Après ces douleurs une grande joie était réservée à Farel : en octobre, Faber arriva tout à coup à Strasbourg, amenant avec lui Gérard Roussel et plusieurs autres amis français qui fuyaient devant les persécutions de Louise et de ses acolytes, Bédier et Duprat. Un homme de bien, appelé Capiton, reçut les fugitifs dans sa maison. Quelle société d'élite cela devait être ! Faber craignit d'abord d'attirer l'attention sur sa personne et se cacha sous un nom d'emprunt, ainsi que Roussel. Mais bientôt jeunes et vieux apprirent à connaître le vénérable étranger, et même les enfants le saluaient avec respect dans les rues. Maître Faber était enchanté de voir cet Évangile qu'il avait prêché à Paris, avant que personne le connût, annoncé librement dans les églises de Strasbourg. Il jouissait beaucoup aussi des réunions de méditations et de prières, ainsi que des pieuses conversations qu'on entendait du matin au soir.
Dans sa joie et son bonheur, il exhorta son cher Guillaume à prêcher hardiment ; quant à lui-même, il ne pouvait se défaire de ses craintes et de sa prudence charnelle, ou plutôt il manquait de foi pour cela, car nous pouvons toutes choses par Christ qui nous fortifie. Guillaume Farel aimait beaucoup mieux voir son vieux maître exilé et proscrit, que dans la société de l'évêque Briçonnet. À Strasbourg du moins, Faber pouvait se tenir éloigné des prêtres et des messes, mais comme le lièvre retourne au terrier d'où il a été chassé, il était prêt à reprendre le sentier d'autrefois aussitôt que le danger serait passé. Guillaume, lui, n'avait pas été chassé, c'est le Seigneur qui le retira du mal, et quand Il fait cela pour ses élus, c'est à bras étendu. Cependant Guillaume se montrait plein de grâce et de patience pour les infirmités de son vieux maître, tandis que d'autres le blâmaient.
Le jeune Pierre Toussaint, par exemple, qui se mêlait souvent de conseiller et de critiquer Farel, exprimait hautement son mépris pour Faber. Il n'a aucune énergie, disait Toussaint ; il aura beau attendre, temporiser, dissimuler aussi longtemps qu'il voudra, Faber ne séparera jamais le scandale de la croix de la prédication de l'Évangile. C'était vrai, mais le Seigneur avait défendu à Timothée de reprendre rudement les vieillards. De même que l'apôtre Pierre qui disait : « Quand même il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierais pas », Toussaint fut mis à l'épreuve plus tard et il céda à la tentation de renier son Maître, du moins en partie.
Il est probable que le séjour de maître Faber à Strasbourg fut un des temps les plus heureux de sa vie ; le pieux vieillard faisait ses délices de la société de tous ces fervents chrétiens. Parfois, il aurait aimé voir les réunions d'édification suivies par un plus grand nombre de personnes. « C'est dommage qu'il y ait si peu de monde », disait-il. « Cela ne fait rien, répondait Guillaume, le grand nombre n'est pas toujours une preuve de l'approbation de Dieu ; Le diable aura toujours plus de disciples que le Seigneur Jésus. »
Les beaux jours ont une fin aussi bien que les mauvais ; les heures de communion fraternelle dans la prière et la lecture de la Bible ne devaient pas toujours durer. L'année 1526 allait amener bien des changements pour les sujets de François 1er. Le roi sortit de captivité et rentra en France, à la grande satisfaction de sa sœur Marguerite, qui ce réjouissait non seulement à cause de son frère, mais aussi pour les chrétiens persécutés. La princesse espérait que François Ier mettrait fin, pour l'amour d'elle, aux malheurs de ceux qu'elle aimait, bien qu'il ne se souciât pas plus de Dieu que de la reine-mère. Le Parlement chercha à précipiter le procès de Berquin, qu'il voulait condamner à être brûlé s'il n'abjurait pas ; mais le roi le fit immédiatement relâcher.
Bientôt les prédicateurs bannis de France furent rappelé. Des messages arrivèrent pour Faber, les Roussel, pour tous enfin, à l'exception de Farel. La princesse offrait sa protection à ceux qui consentiraient à rester dans l'Église romaine tout en prêchant l'Évangile ; elle aimait à entendre la bonne nouvelle du salut, mais elle ne voulait rien du scandale de la croix. Un à un les prédicateurs français quittèrent Strasbourg ; Guillaume les suivait des yeux avec tristesse. Il aurait donné tout au monde pour retourner lui aussi porter la lumière à sa bien-aimée France ; mais si chère que lui fût sa patrie, Christ lui était encore plus précieux, et il aurait préféré ne jamais, revoir la France s'il avait fallu quitter ce chemin séparé du mal où il suivait les pas de son Sauveur. C'est ainsi que Farel fut laissé seul en arrière. C'est un moment solennel dans son histoire ; jamais peut-être il ne fut si fortement tenté d'abandonner l'obéissance pure et simple que nous devons au Maître. Farel voyait devant lui la France et ses millions d'âmes qui périssaient ; il pourrait retourner en toute sécurité leur annoncer le salut sous la protection de Marguerite qui l'entourerait d'honneurs et d'approbation, si seulement il voulait se conformer à quelques rites et cérémonies qui « après tout, disait Faber, ne sont que des choses extérieures. D'ailleurs, qui peut dire si même nous n'arriverons pas à les réformer entièrement à force de prêcher l'Évangile et d'attendre ? Il faut nous efforcer de purifier la maison de Dieu et non de la détruire. »
Guillaume réfléchissait à tout cela, et par moments il lui semblait que Faber avait raison et que la route de la France s'ouvrait devant lui. Que faisait-il d'ailleurs en pays étranger où il ne connaissait pas la langue ? Il ne pouvait annoncer la bonne nouvelle que son cœur soupirait de répandre partout. Enfin, de France on lui adressait des lettres suppliantes ; Pierre Toussaint et Gérard Roussel lui écrivaient de revenir leur aider ; il était justement l'homme dont la France avait besoin, disaient-ils. Son ministère serait en bénédiction à des foules de pécheurs, ses amis lui garantissaient un chaleureux accueil, pouvait-il leur refuser ? Que faire ? Les mois se passaient, et de tous les réfugiés français Guillaume était le seul encore à Strasbourg. L'honneur de Christ était en question, et ni les désirs de son propre cœur, ni les instances de ses amis, ne purent l'emporter. À la fin, Gérard Roussel avoua dans une de ses lettres que, s'il pouvait prêcher tant qu'il voulait, cependant il était obligé de taire la moitié des vérités évangéliques pour ne pas offenser son auditoire. Roussel se résignait donc à ne donner que la moitié du message divin, mais Farel préférait ne pas le donner du tout, s'il ne lui était pas permis de déclarer « tout le conseil de Dieu ». Au temps convenable, Dieu se souvint de Farel dans son exil ; bienheureux sont ceux qui attendent que le Seigneur leur ouvre une porte !
Tandis que ses amis voyaient finir leur exil, Farel devait faire de tristes expériences. Une vive discussion s'éleva à Strasbourg quant aux doctrines de Martin Luther. Ce dernier affirmait que le corps et le sang de Christ se trouvent aussi dans le pain et le vin de la sainte cène. Farel fut très attristé de ces erreurs et de ce que plusieurs des croyants les avaient reçues. Il écrivit à Luther, s'efforçant de lui démontrer que le pain et le vin ne sont qu'un mémorial du corps et du sang de Christ. Luther refusa de l'entendre et son obstination donna lieu à des débats stériles et attristants. Farel dut faire l'amère expérience du peu de confiance qu'on doit avoir dans les hommes, même en ceux que Dieu a suscités pour accomplir ses desseins et auxquels Il a départi les lumières et les connaissances. Ces divergences isolèrent Farel, car, tout en aimant tendrement Faber, Roussel, Œcolampade et Luther, il savait que pas un seul d'entre eux ne voulait rejeter entièrement le papisme pour retourner uniquement à la Parole de Dieu.
Ainsi la vie de Farel à Strasbourg, d'abord si heureuse, finit dans la tristesse et l'abandon. Mais le réformateur apprit sous cette discipline à s'attendre moins à l'homme et à regarder davantage à Dieu. Il a dû beaucoup souffrir alors, car il nous est dit qu'un mot déshonorant pour Christ le blessait plus qu'un coup d'épée, et le fait que Luther, le conducteur de tant d'âmes, les égarait, a dû être pour Farel un grand désappointement.