travaillent vigoureusement, leur peine n’en est pas moins une lutte stérile. Ils nous offrent l’image de l’homme pour qui Dieu voile sa face, dont le ciel se couvre, qui se sent abandonné à lui-même : il ne s’effraye pas, mais aussi il n’arrive pas au but. C’est une épreuve, mais cela ne prouve pas qu’il soit dans une fausse voie. L’obstacle qui se dresse contre lui ne doit point le troubler, dès qu’il est dans la voie de l’obéissance.
C’est ainsi qu’à la quatrième veille, la dernière des quatre divisions de trois heures chacune, dans lesquelles les Romains décomposaient la nuit, les disciples n’avaient fait qu’un chemin de 25 à 30 stades. En comptant 2,5 minutes par stade, la distance parcourue était de 4 à 5 km. Ce rapport de Jean s’accorde assez bien avec ceux de Matthieu et de Marc, selon lesquels les disciples étaient au milieu du lac. En effet le lac de Génézareth a une largeur de 6,7 km, et en le traversant obliquement le chemin se trouvait allongé. Ainsi une nuit d’efforts ne les avait pas fait avancer beaucoup plus loin que le milieu du lac. Alors le Seigneur, en prière sur la montagne, vit en esprit leur détresse. Rempli de sollicitude, il se lève pour les secourir. Il vient en marchant sur le lac. On a voulu prétendre que le sens des paroles grecques ne dit pas autre chose, sinon que Jésus marchait sur le rivage élevé, le long de la mer, en sorte qu’il semblait marcher sur la mer, de la même manière que les villes situées au bord de la mer semblent s’étendre sur la mer. Mais ce n’est point là ce que veulent dire les évangélistes, et tout d’abord la distance rend cette hypothèse inadmissible. C’est sur les flots que Jésus s’approche d’eux. Peut-être, en le voyant renoncer à la royauté, s’étaient-ils demandé s’il ne voulait pas être roi. Il leur répond par ce fait : Je suis roi, je suis le maître même des éléments ! Si selon le récit de Marc, il semble qu’il veuille les devancer, c’est qu’il veut exciter leur attention, ainsi qu’il le fit plus tard à Emmaüs ; il viendra quand ils l’appelleront, car il veut éprouver leur foi. De quelle manière celle-ci traverse-t-elle cette épreuve ?
Chose étrange ! ceux qui jusqu’à ce moment n’avaient pas eu peur, s’effrayent maintenant que le secours approche. En gens de mer, ils connaissent des histoires de fantômes, et ils poussent des cris, croyant en voir un. Ils le méconnaissent, parce qu’il marche dans un sentier inaccoutumé ; ils ne s’aperçoivent pas qu’il les visite, parce que les flots soulevés sont sa voie. O cœur de l’homme ! que ta foi est faible ! que tu es ingénieux à te forger des objets d’épouvante ! Mon âme, pourquoi t’abats-tu et pourquoi frémis-tu en moi ? Pourquoi as-tu tant de peine à comprendre que c’est précisément par ce qui ’effraye que le Seigneur s’approche de toi ? Heureusement qu’il est plus grand que notre cœur. Ayez bon courage, c’est moi ! Ne craignez rien. Voilà comment il apaise leurs frayeurs. A travers les puissances de la nature, à travers les fantômes enfantés par notre imagination, et même au milieu des remords par lesquels l’homme pécheur se tourmente retentit cette parole consolante : C’est moi. Là où il se trouve en personne et en réalité, les frayeurs disparaissent, le cœur se calme et la louange monte vers Dieu.
Avec quelle promptitude la foi de Pierre devance celle des autres disciples ! Il désire rejoindre le Seigneur et marcher comme lui, et il comprend que le Seigneur seul peut l’en rendre capable, « Ordonne que j’aille vers toi, » dit-il au Seigneur, et celui-ci se rend à sa demande. Un moment il marche ; mais l’instant après, effrayé par le vent et les vagues, il s’enfonce. Nous savons par ce qui arriva lors de l’apparition de Jésus ressuscité au bord du lac de Génézareth, que Pierre savait nager, mais en ce moment cet art lui fait défaut, car il ne saurait se mouvoir entre le domaine du miracle et celui de la force naturelle ; il ne peut que s’écrier : « Seigneur, aide-moi ! » Et Jésus le retire du danger en lui disant : « Homme de petite foi ! pourquoi as-tu douté ? »
Les disciples reçoivent le Seigneur dans la barque. Ils étaient dans l’étonnement et dans l’admiration, car leur esprit était appesanti. Matthieu, de son côté, raconte que tous ceux qui étaient dans la barque tombèrent à genoux et reconnurent Jésus comme le Fils de Dieu. Jean rapporte qu’ils le reçurent avec plaisir dans la barque, qui ne tarda pas à aborder au lieu où ils allaient. Quand la tempête et les angoisses tournent ainsi à la gloire du Sauveur, personne, ne doit regretter de les avoir rencontrées. Dans la communion avec le Seigneur et dans la contemplation de ses voies, le temps leur parut tellement court que le reste de leur navigation leur sembla peu de chose. Dès que le Seigneur fut avec eux, ils abordèrent incontinent.
Sans contredit, cette histoire est des plus surprenantes. Si le Seigneur est devenu un homme comme nous, excepté le péché, s’il a été fait chair, ainsi que le déclare expressément l’Ecriture, qui nous montre clairement qu’à cette condition seulement il a pu devenir notre Sauveur, comment peut-on comprendre cette marche sur l’eau ? Ne semble-t-il pas qu’il n’eût que l’apparence d’un corps, ainsi que l’ont enseigné tant de faux docteurs des premiers siècles ? Pourtant il n’en est pas ainsi, et le fait que Pierre aussi a marché sur les eaux nous montre qu’il s’agit ici d’une exception. Cette exception consiste en ce qu’aux points culminants de sa vie terrestre, le Seigneur participait à la gloire d’un ordre supérieur, dont les rares commencements se montrèrent avant sa résurrection et son ascension. Lui, qui ne voulut pas tenter Dieu lorsqu’on lui demanda un miracle de parade, il marche sur les flots porté par une puissance céleste, afin de fortifier les disciples et d’empêcher qu’ils ne viennent à douter de sa dignité royale. Il veut les rendre capables de triompher dans le temps de l’épreuve décisive, alors que beaucoup se retirèrent, parce que la parole du Seigneur leur semblait dure, et que les pharisiens, en demandant des signes, entraînaient la masse du peuple dans l’erreur.
Les disciples doivent faire l’expérience que le Seigneur domine les flots qui menacent de nous engloutir, et qu’il est puissant pour faire marcher ses croyants sur l’abîme. Nous étonnons-nous de ce que Matthieu seul rapporte ce qui concerne Pierre ? Certes, la promptitude à croire jointe au besoin d’être au premier plan, voilà bien ce qui caractérise cet apôtre tel que nous le connaissons. Mais si c’était une présomption sans but de la part de Pierre, comment se fait-il que le Seigneur se rend à sa demande mal fondée ? C’est que le Seigneur juge avec plus de bonté que nous, en ce qu’il commence à faire abstraction de ce qui nous paraît blâmable. Malgré sa manifestation défectueuse, cette foi le réjouit, et il voit avec bonheur que Pierre voudrait lui ressembler, tout en ne se fondant que sur la puissance de Jésus pour atteindre ce but. Le Seigneur ne confond pas cette confiance, tout en n’épargnant pas à Pierre une humiliation salutaire. Il laisse à l’homme sa volonté, pour lui montrer jusqu’où elle le conduira ; mais tout en le châtiant, il ne permet pas que l’étincelle de sa foi s’éteigne. Il faut que Pierre expérimente à la fois ce dont il serait capable et ce dont il n’est pas encore capable, parce que son cœur n’est pas encore affermi dans la foi solide et patiente. Il a trop osé ; la frayeur le saisit et peut-être aussi le tremblement de la conscience : comment suis-je venu ici ? ne suis-je pas indigne de marcher de la sorte ? Mais au moment où il s’enfonce, le Seigneur pour tout châtiment, lui adresse cette parole aimante : Homme de peu de foi ! pourquoi as-tu douté ? Qui donc aurait pu inventer cela ? Parfois des fanatiques ont essayé d’imiter Pierre, et ils s’en sont mal trouvés ; il leur en est advenu ce qu’ils méritaient, car ils voulaient tenter ce qui flattait leur vanité, sans y être invités, comme Pierre, par la circonstance que le Seigneur marchait devant eux sur les eaux. Que pouvaient-ils trouver sinon la confusion et la honte ?
Essayons d’entrer de nouveau dans la voie qui déjà plus d’une fois nous a conduits au but. La marche le long du rivage, n’ayant que l’apparence d’une marche sur les flots, constitue une interprétation artificielle sans sel ni saveur. Tout au moins le récit, réduit à ces proportions, devrait-il encore avoir une valeur symbolique. Or je le demande : est-ce un moindre miracle que celui qu’opère le Seigneur en marchant sur l’abîme des péchés des hommes, sans être englouti par leur tourbillon ? Et si nous demandons d’être maintenus à flot sur la mer des tentations, du péché et du doute, qui donc nous soutient, sinon le Seigneur ? Nous ne pouvons pas nous-mêmes nous arracher du bourbier ; il nous faut un Sauveur. Or ne savons-nous pas par expérience quel esprit nous est communiqué par la foi dans le Christ réel, esprit qu’on n’obtient pas en dehors de lui ? Quiconque a fait cette expérience sait de science certaine que le Seigneur Jésus est un sauveur réel, dont les actes réellement accomplis ont une grande signification. De même qu’il tient sous ses pieds les vagues écumantes, il peut aussi rendre ses croyants capables de marcher comme il a lui-même marché. A sa voix ils peuvent mettre le pied là même où le sol leur manquerait sans cela. Le chrétien est en état de faire les mêmes œuvres que son maître, aussi longtemps qu’il ne détourne pas de lui son regard, et c’est un besoin légitime que celui qui le pousse à être rendu semblable à son Seigneur. Le Seigneur prend plaisir à ce que son disciple ne se contente pas de moins, bien qu’il faille plusieurs humiliations pour le faire arriver à ce point. Ses miracles extérieurs sont-ils donc les plus grands ? Certes il n’est aucune détresse, de laquelle le Seigneur ne puisse nous tirer ; mais la chose la plus admirable c’est de marcher sur la mer du péché, parce que lui nous maintient et nous porte jusqu’au but, où nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est.
Nous avons déjà parlé de la pêche miraculeuse que le Seigneur fit faire à Pierre. Il en fit faire une seconde encore plus merveilleuse aux sept disciples qui, après sa résurrection, avaient péché dans le lac de Génézareth. Il fit un don non moins grand, quoique réduit à la plus petite échelle, à l’apôtre Pierre à l’occasion du tribut à payer pour le temple. Mais pour comprendre ce miracle il est nécessaire de considérer la circonstance qui y donna lieu, et l’événement qui le précéda. Cela nous conduit tout d’abord sur la montagne de la transfiguration.
La première communication non voilée de ses souffrances, que le Seigneur avait rattachée à la confession de foi de Pierre, avait été une parole dont les disciples n’étaient guère en état de supporter l’émouvante puissance. Six jours plus tard (Luc dit : environ huit jours, c’est-à-dire une semaine), le Seigneur prit avec soi ses trois disciples les plus intimes, afin qu’à la perspective de son plus profond abaissement succédât pour eux un regard dans sa gloire cachée. Cette manifestation devait à la fois les fortifier et mieux leur faire comprendre sa passion afin qu’ils apprissent à la supporter. Il les emmena sur une haute montagne pour y prier. La montagne n’est pas nommée ; il est peu probable que ce fût le Thabor, parce que le Seigneur se trouvait auparavant au nord du lac de Génézareth, aux environs de Césarée de Philippe et par conséquent au pied de l’Hermon. Au surplus il y avait à cette époque une forteresse sur le Thabor. Or Jésus cherchait la solitude.
Pendant que les disciples étaient appesantis non pas par un sommeil naturel, mais par cette prostration, qui pèse sur l’homme mis en contact avec le monde supra-terrestre, telle que la connut Abraham, lorsqu’il offrit une oblation, et telle que l’éprouvèrent les disciples en Gethsémané : à ce moment parurent deux hommes, en qui les disciples reconnurent Moïse et Elie, et qui parlèrent au Seigneur de la mort qu’il devait subir à Jérusalem. En même temps ils virent resplendir la face du Seigneur comme le soleil, et ses vêtements comme la lumière. Marc dit : Ses vêtements devinrent resplendissants et blancs comme la neige, et tels qu’il n’y a point de foulon sur la terre qui pût ainsi blanchir. Alors Pierre parle de construire trois tentes : il est à la fois rempli de joie et de crainte, hors de lui et ne sachant ce qu’il dit, saisi du désir d’entrer dans le royaume céleste, tout en évitant le chemin de la croix. Un nuage lumineux, semblable à celui qui sous l’ancienne alliance, manifestait et cachait à la fois la gloire de l’Eternel, couvrit les disciples qui ne virent plus rien, mais qui entendirent la même voix que Jean avait entendue lors du baptême du Seigneur, dire ces paroles : C’est ici mon Fils bien-aimé ; écoutez-le ; c’est-à-dire voyez en lui ce prophète annoncé par Moïse. Quelle scène admirable et mystérieuse ! Nous comprenons pourquoi le Seigneur recommanda le silence aux disciples, jusqu’à ce que sa résurrection eût eu lieu. C’est qu’ils ne devaient pas fournir d’aliment à leur propres espérances illusoires ni à celles d’autrui ; il importait que ce saint mystère ne fût pas prématurément livré à la moquerie et au doute. Ne jetez point les choses saintes aux chiens, ni les perles aux pourceaux. Il faut que les racines poussent sous terre, avant que le germe ne pénètre à la lumière. Cette défense nous explique en même temps l’événement qu’elle concernait. Ils devaient attendre Pâques. Alors ils contempleraient cette vie transfigurée, dont ce qui se passa sur la montagne n’avait été qu’un avant-goût. Si Pâques est pour nous au-dessus de toute contestation, la station, qui d’avance indiquait Pâques, n’a plus rien qui nous étonne. La transfiguration est un chaînon de cette série d’événements, dans lesquels l’ordre céleste commença à faire irruption, de telle sorte que la gloire de la nature divine de Jésus resplendissait dans son corps terrestre comme s’il appartenait déjà au monde supérieur. Elle a sa place à côté de la gloire qui l’entoura à son baptême, et de sa marche miraculeuse sur le lac, et ces événements ne sont point la règle, mais des exceptions à ce qui constituait la vie normale du Seigneur aux jours de son abaissement. Nous voyons un faible reflet de cette gloire dans l’expression d’un visage humain resplendissant d’un saint amour, et dans la paix céleste qui se répand parfois sur la face d’un croyant qui s’endort en paix. Un prélude de la transfiguration, c’est cette gloire sévère de Moïse, que les enfants d’Israël n’osaient contempler, et dont nous retrouvons le reflet sur la face d’Etienne, qui ressemblait à celle d’un ange.
Mais plus éclatante que la splendeur de Moïse et d’Etienne est celle du Fils unique du Père plein de grâce et de vérité. Si elle brille à travers son corps terrestre, il y a là un but divin avant tout pour Jésus lui-même. Ce qu’il sentait à son baptême, alors qu’il venait pour accomplir tout ce qui est juste, il l’éprouve maintenant que la réalité de sa mort s’est rapprochée de lui, et qu’il se dispose à se rendre à Jérusalem, où l’attend le supplice. Par la transfiguration, le Père répond à la prière du Fils, en lui déclarant qu’il prend plaisir à son sacrifice. Cette réponse est pour lui une confirmation qu’il a le pouvoir de garder ou de laisser sa vie, que personne ne la lui ôte, en vertu du droit qu’a la mort sur tout pécheur, qu’au contraire il se dépouille volontairement de sa gloire, et qu’en vue de sa médiation, il renonce volontairement à la glorification qui sans cela pourrait être son partage, sans que d’abord il dût traverser la vallée de la mort.
C’est là aussi ce que cet événement devait enseigner aux disciples, et s’ils n’étaient pas encore en état de tout comprendre, ils devaient attendre la résurrection, qui les éclairerait pleinement. Le Seigneur serait-il, dans ce récit, tellement éloigné de leurs regards et des nôtres, que nous ne pussions plus discerner en lui un véritable homme ? Sans doute, il n’est pas uniquement un homme, mais il est un homme véritable, le vrai Fils de l’homme. Mais nous, tant que nous restons loin de lui, sommes-nous de véritables hommes ? Ce n’est qu’à ceux qui sont transformés à son image, de gloire en gloire (2 Corinthiens 3.18), qu’est faite la promesse de briller avec lui comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matthieu 13.43). Voilà les véritables hommes. C’est de cette gloire, qui renouvelle les cœurs en attendant qu’elle transforme aussi les corps, que le Fils de l’homme nous montre un avant-goût. Sa transfiguration ne nous paraît étrange que parce que nous, hommes pécheurs, nous nous sommes si radicalement éloignés de la voie où l’on s’élève, sans péché, de gloire en gloire.
Un trait particulièrement glorieux de cet événement, c’est la rencontre du Seigneur avec deux des principaux témoins de l’ancienne alliance : le grand législateur, dont la fin était demeurée cachée au peuple, et le puissant prophète, dont le zèle brûlant avait été couronné alors qu’il fut enlevé dans un char de feu. Ces deux messagers du monde des esprits s’entretiennent avec le Seigneur de sa mort prochaine. Sans doute, ce n’est qu’un regard fugitif que nous pouvons jeter sur une de ces mystérieuses conjonctures de l’histoire, où l’œuvre de Dieu sur la terre nous apparaît reliée au sort des générations passées, et où il devient manifeste que cette œuvre accomplie sur la terre concerne aussi ceux qui, depuis longtemps recueillis vers leur peuple, vivent tous dans le Seigneur. Il y a ici quelque chose de cette joie d’Abraham, alors qu’il vit le jour longtemps attendu du Seigneur, et qu’il s’en réjouit (Jean 8.56). C’est la joie des pères, de ce que l’heure de leur rédemption ait sonné ; c’est l’allégresse de tous ceux qui avaient désiré voir le Sauveur et qui ne l’avaient point vu, qui avaient obtenu un bon témoignage par leur foi, sans recevoir la chose promise elle-même, parce qu’ils ne devaient point parvenir à la perfection sans nous (Hébreux 11.39-40). Cette joie a son fondement dans la mort que le Seigneur devait subir à Jérusalem (Luc 9.31). Ici le législateur, qui avait prononcé la malédiction sur tout péché, et le prophète, qui s’était consumé dans son zèle pour l’Eternel des armées, jetèrent un regard dans le mystère de la réconciliation ; Moïse contempla d’avance l’accomplissement de tous les sacrifices, et put louer le Seigneur avec une ferveur encore plus grande qu’aux jours de sa vie terrestre, de ce qu’il est pitoyable, miséricordieux, lent à la colère et abondant en grâce (Exode 34.6) ; et Elie sentit de nouveau un souffle doux et subtil, alors que l’esprit de douceur du Seigneur Jésus se fit sentir à lui sur la montagne de la transfiguration.
Ils comprirent quelque chose de cette voie admirable, dans laquelle le Seigneur se disposait à réconcilier la colère et la miséricorde de Dieu, à accomplir et à surmonter tout à la fois la sainte sévérité de la loi.
Sous le coup de ces impressions, les disciples descendent de la montagne. Mais la confusion s’est mise dans leurs pensées. Que veulent dire les scribes, quand ils parlent d’Elie qui doit venir d’abord pour tout rétablir ? Il est venu, mais il a aussitôt disparu au lieu d’aller parmi le peuple, et au surplus tu nous ordonnes de nous taire : serait-ce là l’accomplissement de cette prophétie ? Alors Jésus leur déclare que cette parole n’est point abolie, mais qu’il en sera, comme Malachie l’a prophétisé : « Voici, je vous enverrai le prophète Elie, avant que le grand et illustre jour du Seigneur n’arrive. » Cette venue n’aura pas lieu comme l’imaginent les rabbins, qui y rattachent des fables superstitieuses, mais l’esprit embrasé de Celui qui prépare la voie viendra en effet pour tout rétablir ; toutefois s’il venait maintenant avec gloire, comment s’accomplirait ce qui est aussi écrit, savoir que le Messie doit souffrir et être rejeté ? (Marc 9.42) Mais je vous dis qu’Elie est aussi déjà venu, l’humble Elie précédant le Fils de l’homme abaissé, et ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu. Voilà ce que fit cette génération ; elle le rejeta, comme cela arrive à tout esprit d’Elie de la part de la majorité populaire. En particulier, Hérodias, la moderne Jésabel, put accomplir ce dont l’ancienne n’avait pu que prendre la résolution. Alors ils comprirent qu’il parlait de Jean.
Rien ne prouve mieux l’inopportunité de construire des tentes sur la montagne de la transfiguration que la scène lamentable qui se présenta au Seigneur, à son retour auprès des disciples. Il y a là un possédé particulièrement tourmenté par le diable ; son père avait montré si peu de foi qu’il avait aussi paralysé celle des disciples ; les scribes lui adressaient des reproches moqueurs et le peuple entier était ébranlé dans sa foi. Jésus se présente au milieu de cette misère, où un malade est tourmenté par le diable, et ceux qui l’entourent par leur incrédulité. Est-il étonnant qu’ils furent effrayés à ce moment de sa venue, et peut-être aussi d’un reflet de sa transfiguration, semblable à l’éclat dont resplendissait la face de Moïse ? Et le Seigneur peut-il faire autre chose que de reprendre sévèrement cette incrédulité dans laquelle les disciples et le peuple se sont laissé enlacer, dès qu’il est séparé d’eux un seul jour ? N’êtes-vous donc pas cette race méchante et adultère décrite par Moïse ? (Deutéronome 32.5) Pendant que là-haut je recevais de l’honneur, vous, mes disciples, vous me préparez cet opprobre ! Puis il guérit le fils de ce père angoissé qui déplore son incrédulité, et il répète aux disciples cette parole de sa mort et de sa résurrection, qui leur reste inintelligible : « La gloire que me présage la transfiguration me reste acquise, mais je n’y puis arriver qu’à travers l’opprobre et les tourments de la mort que me prépare la malice de cette méchante race.
Ce même contraste se reflète dans l’histoire du didrachme en vue duquel Pierre dut jeter l’hameçon, afin qu’il fit cette petite pêche, comme précédemment il en avait fait une grande par le moyen de son filet. Va à la mer, jette ton hameçon, et en ouvrant la bouche du premier poisson que tu prendras, tu trouveras un statère. Voilà le commandement et la promesse du Seigneur. Il va sans dire que ses paroles furent accomplies.
Quelques-uns sont d’avis que ce miracle ne se conçoit pas. Nous n’avons pas besoin d’admettre que Jésus attira lui-même ce poisson ; il suffit qu’il connût prophétiquement ce que le Père lui donnait à ce moment. Mais comment un poisson, ayant dans la bouche une pièce de monnaie peut-il mordre à l’hameçon ? Les pécheurs galiléens n’ont rien vu d’impossible à ce que ce poisson, au moment où on le détachait de l’hameçon, rendit une monnaie avalée. Mais pourquoi ce miracle, que le Seigneur aurait fait à son profit personnel ? et pourquoi le fit-il dans cette ville de Capernaüm, où ce dont il pouvait avoir besoin, était facilement et naturellement à sa disposition ? Nous comprendrons le but de ce miracle, et toutes les difficultés s’évanouiront, si nous considérons la contradiction apparente entre la manière dont le Seigneur parla cette fois à Pierre, et celle dont il s’exprima une autre fois vis-à-vis des pharisiens, également au sujet d’un tribut à payer.
Il mit à jour la fausseté des pharisiens, en se faisant montrer la monnaie avec l’image et l’inscription de l’empereur, et en prononçant, non pas une parole de rébellion ou de servilisme, mais une parole qui pénétra dans leur conscience. C’est comme s’il avait dit : Si vous vous accommodez si volontiers de la monnaie impériale quand vous pouvez la prendre et en faire votre profit, n’ayez point de scrupules quand il s’agit de payer. Donnez de ce que vous acceptez, en retour de la protection et de l’ordre, de la bénédiction et de la prospérité, dont vous êtes redevables à l’empereur. Rendez-lui aussi l’obéissance et l’honneur qui lui reviennent, mais non point l’adoration, qui appartient à Dieu seul, si toutefois l’empereur l’exigeait pour lui-même. Pour tout le reste, la volonté de Dieu est que vous rendiez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui revient à Dieu. Si vous aviez toujours donné à Dieu ce qui lui appartient, cette noble monnaie, portant son image et son inscription, c’est-à-dire votre cœur et tout votre être, alors vous n’auriez pas été assujettis à l’empereur. Refuserez-vous de porter la peine de vos péchés, à cause desquels Dieu vous a livrés à l’empereur ? Voilà les limites que Jésus assigne à l’obéissance à l’autorité et au payement du tribut.
Comment se fait-il que cette fois il parle tout autrement du didrachme, comme s’il n’avait nulle obligation de le payer, et qu’il ne le payât que pour ne pas scandaliser les faibles ? Examinons de quel tribut il est question ici : il est indiqué par le nom grec de la monnaie employée pour cela : le didrachme équivalait à un demi-sicle, ce qui est un peu moins que deux de nos francs ; le statère, que Pierre trouva dans le poisson, est le double du didrachme et dut suffire pour deux personnes, Jésus et Pierre. Cette désignation de la monnaie montre clairement qu’il n’est pas question du tribut que les Juifs étaient obligés de payer au gouvernement romain, mais de la contribution pour le temple, au sujet de laquelle la loi de Moïse s’exprime ainsi (Exode 30.12-16) : « Quand tu feras le compte des enfants d’Israël selon leur nombre, chacun d’eux donnera quelque chose à l’Eternel pour racheter sa personne… tous ceux qui passeront par le dénombrement donneront un demi-sicle… le riche n’augmentera rien et le pauvre ne diminuera rien du demi-sicle. » Josèphe, en indiquant en monnaie grecque la valeur de ce tribut pour le sanctuaire, dit qu’il était de deux drachmes. Cet argent, donné par les Israélites pour racheter leurs personnes, devait être mis dans le trésor du temple et être employé pour les frais du culte. Nous devient-il clair à présent pourquoi le Seigneur s’en déclare exempt ?
Pierre avait trop promptement répondu : oui, à ceux qui lui avaient demandé si Jésus ne payait pas les didrachmes ; il se peut qu’il ait parlé sans réflexion, ou qu’il ne se soit aperçu qu’après coup de son manque d’argent. Jésus voyant son embarras, le prévient par cette question : Que t’en semble, Simon ? les rois de la terre, de qui tirent-ils les tributs ou les impôts ? Est-ce de leurs enfants ou des étrangers ? Pierre répond conformément à la règle générale, suivant laquelle les princes de la maison royale étaient exempts d’impôts. En serait-il ainsi seulement ici-bas, et pas aussi en ce qui concerne le roi céleste du monde entier ? Et Jésus n’était-il pas réellement exempt de ce tribut payé par chaque Israélite, pour le rachat de sa personne, afin de n’être frappé d’aucune plaie ? Cette loi, ainsi conçue, ne s’appliquait en effet, qu’aux étrangers, c’est-à-dire à ce peuple rebelle, à qui son éloignement de Dieu devait être continuellement rappelé par la législation de l’ancienne alliance. Cette ordonnance du roi céleste était pour les pécheurs et pour le temps où la propitiation n’était pas encore faite. Mais comment Pierre a-t-il pu affirmer si inconsidérément que le Fils aussi était soumis à cet impôt, alors que le Fils allait devenir la véritable rançon du monde entier ? Pour ceux qui étaient éloignés de Dieu, il fallait acquitter la rançon typique, jusqu’à ce que la rançon réelle fût payée. Mais le Fils est exempt, et si malgré cela il paye le tribut, c’est un effet de sa condescendance à accomplir tout ce qui est juste, et de sa patience de réformateur qui ne veut pas scandaliser, en ayant l’air de détruire extérieurement la loi de l’ancienne alliance. Son refus de payer le didrachme aurait été une occasion de péché pour ceux qui en eussent été choqués, et pour ceux qui se seraient appuyés sur cet exemple pour mépriser la loi de Moïse. Or, Jésus tient à éviter ce double abus. Il faut qu’auparavant les véritables enfants de Dieu, rachetés par une précieuse rançon, aient été préparés, et ce n’est qu’alors que cette loi vieillie pourra être abolie. Mais dans cette similitude gît un puissant témoignage rendu à la dignité du Fils de Dieu. Non seulement cela, mais le Seigneur, en disant : les enfants sont exempts ; mais afin que nous ne les scandalisions pas… rend les disciples participants de sa gloire en étendant cette prérogative à toute la communauté des enfants. Pour tous ceux qui, par le Fils, sont devenus enfants dans la maison du Père, Jésus montre que le temps va venir où il ne sera plus question de leur extorquer ce faible tribut par la menace d’une plaie. Ils ne demanderont pas mieux que de se consacrer complètement à Dieu avec tout ce qu’ils possèdent, en même temps qu’ils se glorifieront de Dieu et de leur part illimitée aux biens de sa maison.
C’est en envisageant cette grande vérité que nous pouvons comprendre le but de cette pêche miraculeuse. Que les soins du Seigneur embrassent les plus petites choses, et qu’il vienne en aide à ses disciples dans leurs embarras avec un touchant empressement, c’est là une grande grâce ; mais là n’est pas la chose principale. Nous la voyons au contraire en ce que d’une part il paya les didrachmes pour ne pas scandaliser, et que d’autre part il sut en même temps éviter le scandale qu’il aurait donné en reniant sa qualité et ses prérogatives de Fils, et en agissant comme un homme qui a besoin de réconciliation et de rançon. C’est pourquoi, tout en payant, il le fit de telle sorte, qu’on put y voir une libre condescendance ; par le miracle, qui dut subvenir à son besoin, on put voir qu’il ne payait pas en qualité d’étranger, mais qu’au contraire toutes choses lui étaient assujetties, comme étant leur roi légitime. Il se sert de sa puissance royale pour obéir : voilà le caractère de toute sa vie ; il est libre non pas pour s’affranchir de la loi, mais au contraire pour l’accomplir. Au milieu de sa soumission resplendit sa majesté royale ; au milieu de la gloire, il persévère volontairement dans la soumission du serviteur. Mais une fois de plus les disciples doivent comprendre qu’il s’abaisse de son plein gré. Voilà le principal but de ce signe.
Parmi les miracles opérés par le Seigneur dans le monde extérieur, se trouve celui des noces de Cana, qui nous a déjà occupés, et la malédiction du figuier, dont il sera question plus tard. Il nous reste à considérer les deux miracles à l’aide desquels le Seigneur nourrit avec un peu de pain et de poisson des milliers de personnes. La première fois, il y eut cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants, qui étaient restés tout un jour auprès du Seigneur ; il les nourrit au moyen de cinq pains d’orge, ce qui était la nourriture des pauvres gens, et de deux poissons ; les morceaux qui restèrent remplirent douze paniers, autant de paniers que d’apôtres. Les quatre évangiles racontent cette multiplication des pains avec une réciproque indépendance quant aux faits isolés, et un parfait accord quant à l’ensemble. Le second miracle de ce genre n’est raconté que par les deux premiers évangélistes : quatre mille hommes, non compris les femmes et les enfants, n’avaient pas quitté le Seigneur depuis trois jours, et il dit : Je ne veux pas les renvoyer à jeun, de peur que les forces ne leur manquent en chemin. Cette fois il dispose de sept pains et de quelques poissons ; le reste remplit sept corbeilles, autant qu’il y avait eu de pains. Le terme employé dans le second récit désigne un panier plus grand que celui dont parle le premier récit ; le même terme est employé pour désigner la corbeille dans laquelle Paul fut descendu de la muraille (Actes 9.25). Ce qui peut nous surprendre, c’est que les disciples, après l’expérience du premier miracle, demandent de nouveau : Où trouverons-nous assez de pain dans le désert ? C’est que la petite foi est tenace, et le cœur de l’homme, lent à comprendre, retombe facilement dans son péché. Il suffisait qu’un certain temps se fût écoulé depuis cette expérience et que Jésus eût renvoyé le peuple sans le nourrir, et aussitôt la pression des choses visibles recouvrait sa puissance. Toutefois ils devinent promptement l’intention du Seigneur, et à peine a-t-il commandé au peuple de s’asseoir qu’ils le servent sans élever d’objection.
Considérons de plus près le premier de ces deux miracles, qui nous est raconté avec plus de détails que le second. Il eut lieu vers Pâques. Le Seigneur s’était retiré avec ses disciples à l’écart, probablement pour que, revenus à peine de leur tournée de prédication, ils pussent se recueillir. En ne faisant que donner, leur vie intérieure eût couru risque de s’épuiser. Mais le repos leur est parcimonieusement mesuré. Ils s’étaient retirés au bord du lac dans la direction du nord-est ; mais le peuple, faisant le tour du lac, afflua au même endroit. Jésus, toujours prêt à se dévouer et à mettre au service de ses frères son inépuisable miséricorde, se tourne vers ce troupeau sans berger. Cette contrée nous est décrite comme un désert, c’est-à-dire une de ces steppes sans arbres, recouvertes au printemps d’une herbe abondante, qui souvent sèche en un seul jour, à cause du manque d’ombre et de sources.
Le Seigneur guérit les malades et enseigne le peuple. Puis il dit à Philippe : Où achèterons-nous du pain pour nourrir cette multitude ? Reconnaissons que cette impulsion secourable vint du Seigneur, sans avoir été provoquée par les disciples. Philippe calcule au lieu de croire que la main du Seigneur n’est pas encore raccourcie. S’il voulait nous traiter selon notre petite foi, que deviendrions-nous ? Mais le Seigneur sait ce qu’il veut faire, et après que les apôtres lui ont rappelé qu’il est temps de renvoyer le peuple, il leur dit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Mais les disciples calculent et lui répondent : Irions-nous acheter pour deux cents deniers de pain ? Et le Seigneur leur dit : Combien avez-vous de pains ? comme s’il voulait leur dire : Vous avez ce qu’il faut ; gardez-vous de le mépriser ! Alors André vient dire : Il y a un seul garçon, qui a cinq pains et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? Apportez-le-moi, dit le Seigneur ; savez-vous ce que cela pourra devenir, si moi, je le bénis ? Mais il faut pour cela que le peuple s’asseye en ordre, car Dieu est un Dieu d’ordre, et dans le désordre d’une fête mondaine, beaucoup de dons de Dieu se perdent. Ravissante est la description que fait Marc de ces diverses troupes s’asseyant sur l’herbe verte par centaines et par cinquantaines. Le Seigneur rend grâces, et le miracle s’opère pendant la distribution faite par les disciples. Personne ne voit de quelle manière il s’effectue, aussi peu que nous pouvons voir et comprendre la croissance ordinaire. Après qu’on s’est rassasié, le Seigneur a soin que rien ne se perde, en ordonnant qu’on ramasse les morceaux qui sont restés. Il concilie avec une libéralité illimitée une économie soigneuse et fidèle, afin qu’aucun don de Dieu ne périsse, mais qu’au contraire cette provision puisse servir en cas de besoin ou pour d’autres œuvres de la charité. Nous voyons par là l’abondance des dons du Seigneur.
Ce miracle est particulièrement grand et frappant, bien qu’à certains égards il soit inadmissible de faire une distinction entre tel et tel autre miracle. Celui-ci diffère de celui opéré aux noces de Cana en ce qu’il n’y a pas ici une transmutation, mais une multiplication, une croissance de ce qui n’était plus appelé à croître, parce qu’il ne s’y trouvait plus de germe vivant. D’ordinaire, ce qui n’est plus vivant est diminué par le fait de la distribution, et là seulement où il y a de la vie, la matière distribuée peut s’augmenter et se répandre. L’esprit seul est augmenté en raison du nombre de ceux qui y participent. C’est cette empreinte d’une vie mystérieuse que le Seigneur imprime miraculeusement à ce qui est privé de vie en soi-même, et il bénit tellement cette chétive provision, qu’elle devient un germe vivant. Qui le comprendra ? Qui connaît la puissance créatrice qui se manifeste dans la croissance ordinaire ? Qui la niera parce qu’il ne la comprend pas ?
Il nous est facile de voir pourquoi le Seigneur fit ce miracle. Il tenait avant tout à apaiser un besoin corporel. Par ce fait, le Seigneur veut montrer au peuple que ce n’est pas à son détriment que, pour l’amour de Jésus, il a oublié sa nourriture. Cet enseignement est pour tous les temps. Mais Jésus ne se borne pas à donner une fois le pain du corps ; il lui tient au contraire à cœur de donner à ces brebis privées de bergers, l’aliment spirituel de sa parole vivante, et de former ses disciples à ce ministère, qu’ils devaient exercer avec foi, au lieu de demander : Qu’est-ce que cela pour tant de gens ? Une seule parole dite à propos et un seul homme de Dieu ne suffisent-ils pas, par la bénédiction de Dieu, pour nourrir un grand nombre d’âmes pour la vie éternelle ! Mais Jésus lui-même est le vrai pain de vie. C’est là la nourriture qui doit faire parvenir l’âme et le corps à la résurrection, au dernier jour. Il veut se donner soi-même pour nourriture : voilà ce qu’il dit au peuple, qui le cherche le lendemain dans la synagogue de Capernaüm.
Le refus de Jésus d’être roi a éveillé la susceptibilité de ceux qui l’écoutaient. En voyant que le Seigneur résiste à leur sens charnel, ils demandent de nouveaux signes, parce qu’ils n’avaient pas bien vu de quelle manière ce miracle venait d’être opéré. Ils lui opposent Moïse, qui a nourri le peuple durant quarante ans de la manne céleste. Ils se gardent bien de dire mot de la noire ingratitude qui inspira les murmures d’Israël. Cela amène le Seigneur à leur dire que la manne donnée par Moïse n’était pas le vrai pain du ciel, car sans cela les pères ne seraient pas morts dans le désert à cause de leurs péchés, tout en mangeant de ce pain ; mais que maintenant le Père leur offre le vrai pain du ciel. Ils demandent ce pain dans le même esprit dans lequel la Samaritaine demanda de l’eau vive, pour être dispensée de la peine d’en aller puiser. Mais quand Jésus leur dit que lui-même est le vrai pain venu du ciel pour donner la vie au monde, ils s’étonnent et murmurent de ce que ce fils de Joseph se dise descendu du ciel. Ils ne se laissent pas attirer par le Père ; et lorsqu’il leur parle de la mort par laquelle il se donnera pour la vie du monde, livrant sa personne, afin que ceux qui croient en lui puissent manger sa chair et boire son sang, alors ils refusent d’écouter plus longtemps cette parole dure, qui les scandalise et les révolte. Chez plusieurs, rangés jusqu’alors au nombre des disciples, l’incrédulité, qui est la racine du sens charnel, se manifesta, en sorte qu’ils n’allèrent plus avec Jésus. Pourquoi ne voulez-vous pas attendre, semble-t-il leur demander, jusqu’au moment où la pierre d’achoppement sera, non pas grossie, mais ôtée par l’élévation du Fils de l’homme à la droite du Père ? Comment pouvez-vous croire que mes paroles aient le sens que vous leur donnez ? Comment pourrais-je vous offrir à manger de la chair sans l’esprit, et à boire du sang sans la vie ? C’est l’esprit qui vivifie ; c’est l’esprit qui glorifiera mon corps ; c’est l’esprit qui vous rendra capables de manger la vraie nourriture qui donne la vie éternelle ; par l’esprit vous expérimenterez comment je puis me donner à tous ceux qui croient en moi en nourriture et en breuvage véritables, communiquant en réalité la vie éternelle. Je suis dans le monde cette source de vie. De même que quelques pains ont nourri des milliers, cette nourriture rassasiera les fidèles, après que j’aurai traversé la mort, et la communication qui s’établira entre moi et les croyants, sera une nutrition supérieure à toute nutrition terrestre. Dans celle-ci, l’aliment est changé en chair humaine et en sang humain ; mais ceux qui, en me recevant, s’unissent à moi, seront transformés à la ressemblance de mon corps glorifié.
Tout cela il l’avait exprimé à dessein d’une manière mystérieuse, afin qu’en séparant le froment de la balle, il réunît autour de lui un cercle de véritables disciples. Il n’entend pas rendre tout parfaitement clair à la raison orgueilleuse. Il en est ainsi, leur dit-il, quand même cela dépasse votre intelligence. Il devait devenir manifeste quels étaient ceux qui s’étaient seulement joints extérieurement à lui, et ceux dont le cœur était saisi par les paroles de la vie éternelle, qu’ils n’entendaient nulle part ailleurs, et qui pour ce motif se confiaient en lui, alors même qu’ils n’étaient pas encore en état de comprendre les mystères bien au-dessus de notre horizon intellectuel. Voici de quelle manière il leur a expliqué la signification de ce grand signe : « Comme je viens de nourrir miraculeusement vos corps, ainsi suis-je venu, non seulement pour nourrir vos cœurs par ma parole, mais encore pour nourrir l’homme tout entier, dans son corps et dans son âme pour l’éternité, par la puissance de vie qui émane de mon humanité glorifiée. » Plus tard il donne dans la cène une expression symbolique à ces profondes vérités. Ce discours aussi avait été prononcé au temps pascal (Jean 6.4) et son accomplissement s’étend jusque dans l’éternité.
Nous nous sommes efforcés de comprendre la signification des miracles opérés par le Seigneur dans la création extérieure, et nous avons vu qu’eux aussi ont un sens spirituel, se rapportant à la consommation éternelle, ainsi qu’il en est de tout vrai miracle. Sans doute il ne peut pas être question de foi dans la création extérieure comme dans l’homme malade. Mais ces actes répondent à la foi des hommes ; ils sont destinés à fortifier les disciples dans la connaissance de la gloire du Seigneur, en offrant à l’homme intérieur cette protection, cette nourriture et ce secours dont ils offrent les images. Le Seigneur calme les cœurs et ensuite il apaise la tempête. Il montre aux hommes ce qu’est sa bénédiction terrestre, afin de les rendre capables de trouver la bénédiction intérieure qui subsiste dans l’éternité.
A cela il faut ajouter que, quelque grandes que soient les œuvres de Dieu, elles n’excèdent pas absolument ce qu’il a été donné à l’homme d’accomplir. Des œuvres semblables ont été faites par Moïse et par d’autres prophètes. Moïse étend sa verge et l’Eternel lui répond par des miracles opérés dans le monde extérieur ; Elie obtient par sa prière une longue sécheresse et le feu tombant du ciel ; la manne et la bénédiction mise sur la cruche d’huile de la veuve sont des signes analogues aux miracles de Christ. Quand le Seigneur dit à ses disciples : « Si vous aviez la foi comme un grain de moutarde, vous transporteriez des montagnes, » nous est-il permis d’affaiblir cette parole ? Nous n’en ôterions rien en disant : Il y a quelque chose de plus grand que de transporter des montagnes dans le sens littéral.
La foi peut tout quand elle s’accorde avec la toute-puissance. Mais cette toute-puissance est sage et sainte et ce n’est qu’à la condition que son règne soit avancé, que la foi peut être assurée de l’aide de cette toute-puissance ; aussi bien n’est-elle la foi véritable qu’en restant dans cette voie. Si elle y éprouve le besoin d’un miracle extérieur, étant persuadée qu’une nécessité réelle réclame le renversement des obstacles par la puissance de Dieu, une admirable assistance lui est promise.
Dans les limites que la volonté de Dieu a fixées à la puissance miraculeuse, quelles magnifiques promesses sont faites à la foi ! Ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai. Celui qui croit en moi, fera aussi les œuvres que je fais, et même il en fera de plus grandes (Jean 14.12-14). Quel sens donnerons-nous à cette parole, en présence des étonnants prodiges que nous venons de considérer, et dont les miracles les plus extraordinaires rapportés par le livre des Actes approchent à peine et qu’en tout cas ils ne dépassent point ? Et cependant cette parole du Seigneur conserve toute sa puissance. C’est qu’aux apôtres seulement, après qu’ils eurent reçu le Saint-Esprit, il fut donné de voir des conversions de milliers de personnes, ce qui n’avait pas encore eu lieu à l’époque où le Seigneur répandait la semence. Ce sont là ces œuvres plus grandes auxquelles les miracles accomplis extérieurement ne devaient que frayer la voie. Le Seigneur rendit ses disciples capables de les opérer par l’Esprit qu’il leur envoya ; voilà pourquoi il leur promet ces œuvres plus grandes par ce motif : car je m’en vais vers mon Père. Il aurait pu dire : Moi-même, après que je serai allé vers mon Père, qui est plus grand que je ne le suis à présent, j’accomplirai des œuvres plus grandes que ne le sont celles que j’opère aux jours de ma chair ; et il dit en effet : Je ferai ce que vous demanderez ; mais : je le ferai par vous. Il honore ses croyants au point d’en faire ses collaborateurs dans l’accomplissement des vrais miracles de Dieu.
Mais ces éclatants prodiges n’excluent point l’humilité du Sauveur abaissé, qui voile son œuvre tout en la manifestant magnifiquement à ceux qui ont des yeux pour voir. A la race méchante et adultère, qui était insatiable de miracles du ciel, de signes apparaissant au soleil et à la lune, tels qu’ils ont été prophétisés par Joël 3.3-4, le Seigneur objectait qu’elle savait bien qu’un beau coucher du soleil promettait une belle journée et qu’un ciel sombre et rouge au matin annonçait de l’orage, et il ajoutait : Hypocrites ! vous savez bien discerner l’apparence du ciel, et vous ne pouvez pas discerner les signes des temps. Que sont ces apparences du ciel, sinon des indications de l’état de l’atmosphère et des commencements soit du beau temps soit de l’orage ? Ils devaient pareillement appliquer leurs cœurs à comprendre les mouvements de l’Esprit de Dieu, qui commençaient à se manifester dans la puissante activité de Jean et de Jésus. S’ils s’y refusaient, s’ils persistaient à méconnaître Celui qui était plus encore que Salomon et que Jonas, un signe et un miracle personnel, il ne devait leur être accordé aucun autre miracle que celui du prophète Jonas, dont la prédication fut si efficace à Ninive, après qu’il fut remonté de l’abîme de la mort. La présence même de Jonas était pour ces païens un signe frappant de la puissance de ce Dieu, qui fait revivre les morts ; sa prédication fut un appel qui fit passer les Ninivites de la mort du péché à la vie. La personne et la prédication réunies étaient pour eux un signe de Dieu : toutefois ils n’avaient pas vu de leurs yeux le sort de cette personne.
Il en devait être de même de ce signe de Jonas dans la personne de Jésus. Il devait s’accomplir en secret, et n’être manifesté qu’à ceux qui croyaient. C’est à bon droit qu’un apôtre dit : Aux Juifs qui demandaient des miracles, il n’en fut point donné comme ils le voulaient, mais seulement le signe de la croix, annoncé par les témoins de la résurrection, signe de la puissance et de la sagesse de Dieu pour ceux qui voulaient être sauvés ; signe de la puissance de la miséricorde divine, qui trouve la rédemption éternelle dans la voie de l’opprobre et de la mort ; signe de la miséricorde de la toute-puissance de Dieu, qui loin de laisser périr l’humanité dans la mort, la sauve de cette ruine et lui communique une vie bienheureuse ; signe accompli dans la profondeur de la terre et non dans les hauteurs du ciel. Voilà le grand miracle que le Seigneur voulait donner au peuple comme la chose décisive. Pour quiconque ne le recevait pas, toutes les autres œuvres de Christ étaient faites en vain.
Ce qui n’est pas moins admirable que les miracles opérés par Jésus, c’est que le Seigneur, à d’autres moments, y renonça complètement ; c’est que l’heure de l’angoisse et du tremblement vint pour lui en Gethsémané, et l’heure de l’obscurcissement intérieur à Golgotha. La même chose se répète chez les apôtres. Paul écrit aux Corinthiens (2 Corinthiens 12.12) : Il y a eu parmi vous les signes et les miracles d’un apôtre. Malgré cela, ce puissant témoin connut des heures d’angoisse et de tentation, et sa vie se termina par le martyre. On se trompe en se représentant l’homme possédant le pouvoir miraculeux comme un magicien, disposant sans interruption de cette puissance et élevé par là au-dessus de tout embarras. Le Fils lui-même ne fait que les œuvres que le Père lui montre (Jean 5.19-20). Quant aux apôtres, ils n’agissent que dans la mesure des dons qu’ils ont reçus. Joseph confesse qu’il appartient à Dieu d’interpréter des songes ; il ne peut pas s’arroger cette faculté comme un bien inaliénable. Les apôtres à leur tour confessent que les guérisons miraculeuses appartiennent à Dieu, et que l’Esprit les opère où il veut. Quoique dépositaire d’une grande puissance, Paul se présente à Corinthe avec crainte et tremblement (1 Corinthiens 2.3), comme un homme humble, faible et assailli par la tentation. Il faut que cet apôtre soit captif à Rome, en même temps que certains hommes, semblables à Judas, chasseront des démons au nom de Christ, sauf à entendre un jour cette parole sortir de la bouche du souverain juge : Je ne vous ai jamais connus.
Au surplus, il n’arrive pas toujours qu’avec les progrès de la foi, grandisse dans la même mesure la puissance d’opérer des miracles frappants. Il est vrai qu’à l’époque créatrice de la primitive Eglise, les puissances de l’éternité s’y déployèrent d’une manière bien visible, de même que les jeunes arbres ont des pousses trois fois plus longues que les vieux. A la foi mûrie, le Seigneur demande souvent à la fin de sa carrière les plus douloureux sacrifices, ainsi que cela fut le cas pour Abraham. Une telle foi, tout en n’opérant plus de miracles extérieurs, est par elle-même un miracle. Quand Luther entre courageusement à Worms et se met dans la gueule du Béhémoth, ou quand, revenant de la Wartbourg, il écrit à l’Electeur : « Je n’ai pas l’intention d’implorer la protection de Votre Altesse Electorale, et même je m’estime mieux en état de protéger Votre Altesse qu’elle n’est à même de me protéger ; c’est celui qui croit le plus fermement qui protégera le plus efficacement ! » Une telle foi, sans miracles opérés, est elle-même un miracle.
Que personne ne mette de côté les miracles de Christ, sous prétexte de les expliquer spirituellement ou allégoriquement. Il les a opérés littéralement, et cela est d’une grande importance pour notre foi, car nous ne sommes assurés de trouver auprès du Seigneur ce dont nous avons besoin pour notre homme intérieur, que parce qu’il a réellement accompli les œuvres de Dieu et qu’il veut magnifiquement les achever dans l’éternité. Ce qu’il a opéré par ces miracles, ce qu’il opère encore dans nos cœurs, ce qu’il veut éternellement accomplir pour l’âme et pour le corps dans le monde entier, tout cela réuni constitue une grande et réelle œuvre de Dieu. Comme cet ange de l’Apocalypse (ch. 10) pose un pied sur la terre et l’autre sur la mer, ainsi l’œuvre du Seigneur a un pied dans le temps et l’autre dans l’éternité. Il a fait et il fait encore et il fera son œuvre, parce qu’il est le Seigneur qui est, qui était et qui sera.
Le posséder et s’attacher à lui, voilà le miracle le plus intérieur et la source des miracles. Si le Seigneur te montre que dans la voie par laquelle il te conduit tu as besoin d’une chose qui brise l’ordre extérieur, il peut te la donner, et l’honneur lui en appartient encore de nos jours et doit lui être rendu dans un cœur honnête et bon. Toutefois ne devenez pas des enfants en intelligence, mais devenez des enfants en malice…
Sa grâce nous suffit, car sa force est puissante dans les faibles.