Diffusion de l’Évangile. — Vie des premiers chrétiens. Ses côtés lumineux, ses ombres.
Notre plan nous amène à rechercher, maintenant, quels étaient pendant les deux premiers siècles le caractère moral de l’Église, sa situation intérieure et ses relations avec le monde.
« Les grandes associations missionnaires, devenues si importantes dans notre chrétienté moderne, n’avaient, dit M. de Pressensé, aucune raison d’être dans l’Église des iie et iiie siècles, par le motif bien simple qu’elle était elle-même essentiellement une société missionnaire. Campée dans le monde plutôt qu’établie, pressée de toute part par le paganisme qui l’entourait, elle ne pouvait vivre qu’en combattant ; la conquête était nécessaire à la défense, et, pour elle, durer c’était vaincre. La mission du dehors ne se distinguait pas de la mission du dedans, car, pour trouver un peuple païen à convertir, il suffisait au chrétien de franchir le seuil de sa demeure et de parcourir les places publiques de sa propre cité. La civilisation de l’Empire était l’œuvre du paganisme ; elle ne pouvait donc tromper sur l’état des cœurs comme la civilisation moderne pénétrée de quelques éléments chrétiens, qui suffisent pour voiler à l’esprit superficiel le paganisme immortel d’un monde ennemi de Dieu. L’homme cultivé de Rome ou d’Alexandrie n’était pour l’Église qu’un païen plus difficile à convertir qu’un barbare de Scythie ou de Germanie, parce qu’il avait plus de ressources pour échapper à la vérité… Nulle préparation spéciale n’était imposée aux missionnaires, pas plus qu’aux évêques et aux pasteurs… Le plus souvent la mission surgissait des circonstances, et partout où un chrétien abordait, sur quelque terre perdue que ce fût, la croix était immédiatement plantée par lui, et un noyau d’Église était bientôt formé. »
La diffusion de l’Évangile durant cette période fut rapide et continue. Voici comment Eusèbe en décrit la propagation au commencement du iie siècle : « Beaucoup de successeurs immédiats des apôtres imitèrent leur zèle en élevant l’édifice des Églises dont ils avaient jeté les fondements, en portant plus loin l’Évangile, en répandant par toute la terre la semence du Royaume de Dieu. Un grand nombre d’évangélistes commençaient, suivant l’ordre du Sauveur, par distribuer leurs biens aux pauvres, puis ils partaient rivalisant de zèle dans la prédication de Christ et dans la diffusion des écrits évangéliques. Après avoir ainsi posé les fondements de la foi, ils établissaient des pasteurs auxquels ils confiaient les nouveaux convertis, puis ils se rendaient dans des régions et vers des nations plus lointaines. La grâce de Dieu les accompagnait et le Saint-Esprit, encore à cette époque-là, agissait si puissamment par eux, qu’à la seule ouïe de leur parole, des assemblées entières se rangeaient à l’Évangilea. » Ne pouvons-nous pas ajouter que ces évangélistes obscurs, dont le nom a péri et l’œuvre survécu, sont tout spécialement dignes d’être tenus en honneur par l’Église ? Et n’est-ce pas le lieu de faire remarquer que l’époque la plus glorieuse de l’Église est justement celle où elle n’a que peu ou point d’histoire ?
a – H. E., liv. III, ch. 37.
Vers la fin du iie siècle, l’Évangile avait franchi les limites de l’Empire. Justin-Martyr dit à Tryphonb : « Il n’y a pas une seule race humaine, de quelque nom qu’on l’appelle, qu’elle soit grecque ou barbare, qu’elle vive dans les tentes ou dans les chars couverts, au milieu de laquelle on n’offre pas des prières et des actions de grâces au nom de Jésus crucifié. » Il faut, évidemment, en lisant ces lignes, se souvenir des connaissances géographiques restreintes du temps ; mais, d’un autre côté, nous savons qu’à cette époque, l’Évangile avait pénétré au delà de l’Euphrate, chez les Parthes, les Perses et les Mèdes ; en Afrique, il avait atteint la haute Egypte, la Numidie et la Mauritanie ; en Europe, l’Espagne, la Grande-Bretagne et la Germanie libre, aussi bien que la Germanie romaine.
b – Dialogue, 117.
[On raconte que les chrétiens avaient, en 202, à Édesse en Mésopotamie (ville importante dans les anciennes traditions ecclésiastiques), une église bâtie sur le modèle du temple de Jérusalem. Neander, I, 111 — Tertullien parle explicitement de la Bretagne située hors de l’Empire romain. Contre les Juifs, ch. 7.]
Parlant des Germains indépendants, Irénée nous dit que la bonne nouvelle de l’Évangile avait devancé la diffusion des écrits sacrés, et que plusieurs tribus de ces barbares avaient les paroles du salut écrites, sans encre ni papier, dans leur cœur par le Saint-Esprit lui-mêmec. Tertullien, enfin, s’écrie dans son Apologétique : « Nous ne sommes que d’hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos châteaux, vos bourgades, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, la place publique : nous ne vous laissons que vos temples… Si cette multitude d’hommes vous eût quittés pour se retirer dans quelque contrée éloignée… vous auriez été étonnés de votre solitude. »
c – Contre les hérésies, liv. III, ch. 4, § 2.
L’Apologétique de Tertullien est placé entre les années 198 et 211 — Ch. 37. Tout en tenant un compte sérieux des données de Tertullien, il ne faut pas oublier de faire une grande part à la passion et à la rhétorique.
Les écrivains ecclésiastiques de cette époque nous ont laissé plusieurs descriptions de la vie de l’Église. On y trouve de brillants côtés ; mais on y trouve aussi, il faut le reconnaître, de trop nombreuses preuves de la décadence du christianisme robuste des premiers jours.
Justin-Martyr nous raconte que beaucoup de païens, d’abord pleins de dispositions violentes et oppressives contre les chrétiens, se sentaient désarmés par leur vie conforme à leurs principes, leur honnêteté scrupuleuse et leur support en face des injustices dont ils étaient victimes.
Athénagore ne parle pas autrement. C’était un éminent philosophe d’Athènes. Ayant lu l’Écriture pour la réfuter, il fut au contraire converti par elle. En 177, il présenta à l’empereur Marc-Aurèle et à son fils Commode un Message pour les chrétiens. Nous y lisons : « Vous trouverez parmi nous des gens sans lettres, des artisans, des vieilles femmes. Ils ne pourront défendre leur foi par leurs paroles ; mais ils montreront par leurs œuvres tout le bien que produit la conviction qu’ils ont de sa vérité. Ils ne font pas de discours… mais de bonnes actions… Frappés, ils ne ripostent point ; volés, ils n’ont pas recours aux juges ; ils donnent à qui leur demande et aiment leur prochain comme eux-mêmes. » Et, ailleurs, répondant à l’absurde accusation intentée aux chrétiens d’être meurtriers et cannibales, il dit : « Les contes faits sur nous à cet égard n’ont pas d’autre fondement que des rumeurs populaires. Nul ne les a jamais contrôlées et aucun chrétien n’a été convaincu de ces crimes… Nous ne pouvons pas supporter la vue de l’exécution légitime d’un criminel… Votre passe-temps favori est la lutte entre des gladiateurs et des bêtes fauves. Pour nous, considérant qu’il est aussi coupable de contempler ces carnages que de les commettre, nous avons renoncé à de pareils spectacles. »
Au siècle suivant, Origène écrit dans le même sens : « Ceux qu’on méprise comme des fous ignorants, pareils à des esclaves, ne se sont pas plutôt mis sous la direction de Dieu, en acceptant l’enseignement de Jésus, que, renonçant à leurs péchés, ils deviennent pour la plupart aussi purs de fait et en pensée que pourraient l’être des prêtres parfaits, aux yeux desquels de tels plaisirs n’ont point de charmes. Les Athéniens avaient un hiérophanted qui, n’ayant pas confiance dans son pouvoir de dominer ses passions, résolut d’employer la ciguë pour les étouffer. Chez les chrétiens, de pareils procédés ne sont pas nécessaires, et on trouve parmi eux des hommes pour qui la parole de Dieu, bien mieux que la ciguë, est une source de pureté et chasse de leur pensée tous les mauvais désirse. »
d – Prêtre enseignant les mystères de la religion.
e – Contre Celse, liv. VII, ch. 48.
D’un autre côté, Tertullien nous apprend que quelques chrétiens avaient oublié leurs vœux au point de fréquenter les spectacles. Mais, aussi, de quelle indignation n’est-il pas pénétré et avec quel feu il parle de leur indigne conduite ! « Tous ces plaisirs passionnés (furor) nous sont interdits. Éloignons-nous donc d’eux, et surtout du cirque, où ils règnent en maîtres. Voyez le peuple s’y précipiter en tumulte, aveuglé par sa passion, déjà excité par les paris. Pour lui, le préteur est trop lent ; les yeux des spectateurs roulent avec les boules de son urne ; anxieux, ils attendent le signal ; pénétrés de la même folie, ils poussent un seul et même cri. Et voyez cette folie : le sort est jeté, s’écrient-ils ; et chacun annonce à son voisin ce que tous ont vu ! Mais ils sont frappés d’aveuglement et ne voient réellement pas ce qui a été décidé par le sort ; … et bientôt on les entend s’emporter en malédictions et en récriminations passionnées et sans fondement, ou applaudir à grands cris sans motifs… Ne nous est-il pas également ordonné d’éviter toute impudicité ? Mais le théâtre en est le principal foyer et on y voit mis en estime ce que partout on réprouve… Que le Sénat, que toutes les classes de la société en rougissent de honte ! … Et comment les choses qui souillent un homme lorsqu’elles sortent de sa bouche, ne le souilleraient-elles pas lorsqu’elles entrent en lui par ses yeux et par ses oreilles ? »
Puis il passe à l’amphithéâtre. « Si la cruauté, dit-il, si l’impiété, si la sauvagerie sont licites, allons à l’amphithéâtre… Tel qui regarde avec horreur le cadavre d’un homme mort naturellement, laissera sans émotion reposer ses yeux sur les lambeaux sanglants et épars dans le cirque des corps des gladiateurs, qu’il a fallu forcer à coups de fouet et de verges à accomplir leur criminelle besogne… Même s’il s’agit de ceux qui sont légalement condamnés à l’amphithéâtre, n’est-il pas monstrueux qu’en subissant leur peine ils doivent devenir meurtriers ? Mais je croirais insulter le lecteur chrétien en insistant sur l’aversion que de pareils spectacles doivent provoquer en lui. Et, cependant, je pourrais entrer dans tous les détails nécessaires mieux que personne, sauf peut-être que ceux qui les fréquentent encore. Mais j’aime mieux rester incomplet que faire travailler ma mémoire sur un tel sujet. »
« Toutes ces choses, dit-il plus loin en parlant des spectacles en général, sont la vraie pompe du diable à laquelle nous, chrétiens, avons renoncé. La principale marque, aux yeux des païens, qu’un homme a adopté la foi chrétienne, c’est justement qu’il fuit les spectacles… Et comment un chrétien pourrait-il penser à son Créateur en fréquentant des lieux où rien ne parle de Lui ? Comment aurait-il la paix du cœur, où l’on se dispute à propos d’un cocher ? Comment apprendrait-il à être chaste en contemplant les excitations de la scène ? Les cris d’un acteur lui rappelleront-ils les exclamations des prophètes ? Les chants d’un histrion efféminé lui rappelleront-ils celui des psaumes ? Apprendra-t-il à devenir miséricordieux en contemplant la gueule des ours ou les épongesf des rétiaires ? Dieu veuille préserver son peuple de toute ardeur passionnée pour ces pernicieux plaisirs. Ne serait-il pas monstrueux d’aller de l’Église de Dieu dans celle du diable ? du ciel, dans la boue ? de lever les mains vers Dieu et de les fatiguer ensuite à applaudir un acteur ? de louer un gladiateur avec les mêmes lèvres qui ont dit Amen dans le sanctuaire ? et de crier : qu’il vive à jamais ! à tout autre qu’à Dieu et Christ ? »
f – Malgré beaucoup de recherches des spécialistes des textes anciens, ils n’ont pu trouver aucune explication satisfaisante à ce mot de spongia dans le latin de Tertullien : les gladiateurs équipés d’un filet n’avaient aucune utilisation connue d’une éponge. Il a donc été suggéré que le mot originel était punctas, signifiant coup violent. (ThéoTEX)
[Des spectacles, ch. 16, 17, 19, 21, 24, 25. — Cf. Tatien, Aux Grecs, ch. 23-24. Carthage, où demeurait Tertullien, était une ville où régnaient le luxe et la corruption, « la Corinthe de l’Occident ». Combien de fois, en lisant ces descriptions des courses et des théâtres, ne sommes-nous pas amenés à penser a notre xixe (xxie) siècle !]
Ceux auxquels ces reproches étaient adressés invoquaient des arguments et des excuses. Pourquoi, disaient-ils, renoncer à ces amusements publics ? Tout ce qui est employé pour eux vient de Dieu et, ces dons, Dieu les a faits aux hommes pour qu’ils en jouissent. Nulle part ces jeux ne sont défendus par l’Écriture. Élie a été enlevé au ciel dans un chariot ; l’Écriture nous parle de chœurs, de cymbales, de trompettes et de harpes, et nous montre David dansant devant l’arche. Bien plus, dans ses exhortations aux chrétiens, l’apôtre Paul emploie des comparaisons tirées du stade et du cirque. D’autres s’appuyaient encore sur leur culture inférieure, leur manque d’instruction. Tous ne peuvent pas, disaient-ils, être philosophes et ascètes. Nous sommes ignorants, nous ne savons pas lire, nous ne comprenons rien aux Saintes Écritures. Peut-on donc-être aussi exigeant pour nous ?
Aux premiers, Tertullien répond : « Comme l’ignorance humaine devient subtile lorsqu’elle est excitée par la peur de perdre les plaisirs et les amusements du monde ! Sans doute, tout ce qui existe est un don de Dieu, mais la vraie question est de savoir dans quel but Dieu l’a donné, et quel est l’emploi qu’il en faut faire pour réaliser le plan de Dieu. Certes la distance est large entre la pureté originelle de la nature et sa corruption, entre celui qui l’a créée et celui qui l’a pervertie… J’accorde qu’il s’agit de choses agréables, innocentes, et même parfois excellentes en soi. Mais personne ne mêle le poison avec du fiel et de l’ellébore ; cet aliment tout assaisonné qu’il soit avec des condiments bien choisis et du goût le plus exquis, n’en est pas moins exécrable. » Puis il invite les chrétiens à comparer aux joies spirituelles profondes de la foi le vide des plaisirs du monde païen, et leur demande comment il peut se faire qu’ils soient assez ingrats pour n’être pas satisfaits des jouissances si nombreuses et si excellentes que Dieu leur a départies. « Qu’y a-t-il de meilleur, s’écrie-t-il, que d’être réconcilié avec le Père céleste et le Sauveur, que de jouir de la révélation de la vérité, que de confesser ses fautes, que d’en obtenir le pardon ? Quel plus grand plaisir peut-il y avoir que de mépriser le plaisir lui-même ? Qu’y a-t-il de plus doux que la vraie liberté des enfants de Dieu, qu’une conscience pure, qu’une vie paisible, que l’affranchissement des terreurs de la mort ? »
Un autre écrivain, du iiie siècle, fait aux mêmes objections la réponse suivante. « Il vaudrait bien mieux, dit-il, ne rien savoir des Saintes Écritures que de les lire de la sorte. Car, en les lisant ainsi, on détourne au profit du vice les expressions et les exemples dont le but était de conduire les hommes au bien. » Faisant allusion aux comparaisons de saint Paul, il montre qu’elles devaient servir à enflammer le zèle des chrétiens dans la recherche de choses profitables, tandis que les païens mettent leur zèle à rechercher des choses de néant ; et il conclut par cette sage maxime que, des règles générales posées dans l’Écriture, la raison doit déduire les directions nécessaires aux cas particuliers passés sous silenceg.
g – Ratio docet quæ scriptura conticuit.
A ceux qui plaidaient l’ignorance, Clément d’Alexandrie répond : « Mais ne nous efforçons-nous pas tous d’atteindre la vie éternelle ? Que dis-tu ? Comment es-tu devenu un croyant ? Comment aimes-tu Dieu et ton prochain ? N’est-ce pas là la vraie philosophie ? Tu dis : Je n’ai jamais appris à lire… Mais tu as entendu lire l’Écriture et, d’ailleurs, on peut arriver à la foi sans entendre lire l’Écriture, car il y a une Écriture, appropriée aux capacités du plus ignorant, et pourtant divine, et cette Écriture, c’est la charité. Même dans les affaires de ce monde, on peut agir avec piété et suivant l’esprit. »
[Tertullien, Des spectacles, ch. 20, 27, 29 ; Clément d’A., Pédagogue, liv. III, ch. 11 § De la religion dans la vie ordinaire ; le Traité des spectacles, inséré dans les œuvres de Cyprien, ch. 2 et 3. Neander, I, 361, 368, 385, 386.]
On pourrait peut-être objecter que les Pères montrent peu d’indulgence pour les instincts et les besoins d’hommes moins bien doués qu’eux-mêmes. Mais ce qu’on ne saurait contester, c’est tout le vice, toute la corruption qui régnaient dans les divertissements condamnés par eux ; c’est l’évidente impossibilité de combiner ces divertissements avec une vie vraiment chrétienne. Du reste, certains divertissements leur étaient permis. Clément les énumère : « Les exercices gymnastiques, dit-il, suffisent pour les garçons et sont excellents pour les jeunes gens. Ils procurent la santé au corps et l’énergie à l’esprit. Quand on s’y livre sans compromettre des occupations plus importantes, ils rendent de vrais services. Que d’autres, se débarrassant de leurs vêtements, se livrent à la lutte, non pour une vaine gloire mais pour obtenir une noble sueur ; non pas avec ruse ou avec ostentation, mais pour une vraie partie de lutte, saisissant et dégageant tour à tour leur cou, leurs mains, leurs corps. Combattre ainsi, en déployant une force pleine de grâce, est à la fois convenable et vraiment viril. Que d’autres jouent à la paume ; que d’autres fassent de longues courses. Manier la houe, se livrer à l’agriculture, n’a rien de déshonorant. Pittacus, roi de Milet, s’exerçait à tourner la meule, et il est parfaitement honorable de puiser l’eau dont on a besoin pour son propre usage ou de fendre son propre bois. Rien de meilleur, pour beaucoup, que de lire à haute voix. Veiller un ami malade, aider l’infirme, pourvoir aux nécessités des pauvres, sont encore d’excellentes occupations. Enfin, comme l’apôtre Pierre, on peut se livrer à la pêche ; mais le disciple du Christ ne doit pas oublier qu’il a une tâche plus haute, celle de devenir pêcheur d’hommesh. »
h – Pédagogue, liv. III, ch. 10.
Une autre source de tentations était l’extravagance dans la toilette. Les nombreux traités sur la matière qui nous ont été conservés suffisent à montrer que beaucoup de dames chrétiennes rivalisaient de luxe et d’élégance avec les dames païennes. A ce moment, le luxe romain était à son apogée et les personnes riches faisaient d’incalculables dépenses. « S’il y avait sur la terre, dit Tertullien au début de son traité Des habits de femmes, une foi proportionnée à la récompense qui l’attend au ciel, aucune de vous, bien-aimées sœurs, depuis le jour où elle a appris à connaître le Dieu vivant et sa propre condition, ne désirerait une toilette trop jolie, pour ne pas dire trop voyante. » Il entre ensuite dans certains détails. « Le plus petit écrin, dit-il, contient un patrimoine. On voit pendre au bout d’un fil un million de sesterces. Autour d’un cou délicat est suspendue la valeur de plusieurs forêts et de plusieurs îles. Il faut une fortune pour orner les minces lobes des oreilles, et chaque doigt de la main gauche d’une femme vaut un sac d’argent… Je vois des femmes se teindre les cheveux avec du safran, comme si elles avaient honte de ne pas être nées en Germanie ou en Gaule… Lequel d’entre vous, demande Dieu, peut rendre un seul de ses cheveux blanc ou noir ? Mais ces femmes font mentir Dieu, et, au lieu du blanc ou du noir, elles rendent leurs cheveux blonds et plus gracieux, à ce qu’elles disent. »
Il leur rappelle ensuite que la main de fer de la persécution peut à chaque instant s’abattre sur elles. « Et comment, leur demande-t-il, le poignet accoutumé au bracelet en forme de feuille de palmier (spatalis), pourra-t-il supporter l’engourdissante étreinte des menottes ? Ou comment la cheville, après avoir si orgueilleusement foulé le sol, dans ses brillants ornements, pourra-t-elle résister à la pression du brodequin ; ou comment le cou, entouré de perles et d’émeraudes, saura-t-il les échanger pour la large épée du bourreau ? … Les robes des martyrs se préparent et les anges attendent pour nous emporter. Allez et préparez-vous à les rencontrer en portant les ornements des prophètes et des apôtres. Que la simplicité vous serve de teint délicat ; que la modestie soit la rose de vos joues ; que le silence soit la grâce de vos lèvres ; à vos oreilles mettez les paroles de Dieu ; sur votre cou, le joug de Christ. Ornez-vous de la soie de l’intégrité, du fin lin de la sainteté. Ainsi ornées, vous aurez Dieu pour vous aimer (amatorem). » « Ces femmes, dit de son côté Clément d’Alexandrie, qui embellissent toujours leur extérieur, mais dont l’intérieur est vide, ressemblent aux temples des Égyptiens. Il y a de superbes portiques, des salles et des allées ornées de piliers, des murs étincelants d’or, de pierres précieuses, de peintures artistiques, des autels couverts de tentures brodées. Mais, pénétrez dans ce sanctuaire pour en connaître les habitants, pour en voir le dieu, et lorsque le prêtre aura soulevé le voile, vous trouverez un chat ou un crocodile ! »
C’étaient principalement aux bains publics que les dames romaines faisaient étalage de leur beauté et de leurs riches toilettes. Ces bains, de proportions énormes, pouvaient contenir des milliersi de baigneurs de l’un et l’autre sexe, et il arrivait trop souvent que le désir d’être admirées faisaient perdre aux dames celui de rester dans les bornes de la modestie. Clément nous décrit brillamment le luxe de ces établissements. Pour ce passe-temps favori, on dressait des tentes mobiles en étoffe transparente ou en toile fine ; on les garnissait de meubles dorés et de vases d’or ou d’argent, pour servir aux repas et au bain.
i – Les bains de Caracalla à Rome pouvaient contenir, paraît-il, 30 000 personnes.
Il ne faudrait pas supposer que, parmi les chrétiens, les femmes seules se laissassent aller à ces folies. Clément d’Alexandrie n’épargne pas davantage l’extravagance et la fatuité des hommes. « L’homme en qui habite le Verbe, dit-il, ne cherche pas à s’élever par orgueil, à se couvrir d’ornements ; en lui est la suprême beauté, puisqu’il est fait à l’image de Dieu. » Mais, tout en parlant ainsi, et en cherchant à ramener à de plus sages dispositions des frères et des sœurs égarés, Clément n’oublie pas de mettre toujours en relief cette importante vérité que Christ, qui est le Verbe, le fils de Dieu, est lui-même le grand Pédagoguej.
j – Pédagogue, liv. III, ch. 1 ; I, 12. Il y avait donc, parmi les chrétiens, beaucoup de familles riches.
Outre ce que nous venons de mentionner, on trouve encore d’autres preuves du relâchement du temps. « Je ne sais pas, dit encore Clément, comment cela peut se faire, mais les gens d’aujourd’hui changent de manières suivant le lieu où ils se trouvent. Lorsqu’ils quittent l’assemblée, ils deviennent tels que ceux avec qui ils se rencontrent. Ils laissent tomber le masque de la solennité et se montrent sous leur vrai jour. Ce qu’ils ont entendu à l’Église, ils l’y laissent, et vont s’amuser au jeu, à chanter des chansons profanes, à jouer de la flûte, à danser à l’excès ». Et Clément défend absolument, à cette occasion, l’usage des dés.
[Pédagogue III, 11, § Hors de l’Église. — Idem, § Des amusements et des compagnies. — Si l’on juge, d’après les reproches de Clément, des manières et de la conduite des chrétiens d’Alexandrie, il faut reconnaître qu’ils manquaient singulièrement, de son temps, de délicatesse.]
Toutes les fois que l’Église se mêle au monde, elle peut être sûre de perdre son énergique vigueur, et de voir ses vaillants fils transformés de lions en daims. Il n’en fut pas autrement à cette époque. La crainte des persécutions troublait, comme un cauchemar, la quiétude des chrétiens qui voulaient en prendre à leur aise. Aussi l’usage, sanctionné d’ailleurs par plusieurs évêques, s’introduisit-il de faire un marché avec les dénonciateurs, ou de corrompre les officiers de police, pour obtenir de n’être pas troublé dans les mauvais jours. Ce mal honteux alla même si loin que des Églises entières, d’après Tertullien, se cotisaient pour acheter la tranquillité.
[De la fuite en temps de persécution, ch. 12 et 13. C’est ce que faisaient aussi ceux qui exerçaient des métiers illicites ou infâmes. Les austères Marcionites et les Montanistes enthousiastes dédaignaient de pareils compromis. Ils regardaient comme indignes de la pure profession du christianisme et le fait de payer sa tranquillité et le fait de fuir la persécution. » Robertson, Hist. of the Church, I, 65.]
Le relâchement croissant de la morale se montrait aussi dans la permission, autrefois impitoyablement refusée et maintenant accordée aux chrétiens, d’exercer certains métiers ou certaines professions. Il y avait des astrologues, des marchands d’encens pour les temples païens, des ouvriers et même des statuaires travaillant pour ou dans les sanctuaires du paganisme. Tertullien va même jusqu’à dire que des fabricants d’idoles devenaient des fonctionnaires ecclésiastiques. Les excuses ne manquaient pas. Tertullien indigné leur répond : « L’un dit : je fais des idoles, c’est vrai, mais je ne leur rends aucun culte, comme si la cause même qui l’empêche de leur rendre un culte ne devait pas l’empêcher de les faire. Assurément, toi qui fais les idoles qui doivent être adorées, tu es aussi coupable que ceux qui les adorent. Ce n’est pas avec un encens sans valeur que tu leur rends un culte, mais avec ton intelligence ; ce n’est pas la vie de je ne sais quel animal, que tu leur offres, c’est ta propre vie. A ces idoles, tu offres ta sueur en libation ; devant elles, tu brûles la torche de ton intelligence… A mon sens, tu es responsable de l’acte d’idolâtrie que d’autres commettent. A aucun prix je ne voudrais que mon ministère fût nécessaire à un homme qui fera, par ce moyen, ce qu’il ne m’est pas licite, à moi, de fairek. »
k – De l’idolâtrie, ch. 6, 11.
Certains chrétiens méritaient également et recevaient de justes remontrances pour leur manière de procéder en affaires. « Que celui qui vend ou qui achète, dit Clément, n’ait pas deux prix ; qu’il indique le prix réel et s’y tienne. S’il n’obtient pas le prix qu’il aurait désiré, il reste fidèle a la vérité, et il est riche en intégrité devant Dieu… Par-dessus tout, continue-t-il, évitez les serments au sujet de ce que vous vendez et gardez-vous de jurer a propos de n’importe quelle autre chosel. »
l – Pédagogue, liv. III, ch. 11, § De la religion dans la vie ordinaire.