Études de Théologie Moderne

IV. L’évolutionisme et la moralité chrétienne

Nous ne nous sommes entretenus jusqu’ici que de l’évolutionnisme religieux dans ses rapports avec la moralité générale, celle dont tout homme porte en lui l’instinct profond et qui frappe toute existence humaine de son mystérieux impératif. Nous le mettons présentement en rapport avec celle que réalise l’homme en tant que chrétien, avec la moralité chrétienne proprement dite. Par où je n’entends point désigner une moralité à part, sans rapport et sans analogie avec la première, mais un état et un devoir moral qui, bien qu’identiques aux précédents par leurs caractères essentiels, s’en distinguent néanmoins par une physionomie spéciale et des traits inaliénables, comme un genre se distingue de l’espèce. Je ne pense pas avoir besoin de justifier ici cette identité et cette distinction. Bien qu’elles ne soient pas partout également évidents, elles se manifestent suffisamment au cours de l’histoire et restent parmi nous suffisamment sensible encore pour que chacun s’en puisse rendre compte par soi-même.

La morale chrétienne, en effet, n’est pas une morale adventice. Elle ne se superpose point arbitrairement à celle dont vit l’humanité. Elle y plonge ses racines maîtresses ; elle la prolonge et la consomme plutôt. Le chrétien, pour être devenu chrétien, ne cesse pas d’être un homme. Il se connaît et se juge, au for intime de sa conscience, identique à ses frères. Les vertus chrétiennes, à part quelques exceptions morbides que l’Evangile désavoue, se rapportent au même idéal, se rattachent aux mêmes besoins qui brillent et palpitent au fond de tout cœur d’homme. J’en crois, sur ce point, la voix populaire qui, saluant en elles la plus haute manifestation de ce dont l’humanité est moralement capable, signe en quelque sorte leurs grandes lettres de naturalisation. J’en crois surtout Celui qui demeure à la fois le principe de la moralité chrétienne et l’homme par excellence, Jésus de Nazareth, le Fils de l’homme.

J’ai donc le droit de faire dans ce nouveau domaine ce que j’ai tenté dans le précédent, et puisque l’évolutionnisme pénètre jusqu’au sanctuaire de l’Évangile, de me servir de l’instinct moral tel qu’il est créé ou renouvelé par l’Evangile comme d’un critère décisif pour apprécier la valeur du système. La question qui se pose est celle-ci : l’évolutionnisme religieux, hostile à la réalisation morale de l’homme, sera-t-il plus favorable à celle du chrétien ?

*

Avant de répondre toutefois — et de révéler l’antithèse, plus violente et plus irréductible encore, qui sépare les deux termes qu’on, prétend unir, — il convient d’examiner en quoi consiste le phénomène de moralité chrétienne et sur quelles bases il repose. Nous ne saurions guère errer longtemps à cet égard. Certaines expressions connues et courantes le désignent immédiatement à notre attention. Chose remarquable, l’Evangile a introduit et maintenu dans la langue religieuse des termes spéciaux qui, avant son apparition, étaient ou totalement ignorés, ou d’un usage sporadique et d’une signification mobile, ceux de conversion, de justification et de régénération. Il leur a conféré un sens nouveau et toujours identique. Après les avoir créés, il les a constamment vivifiés, en sorte qu’invariables et fixes ils sont devenus désormais partie intégrante de la terminologie chrétienne à travers les siècles.

S’il est vrai, comme l’affirment aujourd’hui les sciences linguistiques, que le langage n’est qu’un défalque de la vie, qu’il se modifie avec elle et qu’on peut induire du dictionnaire d’un peuple à son genre d’existence, la permanence et l’originalité du dictionnaire chrétien ne s’expliquent tout à fait ni par la tradition, ni par la routine, mais suggère inévitablement l’originalité et la continuité d’une expérience morale dont le caractère distinctif appelle une terminologie distincte. Cette présomption gagne en force et devient en quelque sorte évidente si l’on observe que cette constance du vocabulaire n’exclut pas des fluctuations historiques et que ces fluctuations sont correspondantes à celles du développement de la vie chrétienne elle-même.

Il y a là un phénomène significatif. Aux époques de mort et, d’affaissement spirituels, l’Eglise semble perdre l’usage des mêmes termes que l’usage avait consacrés dans son sein, en oublier l’emploi ou du moins en atténuer le sens jusqu’à l’exténuer. Se réveille-t-elle, au contraire, redevient-elle vivante, conquérante et réformatrice, les mots de conversion, de justification, de régénération, ressuscitant avec elle, se retrouvent naturellement sur ses lèvres et reprennent aussitôt la valeur et la portée qu’ils avaient perdues. Paraissant et disparaissant avec la vie chrétienne, solidaires de ses destinées, on conviendra qu’ils sont autre chose qu’un patois de Canaan et qu’ils recouvrent un phénomène dont ils expriment seuls les données constitutives.

Or que signifient-ils ? Ils signifient que l’homme n’accède point au christianisme par un développement naturel ; que la ligne qui l’y conduit n’est pas une ligne droite, mais une ligne brisée ; qu’entre le point de départ et le point d’arrivée « un très grand changement » (comme s’exprime la liturgie de nos Églises) doit s’opérer, un changement qui est une rupture, une rupture qui est une mort. « Si quelqu’un veut venir après moi, disait le Maître, qu’il renonce à soi-même et qu’il me suive. » Jusqu’où ? jusqu’à la mort apparemment par laquelle le Maître a voulu passer. « Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, et quiconque la perdra pour l’amour de moi et de. l’Evangile la retrouvera. » Et saint Paul ajoute que le chrétien étant « devenu une même plante avec Christ par une mort semblable à la sienne », « notre vieil homme est crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit ».

Mais cette rupture, ce renoncement, cette mort ne forment que la condition négative de l’accès du croyant à la vie chrétienne. Elle a sa contre-partie positive et bénie dans une action divine souveraine, grâce à laquelle le fidèle converti, renonçant à réaliser sa destinée morale par ses propres forces, y est amené par Dieu lui-même. « Vous êtes sauvés par grâce, cela ne vient point de vous, c’est un don de Dieu. » Envisagée sous l’angle moral, cette grâce est justifiante ; envisagée sous l’angle biologique, elle est régénératrice. « Si votre justice, disait Jésus, ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, — c’est-à-dire si elle n’est que justice humaine et non justice de Dieu, — vous n’entrerez pas dans le royaume. » — « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit… Il faut que vous naissiez de nouveau », répétait-il à Nicodème.

Liées à la grâce divine, cette justice et cette régénération le sont par là même à la personne de Jésus-Christ, qui est la manifestation suprême et la communication parfaite de cette grâce, le « don de Dieu pour le salut du monde ». C’est en Christ que nous sommes justifiés et régénérés par Dieu ; l’Ecriture insiste suffisamment sur ce point pour que je sois dispensé de le faire moi-même.

Tel est le phénomène générateur de la moralité chrétienne. Il n’appartient pas à mon propos de l’analyser plus amplement ou de le justifier davantage. Je le rappelle et le pose tel que, prévu par les Evangiles, affirmé par les premiers disciples, attesté par le langage séculaire de l’Église, il se confirme dans l’expérience actuelle des croyants.

J’observe seulement que, quels qu’en soient les modes préparatoires, les réalisations partielles et successives, sur quelque espace de temps qu’il s’échelonne et quelque apparence de spontanéité qu’il puisse revêtir, cependant il n’est pas, en son essence, un phénomène spontané, mais une révolution. Toujours il y a rupture avec un état antérieur et toujours aussi position d’un nouveau commencement. Le Nouveau Testament, d’accord avec la tradition, a soin d’accentuer ce caractère en mettant la conversion et la régénération chrétiennes, dans un rapport indissoluble avec le fait central de l’histoire évangélique : la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

Veut-on savoir jusqu’où va le renoncement que Dieu exige du converti, qu’on regarde au Crucifié ; veut-on connaître la puissance et la qualité de la vie que Dieu lui communique, qu’on regarde au Ressuscité ; car c’est en Christ, par Christ et comme Christ que le fidèle meurt à soi-même et ressuscite à Dieu. « Chef et consommateur de la foi », Jésus-Christ en donne, par cela même, la mesure et le type. Le fait de conscience était chez lui à la hauteur du fait historique ; le fait historique doit redevenir chez les siens un fait de conscience. Le fait de conscience et le fait historique se recouvrent et se garantissent donc mutuellement dans l’Évangile. Il n’y a rien au delà, mais il n’y a rien en deçà de la mort ; il n’y a rien au delà, mais il n’y a rien en deçà de la résurrection. Tant vaudra la mort du fidèle, tant vaudra sa résurrection en nouveauté de vie ; ce qu’il retranche ou ce qu’il accorde à l’une, il le retranche et l’accorde à l’autre. Qu’est-ce à dire ? sinon que le phénomène initiateur de la moralité chrétienne est en droit, sinon toujours en fait, une crise radicale et décisive, et qu’à ce prix seulement il atteint sa perfection.

Mais une crise semblable ne se comprend et ne se légitime qu’à certaines conditions qui jettent sur les destinées de la race un jour nouveau. « Dieu m’a sauvé lorsque j’étais perdu », telle est la certitude fondamentale de toute conversion authentique, il faut donc que celle-ci se trouve au point de rencontre ou de jonction de deux courants distincts et contraires qui parcourent l’histoire et qui se la disputent ; l’un de déchéance et de mort, puisque j’allais à la perdition ; l’autre de relèvement et de vie, puisque je vais au salut.

L’existence de ce double mouvement et le sentiment de leur opposition a toujours été perçu par la conscience chrétienne, qui a formulé leur réciproque antithèse et leur mutuelle correspondance dans les doctrines classiques de la chute originelle et de la révélation rédemptrice.

On affecte aujourd’hui à l’endroit de ces doctrines une liberté qui touche au dédain ; on les tient volontiers pour vieillies ; on les traite de traditions surannées et caduques. On fait porter sur elles le double effort de la critique historique et philosophique, en sorte qu’il faut s’étonner vraiment que, résistant à tant d’assauts, elles subsistent encore au sein de l’Église. Comment expliquer cette persistance opiniâtre et presque triomphante ? Ne serait-ce pas que derrière la faiblesse philosophique de ces doctrines se cache une force religieuse ? ne serait-ce pas que leur affirmation est impliquée dans celle même de la foi ? qu’avant d’être des dogmes, elles sont des certitudes vivantes et vécues, acquises au croyant par l’expérience même de la conversion ? Je le crois fermement ; je vais tenter de le montrer, et d’abord en ce qui concerne la chute.

Comment concevoir, en effet, si l’homme n’est pas déchu, l’intensité tragique d’une repentance qui va jusqu’à la mort, d’un jugement de condamnation qui, portant sur sa nature autant que sur sa volonté, le révèle à lui-même non seulement coupable dans sa volonté, mais corrompu dans sa nature ? Comment, d’autre part, le croyant pourrait-il se juger soi-même, et se laisser juger de la sorte, comment endosserait-il une responsabilité qu’il n’aurait point encourue, si le péché dont il s’accuse, résultant de quelque fatalité constitutive, était un mal nécessaire ? Comment surtout se pourrait-il faire que le même Dieu qui, d’abord, l’aurait permis ou voulu pécheur, lui fît ensuite de son péché un crime et de la sainteté un devoir ?

Autant d’hypothèses, autant d’impossibilités et de blasphèmes, qui heurtent, non pas avant tout l’intelligence du converti, mais son sentiment religieux. Une seule lui demeure ouverte, parce qu’une seule correspond, sans les froisser, aux données immédiates de son état de conscience : celle d’une faute originelle dont les suites douloureuses et maudites pèsent sur les destinées totales de la race. Elle seule lui offre des garanties certaines de l’absolue sainteté du Dieu qu’il adore ; elle seule lui explique l’impuissance naturelle où il se trouve de rompre avec le mal, la nécessité d’une repentance qui implique et entraîne la mort, la légitimité d’un jugement qui le condamne tout entier ; elle seule, en un mot, lui rend compte religieusement de l’expérience religieuse qu’il vient de traverser. J’insiste sur ce point, car là est, à mon sens, toute la force et toute la valeur du dogme.

Aussi ne fut-ce point au hasard, mais guidée par un sûr instinct, que la pensée chrétienne, s’emparant du récit de la Genèse, dont le judaïsme, qui en avait gardé le souvenir et la tradition, n’avait cependant su faire aucun usage, le mit pour la première fois en valeur théologique. L’expérience que faisaient les chrétiens du salut de Dieu en Jésus-Christ leur en donna l’intelligence profonde, et leur fît voir, dans la chute, le corollaire en même temps que l’indispensable prémisse de la conversion chrétienne.

Ce sont encore les mêmes raisons qui poussent le fidèle à reconnaître dans la Bible une révélation divine positive et spécifiquement distincte de toutes les autres. Saisi par l’action souveraine du Dieu Sauveur qui « le transporte, comme dit l’apôtre, dans le royaume de Jésus-Christ » ; objet d’une délivrance qui l’affranchit du joug et de la condamnation du péché, qui transforme son obéissance, autrefois servile, en une obéissance filiale, qui remplit son cœur de liberté, de joie, de paix et d’amour pour Dieu, le croyant ne saurait mettre en doute qu’il y ait dans le monde un salut de Dieu et, par conséquent dans l’histoire, une histoire de ce salut. Cette histoire, la Bible seule la lui raconte. Partout ailleurs, l’initiative religieuse est en l’homme, ici seulement elle est en Dieu ; partout ailleurs, c’est l’homme qui aspire à Dieu et qui tente de s’élever jusqu’à lui, ici seulement c’est Dieu qui descend vers l’homme ; partout ailleurs la recherche est humaine, ici seulement la recherche est divine en même temps qu’humaine. Ce caractère unique qui, remarquez-le, est distinctif de la justification et de la régénération chrétiennes, constitue du même coup le caractère distinctif de la littérature biblique ; il en fait une Ecriture, une Histoire sainte, celle d’un salut inauguré, poursuivi et achevé par Dieu lui-même, au sein de l’humanité. Les annales de la race ne présentent rien d’analogue.

Interprétés par l’expérience de l’action rédemptrice de Dieu en Jésus-Christ, les documents bibliques manifestent donc aux yeux du croyant la réalisation progressive d’un plan divin, dont toutes les parties, organiquement liées, aboutissent à la révélation évangélique. Là est le principe de leur unité, de leur continuité ; là aussi est leur originalité constitutive. Et si l’on veut y regarder sans parti pris, si surtout l’on n’a pas peur, au jour d’aujourd’hui, de compromettre sa réputation théologique, on sera forcé de convenir que cette originalité n’est pas autre chose que celle du miracle et du surnaturel. Du miracle, parce qu’elle témoigne d’une libre et directe intervention du Dieu personnel au cours de l’histoire ; du surnaturel, parce que cette intervention, contraire aux tendances de la volonté coupable qu’elle condamne, supérieure à celle de la nature déchue qu’elle régénère, se rattache moinsg à l’acte créateur pour en poursuivre l’évolution, qu’au péché de la créature pour l’annuler en soi et dans ses conséquences. Or, une intervention divine, contraire, non aux lois, mais aux tendances de la nature et qui leur est supérieure, voilà, si je ne me trompe, ce qu’on appelle un miracle.

g – Nous disons « moins » parce que la négation absolue dépasserait notre pensée et paraîtrait vouloir trancher une question insoluble : celle de savoir si l’humanité normale aurait pu se passer de la révélation en Jésus-Christ, et si l’apparition de Jésus-Christ sur la terre ne constitue pas, en tout état de cause, le point de départ d’une nouvelle économie.

M. P. Chapuis (Du surnaturel, p. 63-64) affirme que, pour admettre le miracle historique, « il faut de toute nécessité supposer un premier et initial miracle qui transforme notre état mental (nous dirions « moral ») de manière à lui rendre perceptibles et assimilables des faits qui, dans notre mentalité présente, sont pour nous inassimilables et demeurent lettre close ». Il a raison ; saint Paul le réclamait avant lui (comp. 1Cor.2.14-16), et c’est ce que nous prétendons de la conversion et de la régénération chrétiennes. Mais lorsqu’il va jusqu’à contester absolument qu’il y ait « dans notre constitution mentale » un point d’attache et comme une prédisposition pour le surnaturel (p. 122-123), il a tort. Il nie les faits ; et l’on doit lui opposer ici ce même et universel besoin du miracle, dont, en vue d’infirmer la réalité du miracle biblique, il étale complaisamment les manifestations (p. 175-184), comme une preuve qu’il y a, au fond de l’âme humaine, une secrète et permanente protestation contre l’état de choses que la science nomme « naturel ». Nous croyons que la légitimité de cette protestation est attestée par la conscience morale et qu’elle y a sa source légitime. « Le surnaturel est la sphère naturelle de la conscience », dirions-nous avec Edmond Scherer, par une légère transposition des termes (Mélanges de critique religieuse).

Une conversion régénératrice et justifiante, supposant d’une part la déchéance originelle de l’humanité, de l’autre le caractère spécifique de la révélation biblique, tels sont les trois faits étroitement solidaires, qui, malgré les attaques qu’ils ont affrontées, constituent, depuis le siècle apostolique jusqu’à nos jours, les assises fondamentales de la morale évangélique.

L’histoire prouve qu’ils tombent ou se relèvent ensemble, et cela, non point au caprice des théologiens et des philosophes, mais par une dépendance organique avec la vie spirituelle de l’Église. Aux époques de réveil, elle les retrouve, les proclame et les réaffirme tout naturellement ; aux époques d’affaissement et d’indifférence, elle en abandonne l’affirmation parce qu’elle en perd la certitude, et leur certitude lui échappe parce qu’elle en ignore l’expérience. Leurs bases ne sont pas intellectuelles, mais morales. La puissance de l’Evangile manquant à les soutenir dans les âmes, ils s’écroulent d’eux-mêmes ; le témoignage intérieur de ce même Évangile opérant dans les mêmes âmes, ils renaissent spontanément. L’Évangile n’en produit l’intelligence que parce qu’il les fait vivre d’abord au cœur du fidèle.

*

Or, qu’en fait, à son tour, l’évolutionnisme religieux ? Il n’a garde, sans doute, d’y contredire directement. Son vocabulaire est, en apparence, aussi respectueux que possible de la terminologie apostolique ni traditionnelle. Il parle, lui aussi, de péché, de révélation et de conversion, et je ne mets pas en doute qu’il ne leur attribue une signification quelconque. Seulement quelle est, au juste, cette signification ?

Je remarque tout de suite, en effet, qu’entre le dogme d’une chute primitive et la théorie d’un évolutionnisme conséquent, la contradiction est flagrante. Qui dit évolution dit progrès ; qui dit évolutionnisme érige le progrès en mode universel et constant du développement biologique sur notre globe. « La théorie ascensionnelle des êtres, qui supprime le miracle », supprime non moins certainement la chute de l’humanité. Elle se désavouerait elle-même, elle admettrait une trop violente exception à l’hypothèse qu’elle soutient, en admettant, aux origines de l’histoire, un fait aussi contraire à ses prémisses. Aussi, tandis que la dogmatique chrétienne, interprétant l’état de péché par la croix de Jésus-Christ et les certitudes de la conversion, tendait tout naturellement à voir, dans le récit imagé de la Genèse, l’expression d’une réalité mystérieuse, mais historique et positive, la dogmatique évolutionniste, interprétant le péché par la doctrine du progrès, n’y peut-elle plus saisir qu’un symbole, et un symbole inadéquat, de psychologie morale. Là où la première, avant tout pénétrée du besoin de sauvegarder la sainteté divine, acceptait avec soulagement que la créature portât seule et tout entière la responsabilité d’une faute libre, la seconde ne craint pas de faire participer la volonté créatrice à l’existence du mal.

Elle statue le mal coupable, sans doute, mais inévitable. Il ne se pouvait que, l’homme naissant animal, et s’élevant à l’esprit, naquît autrement que pécheur, car la conscience sensible, ayant le pas sur la conscience spirituelle, l’asservit nécessairement. L’homme ne pouvait accéder à la vie morale qu’à la condition d’un conflit d’où il sortait vaincu, c’est-à-dire coupable. Ainsi s’explique l’universalité du mal, qui résulte, non d’une désobéissance volontaire, mais des conditions inéluctables que la nature impose à l’avènement de l’esprit dans l’humanité. L’histoire de la Genèse est l’éternelle image de ce qui se passe en chacun de nous, à cela près qu’aucun membre de la race, le premier homme moins que tout autre, n’a jamais été libre d’échapper à la chute, et que cette chute, loin de constituer une déchéance, comme se l’imagine la théologie traditionnelle, ouvre la voie à tous les développements ultérieurs.

Voir sur ce sujet l’Appendice terminal de l’Apôtre Paul (3e édition) de M. Sabatier, et sa Préface à l’Esquisse d’une philosophie de la religion (p. ix-xvi). Nous combattons le point de vue de l’auteur par des arguments dont il déclare, « une fois pour toutes » et non sans quelque impatience, « qu’il n’accorde plus aucune valeur aux raisonnements de cet ordre ». Il risque cependant de les entendre répéter longtemps encore, aussi longtemps du moins qu’il se trouvera une conscience humaine pour subordonner la certitude d’ordre sensible ou intellectuel, à la certitude d’ordre moral, autrement dit : l’existence au devoir, l’être au devoir-être, ce qui est l’inévitable folie de la foi. — Il faudrait une étude plus importante que cette brochure pour mettre à nu les paralogismes dont fourmillent, à notre sens, les pages de l’éminent écrivain, et réfuter une erreur qui tient aux racines mêmes de sa théorie de la connaissance religieuse autant qu’à son évolutionnisme historique. On nous dispensera de la fournir ici.

Car la loi d’évolution implique ceci : que l’esprit une fois né, ne meurt plus ; qu’il triomphe graduellement des oppositions au sein desquelles il se réalise et qu’il finit par maîtriser entièrement l’homme animal qui l’avait d’abord dominé. Et n’est-ce pas, effectivement, l’enseignement de l’histoire, qui présente partout le spectacle d’une marche ascensionnelle de la chair à l’esprit ? Si la marche paraît lente, si elle semble affligée de reculs désolants, c’est qu’elle est ardue et pénible aussi. Ne demandez pas aux années ce qui revient aux siècles ; laissez au progrès le temps de s’accomplir, acclamez-en plutôt d’avance l’irrésistible victoire !

Je ne contesterai point ici, au nom de l’histoire, une affirmation que je tiens pour la plus audacieuse de l’évolutionnisme, pour la plus réfractaire aux données de l’expérience individuelle et collective, et qui, n’était l’action salutaire, mais surnaturelle qu’exerce le christianisme dans le monde, et qu’on étend à tort à la sphère extra-chrétienne, serait totalement dépourvue de bases et d’appuis ; je me borne à constater que la moralité chrétienne subit une atteinte irréparable dès la négation de son premier postulat ; que cette naturalisation du péché émousse singulièrement sa gravité morale ; qu’indispensable à la formation de la vie spirituelle, on ne voit pas pourquoi il ne resterait pas indéfiniment nécessaire à son progrès ; que, la réalisation de l’esprit demeurant conditionnée par l’opposition de la chair, on ne saurait assigner à l’évolution, qui le dégage, aucun terme définitif ; que le dualisme du point de départ entraîne un dualisme perpétuellement invaincu ; que, sur un mal nécessaire au bien, la conscience ne peut plus porter le jugement d’absolue réprobation qui caractérise la moralité chrétienne ; qu’elle perd, en même temps que la notion d’un mal positivement contraire au bien, celle d’une sainteté humaine et divine positive, et qu’un Dieu, auteur indirect du mal et qui pactise avec lui, n’a plus qualité désormais ni pour le condamner en soi, ni pour en sauver la créature.

On le voit, dès son premier choc, l’évolutionnisme relâche et détend le ressort moral de la vie chrétienne.

Le choc n’est pas moins grave, ni le résultat moins funeste, du côté de la révélation. Pour le croyant, « le seul nom par lequel nous puissions être sauvés » est celui de Jésus-Christ ; cela parce qu’il n’est accédé qu’en lui à la rédemption divine et qu’il n’a rencontré qu’en lui l’action justifiante et régénératrice de la souveraine grâce de Dieu. Et nous avons montré comment, à la lumière de sa conversion, la Bible devenait pour lui, sinon quant à ses documents, au moins quant à leur substance religieuse, la révélation au sens absolu du mot. Elle seule manifeste l’entrée salutaire de Dieu dans l’histoire. Ce trait la distingue profondément de toutes les littératures religieuses humaines. Toutes elles concluent, toutes elles aspirent, toutes elles cherchent. La Bible seule nous met en présence d’un Dieu qui répond à notre recherche par la sienne : que nous trouvons parce qu’il nous a préalablement trouvés et rejoints en Jésus-Christ.

Cette distinction échappe à l’évolutionnisme, ou plutôt il refuse de l’admettre parce que le système ne la comporte pas. Il n’y pas pour lui deux modes de la relation religieuse, l’un d’initiative humaine et l’autre d’initiative divine ; il n’y en a qu’un dans lequel ce double caractère est également confondu ; il n’y a pas deux révélations, l’une reposant sur les besoins inassouvis de la conscience et dressant au terme de son effort l’autel du « Dieu inconnuh », l’autre répondant d’En-Haut aux aspirations de la première ; il n’y a pas deux histoires du salut, l’une négative, médiate et préparant l’homme, par l’excès de sa misère, à recevoir le don de Dieu, l’autre positive et directe de la rédemption divine en Jésus-Christ. Non, tout cela, si fortement inscrit dans l’histoire, si manifestement confirmé par la psychologie de la conversion, si profondément pédagogique, n’est pour l’évolutionnisme qu’une puérile rêverie.

h – Actes.17.22-23. On conviendra que là, comme Romains ch. 9 à 11, Galates ch. 3 et 4, Éphésiens ch. 2, la philosophie de l’histoire de saint Paul est exactement aux antipodes de celle de nos modernes évolutionnistes.

Comp. Sabatier, ouv. cité, p. 59-61 : « Il n’y a pas, il ne saurait y avoir (?) deux révélations différentes de nature et opposées l’une à l’autre (mais qui parle d’opposition ? la distinction suffit). La révélation est une, avec des formes différentes et des degrés divers. » — « Telle est, dans son principe et avec toutes ses conséquences, l’idée nouvelle de la révélation qui résulte pour nous de la psychologie (mais de laquelle ?) et de l’histoire (on dirait plus justement : de l’hypothèse évolutionniste tenue pour un axiome). Dès qu’on y est parvenu, l’on voit s’évanouir les antithèses et les conflits insolubles (?) que soulevaient les distinctions établies par la scolastique (le vrai mot serait : par la foi) entre la révélation surnaturelle et la révélation naturelle, entre celle que les théologiens (lisez : les croyants) appelaient immédiate et celle qu’ils disaient médiate, entre une révélation universelle et une révélation spéciale. La synthèse est faite et la paix rétablie. » Je le crois bien, mais dans l’erreur et par la confusion.

Ce qu’il y a de réel, ce qu’il y a de vrai, c’est le mouvement uniforme et continu qui emporte sans arrêt l’humanité et la conduit jusqu’à Dieu.

Comp. encore P. Chapuis, Du surnaturel, p. 294-296 : « L’humanité a soif du Dieu vivant, soif d’idéal, soif de progrès, trois noms d’une même aspiration… Les consciences les plus hautes, au-dessus desquelles brille le prophète de Nazareth, ont été des consciences religieuses. Elles ont guidé l’humanité au travers de la nuit ; elles ont pu errer dans leurs représentations que les siècles transforment et précisent ; mais elles ne se sont point trompées sur le but de l’effort essentiel qui est d’approcher l’homme de Dieu (l’auteur dit ailleurs « de monter l’homme en Dieu »), c’est-à-dire de la justice et de la vérité.… L’humanité s’est mise en voyage,… elle s’est parfois arrêtée, haletante et découragée, comme le voyageur épuisé par l’effort avant les sommets. Mais elle monte, elle montera toujours attirée par la cime qu’elle veut atteindre.

Elle montera et luttera jusqu’à ce qu’elle ait vraiment rencontré Dieu et qu’enfin elle adore parfaitement Celui qu’elle cherche et qui lui parle dès l’origine ». Je ne nie pas, certes, la vérité partielle de cette conception. Ce qui la fausse, c’est l’hypothèse de l’évolutionnisme rectiligne, sur laquelle elle repose, qui transparaît ici et que l’auteur statue ailleurs en s’appuyant, soit sur « l’indissolubilité de la chaîne des causes finies » (p. 237), soit sur « l’activité divine continue » (p. 155). Comp. Sabatier, ouv. cité, p. 132.

Chacune de ses phases contient virtuellement celles qui la suivront ; elles ne diffèrent les unes des autres que par la pureté et l’intensité d’un phénomène qui, toujours identique, ne saurait changeri. Le christianisme n’en clôt la série que parce que, dernier anneau d’une longue chaîne, il constitue la dernière venue des formations religieuses de l’humanité en travail de gestation spirituelle. Le terme qu’il pose, l’idéal qu’il révèle, définitif selon les uns, qui n’entrevoient rien en religion de, supérieur à la paternité divine et à la filialité humainej, — mais ils ont contre eux la philosophie même dont ils se réclament, — reste transitoire selon les autres, qui, plus fidèles à l’évolutionnisme, discernent dans l’Evangile un symbole encore inadéquat, signalent les éléments d’imperfection qu’il accuse, et annoncent, avec sa péremption prochaine, l’apparition future d’une forme religieuse plus haute.

i – « L’intensité de cette action (l’activité divine dans le monde) est variable suivant les conditions de l’histoire, mais elle est partout de même nature ». (P. Chapuis, Du surnaturel, p. 143.) « De même nature » soit, mais de même caractère ? Ou cette phrase n’est qu’un truisme, puisque une action divine ne peut manifestement être que de « nature » divine, ou elle porte atteinte à la pédagogie, et donc à la personnalité morale de Dieu.

j – Au nombre desquels se place M. Sabatier. Voir, pour la manière dont il cherche à concilier la perfection définitive du christianisme avec la logique du système, ouv. cité, p. 180-182.

M. P. Chapuis ne manifeste pas les mêmes scrupules. Il attribue bien encore à Jésus-Christ d’avoir « réalisé ici-bas la religion parfaite », mais, dans le même temps, il lui enlève tout ce qui pourrait arrêter avec lui la marche de l’évolution en lui déniant toute autre dignité que celle d’une individualité humaine historique (comp. Du surnaturel, p. 250). A la fin du volume, l’évolution a effectivement marché, et l’humanité, cessant d’avoir Jésus-Christ devant elle comme un idéal de perfection religieuse, se retourne vers lui pour « élever un monument spirituel » à la mémoire de Celui qu’elle a désormais dépassé (p. 296).

« On dit que la religion vraie est faite, qu’elle est donnée ; nous disons qu’elle se fait et se fera, comme toutes les choses humaines. » (P. Chapuis, Du surnaturel, p. 291.)

Quoi qu’il en soit de cette alternative, religion parfaite ou religion temporaire, le christianisme, expliqué par le principe évolutif et non par les certitudes qu’il engendre, conformément aux analogies apparentes de l’histoire et non d’après les catégories morales de la conversion, le christianisme n’est plus la religion, mais une des religions, la Bible n’est plus la Bible, mais une des Bibles de l’humanité ; la révélation chrétienne n’est plus la Révélation, mais la meilleure, ou ce qui revient au même, la moins mauvaise de celles à la conscience desquelles nous soyons parvenus jusqu’ici. D’où il résulte encore que Jésus-Christ ne saurait plus être, par opposition à tous ceux qui ont assumé ce rôle, le Sauveur, mais seulement l’un des sauveurs de l’homme. Tranchons le mot, car nul excepté lui n’a eu l’audace de revendiquer ce titre, il n’y a plus ici de Sauveur ; il n’y a plus, il ne saurait plus y avoir qu’un génie, un initiateur, un éducateur religieux.

Ce que Socrate fut à la Grèce de son époque, Bouddha aux Indes brahmaniques, Confucius à la Chine, Mahomet à l’Arabie, Jésus le fut au judaïsme, « un réformateur de la religion traditionnelle ». Quelle que soit la hauteur à laquelle il éleva le niveau spirituel du peuple où le hasard le fit naître, néanmoins elle n’a rien d’absolu. La distance qui le sépare de ses émules n’a rien d’infranchissable ; elle se mesure ; elle n’est pas qualitative, mais quantitative ; c’est une différence de degrés. L’œuvre de Jésus, c’est l’œuvre commune à laquelle et au même titre ont successivement collaboré tous ses prédécesseurs ; il ne la mène à bien qu’autant qu’elle a d’abord été commencée par eux ; ce qu’il fut, lui, et ce qu’il fit, ils le furent, eux, et le firent avant lui et comme lui.

Je ne pense pas me tromper beaucoup, si j’estime qu’en face de ces perspectives indéfiniment élargies, dont la fausse grandeur éblouit l’intelligence, un douloureux malaise s’empare des âmes chrétiennes. Or, d’où vient ce malaise ? De ceci très simplement que, sous couleur d’exalter la révélation de Dieu par Jésus Christ, on l’a dépouillée du seul caractère auquel le croyant attache de l’importance. Les raisons de sa foi ne sont pas, en effet, où l’on s’efforce de lui persuader qu’elles devraient être. Il n’a pas cru à l’Evangile et plus généralement à la révélation biblique parce que cette révélation était conforme à toutes les autres, mais parce qu’elle en était distincte ; il ne s’y est point suspendu comme à l’épanouissement naturel de la vie religieuse au sein de l’humanité, mais comme à la puissance qui le sauve d’une humanité perdue ; ce qui gagne l’assentiment du philosophe lui demeure totalement indifférent ; ce qui l’a touché, ce qui l’a saisi, ce qui l’a convaincu, c’est qu’il a trouvé dans la bonne nouvelle de la souveraine grâce de Dieu la réponse divine aux questions angoissées de son âme, l’amour d’un Dieu qui l’a cherché dans sa misère, qui est descendu jusqu’à lui, qui l’a relevé, pardonné, justifié ; ce qui l’émeut d’une gratitude toujours nouvelle lorsqu’il ouvre la Bible, c’est d’y être le témoin et de s’y sentir l’objet d’une intention éternelle, d’une intervention immédiate, libre et gratuite du Dieu Rédempteur, d’un miracle enfin, oui, d’un miracle, dont sa conscience porte les stigmates glorieux et qui a transformé sa vie.

Or tout cela, l’évolutionnisme le lui enlève. Il ne lui laisse en échange qu’une théorie philosophique dépourvue de saveur religieuse comme d’efficacité morale. Elle trompe, sans les satisfaire, ses plus saintes aspirations ; elle ébranle et dénature les certitudes mêmes dont il vit. Non, non ! que les sages de ce monde se réjouissent d’une conception si grandiose, si spécieuse et d’apparence si plausible, qu’ils se félicitent de l’avoir établie, qu’ils y satisfassent les convoitises de leur pensée ; le chrétien, lui, la rejette ; elle ne serait pour lui qu’un sujet de désespoir, la cause d’un irréparable scepticisme. Sous des noms identiques, l’évolutionnisme religieux parle, au fond, d’un autre Dieu, d’une autre révélation, d’un autre salut et d’un autre Sauveur que ceux auxquels le fidèle a cru par l’Evangile, et c’est parce que sa foi est une expérience et une vie qu’il est rendu capable de résister aux séductions du système.

*

Nous venons de voir ce que ce dernier fait des prémisses et des garanties de la moralité chrétienne. Que fait-il maintenant du phénomène générateur de cette moralité, je veux dire, de la conversion, de la justification et de la régénération dans le christianisme ? Je rappelle qu’au témoignage scripturaire, comme à celui des chrétiens de tous les temps, elles consistent dans un drame intérieur, dont les deux actes, antithétiques et complémentaires, assimilés à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ, se correspondent et constituent la plus radicale des crises spirituelles que puisse éprouver un homme.

Sans doute que la crise n’est pas toujours extérieurement sensible, — bien qu’elle le soit en plusieurs exemples ; à travers la révolution dans la vie morale, subsiste et se poursuit l’évolution de l’existence historique ; les effets de la première ne pénètrent et ne transparaissent que peu à peu dans la seconde ; cette révolution elle-même n’est pas toujours subite ou flagrante ; il est parfois impossible de lui assigner une date précise. Pareillement la sanctification du converti ne lui arrive pas toute faite et d’un coup ; elle comporte un travail, une lutte, un effort progressif et soutenu. Ce qui est changé toutefois, ce sont les conditions de ce travail, les éléments de cet effort, les ressources et les énergies morales dont dispose le fidèle. Si l’on demande quelles sont effectivement ces énergies nouvelles et ces ressources, il répondra qu’elles lui viennent de Dieu en Jésus-Christ, qu’elles découlent de la relation nouvelle qu’il soutient avec le Père et du pardon qu’il en a obtenu, « Je puis tout par Christ qui me fortifie », s’écriait l’apôtre. Ce cri, du plus au moins, est celui de tous les croyants qui ont « montré leur foi par leurs œuvres ».

Interrogez les grands convertis de l’histoire chrétienne : les saint Paul, les Augustin, les Luther ; consultez les hommes de réveil, les Wesley, les Finney, les Moody, les Monod, les Malan, les Bost, les Guers, les Vinet, ils sont compétents pour répondre et leurs aveux sont unanimes. Bien que leur conversion varie quant au mode, qu’instantanée chez les uns, elle soit graduelle chez les autres, ils affirment tous que la transformation qu’elle a effectuée dans leur être moral est aussi complète, aussi radicale que le passage des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, de la perdition au salut.

Or, c’est là précisément ce que l’évolutionnisme ne peut admettre. Armé d’un seul principe d’explication et le tenant pour universel, il ne saurait souffrir que rien lui échappe. Si l’évolution rend compte de la totalité des faits, elle exclut nécessairement toute révolution comme son contraire. Et s’il arrive quelquefois à ses partisans d’appeler encore la conversion chrétienne une révolution morale, soyez sûr qu’ils ne sauraient pourtant l’entendre à la lettre.

Qu’implique en effet l’évolution ? Que le développement des êtres s’opère par de perpétuels, mais d’insensibles changements ; que toutes les formes de la vie procèdent génétiquement les unes des autres ; que les plus hautes et les plus parfaites sont virtuellement contenues dans les plus rudimentaires ; qu’une ligne progressive, mais ininterrompue les traverse et les relie ensemble, si bien que toute rupture étant impossible, toute introduction positive d’un facteur nouveau l’est également.

« C’est d’ailleurs introduire dans l’Évangile primitif un élément ajouté par le cours des siècles (?) que de parler de la foi… en une action spéciale » (P. Chapuis, Du surnaturel, p. 265). Et auparavant, p. 143 : « L’intervention est même contradictoire de l’idée de Dieu ; elle suppose qu’en dehors de lui il existe quelque possibilité d’être, qu’il n’est pas la causalité suprême, qu’il n’est pas la source unique de l’être. Un théisme aussi sérieux qu’il est chrétien écartera ce danger et cette erreur ». Étrange flexibilité des mots ! Nous aurions du, pour notre part : « Un panthéisme aussi sérieux qu’il est peu chrétien… »

Elevez maintenant cette conception à la hauteur d’un système philosophique, appliquez-le rigoureusement, soumettez-lui, sans exception, l’ensemble des phénomènes, y compris ceux de la vie spirituelle, vous avez l’évolutionnisme religieux, et du même coup — vous le sentez — la négation du phénomène chrétien par excellence.

Au témoignage du fidèle et à celui de l’Écriture, aux certitudes sacrées de l’âme chrétienne, l’évolutionnisme oppose un démenti formel. Il n’est pas possible, donc il n’est pas vrai, que la conversion soit ce pourquoi on la tient. L’illusion vulgaire, excusable sans doute, doit être dissipée. L’homme qui ne saurait mourir à sa nature, ne saurait davantage ressusciter en vie nouvelle. Ce sont là formes de langage et figures de rhétorique. Ce qu’il y a de réel au fond de ces hyperboles, c’est qu’à la faveur d’un ébranlement psychique, accompagné parfois d’intense émotion, l’évolution, entravée ou ralentie, a repris son cours normal. Sous le coup de circonstances douloureuses, d’appels pressants ou de nobles exemples, tels que l’Evangile surtout en fournit l’occasion, l’individu a senti sourdre en lui des virtualités endormies ; il a pris une conscience plus claire et par suite plus forte de sa destinée véritable ; de nouveaux devoirs oui surgi qui lui ont révélé de nouveaux pouvoirs, et ces pouvoirs, — qu’il a raison d’attribuer à Dieu, mais qu’il a tort d’attribuer à l’action spéciale d’un Dieu transcendant, — lui ont permis de réaliser un nouvel idéal moral.

Qu’on y prenne garde toutefois ! la même distance qui le séparait de l’ancien idéal le sépare encore du nouveau. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’une étape franchie, une autre se prépare ; que l’évolution continue ; qu’elle ne s’arrête jamais ; qu’on n’en est pas sorti, parce qu’on n’en peut sortir ; que la crise n’a rien de définitif et n’a rien d’absolu ; que d’autres consciences, qui la parcourent plus lentement et par insensibles degrés, parviennent en définitive au même résultat ; qu’elle accuse une amélioration, un perfectionnement, un progrès, et non pas une révolution ; que cette révolution du reste serait inutile autant qu’impossible, puisque, en accédant à la vie de l’esprit et en y progressant, l’homme ne fait que suivre une nature qui l’y destine et qu’il est faux de prétendre déchue ; que même une révolution serait-elle souhaitable, encore n’en saurait-on concevoir le moyen, puisque le christianisme n’est pas cette entrée surnaturelle de Dieu dans l’histoire que l’on imaginait autrefois, mais au contraire l’épanouissement spontané des énergies divines déposées dans l’homme et que l’histoire a pour mission de faire éclore.

Cette conception, si séduisante à première vue, est-elle entièrement fausse ? J’estime en tout cas que la portion de vérité qu’elle renferme n’est pas dans l’évolutionnisme et qu’il est incapable de lui appliquer les correctifs qu’elle exige impérieusement.

Si l’on nous demandait à ce propos, comme on en aurait le droit, quelles sont, à notre sens, les limites de l’évolution et quelle sorte d’évolutionnisme nous estimons légitime, nous renverrions aux pages 300-320 du très bel ouvrage d’apologétique chrétienne que vient de publier M. le professeur A. Berthoud (Apologie du christianisme) Georges Bridel et Cie éditeurs, Lausanne, 1898), dont voici le résumé : « L’idée de la pluralité des actes créateurs, mise en rapport avec les grandes articulations du cosmos, nous paraît inhérente à la conception évangélique. Le spiritualisme chrétien est invinciblement réfractaire à la théorie transformiste, érigée en dogme absolu ; mais il ne lui est point hostile, que je sache, en tant qu’elle se renferme dans les limites de chaque règne de la nature. » — Nous dirions à ce point de vue, qu’il y a, ou qu’il peut y avoir évolution, c’est-à-dire histoire, développement et progrès, avant et après la conversion, mais non dans la conversion, parce que l’acte de régénération divine, sur lequel repose la conversion, constitue le passage de l’humanité naturelle à l’humanité spirituelle, ou mieux encore de l’humanité déchue à l’humanité sauvée, de l’homme « sous la loi » à l’homme « sous la grâce », et que ce passage est infranchissable à la nature comme à la volonté humaine.

*

Au surplus, trêve de discussions, voyons les faits. Seuls, en définitive, ils sont juges des théories. J’en choisis un trop fréquent, hélas ! et trop indéniable pour qu’on le puisse récuser. Je vous suppose en présence d’un de ces pauvres êtres, précocement dégradés et corrompus, qui abondent dans nos civilisations, et dont vous entreprenez le relèvement moral.

La tare héréditaire pèse lourdement sur lui. Fruit du vice et de la débauche, il est issu de parents nés eux-mêmes de la même manière ; aussi loin qu’on remonte dans le passé de la famille, — si tant est qu’on puisse encore parler de famille, — on n’y trouve qu’une lamentable succession de misères, de hontes, de désordres et de fautes dont les effets, transmis par l’hérédité, aggravés par l’éducation, avivés par les influences du milieu, ont si bien pétri son âme qu’elle en présente, en quelque sorte, la vivante incarnation. Tempérament et facultés, instincts et aptitudes, tout chez lui est perverti, dépravé, conformé pour le mal et semble l’y prédestiner fatalement. Héritier lugubre du plus tenace et du plus horrible des héritages, le voilà devant vous ! Un reste de conscience éclaire encore d’une pâle et vacillante lumière les replis d’un cœur où s’agitent tumultueusement toutes les tendances d’un atavisme vicieux.

Qu’allez-vous dire à ce malheureux, captif du péché, s’il en fût ? Pour opérer cette délivrance, d’autant plus urgente qu’elle est plus désespérée, de quel ressort allez-vous user ? D’un pouvoir transcendant ou d’un pouvoir immanent à la créature ? Quel Évangile vous paraît mieux en place, celui qui par Jésus-Christ a rompu l’enchaînement du péché sur la terre afin d’en rompre les chaînes dans chaque individu, ou celui qui se propose d’en dénouer les anneaux par un développement naturel ? Quel secours invoquerez-vous, celui qui vient d’En-Haut, ou celui qui vient d’en bas ? la régénération par le Saint-Esprit, ou le progrès par l’évolution ?

Vous êtes évolutionniste ; vous ne l’êtes pas à demi ; vous n’en professez pas théoriquement la doctrine pour ensuite l’abandonner pratiquement dans la cure d’âmes ; elle est pour vous la vérité qui sauve aussi bien que la vérité qui éclaire. Appliquez-la donc ; c’est l’heure ou jamais. Ouvrez à ce membre déchu d’une race divine les trésors de votre sagesse ; découvrez devant lui les perspectives radieuses où plane votre pensée ; qu’il voie, stade par stade, quelles furent les étapes de l’homme à travers les siècles ; associez sa destinée à celle de l’humanité progressante ; réveillez ses énergies, ranimez ce qui lui reste de capacités et de désirs pour le bien ; persuadez-le qu’ils suffisent à la tâche, que l’esprit qui besogne en tout être ne l’a point abandonné ; parlez-lui du Dieu intérieur qui hante sa conscience ; présentez-lui l’Evangile comme l’idéal auquel il doit parvenir ; dites-lui qu’il faut y tendre de toute sa force, et, désarmant une à une ses passions, remonter d’où il est déchu par l’indomptable labeur d’une volonté sans défaillance.

Ce que nous supposons ici n’est rien encore au prix de ce qu’écrit M. Sabatier (ouv. cité, p. 200) : « Pousser ainsi et stimuler le sentiment du besoin, de la misère ou de la faute, jusqu’à ce qu’il se change en son contraire ; faire sortir la richesse de la pauvreté ressentie, la consolation des larmes, la force triomphante de la douceur et de la faiblesse ; trouver dans la douleur de la faute le principe et le germe de la vie sainte, et, dans la soif et la faim, la source même du rassasiement ; faire passer ainsi toute âme humaine par le drame intérieur du repentir et de la conversion où elle se régénère et se renouvelle, tel est l’unique, mais l’admirable et tout puissant mystère de son Évangile. »

« Mystère » ! certes, je le crois. Qu’on sache bien cependant que c’est celui du christianisme évolutionniste, et non pas de l’Évangile de Jésus-Christ. Jésus n’est pas un magicien ou un sorcier : il ne tente pas cette chose impossible, absurde dans le domaine moral comme dans le domaine physique, et dont aucune alchimie n’est capable : trouver, « dans la soif et la faim, la source même du rassasiement » et « stimuler ainsi le sentiment du besoin » jusqu’à ce qu’il « se change en son contraire ». « Venez à moi, s’était-il écrié, vous-tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous donnerai le repos de vos âmes. » Et encore : « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel, celui qui vient à moi n’aura jamais faim et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » — Je ne sais si le verbe « se régénérer » est français, je sais en tous cas qu’il n’est pas chrétien. Dieu seul régénère une âme qui se convertit.

Ce faisant, aurez-vous tort ? A Dieu ne plaise ! Mais aurez-vous abouti ? Croyez-vous sérieusement que vous aurez obtenu plus qu’un soupir de regret et suscité autre chose que l’amertume d’une déception ?

Oh ! l’ironie d’un semblable langage ! Quoi, c’est là tout ? Et vous ne sentez pas que ce qui manque à cet appel, c’est justement la capacité d’y répondre ! Oubliez-vous donc que cet enfant ploie sous le fardeau d’une implacable hérédité ; que de père en fils, un courant fatal l’entraîne à déchoir ; que la loi du péché domine ses membres ; qu’il ne peut plus s’y soustraire : que chaque pensée de son intelligence, que chaque émotion de son cœur soulèvent avec elles un torrent de concupiscences ; qu’il n’y a plus en lui ni force, ni volonté, ni courage pour le bien ; que, si ce n’étaient la grâce et la puissance de Dieu en Jésus-Christ, il serait perdu, parce que l’évolution a chez lui son effroyable contre-partie et que le même courant qui, dit-on, porte le reste des créatures à la rencontre de l’idéal, en détourne celle-ci et la précipite aux abîmes !

M. M. Millioud l’a très bien dit (Journal de Genève, 7 avril 1897) : « Ainsi la foi devient un signe de vitalité ; heureux ceux qui la possèdent ! On nous disait que la foi produit la force, nous voyons bien qu’elle en procède, au contraire, puisqu’elle est une réalisation de l’esprit contre le train du monde. Qui la fera naître, hélas ! dans les cœurs secs et plus encore chez les découragés et les faibles, chez ceux en qui l’intensité de la vie morale va toujours baissant ? La solution proposée contient donc un nouveau problème… Nous ne sommes pas sûr que la psychologie du sentiment justifiera les analyses de M. Sabatier. » Nous non plus.

Objecterez-vous peut-être qu’il n’y a pas de règle sans exception et qu’il s’agit d’un cas exceptionnel ; qu’on ne doit point trop s’en étonner : que l’œuvre grandiose de l’universel devenir ne va point sans déchets ; qu’il en faut prendre son parti, et, baissant les yeux pour éviter le long et douloureux regard que nous jette ce misérable, irez-vous porter votre message à ceux qui s’en peuvent réjouir ?

Si l’évolutionnisme conséquent nous autorise à conclure de la sorte, sachez toutefois que l’Evangile vous l’interdit. En face de ces exceptions troublantes, il vous attend : c’est là qu’il vous accule, c’est là qu’il vous mesure. Le problème qu’elles dressent, il en a, lui, la solution. Il est venu « pour sauver ce qui était perdu ». Il atteste qu’il y a « plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ». Ce sont les malades, les incurables, les paralytiques et les lépreux de la vie morale et non les bien portants auxquels il offre la guérison. Il vous condamne à les guérir comme lui ; il n’aura point de cesse ou que vous les ayez sauvés, ou que vous ayez reconnu votre impuissance.

La dégénérescence morale atavique, devant laquelle les thérapeutiques humaines restent sans secours et sans remède, voilà le premier fait contre lequel se brise la théorie de l’évolutionnisme religieux, j’entends la théorie pure, stricte, rigoureusement appliquée, et qui décide, à mon sens, de son divorce avec le christianisme évangélique. N’y eût-il que celui-là et fût-il exceptionnel, encore donnerait-il à réfléchir. Mais je demande s’il est réellement aussi rare qu’on serait tenté de le croire ? Ce misérable déchu, traînant partout avec lui les chaînes de son esclavage, ne serait-il pas un peu notre frère à tous ? Plus sensible et plus grossier seulement, son cas ne ressemble-t-il pas au nôtre ? Sommes-nous au fond plus libres qu’il ne l’est ?

Est-il vrai, comme le prétend l’évolutionnisme, qu’il y a dans l’être humain une pente naturelle au progrès ? que l’essor de l’esprit tende invariablement à triompher des hostilités de la chair ? qu’un courant spontané nous entraîne, non sans labeur peut-être, mais sans déchirement et sans rupture interne, vers les sommets de la perfection religieuse et morale ? Est-ce ainsi que nous avons appris la vie ? Est-ce là ce que nous enseigne, — non l’imagination, prenez-y garde, — mais l’expérience, la sobre et maussade expérience de la tâche quotidienne ?

Je laisse de côté le spectacle de l’histoire. Il est infiniment complexe et j’accorde, à la rigueur, qu’il soit susceptible d’être diversement compris. Peut-être nous est-il plus difficile qu’à d’autres d’en lire la véritable leçon, à nous chrétiens du dix-neuvième siècle, qui, placés au centre du développement historique de la race, attribuons trop aisément à ses ressources naturelles ce qui revient au christianisme et faisons crédit au progrès spontané de ce qu’il doit à la seule influence de l’Évangile. Nos missionnaires en terre païenne, plus compétents, seraient aussi mieux qualifiés pour en juger. La cause, en tous cas, ne saurait être décidée indépendamment de leur témoignage, et je doute qu’il concorde avec l’hypothèse de nos théologiens philosophes. Non, le livre que je voudrais ouvrir en ce moment est d’une lecture moins contestable et plus aisée.

Je m’adresse aux cœurs honnêtes et aux consciences loyales et je leur demande si l’enseignement théorique de l’évolutionnisme se vérifie pratiquement sous leurs yeux ? s’il couvre le champ total de leur vie intérieure ? s’il n’est rien qui lui échappe ou qui l’infirme ?

Et d’abord, les fautes que nous confessons à Dieu sont-elles de la seule espèce que l’évolutionnisme permette, je veux dire de nature sensible ou charnelle et résultant des défaillances de l’esprit en lutte avec la chair ? Nos convoitises et nos désirs coupables sont-ils tous et seulement de cet ordre ? N’avons-nous pas à nous accuser de péchés de l’esprit ? Ne nous arrive-t-il pas d’entretenir un orgueil, de caresser un égoïsme purement spirituels, où la chair n’entre pour rien, par où l’esprit trahit une corruption qui lui est propre ? Dès lors, peut-il être encore ce Dieu immanent avec lequel on l’identifie ? La spiritualisation évolutive reste-t-elle en tout état de cause un principe de sanctification ? En devenant esprit, devenons-nous divins par cela même ? Or, s’il est une évolution spirituelle anormale, si l’esprit peut, en nous, faillir à son mandat, l’erreur d’un système qui statue le caractère divin du principe évolutif n’est-elle pas flagrante ? Flagrante aussi l’erreur de sa théorie du péché ?

Mais voici qui m’apparaît plus grave encore. Amélioration, perfectionnement, progrès ! proclame l’évolutionnisme, et nous savons comment la civilisation matérielle entonne avec lui cette merveilleuse antienne. En va-t-il de même de la civilisation morale ? Est-ce l’hymne éclatant de notre conscience personnelle ?

Lorsqu’obéissant à ce que réclament les théoriciens de la doctrine, nous rentrons en nous-mêmes pour nous abreuver à la source jaillissante de l’évolution, pour y communier avec le Dieu intérieur qui nous habite et nous travaille, pour y puiser la force d’un nouvel élan, trouvons-nous vraiment ce que nous cherchons ? « Le sentiment du besoin, de la misère ou de la faute se change-t-il en son contraire », par le seul fait que nous l’approfondissons ? Découvrons-nous dans l’exaspération « de la soif et de la faim » spirituelles « la source même du rassasiement » ? Au nouveau devoir qui brille à nos yeux ravis et terrifiés, un pouvoir nouveau correspond-il, en effet ? Y a-t-il entre l’idéal et la capacité de le remplir cette progression constante et régulière qu’implique la doctrine ?

Or, remarquez que cet idéal et ce devoir ne sont pas à bien plaire. Nous ne saurions, avec eux, en prendre à notre aise ; ils ne dépendent pas de nous. Dieu les a soustraits au caprice de l’homme et les a fixés, à jamais fixés, dans la personne du Saint parfait. La personne de Jésus-Christ, la vie de Jésus-Christ, la sainteté de Jésus-Christ, voilà le devoir. Rien de plus, mais rien de moins. Ce devoir est une loi catégorique, impérieuse, infrangible, absolue précisément parce qu’elle est parfaite. Elle ne supporte aucune atteinte, elle ne souffre aucun relâchement, elle ne tolère aucune indulgence. Qui la viole sur un article l’a violée tout entière et tombe sous le coup d’une impitoyable réprobation. Son intégral accomplissement pourrait seul nous justifier.

Courbés sous une loi dont la perfection même nous écrase et nous juge ; en face de l’effrayante sainteté de Jésus-Christ, à laquelle Dieu nous condamne, que vous en semble ? Est-ce d’un chant d’allégresse ou d’un frisson d’effroi que palpite notre âme ? Croyons-nous, pouvons-nous honnêtement croire que ce soit d’amélioration qu’il s’agisse ? Y a-t-il quelque apparence qu’une évolution progressive nous conduise au but ? Et l’issue que nous demandons, au contraire, la seule issue possible, ne sera-t-elle pas bien plutôt cette conversion radicale, cette mort et cette résurrection en nouveauté de vie, ce miracle enfin que l’Evangile annonce et que repousse l’évolutionnisme ?

Vous faut-il un exemple ? Le voici. Il y avait en Palestine, au premier siècle de notre ère, un Juif qui, sans doute, ignorait la sagesse de l’évolutionnisme religieux, mais qui suivait, sans le savoir, une route analogue. Pharisien de la stricte observance, Saul de de Tarse était convaincu de la perfectibilité morale indéfinie de l’homme ; il croyait, lui aussi, au perfectionnement progressif de la nature humaine ; seulement, fidèle à sa croyance, il la mettait en pratiquek. Sous un autre nom, il tendait, à peu près, au même but que l’évolutionnisme nous propose aujourd’hui.

k – Il y avait, sans doute, d’autres différences encore et de très profondes, dans la conception générale des choses, entre le pharisaïsme de Saul de Tarse et nos modernes évolutionnistes ; nous ne songeons pas à les nier. Nous ne pensons pas néanmoins qu’elles infirment pratiquement l’identité que nous signalons.

Ce fut très sérieux de sa part. Il travaillait, il peinait, il luttait, déjà il escomptait la victoire, lorsqu’un jour, terrassé par l’inviolabilité d’un commandement qui condamne jusqu’à la convoitisel, foudroyé par l’inaccessible idéal d’une absolue perfection, vaincu par la sainteté de la loi divine, il sentit sa misère, avoua son impuissance, et, malheureux esclave d’un péché dont il ne pouvait s’affranchir, renonçant aux efforts d’une lutte sans espoir, mourant à toute justice propre, il reçut d’En-Haut, comme un don de la grâce, la délivrance et le salut qu’il avait vainement attendus d’un développement naturel. « Pharisien fanatique dont l’histoire n’aurait gardé aucun souvenir, il meurt à lui-même sur le chemin de Damas et renaît l’illustre et l’immortel apôtre des Gentils. »m

l – Rom.7.7.

m – F. de Rougemont, Les deux cités, tome I, p. 324.

Les lignes suivantes, empruntées au chapitre 7 de l’Epître aux Romains, expriment d’une manière mémorable ce qui lui fut alors révélé :

« Je suis charnel, vendu au péché ; car je ne sais pas ce que je fais et je fais ce que je hais… J’ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien… Je ne fais pas le bien que je voudrais, et je fais le mal que je ne veux pas. Et si je fais ce que je ne voudrais pas, ce n’est plus moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi. Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon intelligence et qui me rend captif de la loi du péché… Misérable que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? »

Voilà ce que Paul lisait en lui-même, et je mets au défi toute conscience droite de lire différemment.

Or, de cette lecture, ce n’est pas l’homme seulement qui sort condamné, c’est l’évolutionnisme religieux et la morale qu’il suppose.

Il n’est pas vrai, qu’au terme de son développement moral, « l’homme adore debout » une divinité immanente qu’il incarne lui-même ; il adore à genoux, prosterné devant un Dieu transcendant et très saint, auquel il confesse son irrémédiable déchéance et sa très grande faute.

Il n’est pas vrai que la conversion du pécheur procède par épanouissement et successive spiritualisation de son humanité native ; elle consiste dans une rupture avec lui-même, dans une mort à la loi du péché qui domine sa nature, dans une vie nouvelle par la justice de Christ et la régénération du Saint-Esprit. Il n’est pas vrai que le principe du salut, c’est-à-dire de la sainteté, soit posé aux origines de l’évolution humaine empirique et qu’il se réalise spontanément au cours de l’histoire ; le salut est un don gratuit, l’effet d’une grâce surnaturelle, le résultat d’une intervention miraculeuse de Dieu au sein de l’histoire de la race comme au sein de chaque individu.

L’expérience ineffable, mais certaine, qu’en réalise le croyant, rejoint et confirme toutes les données du christianisme apostolique ; elle infirme et dément toutes celles de l’évolutionnisme religieux. C’est donc à juste titre que l’instinct moral du chrétien en repousse la doctrine comme attentatoire aux certitudes les plus sacrées de la conscience.

Suit-il de là que l’évolutionnisme religieux ne soit, qu’une théorie en l’air, sans base objective et sans consistance ?

On aurait tort de l’imaginer. Il ne jouirait pas du prestige qu’il exerce, il n’obtiendrait pas l’assentiment général et ne forcerait pas surtout les portes de la théologie évangélique, s’il ne rendait compte de faits qui, hélas ! ne sont que trop réels et trop patents.

Jetez les yeux sur l’ensemble de nos Eglises, écoutez ce qu’elles prêchent, sinon sans doute par leurs ministres attitrés, du moins par la constitution qu’elles, revêtent et la tradition qu’elles accréditent, c’est un christianisme sans conversion, et donc, un christianisme évolutif ! Prêtez l’oreille à la voix populaire, examinez, non pas tant les catéchismes officiels, que ce catéchisme anonyme, vague résidu de tous les autres, que pratique seul la masse de nos citoyens chrétiens protestants ; voyez son dogme, voyez sa morale ; ils répondent exactement à ceux de l’évolutionnisme.

Qu’enseignent-ils en effet. Une moralité toute relative, à laquelle on accède par de bons désirs et de bonnes intentions, à laquelle suffisent quelques efforts intermittents vers le bien, les réformes les plus extérieures de la conduite, et qui dépasse à peine ce qu’exige le code. Les redoutables rigueurs de la sainteté divine n’effraient personne ; sous le nom de grâce et sous celui d’amour divin, une indulgente faiblesse, une tolérance indéfinie, amortit l’aiguillon de la loi et paralyse les consciences ; les élans paisibles de la sentimentalité religieuse et les illusions de la propre vertu, plus fréquentes et plus funestes encore, remplacent presque partout la nécessité tragique de la nouvelle naissance. Devenir meilleur, améliorer peu à peu son caractère, voilà qui couvre tout l’idéal ! Quand à la perfection, quant à l’absolue consécration au Dieu Sauveur, mais ce serait une folie révolutionnaire ! Elle compromettrait irréparablement tous les intérêts de l’existence ! Et c’est de plus une pure impossibilité. A l’impossible nul n’est tenu ; le bon Dieu, qui le sait bien, n’y regarde pas de si près.

Ai-je exagéré ? N’est-ce pas à ce niveau, c’est-à-dire au rabais, qu’on devient chrétien de nos jours, si même on le devient, puisqu’on l’est en quelque sorte par droit de naissance ?

Et l’on voudrait qu’un état d’esprit si général ne prît jamais conscience de soi-même ? que, se constatant, se légitimant devant la raison, il n’engendrât point une théologie correspondante ? On conviendra plutôt qu’à ce point de vue l’évolutionnisme religieux repose sur de larges et solides fondements. Il n’a de nouveau que la doctrine ; les faits qui le produisent et le soutiennent l’ont de beaucoup précédé. Le christianisme vulgaire, le christianisme moins l’Evangile de la croix, le christianisme moins la mort et la résurrection, le christianisme paganisant de notre époque, se retrouve en lui comme dans son expression scientifique.

Mais qu’on y prenne garde ! Il ne s’y retrouve qu’en s’y confirmant et ne s’y confirme qu’en s’y aggravant. Les foules qui s’apprêtent à l’acclamer ne l’accueillent qu’autant qu’il flatte et justifie secrètement à leurs yeux les instincts d’une religiosité facile et que, lasses de la rigueur évangélique, elles se préparent à secouer le joug d’une religion trop austère à leur cœur.

Ne nous berçons donc pas d’illusions. La lutte est grave et son théâtre n’est point aux écoles. Les idées, les discours, les arguments, même ceux que je viens d’exposer, ne sont pas les armes qui conviennent à ce combat ; les secours que pourront nous apporter les philosophes et les moralistes resteront inefficaces ou douteux et les alliés que nous chercherons au dehors risqueront toujours de passer à l’ennemi. L’instinct moral de l’humanité, laissé à lui-même, est trop vacillant et trop faible pour soutenir longtemps l’assaut, formidable que lui livre, sous le nom d’évolutionnisme, un retour offensif du vieux naturisme païen.

Qu’on nous entende. Nous ne prétendons pas que l’humanité revienne jamais au polythéisme antique ; mais nous croyons qu’elle marche au-devant d’un panthéisme humanitaire plus pernicieux encore. Il y a plus d’un demi-siècle que Vinet l’avait pressenti et annoncé : « L’invasion évidente du panthéisme devrait nous rendre attentifs. Il ne s’agit point ici d’une opinion renfermée dans l’enceinte des écoles ; il ne s’agit point non plus d’un caprice de l’opinion publique, d’une de ces idées qu’un flot apporte et qu’un flot remporte. Ces gouttes pesantes, que vous voyez pendre et se grossir dans le récipient d’un alambic, ne sont autre chose que la condensation d’une vapeur légère et presque invisible, qui se dégage incessamment de tous les points d’une surface liquide. La même philosophie dont le peuple s’étonne émane du peuple. L’instinct du panthéisme est partout ; et l’on s’étonnera moins de nous entendre parler ainsi quand nous aurons défini le panthéisme : l’idée du fatalisme combinée avec celles de l’ordre et de l’unité. Parmi les causes qui favorisent cette tendance il faut compter les spectacles que nous donne le mouvement politique et social depuis un demi-siècle, la puissance toujours plus sensible et toujours plus vaste de ce qu’on appelle les idées ou l’esprit du temps, l’affaiblissement de la conscience qui, appelée à résister aux nécessités extérieures et particulièrement au nombre, s’en est jugée incapable et abandonne la partie ; enfin, il faut le dire, un besoin d’organiser au plus vite le monde social, et l’impossibilité de lui donner pour centre un Dieu personnel auquel on ne croit plus. » (Manifestation des convictions religieuses, p. 409-410.) « Il est des temps, écrivait un peu plus tard le même auteur, où la société est trop sûre d’être écoutée, où d’avance elle est crue lorsqu’elle ose crier : « Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face. » (Du socialisme considéré dans son principe. L’éducation, la famille et la société, p. 480.) Ces temps ne sont-ils pas les nôtres ? Et cette double caractéristique ne s’applique-t-elle point au double mouvement qui entraîne de toutes part et d’une façon toujours plus menaçante l’humanité moderne ?

Car il ne s’agit pas ici de théories divergentes, d’erreurs ou de vérités intellectuelles ; il s’agit, en réalité profonde, de tendances rivales et de puissances antagonistes. L’une, qui a pour complice la nature même de l’homme et qui grossit incessamment de tous les compromis qu’il lui fait, de toutes les convoitises auxquelles il cède, de toutes les inerties, de toutes les paresses et de toutes les abdications auxquelles il s’abandonne ; l’autre, qui n’a chez nous qu’un siège incertain, qu’une autorité contestée, que des appuis intermittents et dont les droits, constamment menacés, ne s’exercent que de haute lutte à travers les tumultueuses protestations d’une révolte passionnée.

Seule la conscience chrétienne, captive de la grâce qui est en Jésus-Christ, participante de la victoire qu’il gagna sur le monde et le mal, est un champion digne de l’adversaire. Ce qu’il faut pour la bataille, ce ne sont ni des raisonneurs habiles, ni des théologiens savants, mais des chrétiens fidèles, des chrétiens vraiment convertis, qui pensent leur foi, sans doute, mais qui la vivent avant de la penser et qui la démontrent en la montrant. Semence et ferments de toute moralité sur la terre, c’est par eux seuls que la vérité triomphera.

Si le lecteur m’a été fidèle jusqu’au bout, il sera frappé, comme je le suis moi-même, de ce qui manque à la tractation de mon sujet. Poursuivant une seule idée, j’ai négligé toutes celles qui, naissant en chemin, formaient avec elle un ensemble organique. J’ai écrit une brochure là où il fallait écrire un livre.

La faute serait minime et nul, sans doute, ne songerait à me la reprocher si je n’en avais aussitôt commis une seconde : on jugera probablement que je me suis étendu sur l’accessoire aux dépens de l’essentiel. Or, l’essentiel, à bien des égards, semblait être de définir. Dans les limites mêmes que je m’étais tracées, j’aurais pu produire une définition plus complète et plus précise des termes que j’ai mis en présence. Qu’est-ce que l’évolutionnisme ? Qu’est-ce que la morale naturelle ? Et qu’est-ce encore que la moralité chrétienne ? Je me suis efforcé d’en éveiller le sentiment, je n’en ai pas fixé la notion.

Autre et nouvelle lacune, plus grave celle-ci : puisque je combattais l’évolutionnisme religieux, sans contester néanmoins l’existence d’une évolution religieuse, j’aurais dû dire de quelle évolution il s’agit, comment il convient de se la représenter et à quelles conditions l’Évangile s’en accommode. Cela, je l’avoue, eût été de rigueur. Nombre d’esprits ne se laisseront pas persuader à moins. Les arguments négatifs ne les eussent touchés qu’au prix d’une contre-partie positive. Ils m’imputeront, je le crains, la persistance de leurs doutes et m’en voudront de leur apporter si peu de lumière.

Pour atténuer en quelque mesure ces trop justes griefs, voici mon excuse : pressé par le temps et ne visant qu’au but, je me suis concentré dans un effort unique. Je n’ai pas voulu tenter autre chose, en effet, que de faire saillir deux conceptions ou, si l’on préfère, deux tendances opposées, celle d’où procède une certaine théologie et celle qui procède de la conscience morale, et de manifester leur irréductible antagonisme. Il n’était pas besoin, pour cela, de les définir exactement ; mais il fallait les rendre vivantes et sensibles. Je m’estimerais heureux d’y avoir réussi.

Je n’ai donc pas la prétention d’avoir élucidé aucun problème. Dans le domaine de la théorie ou de la philosophie pure, ils demeurent intacts. J’ai désiré seulement préparer leur solution. Certain que l’intelligence travaille toujours au profit de la volonté, et convaincu que toute vérité religieuse a ses conditions dans la volonté morale, j’ai cherché à mettre celle-ci en demeure de trancher moralement, c’est-à-dire pratiquement, une question que les théories modernes me paraissent embrouiller à plaisir. Et j’ai cru que, tranchée sur ce terrain, elle se résoudrait d’elle-même et sans moi dans la pensée de mes lecteurs.

Me suis-je trompé ? Qu’ils me pardonnent et surtout que l’un d’eux veuille bien me compléter. Le sujet en vaut la peine.

chapitre précédent retour à la page d'index