De l’essence du Christianisme

II.
De la Mystique

Réponses aux objections de M. de Gasparin

Quelque rares que soient mes loisirs, je m’étais proposé de répondre aux articles de M. de Gasparin sur l’Essence du christianisme, lorsque je reçus dans le mois de décembre dernier une lettre de M. le docteur Ullmann où je lisais : « J’ai appris de M… de Paris que mon opuscule a été l’objet de critiques diverses de la part des journaux protestants, et en particulier de M. de Gasparin qui s’est livré à une fort vive polémique. Depuis environ douze jours j’ai en main tous les numéros des journaux en question, et j’ai pris soudain la résolution de répondre aux attaques peu fondées et souvent injustes de M. de Gasparin. Je le ferai d’autant plus volontiers que c’est un adversaire distingué sous beaucoup de rapports, et que ce sera pour moi une occasion d’entrer dans des développements importants. Mais cet article ne pourra être imprimé qu’aux environs de Pâques. Dès que j’en aurai un exemplaire, je vous l’enverrai… » A cette nouvelle, je n’avais rien de mieux à faire que de poser la plume et d’attendre. Je n’attendis pas en vain. Vers l’époque indiquée je reçus la réponse de M. Ullmann, que je me suis empressé de traduire, et que j’offre aujourd’hui aux amis des discussions sérieuses, élevées, approfondies, et par-dessus tout animées d’un esprit charitable et fraternel. J’espère qu’elle fera disparaître de fâcheux malentendus. C’est le vœu de M. Ullmann ; puisse-t-il être exaucé !

Montauban, ce 20 juin 1852.

A. Sardinoux.

1. Justification de la polémique.

Notre temps exige impérieusement que les hommes sérieux se donnent la main la plus fraternelle. Et par hommes sérieux nous entendons tous ceux qui ont à cœur d’édifier la vie personnelle et la vie sociale sur le fondement en dehors duquel on n’en peut poser aucun autre ; tous ceux qui proposent à leurs efforts, non un but politique ou extérieur, quel qu’il puisse être, mais l’homme lui-même et son impérissable salut. Et à quoi sert, en effet, le rétablissement extérieur de la société pour arrêter la décomposition dont elle est menacée, si avec l’aide de Dieu, les fondements religieux et moraux ne sont raffermis, et si les consciences ne se sentent liées envers elles-mêmes et envers leur céleste auteur ? Le christianisme seul peut opérer ce grand œuvre de réorganisation vivante, non seulement parce qu’il donne aux peuples un vif sentiment de cette vérité que la justice les élève et que le péché amène leur ruine, mais encore parce qu’il fournit contre le péché lui-même les remèdes seuls suffisants ; parce qu’il substitue dans les âmes, à l’égoïsme cette racine amère de tous les maux, le germe d’une vie nouvelle, véritablement consacrée à Dieu. Ce qu’il faut donc avant tout à notre temps, c’est que la croix du Christ soit de nouveau haut élevée comme l’étendard de la grâce et du salut ; c’est que la repentance et la foi soient de nouveau prêchées avec puissance, comme au temps de la fondation de l’Église et de la Réformation ; c’est que l’esprit de renoncement, d’abnégation, d’amour, de sacrifice, revienne ranimer les âmes. Et pour effectuer cette régénération si importante, tous les chrétiens sincères devraient se donner la main, non seulement pardessus les barrières de leurs confessions respectives, de leurs langues et de leurs nationalités, mais encore pardessus tous leurs autres murs de séparation, quelle que soit leur valeur. Il faudrait que les discussions sur des points particuliers disparussent, autant que le comportent la sincérité de la foi et le désir bien naturel de préciser nos connaissances chrétiennes. Quand il existe en réalité une conviction commune et fondamentale, pourquoi donc les différences secondaires, loin d’être des occasions de se séparer et de s’attaquer, n’amèneraient-elles pas, au contraire, une entente sérieuse, afin que la charité fraternelle pût se consacrer librement au même but, au but grand et éternel de l’évangélisation du monde et du salut de l’humanité ?

A la vue de ce pressant besoin de notre époque, dont je sens douloureusement la grandeur, il m’est pénible, à moi qui aime la paix, d’entrer dans une polémique avec des frères que j’estime, et avec lesquels je me sens uni sur les fondements suprêmes de la foi, quoi qu’ils puissent en penser.

Et cependant je ne puis m’abstenir, car il s’agit non de ma personne ou de mes pensées particulières, mais de la vérité qui nous est chère à tous ! car les questions en litige sont des plus profondes, et touchent à tout l’édifice de la foi chrétienne ! Toutefois une chose me tranquillise ; si je combats, c’est par amour de la paix et non de la guerre, et mon but est d’amener une solide entente, si elle est possible. Voilà de quoi j’ai conscience, et cette conscience me suffit.

Le débat soulevé porte sur la manière dont on a reçu et jugé en France mon écrit sur l’Essence ou le caractère fondamental du christianisme. Je crois qu’il y a un enseignement à recueillir de la position que le protestantisme français a prise, je ne dis pas envers toute la théologie allemande, mais du moins envers l’une de ses branches ; et à ce point de vue la question me paraît présenter un intérêt général.

Quand un livre de théologie passe de notre langue dans la langue française, ou bien son sort ressemble à celui d’un étranger isolé et solitaire loin de sa patrie ; ou bien on le gratifie d’une solidarité plus fâcheuse encore que cet isolement. Nos écrits théologiques se rattachant naturellement par le fond et par la forme, quoiqu’à des degrés divers, au développement de la science allemande, sont vite compris et appréciés chez nous ; et si leurs auteurs ont publié d’autres travaux, les critiques savent s’en servir pour compléter leur jugement ; mais il n’en est pas ainsi en France. Le livre traduit paraît, privé de tous ces antécédents et de cet entourage. On ne connaît pas les autres écrits de l’auteur. On juge la publication du point de vue si différent dans lequel on se trouve, du milieu dans lequel on respire ; et c’est ainsi que le livre est isolé des autres écrits ignorés de son auteur, et l’auteur lui-même, de son terrain naturel.

Mais il y a plus. A cet isolement vient s’ajouter, ai-je dit, une solidarité tout aussi fâcheuse. L’écrivain allemand s’est servi des idées et des termes qui ont droit de cité dans la grande famille des théologiens de son pays, et il a parlé comme l’un de ses organes parmi beaucoup d’autres. Mais les critiques étrangers généralisent son nom, le font garant de toute une tendance théologique, et prononcent sur elle en le jugeant. Bien mieux, si son écrit semble avoir quelques points de contact avec des idées théologiques qui règnent chez eux et qu’ils rejettent, il est vite identifié avec ces idées, et tout le zèle d’indignation qu’ils nourrissent contre elles retombe sur lui.

De là inévitablement des malentendus et de la confusion. Il importe donc, bien moins pour ma personne que pour le corps auquel j’appartiens et pour la cause que je sers, de s’expliquer et de chercher à s’entendre. Tout homme qui aime la vérité a le droit d’être connu pour ce qu’il est réellement, et a le devoir de se montrer tel. Et quand un corps considérable et une cause commune sont en question, son devoir de parler est encore bien plus grand et plus sacré. Voilà pourquoi je prends la plume. Je serais bien récompensé, si, en saisissant l’occasion qui m’est offerte sans l’avoir recherchée, je pouvais contribuer à dissiper quelques préjugés, et à établir entre les théologiens et les chrétiens des deux côtés du Rhin, des relations amicales qui ne pourraient qu’être avantageuses aux uns et aux autres !

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