Une nouvelle période commence dans la vie du comte à dater du moment où il quitte Dresde pour se fixer dans ses terres. De ce moment, Herrnhout devient l’objet essentiel de ses soins. Sa principale affaire est de travailler au bien temporel et spirituel de la nouvelle colonie. Rien de plus désintéressé que ses efforts : car l’hospitalité qu’il accorde à ces pauvres gens lui coûte cher et il n’a point d’honneur à en attendre : dès l’abord, sa libéralité est en scandale au monde, qui la condamne pour se dispenser de l’admirer.
Afin que rien ne vînt l’entraver dans l’accomplissement de la tâche qu’il s’imposait, Zinzendorf abandonna entièrement l’administration de ses biens à sa femme et à son ami Watteville. Voyant aussi que ses courses journalières à Herrnhout lui faisaient perdre trop de temps, il quitta la demeure qu’il s’était bâtie à Berthelsdorf et alla se loger à Herrnhout, dans une aile encore inachevée de la grande maison.
L’état de crise dans lequel se trouvait alors la communauté morave nécessitait l’emploi de tout son zèle, mais ne lui inspirait cependant pas d’inquiétude. Il savait que si ces gens s’étaient laissé séduire par des doctrines erronées, ce n’était point qu’ils aimassent mieux le mensonge que la vérité ; c’était chez eux pure ignorance et inexpérience. Aussi était-il persuadé que, pour les ramener à la simplicité de l’Évangile, il suffisait de les éclairer, en ayant soin de ne se départir jamais à leur égard de la douceur et de l’affection fraternelle à laquelle ils avaient droit. Malheureusement, la manière de voir et d’agir du pasteur Rothe était assez différente. D’un caractère plus absolu, d’un esprit plus dogmatique que le comte, Rothe était l’homme de l’autorité, comme Zinzendorf était l’homme de la liberté. Précédemment déjà, quelques conflits s’étaient élevés entre eux, et, bien que travaillant au même but et animés des mêmes intentions, ils sentirent qu’ils étaient de nature trop différente pour arriver jamais à s’entendre entièrement. Zinzendorf craignit que cette opposition de tendances ne neutralisât l’action de l’un et de l’autre, et il s’en ouvrit franchement à Rothe. Ils convinrent d’un commun accord de déterminer le champ d’activité de chacun d’eux : Rothe devait garder sous sa direction les habitants de Berthelsdorf, tandis que Zinzendorf consacrerait tous ses soins à Herrnhout, en qualité de vicaire laïque du pasteura. La chose une fois réglée de la sorte, on assembla la paroisse et on lui notifia l’arrangement qui venait d’être pris, en lui exposant avec sincérité les motifs qui y avaient donné lieu.
a – « Nous fîmes un accord pareil à celui d’Abraham avec Loth, en séparant absolument les troupeaux. » (Manuscrit de Genève.)
Zinzendorf, comme il l’avait prévu, parvint bientôt à ramener à l’union fraternelle et à la communion de l’église évangélique ceux qui s’en étaient éloignés. La patience et la charité, la puissance de l’Esprit et de la Parole de Dieu furent ses armes. Mais, tout en revenant aisément des tendances sectaires qu’on leur avait inspirées, les Moraves de Herrnhout n’en persistèrent pas moins à réclamer le rétablissement de l’ancienne constitution de leur église. Ils ne voulaient rien entendre qui pût les en détourner et déclarèrent tout net au comte qu’il ne les ferait jamais changer de résolution. On savait assez, disaient-ils, que ce qui manquait à toutes les autres églises, c’était précisément une organisation de ce genre ; Luther lui-même était convenu que, sur ce point-là, les Frères avaient un avantage marquéb. Du reste, si l’on faisait quelque difficulté de leur accorder l’établissement de leur constitution, leur parti était pris : ils rompraient, quoique à regret, avec l’église évangélique, quitteraient même Herrnhout, s’il le fallait, et iraient chercher ailleurs un asile.
b – Voyez plus bas, Appendice, Note 1.
Zinzendorf ne se dissimulait pas les embarras qu’il s’attirerait infailliblement en cédant à leur désir. La fermeté de leur résolution l’engagea néanmoins à examiner impartialement ce qui faisait l’objet de leur demande. « Je vis, dit-il, qu’il fallait ou bien abandonner au fanatisme ces pauvres agneaux égarés, ou bien renouveler chez eux leur ancienne organisation ecclésiastique. » Il consulta sur cette affaire plusieurs personnes, et étudia avec soin l’Histoire des Frères, de Coménius, pour se former une juste idée de cette organisation tant désirée. « Quand j’en fus à la fin du livre, dit-il, à ce passage touchant où Coménius se lamente sur la ruine de l’église des Frères et s’écrie avec mélancolie : Ramène-nous à toi, Seigneur, afin que nous soyons ramenés ! Renouvelle nos jours comme d’anciennetéc — avant que j’eusse eu le temps de relire ces lignes, ma résolution était prise et je me dis : Oui, je veux y travailler autant que je le pourrai ! Corps et biens, honneur et vie, j’exposerai tout pour cela. Tant que je vivrai et, s’il se peut, après moi encore, ce petit troupeau qui appartient au Seigneur lui sera conservé jusqu’à ce qu’il vienne ! »
c – Lament.5.21. Les versions françaises donnent à ce passage un autre sens ; le texte hébreu est susceptible de tous deux.
Zinzendorf se mit donc à l’œuvre, et, assisté du pasteur Rothe et de quelques-uns des habitants les plus notables de Herrnhout, il rédigea un certain nombre de statuts conformes à la pratique des églises apostoliques et à l’ancienne constitution de l’église des Frères, dans ce qu’elle pouvait avoir d’applicable aux besoins actuels de la petite communauté. Ce travail fini, le comte réunit tous les habitants de Herrnhout. Il les entretint des maux qu’entraînait à sa suite la division qui s’était introduite parmi eux, et leur exposa le but des statuts qu’il avait à leur soumettre. Il parla ainsi pendant trois heures sous l’empire d’une vive émotion. Enfin, il donna lecture des articles proposés. Le premier était conçu en ces termes : « Les membres de la communauté de Herrnhout doivent avoir un amour constant pour tous leurs frères, les enfants de Dieu de toute religion ; ils ne doivent se permettre ni jugement, ni blâme, ni parole inconsidérée contre ceux qui pensent autrement qu’eux, mais ils doivent veiller sur eux-mêmes pour maintenir parmi eux la pureté de l’Évangile, la simplicité et la grâce. »
Les statuts furent votés à l’unanimité. Chacun individuellement les signa et s’engagea à s’y conformer. Tous témoignèrent le repentir qu’ils éprouvaient de s’être laissés aller à des querelles oiseuses ; ils déclarèrent qu’ils y renonçaient à jamais, que tout leur désir serait désormais de devenir pauvres en esprit et de se laisser guider en toutes choses par l’Esprit-Saint. En un mot, il y eut en ce moment une effusion puissante de la grâce, entraînant et subjuguant tous les cœurs.
« Ce jour-là », dit Zinzendorf plus de vingt ans après, « il s’agissait de savoir si Herrnhout allait entrer dans la véritable idée de l’Église du Sauveur et y prendre sa petite place, ou bien s’il ne serait qu’une nouvelle secte échafaudée par la volonté de l’homme. L’efficace du Saint-Esprit en a décidé…… Ce que le Sauveur a fait pour nous jusqu’à la fin de cette année-là, on ne saurait l’exprimer. Tout Herrnhout a réellement présenté l’image d’un tabernacle de Dieu au milieu des hommes.
Ceci se passait le 12 mai 1727. Il y avait trois ans, jour pour jour, qu’on avait posé la première pierre de la maison commune de Herrnhout. Les sentiments de foi et d’amour qui avaient alors déjà animé tous les assistants reparaissaient après avoir été momentanément obscurcis. Il faut, hélas ! que l’âme humaine ait fait l’expérience désespérante de sa faiblesse avant que la Grâce puisse trouver dans cette faiblesse même un sol où prendre racine d’une manière durable.
Le génie créateur et l’esprit pratique de Zinzendorf se communiquant sympathiquement à toute la communauté, on ne tarda pas à réaliser en fait les principes déposés dans les nouveaux statuts. Le jour même où ils furent adoptés, l’assemblée choisit dans son sein douze anciens chargés de veiller à les maintenir. On nomma le comte aux fonctions de directeur ou de président (Vorsteher), et on lui adjoignit Watteville pour le seconder dans l’exercice de cette charge. Pour faciliter l’expédition des affaires, sans trop la concentrer cependant, les anciens, d’accord avec Zinzendorf, résolurent de lui adjoindre en outre, d’une façon spéciale, quatre d’entre eux, tirés au sort, qui formeraient avec lui un comité de direction. Les délibérations de ce comité, dont l’activité fut plus tard considérable, sont connues sous le nom de conférences des anciens. Les membres des conférences avaient pour principe de chercher avant tout la présence du Seigneur, qui seul pouvait leur donner la lumière nécessaire pour se diriger dans les questions difficiles ; une fois qu’ils avaient conscience de cette présence du Seigneur, ils ne se séparaient pas avant d’être arrivés à une décision. Si, après mûre réflexion, ils ne pouvaient arriver à connaître clairement la volonté de Dieu, ils remettaient l’affaire en ses mains en le consultant par la voie du sort.
Cet emploi du sort, auquel Zinzendorf eut dès lors souvent recours et qui s’accordait à merveille avec sa foi simple et enfantine, n’était point cependant de son fait ; il était en usage déjà dans l’ancienne église des Frères, qui le justifiait par la pratique des apôtres. Le sort, du reste, ne fut guère employé par Zinzendorf et la nouvelle église morave que d’une façon négative : c’était un veto que l’on réservait au Seigneur. On peut juger diversement cette manière de faire ; mais il importe de ne pas confondre cette foi naïve du croyant avec l’indifférence du sceptique qui joue à pile ou face la direction de sa destinée. L’usage du sort chez les Moraves ne procède point d’un mépris pyrrhonien pour l’intelligence humaine, mais tout simplement de la connaissance de ses limites naturelles : ce n’est pas le hasard qu’ils consultent ; c’est le Seigneur auquel ils demandent de daigner exprimer sa volonté par ce moyen, s’appuyant sur cette parole de l’Écriture : On jette le sort au giron, mais tout ce qui en doit arriver est de l’Éternel (Proverbes 16.33).
Le souffle divin qui venait de ranimer la foi des habitants de Herrnhout continuait à agir avec puissance. L’esprit créateur planait sur la communauté naissante. Il ne se passait guère de jour où quelque nouvelle institution ne vînt confirmer et consolider cette union récente et élever l’édifice de la nouvelle église des Frères. Un dimanche, par exemple, Rothe et d’autres prédicateurs avaient prêché simultanément sur le même sujet, en trois ou quatre endroits, tant à Herrnhout qu’à Berthelsdorf ; ce sujet, que leur prescrivait l’Évangile du jour, était la visite de la sainte Vierge à Élisabeth. Ils avaient montré quels avantages spirituels un chrétien peut retirer des relations amicales qu’il entretient individuellement avec un autre chrétien, pourvu que le Seigneur soit en tiers au milieu d’eux. L’impression produite par ces discours sur le nombreux public qui y assistait fit naître aussitôt chez la plus grande partie des membres de la paroisse le désir de jouir des bénédictions dont on venait de leur parler. On institua de petites associations de deux, trois, quatre personnes, qui devaient se réunir pour se confesser leurs fautes les unes aux autres, se faire part de leurs dispositions, s’exhorter mutuellement et prier d’un même cœur. Avant huit jours, et par les soins de Zinzendorf, toute la paroisse fut groupée en petites escouades. On appela cela des bandes. Ces bandes étaient toujours composées de personnes du même sexe et assorties d’après la nature et le degré de leur développement spirituel. Ces associations n’étaient point perpétuelles ; souvent les chefs de la communauté jugeaient qu’il fallait les remanier : de la sorte, loin de fractionner l’église en petits groupes qui eussent fini par devenir plus ou moins étrangers les uns aux autres, elles servaient à y maintenir l’unité, en mettant successivement chacun des membres de la paroisse en rapports intimes et familiers avec un certain nombre de ses frères. D’autres fois aussi, lorsqu’elles paraissaient n’avoir pas une utilité suffisante, on les supprimait, sauf à en former de nouvelles quand le besoin s’en faisait sentir. L’influence de cette institution fut immense, et Zinzendorf déclare que sans elle la communauté de Herrnhout ne serait jamais devenue ce qu’elle a été.
Une autre institution plus importante encore fut celle des chœurs. Quoiqu’elle date d’un peu plus tard et ne se soit développée que successivement, elle se lie de trop près à celle dont nous venons de parler, pour que nous ne la mentionnions pas ici. De même que par l’institution des bandes toute la communauté était groupée en petites sociétés, suivant les divers degrés de développement et les affinités spirituelles, de même par les chœurs elle se trouvait répartie en quelques grandes divisions correspondant aux circonstances extérieures d’âge, de sexe et, comme on dirait de nos jours, d’état civil. Il y eut le chœur des hommes mariés, celui des frères-garçons, des petits garçons, des enfants, des veuves, des femmes mariées, des vierges, des petites filles et des enfants du même sexe. Dans chacune de ces classes, certains membres, désignés sous le nom d’ouvriers, étaient chargés d’une sorte de ministère. Chaque chœur aussi avait des réunions particulières d’édification, des cantiques, des jours de fête qui lui étaient propres.
Le luxe était soigneusement banni de la toilette des femmes ; on proscrivait toute parure et tout bijou, et l’on s’interdisait même le parasol et l’éventail. Un petit chapeau très simple ou, plus communément, un bonnet blanc sans dentelles, attaché par un ruban de soie, faisait toute leur coiffure. La couleur de ce ruban servait à distinguer les sœurs des différents chœurs ; il était blanc pour les veuves, bleu pour les femmes mariées ; rose pour les sœurs non mariées, rouge pour les jeunes filles de quatorze à dix-huit ans. Ces détails minutieux feront peut-être sourire et rappelleront Fénelon réglementant aussi dans le royaume d’Idoménée la couleur des vêtements de chaque classe de citoyens ; mais ce fait et bien d’autres que l’on pourrait citer ne prouvent qu’une chose : c’est que les plus grands esprits ne dédaignent point de s’occuper de détails que le vulgaire appelle triviaux. C’est peut-être un des caractères distinctifs du génie que de savoir songer aux plus petites choses, sans pour cela perdre de vue l’ensemble et les idées générales.
Pour les hommes, il n’y avait point de signes distinctifs des différents chœurs ; mais tous étaient vêtus simplement, ordinairement de gris ou de brun. On ne portait jamais le deuil, car la mort ou, comme on disait à Herrnhout, le retour dans la patrie, ne devait pas, d’après le sentiment de Zinzendorf, être considéré comme un sujet de douleur.
On organisa aussi un guet ou garde de nuit ; tous les hommes, de seize à soixante ans, en faisaient partie tour à tour. Le but de cette institution était moins encore de veiller à la sûreté extérieure que de monter la garde devant l’Éternel. Si ce n’était déjà la réalisation de l’engagement qu’on avait pris en donnant à la ville le nom de Herrnhout, c’en était du moins un commencement et un symbole. Le guet avertissait des heures en chantant un verset approprié à chaque heure de la nuit et destiné à élever au Seigneur la pensée de ceux qui veillaient encore. Quelques frères et sœurs établirent en outre ce que l’on appela la prière de toutes les heures ; ils se distribuèrent les vingt-quatre heures de la journée, s’engageant à consacrer, l’un après l’autre, une heure chacun à la retraite et à la prière pour tous. Cette prière était une intercession pour toute l’Église de Jésus et en particulier pour la communauté de Herrnhout. On y joignit plus tard une prière spéciale pour les diverses communautés des Frères, pour chacun des différents chœurs, pour les missionnaires, les ministres, les évangélistes, les autorités du pays, enfin pour l’humanité tout entière. C’était là l’offrande perpétuelle ; c’étaient, suivant la parole d’Ésaïe, ces gardes établis sur les murailles de Jérusalem et ne se taisant ni jour ni nuit. »
Ces institutions, quoique régularisées par Zinzendorf, étaient pourtant, pour la plupart, le produit spontané de cette nouvelle sève de vie qui circulait à larges flots dans toute la communauté. C’était en effet un temps de grâce, un jour favorable que le Seigneur accordait à l’église des Frères, depuis si longtemps dans l’épreuve et qui bientôt allait avoir à soutenir de nouveaux combats.
Le 13 août 1727 marque entre ces jours bénis : c’est de ce jour que la nouvelle église des Frères célèbre encore annuellement la mémoire comme étant proprement celui de sa fondation. Aucun grand événement extérieur ne le signala cependant ; mais l’Esprit, qui souffle où il veut et quand il veut, parcourut ce jour-là toute la communauté. On s’était rendu à Berthelsdorf, sur l’invitation du pasteur Rothe, pour y célébrer la sainte cène dans l’église paroissiale. Pendant le service divin et surtout pendant la communion, tous les assistants sentirent d’une manière qui ne se peut décrire la présence du Seigneur au milieu d’eux. Cette sainte cène fut pour tous une Pentecôte. Dieu avait témoigné par ce baptême de son esprit qu’il reconnaissait pour sienne la nouvelle communauté et prenait son bon plaisir en elle. « Depuis ce temps-là », dit David Nitschmann, « Herrnhout est devenu une église vivante de Jésus-Christ ; les Frères se sont renouvelé entre eux l’engagement d’être de tout leur cœur fidèles au Seigneur, de le servir, même au péril de leur vie, dans tous les lieux et de toutes les manières qu’il lui plairait … En un mot, nous fûmes tous alors comme transportés hors de nous-mêmes, et tous, jeunes et vieux, nous commençâmes entre nous une vie nouvelle et pour ainsi dire céleste. »
Mais plus était puissant l’enthousiasme qui s’était emparé de la communauté, plus il importait de maintenir au milieu d’elle la pureté de la doctrine et la simplicité de la foi ; aussi Zinzendorf continuait-il à donner tous ses soins à la prédication de la parole de Dieu. Dans un de ses écrits daté de cette année-là et intitulé : Considérations sur la charge de prédicateur, nous voyons de quelle manière il envisageait cette fonction. Cet écrit est adressé à un théologien : « Je vous dirai tout simplement, lui dit-il, comment je m’y prendrais si j’avais à prêcher. Je suppose d’abord que l’âme doit être occupée exclusivement des choses de Dieu ; que le cœur doit être toujours assez rempli pour que la bouche n’ait à parler que de l’abondance du cœur ; enfin que le Bon Dieu a promis à ses enfants que ce ne sont pas eux qui parleront, mais l’esprit de leur Père, et qu’il leur sera donné à l’heure même ce qu’ils auront à dire. En outre, je ne voudrais guère commencer à parler sans avoir auparavant jeté un regard sur ma misère et mon impuissance, et en même temps aussi sur l’abîme de la misère humaine en général et sur la profondeur de l’amour de Dieu en Christ. Cela nous rend attentifs à ne pas parler d’après notre propre sens ; cela nous rend heureux d’avoir à annoncer la réconciliation. Quant au sujet du discours, ce ne peut guère être autre chose que le mystère de la rédemption par Christ et le mystère du salut. Ces deux points doivent être présentés avec sérieux et avec amour. Il faut bien se représenter que ce qui agit sur les auditeurs, ce sont bien moins les arguments que l’émotion du cœur qu’ils sentent dans celui qui leur parle. »
L’explication de l’Écriture n’était point ce qui le préoccupait ; il fallait pour cela, pensait-il, un don spécial qu’il croyait n’avoir pas reçu. « Depuis huit ans que je travaille dans l’église en qualité de catéchète laïque, » écrivait-il en 1735, « il ne m’est jamais arrivé d’interpréter expressément l’Écriture, c’est-à-dire de prétendre positivement qu’un apôtre ou un prophète ait voulu dire telle et telle chose, lorsque la chose n’était pas tellement claire que chacun, chrétien ou non, dût la comprendre de la même manière. Je me suis donc borné à insister sur les vérités connues et incontestables, et c’est ce qui m’a le mieux réussi. En effet, quoique je sache bien que la connaissance n’est pas la chose essentielle, et quoique j’aie passablement appris à distinguer entre les principes théologiques ceux qui sont vrais, ceux qui ne sont que vraisemblables et ceux qui ne sont que des corollaires des uns ou des autres, néanmoins je crains extrêmement de tomber dans une erreur, si petite qu’elle soit ; car je sais quelle influence elle peut avoir sur la volonté : aussi, je regarde comme un bonheur extrême de ne pas s’écarter de la vérité ou du moins de ne jamais induire qui que ce soit dans la moindre erreur de doctrine. Avec la grâce de Dieu, et quand on s’en tient aux vérités essentielles et fondamentales et à ce qui nous est confirmé par les déclarations claires et réitérées de l’Écriture, cela n’est pas aussi difficile qu’on le pense. »
On voit par là quelle était la méthode de Zinzendorf ; on ne s’attendrait pas à une telle sagesse et à une prudence pareille chez un homme si jeune encore et que l’on eût pu supposer entraîné par son imagination et par la ferveur même de sa piété. On voit aussi quelle était sa doctrine ; c’était la doctrine de la grâce et du salut par Jésus-Christ, dogme de toutes les églises, lieu commun de toutes les confessions de foi, et qui pourtant conserve toujours la fraîcheur du paradoxe et paraît une nouveauté chaque fois qu’elle est annoncée de nouveau. Cette doctrine, toutefois, et c’est Spangenberg qui nous le fait remarquer, n’avait point encore reçu à Herrnhout les déterminations ou, pour mieux dire, la couleur particulière qu’elle revêtit plus tard dans la théologie de Zinzendorf et des Frères moraves.
Zinzendorf ne se contentait point d’annoncer l’Évangile dans les réunions ordinaires d’édification ; il aimait à profiter de toutes les occasions solennelles pour rendre témoignage aux vérités du salut. Ainsi, toutes les fois que Rothe, en sa qualité de pasteur, avait célébré d’après le rite luthérien un baptême, un mariage, un enterrement, le comte ajoutait quelques paroles d’exhortation, pour faire sentir aux assistants tout le sérieux de la cérémonie que l’on venait de célébrer et leur rappeler les devoirs qui en résultaient pour eux. Souvent il leur faisait des lectures : tantôt c’était une portion de l’Écriture sainte ou un traité sur un sujet religieux, tantôt une lettre contenant des nouvelles de quelque intérêt pour le règne de Dieu. C’est ainsi que, dans cette même année 1727, il leur lut, à leur grande satisfaction, un abrégé alors inédit de l’Histoire des Frères de Bohême, de Pologne et de Moravie, extrait du livre de Coménius. Il avait un tel talent de lecture, que l’accent même de sa parole jetait de la clarté sur ce qu’il lisait et donnait du charme aux choses les plus insignifiantes. Il attachait aussi un grand prix au chant des cantiques comme moyen d’édification. Avec le concours de son secrétaire, Tobie Friedrich, musicien habile, comme nous l’avons dit, il organisa des réunions de chant. Sa mémoire en fait de cantiques n’était pas moins extraordinaire que son talent d’improvisation. Souvent il chantait toute une série de versets empruntés à divers cantiques et qu’il reliait entre eux au moyen d’autres versets improvisés. Il composait ainsi de tous ces fragments une sorte de discours chanté, et ceux qui l’ont entendu témoignent de la profonde impression que produisait cette prédication lyrique. C’était comme un écho des antiques dithyrambes des prophètes d’Israël.
Ces occasions — c’est ainsi que l’on appelait elliptiquement les divers moyens d’édification dont nous venons de parler — assemblées de chant, prédications, lectures, etc. — donnaient lieu à de très fréquentes réunions. Pour n’avoir pas à s’en retourner chez eux au milieu de ces journées passées en commun, ceux des Frères dont la demeure était quelque peu distante apportaient avec eux leurs aliments et prenaient leur repas ensemble ; d’autres fois, le comte leur faisait servir de sa cuisine la nourriture dont ils avaient besoin. Telle fut l’origine des agapes ou repas d’amour fraternel, qui, déjà en usage chez les premiers chrétiens, furent renouvelées par les Frères de Herrnhout.
L’intérêt extrême que portait le comte au développement spirituel de ses vassaux ne lui fit point négliger les mesures nécessaires pour assurer leur vie matérielle. Il avait pour eux le cœur d’un père, et tout ce qui pouvait contribuer à leur bien temporel ou éternel devenait l’objet de son attention. Ce n’était certes pas une tâche facile que de faire vivre toute cette population d’émigrés, sans sou ni maille pour la plupart, et exposés par la surexcitation de leurs sentiments religieux à se laisser aller aux charmes de la vie contemplative et au non-chaloir d’une foi aveugle. Les revenus de Zinzendorf eussent été insuffisants pour les faire vivre, et d’ailleurs il regardait le travail comme un devoir dont rien ne peut dispenser. « Les témoins de l’Évangile, dit-il, sont, plus encore que d’autres, tenus de travailler, afin de n’être à charge à personne et de pouvoir même donner à ceux qui sont dans le besoin. Trouver moyen de faire travailler les membres d’une commune ou d’une paroisse, quel que soit leur métier, dans les temps de disette, à travers les difficultés que suscite la malveillance du monde et à côté des soins continuels que réclament les âmes ; faire en sorte qu’ils aient toujours de l’ouvrage, c’est là une des tâches les plus belles et les plus importantes qu’aient à remplir ceux à qui Dieu a daigné donner une autorité ou un emploi. Ils ne pèchent point en se préoccupant à l’avance de pourvoir à tout cela ; ils pécheraient, au contraire, en négligeant ce devoir. »
Quant à son autorité seigneuriale, il était dans l’esprit du comte d’en restreindre l’exercice autant que possible ; il ne voulait point cependant l’abdiquer, car, suivant lui, tant qu’il pouvait se présenter dans ses terres des cas de délit nécessitant une répression, l’existence d’un pouvoir séculier était indispensable, et il eût été, pensait-il, contraire à la vraie notion de discipline que l’église s’occupât de cas de ce genre, la discipline ecclésiastique ne devant s’exercer que sur les fidèles, et cela en vertu de leur libre consentement et parce qu’ils s’y soumettent d’eux-mêmes avec joie et reconnaissance. Il continua donc à laisser à son bailli de Berthelsdorf la direction de toutes les affaires de police ; mais il invita les Frères à porter dorénavant devant des arbitres tirés de leur sein les différends qui pourraient s’élever entre eux. Ces arbitres composèrent ce qu’on appela le tribunal de commune. D’autres Frères furent préposés à la distribution des aumônes ; d’autres, chargés du soin des malades ; d’autres constituaient une sorte de ministère du travail, s’efforçant de procurer de l’occupation à ceux qui en manquaient et veillant à ce que l’ouvrage fût bien fait et livré à un prix raisonnable. On nomma aussi des inspecteurs chargés d’observer avec soin tout ce qui, dans la communauté, pourrait être de nature à inspirer des inquiétudes ou entraîner des abus : ils devaient immédiatement transmettre leurs observations à d’autres serviteurs de l’église, chargés de la fonction spéciale de censeurs et dont l’office était d’avertir fraternellement ceux dont la conduite avait pu donner lieu à quelque reproche.
De pareilles constitutions, si parfaites qu’elles soient, font souvent moins d’honneur à l’imagination de leurs auteurs que de tort à leur jugement ; il suffit quelquefois, pour faire merveille en ce genre-là, de ne pas connaître les hommes. Aussi, ce qu’il faut admirer ici, c’est bien moins cette constitution elle-même que la sagesse avec laquelle Zinzendorf sut l’appliquer, de telle sorte qu’elle ne dégénérât point en despotisme ou en formalisme et ne gênât en aucune façon le libre développement de la communauté et de ses membres. Mais il y a là plus que de la sagesse, il y a là plus que Salomon ; on est forcé d’y reconnaître l’action souveraine de l’Esprit de vie. Et c’est la vie qui est « la lumière des hommes. »
L’éducation des enfants était aussi l’objet de la vive sollicitude du comte. Le collège pour les jeunes nobles fut supprimé et remplacé par une maison d’orphelins. Lorsqu’il s’adressait aux enfants, Zinzendorf s’efforçait de les émouvoir en leur parlant de ce que le Seigneur a fait et souffert pour eux ; mais souvent il était près de désespérer de ses efforts, en voyant la dureté ou du moins l’indifférence et l’insouciance de ces jeunes cœurs. Parfois il lui paraissait impossible de leur faire sentir de si bonne heure le besoin de l’Évangile. Une pensée pourtant le consolait et l’encourageait ; c’était celle-ci : Jésus aussi a été enfant. Il redoubla de zèle et de prières, et ses prières furent exaucées. Il eut la joie de voir un réveil se produire parmi les enfants de Herrnhout. Souvent on les voyait s’éloigner des maisons par petits groupes et monter sur les hauteurs solitaires du Houtberg pour y prier en commun. Le comte, les suivant de loin, se tenait à l’écart à quelque distance, pour veiller à ce qu’aucun passant indiscret ne vînt troubler leur pieuse retraite ; puis, quand ils avaient fini et qu’il les voyait redescendre la colline, il se joignait à eux et, mêlant sa voix à leurs voix enfantines, il rentrait avec eux au village en chantant les louanges de Dieu.
« C’est une sainte méthode d’éducation », dit quelque part Zinzendorf, « que de s’adresser aux âmes dès le berceau, pour ne leur apprendre qu’une seule chose, à savoir qu’elles sont là pour Jésus et que toute leur félicité consiste à le connaître, à le posséder, à le servir, à vivre avec lui, et que leur plus grande infortune est d’être séparées de lui de quelque manière que ce soit. C’est pourquoi la plus grande punition pour un enfant doit être de ne pas prendre part aux prières, au chant des cantiques, aux réunions, d’être privé de ses leçons et même, en certains cas, de n’être pas puni ; en un mot, d’éprouver dans l’âme un sentiment de malaise, tout en ne ressentant extérieurement aucune souffrance. »
Il est difficile de se faire une idée de l’activité prodigieuse déployée par Zinzendorf pendant cette époque d’enfantement de l’église des Frères. A côté de toutes les occupations que lui imposait la direction générale des affaires, il savait encore trouver du temps pour donner aux membres de chaque chœur une instruction suivie sur les devoirs particuliers à leur position ; il avait aussi des conférences spéciales avec les diverses catégories de serviteurs de l’église, et anciens, inspecteurs, censeurs, instituteurs, distributeurs d’aumônes, gardes-malades, venaient tour à tour s’entretenir avec lui et recevoir ses conseils et ses encouragements. D’autres fois, il réunissait autour de lui quelques frères et sœurs plus avancés que les autres et leur lisait, en le leur expliquant, un des ouvrages mystiques de Tauler, prédicateur du xive siècle, dont il faisait d’abord grand cas, mais que, pour le dire en passant, il abandonna bientôt, parce qu’il trouvait qu’il lui parlait trop peu de Jésus-Christ. Enfin, il donnait lui-même à quelques jeunes gens des leçons d’écriture, de géographie et d’histoire ecclésiastique.
Tous les jours, à quatre heures en été, à cinq heures en hiver, le culte du matin réunissait les habitants de Herrnhout avant qu’ils commençassent leurs travaux. Le comte, dont les veilles étaient ordinairement prolongées par l’étude jusque fort avant dans la nuit, ne pouvait y assister, mais à six heures du matin il célébrait à son tour avec ses gens son culte domestique. La journée se terminait par les réunions de chant dont nous avons parlé. Avant que l’on se séparât, Zinzendorf lisait à l’assemblée une parole de l’Écriture ou un verset de cantique qu’il accompagnait de quelques courtes réflexions et qu’il proposait à la méditation de ses auditeurs pour le lendemain. C’est ce qu’il appelait le mot d’ordre. Ces mots d’ordre, qui dirigeaient chaque jour sur un même sujet la pensée de tous les membres de la communauté, qui chaque jour les plaçaient tous ensemble sous l’influence d’une même promesse, d’un même précepte, d’une même bénédiction divine, devinrent extrêmement chers aux habitants de Herrnhout. Plus tard, ces paroles, tirées au sort pour chaque jour de l’année, furent imprimées et distribuées d’avance, et, grâce à cet usage qui s’est perpétué jusqu’à nous, les Frères moraves, répandus maintenant dans toutes les parties du monde, continuent à être journellement en intime communion de méditations et de prières.
La lumière qui s’était levée à Herrnhout ne devait pas tarder à jeter autour d’elle sa clarté. Les habitants de Berthelsdorf désirèrent participer aussi aux bienfaits de l’organisation fraternelle établie chez leurs voisins. Rothe lui-même, témoin des heureux fruits qu’elle portait, ne chercha point à les en détourner. Le 12 mai 1728, il les réunit en assemblée générale et leur donna lecture des statuts adoptés à Herrnhout un an auparavant ; toutefois, il les invita à y réfléchir mûrement, de peur de se lier par des promesses qu’ils ne pourraient pas tenir. Au bout de quelques jours, ils déclarèrent que tous en général et chacun en particulier ils étaient disposés à se soumettre à ces statuts et désiraient y souscrire.
Ainsi, le but que le comte s’était proposé en se fixant à Herrnhout un peu plus d’un an auparavant était atteint au delà de son espérance. Toute division avait cessé ; la communauté des Frères venait de renaître. Zinzendorf avait été l’instrument choisi de Dieu pour exaucer la prière de Coménius et relever les ruines de l’église morave. En 1727 déjà, peu de temps après la première adoption des statuts et le réveil qui l’avait suivie, il avait voulu notifier pour ainsi dire l’existence de la nouvelle communauté, en publiant une Déclaration de la communauté de Herrnhout relativement à sa doctrine et à ses institutions. Cette déclaration est un cantique. En voici quelques strophes :
Il faut que les fondements soient creusés avant qu’on puisse élever les tours ; il faut que le grain soit déposé en terre avant que vienne le jour de la moisson. Ainsi, c’est avec les années seulement que nous apprendrons ce que nous devrons répondre à ceux qui nous interrogent sur l’espérance de Sion ……
Fonde-toi donc sur la grâce, ô Herrnhout, édifice du Très-Haut ! Aligne tes murs, asperge de sang tes poteaux (Exode 12.7).
C’est par les meurtrissures de Jésus que nous avons la guérison ; ce sont elles qui ont gagné nos cœurs ; c’est en elles que nous nous sommes rencontrés……
Pour nous aussi, si le Seigneur le veut, sonnera l’heure du combat. Mais l’opprobre de Jésus est aisé à porter ; il n’y a de lourd que celui qu’on se crée soi-même. Nous sommes des chrétiens et nous nous apprêtons, avec le Seigneur de gloire, à triompher là-haut, à combattre ici-bas.
Herrnhout ne doit subsister que tant que les œuvres de Sa main s’y accompliront sans obstacle. Que l’amour en soit le lien jusqu’au moment où, vrai sel de la terre, nous serons propres à être dispersés sur la face du monde !