Quelle a été l’origine du mal, dans la solution que je vous indique ? Le but proposé à l’humanité était de réaliser l’harmonie et le bonheur de la société spirituelle. L’humanité, dans sa source et son origine même, se révolte contre sa loi ; c’est notre supposition. La volonté créée veut se constituer à l’égard de la loi dans l’état de pleine indépendance, c’est-à-dire qu’elle veut devenir sa propre loi. Quel emploi va-t-elle faire de cette indépendance ? Ses actes quels qu’ils soient seront des actes de désordre, puisque ce seront des actes accomplis, en contravention de la loi qui est l’ordre par essence. Or, l’ordre étant la soumission de la matière à l’esprit, et la soumission des esprits à la loi de la charité, le désordre se manifestera dans la domination de l’esprit par la matière, et dans un principe de recherche de soi-même et de domination sur autrui qui produira, dans le développement de la société, la lutte au lieu de l’harmonie. La sensualité et l’orgueil seront les deux formes de la révolte.
Le cœur humain étant vicié, la liberté sera compromise. Une nature, née primitivement de la volonté, en paralysera l’exercice. Dominé par ses penchants, l’homme se sentira l’esclave de ses vices, en conservant dans le remords le témoignage de sa liberté.
L’erreur naîtra de la perversion du cœur et de l’affaiblissement de la volonté ; et l’erreur, voilant la lumière naturelle, déformera la conscience.
La souffrance alors paraîtra, comme châtiment dans l’ordre de la justice, et comme remède dans l’ordre de la bonté ; et l’humanité tout entière ayant participé dans sa source à la révolte primitive, chaque homme, par cela seul qu’il fait partie du genre humain, sera soumis aux conséquences de cette révolte.
Dès que ces pensées sont admises, la solution individualiste, que nous avons dû repousser comme incomplète, se transforme en se complétant. Que manquait-il en effet à cette solution ? Elle ne rendait pas compte d’une partie considérable du mal dont nous ne pouvons trouver l’origine dans l’action individuelle des volontés historiques. Maintenant cette part du mal est expliquée. A l’origine même de notre race, avant le commencement de l’histoire, un acte de l’humanité a corrompu le cœur de l’humanité ; et c’est l’humanité elle-même qui, par sa propre révolte, s’est précipitée dans l’erreur et dans la souffrance. La généralité du péché est expliquée par l’existence de tentations inhérentes au cœur humain, et par l’affaiblissement de la volonté que produit l’inclination mauvaise du cœur. Nous comprenons la généralité de la souffrance. De prodigieux mystères demeurent dans la répartition individuelle de la douleur et de la tentation. On a cherché à rendre compte de nos destinées individuelles, par la pensée que nous portons ici-bas les conséquences de nos actes individuels dans une existence antérieure. Cette doctrine est signalée par Cicéron comme ancienneh. Elle est reproduite de nos jours par quelques écrivains. Voir, en particulier, la Pluralité des existences de l’âme, par André Pezzani, avocat à la Cour impériale de Lyoni. Je ne saurais discuter, en passant, une doctrine de cette importance. Elle admet l’universalité de la douleur et l’universalité du péché, et maintient intactes l’idée de Dieu et l’autorité de la conscience. Mais, en cherchant dans un individualisme primitif l’explication de notre état présent, rend-elle compte de la solidarité actuelle de l’humanité ? Cependant nous avons fait des pas considérables du côté de la lumière, parce que nous avons assigné une origine à la part de douleur et à l’élément de péché que l’observation nous a montrés dans tout homme, en sa qualité d’homme et indépendamment de ses actes personnels.
h – Fragments de l’Hortensius dans l’édition Panckoucke, t. XXXVI, p. 461.
i – 3e édition, in-12. Paris, Didier, 1865.
Le mal est essentiel à notre monde tel qu’il est, tel qu’il a été fait par la révolte de la créature ; mais le mal en soi est accidentel. Il est, mais il ne devrait pas être. Sa possibilité est la condition de la liberté ; mais sa réalisation est directement contraire au plan de l’univers, à la volonté divine. Ainsi le nuage que le mal élevait entre Dieu et nous se dissipe, et la gloire du Créateur resplendit dans son inaltérable pureté. Désormais, quand le poète demandera :
Pourquoi donc, ô Maître suprême !
As-tu créé le mal si grand ?
nous l’arrêterons ; et, en nous réservant de jouir, au point de vue littéraire, des beaux vers qui suivent, nous répondrons au poète que Dieu n’a pas créé le mal.
L’idée d’une chute primitive nous laisse entrevoir la possibilité que les conséquences de la révolte de la créature spirituelle aient altéré ses rapports avec la nature, et que la nature ne soit pas actuellement pour nous ce qu’elle devait être dans le plan du Créateur. Ce n’est là, à la vérité, qu’une porte ouverte sur les ténèbres ; mais enfin c’est une porte ouverte, tandis que la solution individualiste n’offre à cet égard qu’un mur clos et cimenté. Il est certain, en effet, que l’action individuelle des volontés dans l’histoire ne saurait offrir, à aucun degré, ni une solution, ni la possibilité d’une solution pour cette partie de notre problème.
Charger la créature de toute l’origine du mal est la seule manière d’en décharger Dieu, car ce qu’on appelle la nature des choses n’est rien. Porter tout le fardeau du mal, est-ce pour la créature une humiliation ? est-ce une glorification ? C’est une gloire qui se manifeste dans l’humiliation ; c’est une humiliation qui révèle une gloire primitive. Aussi notre solution se heurte à deux sentiments contraires : tantôt à l’orgueil qui repousse une responsabilité si haute, tantôt à une humilité narquoise qui refuse l’idée d’un tel pouvoir. La solution est humiliante et glorieuse à la fois ; elle met ainsi en lumière ce double caractère de la nature humaine, que Pascal a buriné en traits ineffaçables : la grandeur et la misère.
Dieu n’a pas créé le mal. Entre le Créateur et le monde tel qu’il est se trouve la triste création de la créature. Cette doctrine a de grandes conséquences pour le gouvernement de la pensée. Le passage immédiat du monde tel qu’il est à Dieu, est la source des plus graves erreurs de la philosophie, et de bien d’autres égarements qui ne se renferment pas dans les limites de l’école. C’est en passant du monde comme il est à Dieu que la philosophie se perd dans la négation du mal, en partant de cet incontestable axiome que tout ce qui procède de Dieu est bon. C’est à la même source que s’alimentent des apologies téméraires et souvent funestes de la divine Providence. Par exemple, si vous imputez à la volonté de Dieu, non pas les lois essentielles et constitutives de la société humaine, qui font partie du plan de la création, mais notre société comme elle est ; si vous voulez réprimer les plaintes de ceux qui souffrent de véritables abus sociaux, en les courbant sous la main de la Providence : vous chercherez en vain à couvrir le mal d’une autorité sacrée ; vous n’obtiendrez pas la soumission ; vous ne ferez que joindre à la révolte contre la société la révolte contre Dieu. C’est en admettant que les faits généraux et permanents, qui ne dépendent pas des volontés individuelles, font partie du plan divin, qu’on a rédigé l’apologie de la guerre, en la présentant, non pas comme la trace sanglante du péché, mais comme un des éléments primitifs et bons de l’univers. Dans un autre ordre d’idées, si vous n’admettez pas comme possible, malgré tous les mystères qui entourent ce sujet, si vous n’admettez pas comme possible une perturbation introduite dans la nature, vos apologies de la Providence viendront se heurter souvent contre la science du naturaliste, et échouer quelquefois devant les questions naïves de l’enfance. Le monde dans tous ses éléments constitutifs est l’œuvre de Dieu ; et, dans l’humanité, tout ce qui nous constitue est bon en soi. Le cœur, comme puissance d’aimer, est bon ; la raison, comme puissance de connaître, est bonne ; la volonté, comme puissance d’agir, est plus qu’un bien, c’est la racine et la condition de tout bien. Mais le monde comme il est est un monde troublé, et, entre le monde comme il est et Dieu, se trouve la chute de l’espèce humaine qui a créé une puissance mauvaise qui plane sur nos destinées. Un fait général, un fait universel peut être mauvais, puisqu’il peut être une conséquence de la révolte primitive de l’humanité contre sa loi.
Comprenez bien l’importance pratique de cette pensée. Si vous ignorez que le monde est dans le désordre, vous vous élancerez vers le bien, selon l’instinct naturel du cœur ; et, à la rencontre de la vie, votre cœur sera brisé. Mêlez-vous à la marche de la société avec la pensée que la nature humaine est bonne, vous ne tarderez pas à sentir les atteintes du découragement, et une tristesse amère finira par envahir votre âme. Si vous savez au contraire que la nature humaine est déchue, vous rencontrerez sans surprise le péché, le désordre et la douleur ; et vous les combattrez, soldat de l’armée du bien, vous les combattrez avec une ferme confiance dans le triomphe final de votre cause.
Je résumerai ces considérations, en répondant à une pensée qui se produit souvent à notre époque. Vous entendrez dire que la doctrine de la chute est la doctrine religieuse, l’ancienne, que la doctrine du progrès est la doctrine philosophique, la nouvelle, et qu’il faut choisir entre ces deux conceptions inconciliables. Le progrès, dit-on, est la loi du monde spirituel, comme la gravitation est la loi de la matière. Or, la loi du progrès exclut l’idée d’une chute ; car une chute de l’humanité serait précisément le contraire du progrès. Cette manière de raisonner repose sur une confusion majeure d’idées qui se produit à l’occasion du mot loi. Une loi physique étant, comme nous l’avons dit, l’expression de faits constants, dans un domaine où la liberté n’existe pas, toute loi exclut son contraire ; et la connaissance de la loi vraie permet de nier tout fait qui la contredirait, de même que la connaissance certaine d’un fait permet de nier la loi qui le nierait. Mais la loi morale proposée à l’être libre peut être suivie ou violée, selon les décisions de la liberté. On oppose l’idée du progrès à la doctrine de la chute. Autant vaudrait opposer l’idée du progrès à l’idée que Néron devint mauvais en avançant en âge ; car si le progrès est pour l’humanité une loi toujours réalisée, dans le sens des lois de la physique, ce qui est vrai de l’humanité doit être vrai de chacun de ses membres : si l’humanité n’a pu tomber, Néron n’a pas pu empirer. Voyons la chose d’une manière plus générale. L’idée du progrès rend-elle notre solution superflue ?
Le progrès ne rend point raison, comme on le pense, de l’existence du mal ; car le progrès, loi primitive de la création, peut s’accomplir dans le bien. Le vrai progrès tend de l’imperfection à la perfection, mais l’imperfection n’est pas le mal. S’il y a désordre et mal, il faut qu’il y ait un écart de la volonté. Si le progrès apparaît dans notre monde sous la forme d’une restauration à partir du mal, cela même est une preuve éclatante de la doctrine de la chute. Admettre que le progrès consiste à s’éloigner du mal, et qu’il est la loi fondamentale de l’univers, c’est admettre que le mal, condition du progrès, est un élément primitif et nécessaire des choses ; et faire du mal un élément primitif et nécessaire des choses, répétons-le encore une fois, c’est le proclamer bon, ou, en d’autres termes, c’est nier son existence. Il n’y a pas lieu à choisir entre ces deux idées : le progrès et la chute ; elles sont nécessaires l’une et l’autre pour rendre compte de l’état présent de l’humanité. L’homme est parti de l’état d’innocence, où le ciel des esprits était présent à sa pensée, comme le but qu’il devait atteindre, comme le don du Créateur qu’il devait s’approprier par l’acte de sa liberté. Le ciel s’est voilé au regard de sa conscience, par les conséquences de la chute, et reste pourtant l’objet de ses aspirations,
Comme un bien idéal que toute âme désire
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjourj.
j – L’isolement, dans les Méditations poétiques.
M. de Lamartine, auquel j’emprunte ces vers, s’est fait ailleursk l’harmonieux interprète de la pensée que je combats, du choix à faire entre la doctrine de la chute et la doctrine du progrès :
k – L’homme — à lord Byron, dans les Méditations poétiques.
L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire ;
Soit que de ses désirs l’immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur :
Imparfait ou déchu, l’homme est le grand mystère.
Je réponds au poète, en usant de ses expressions, dont j’altère la beauté pour les mettre au service de mon idée :
Imparfait et déchu, l’homme vit sur la terre ;
Mais c’est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.