Rendons-nous compte de la situation où nous sommes. Le mal est universel et il est héréditaire. Le second de ces termes explique le premier. Si le mal a pu s’universaliser, c’est parce qu’il est transmissible d’une génération à l’autre (sinon comme acte, au moins comme propension).
Que signifie cela ? Cela veut dire deux choses : que nous naissons avec une prédisposition intérieure au mal (nature corrompue) ; que nous vivons dans un milieu social qui nous prédispose extérieurement au mal (le mal intérieur en se réalisant hors de nous dans le monde et la société crée des tentations et une atmosphère générale qui sollicite au mal). Cela veut dire que nous sommes déterminés au mal, en quelque sorte prédestinés au mal, que notre volonté n’est pas libre à l’égard du mal (si elle était libre il y aurait des saints, le mal ne serait pas universel) ; cela veut dire que, dans le monde où nous vivons et dans l’expérience actuelle, le mal est nécessaire (au sens d’inévitable). Or un monde, une expérience « où le mal moral devient presque une fatalité, ne peut pas être l’effet direct d’une création qui a pour but le bien moral et qui a établi la liberté comme un moyen d’arriver au bien moral »a.
a – Ch. Secrétan, La philosophie de la liberté.
La question est donc de savoir comment l’état de choses actuel a commencé. Il ne peut avoir commencé qu’à l’endroit même où l’humanité a commencé (autrement il ne serait ni héréditaire, ni universel). « Comme il y a eu un premier homme, il y a eu un premier péché. (Ibid.) » Sur ce point, la discussion est close. Mais le premier péché s’est-il commis dans les mêmes conditions où il se produit aujourd’hui, c’est-à-dire avec le même concours des circonstances défavorables à la réalisation du bien, avec les mêmes sollicitations au mal que nous observons aujourd’hui, en sorte que le premier péché était inévitable et nécessaire au même titre et pour les mêmes raisons que le péché subséquent ? L’évolutionnisme répondait affirmativement ; il s’est disqualifié par cette réponse même. Pris à fond, il n’explique rien au point de vue moral. Il se contente de constater ce qui se passe aujourd’hui, et de décréter que ce qui se passe aujourd’hui, s’est toujours passé de même (le péché, inévitable aujourd’hui, l’a toujours été, et le restera toujours). Sa réponse c’est celle de l’Ecclésiaste : « Ce qui est, c’est ce qui a été ; ce qui a été, c’est ce qui sera ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Et le corollaire de cette thèse décourageante est encore le mot de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ». L’évolutionnisme, je ne dis pas poussé à l’extrême, mais simplement poussé à fond, sombre dans le pessimisme et le scepticisme moral. Au pessimisme de l’évolution, nous opposons l’optimisme de la chute.
Nous disons qu’il y eut un jour quelque chose « de nouveau sous le soleil », et que par conséquent il peut y avoir encore quelque chose de nouveau ; nous disons que ce qui est, n’a pas toujours été, et par conséquent ne sera pas toujours ; nous disons que le mal (aujourd’hui inévitable et nécessaire) n’est pas essentiel à la vie morale, mais qu’il résulte d’un accident de la liberté morale. Cet accident, c’est la chute, ou la faute du protagoniste humain. Nous pensons, Messieurs, avec Charles Secrétan, que « le rationalisme « vulgaire qui prétend expliquer le monde comme l’œuvre d’un Dieu personnel créant dans une fin morale, et qui cependant nie la chute, ne soutient pas l’examen ». Notre conscience proteste contre ce théisme superficiel. Un franc athéisme nous plairait davantage ; il témoignerait d’un sentiment religieux plus profond (on connaît le cas de Richard Jefferiesb). Car « il est faux que le monde tel qu’il nous accueille, lorsque nous sortons en criant du sein maternel, témoigne de la bonté de Dieu ; l’évidence des faits effacerait dans nos cœurs cette croyance de la raison, si l’idée de la chute ne nous offrait un refuge contre le blasphème » (Secrétan). J’accorde que le refuge est un « triste refuge ». Mais c’est « le seul qui reste ouvert » à notre foi morale, à notre foi religieuse, et à l’espérance d’un meilleur avenir. S’il devait se fermer, le monde serait l’enfer.
b – Voir Wilfred Monod, Aux croyants et aux athées, p. 155 et suiv. — (Éd.)
J’accorde encore que ce refuge, qui a quelque chose d’un sanctuaire, a souvent été profané ; que l’idée de la chute a contre elle d’avoir été discréditée par de graves et de profanes abus ; qu’en en usant, on en a beaucoup abusé et mésusé (Augustin, Calvin). S’il faut tout dire cependant, je pense que la raison principale de son discrédit actuel est ailleurs : d’une part dans la négation apparente que lui infligent les résultats des sciences modernes, et surtout les thèses sonores (plus sonores que fondées) d’une certaine philosophie aujourd’hui courante ; de l’autre, dans la solidarité où elle se trouve avec un dogme chrétien, dont on va répétant qu’il a fait son temps et dont on éprouve qu’il porte ombrage à l’orgueil croissant que nous inspirent les progrès de notre science, de notre culture et de notre civilisation. Pour beaucoup d’esprits, il y a sur ce point « chose jugée ». On connaît l’argument, on sait aussi ce qu’il vaut, et que l’irréductible divorce subsiste entre le principe d’autorité et le principe d’examen. Eh bien, Messieurs, nous nous mettons résolument contre le principe d’autorité, du côté du principe d’examen. Nous invoquons un « fait nouveau », qui est précisément l’échec des théories précédentes. Examinons donc, et faisons-le au nom des seules données certaines qui nous soient fournies : celles de la conscience.
[Je fais remarquer ici, qu’il ne s’agit pas de justifier la chute en tant que dogme et parce qu’elle est un dogme chrétien. Nous ne parlons pas au nom du christianisme, nous ne faisons point de dogmatique. Nous sommes engagés dans une libre recherche ; dans une recherche libre de toute autorité, hors celle de la conscience. Il s’agit de libérer notre conscience du scandale que le monde lui présente ; il s’agit de justifier Dieu (le Dieu de notre amour et de notre adoration) du crime d’avoir créé un monde où le mal triomphe du bien.]
La chute, que signifie-t-elle après tout ? Rien d’autre que ceci : que le mal s’est introduit dans le monde d’une manière conforme au témoignage de la conscience, par la liberté. La théorie de la chute n’est pas autre chose que la théorie de l’individualisme moral (telle que nous l’avons définie plus haut) appliquée à l’origine même du mal. Cette théorie, nous l’avons vu, est vraie en soi ; elle n’est fausse que dans son application actuelle au mal actuel ; mais elle est vraie en soi, car il restera éternellement vrai, au regard de la conscience, qu’il n’y a de mal que le mal librement commis, le mal volontaire, le mal responsable ; et comme il n’y a de responsable et de libre que l’individu, que le mal est essentiellement individuel. — La théorie de la chute ne fait donc que pousser une conception vraie jusqu’au point où elle a pu se réaliser, jusqu’au point où la liberté individuelle n’était pas encore entourée et dominée par la transmission héréditaire du mal, c’est-à-dire jusqu’au premier homme ; et elle explique le premier péché par la culpabilité du premier homme, par le premier acte de liberté individuelle. Il n’y a pas là de quoi crier au loup. Si l’on admet que la première condition du péché, c’est la liberté ; si d’autre part l’hérédité porte atteinte à cette liberté, quoi de plus naturel, de plus indiqué, de moins arbitraire (si l’on veut remonter jusqu’à l’origine du péché) que de remonter la chaîne de l’hérédité jusqu’à son premier anneau où l’hérédité s’inaugure mais où elle n’existait pas encore, et où, la liberté s’exerçant dans son intégrité primitive, le mal a pu réaliser sa pure essence. L’hypothèse est-elle vraiment trop hasardée ? trop compliquée ? trop éloignée pour être maintenue ? Songez qu’elle suffit à sauvegarder l’honneur de Dieu, la réalité de l’ordre moral, la véracité de la conscience, toute la valeur, toute la dignité humaine et toutes ses espérances. En regard de ces grands intérêts — de ces intérêts supérieurs — que peuvent bien peser, je vous le demande, les objections qu’on lui oppose ?
Ces objections, les voici néanmoins. C’est en les examinant que nous achèverons d’établir l’hypothèse.
Première objection. — Elle porte sur la solidarité du moral et du physique que suppose la théorie de la chute. On ne conteste pas précisément l’hérédité, c’est-à-dire la transmissibilité et la transmission effective de la nature humaine par voie héréditaire ; mais on conteste qu’un acte libre, c’est-à-dire d’ordre moral, puisse déterminer la nature physique de l’homme au point où l’exige la théorie. On prétend que faire dépendre la déchéance de la nature humaine de la commission d’une faute morale, c’est outrepasser les bornes de ce qu’enseigne l’expérience. Après tout, la nature est la nature ; le moral est le moral ; n’embrouillons pas les choses en confondant des termes qui n’ont de sens et de valeur qu’à la condition d’être distincts.
L’objection est-elle valable ? Peut-être suffirait-il, pour y répondre, de rappeler ce que nous avons dit, ce que dit de l’habitude la sagesse des nations : qu’elle est une seconde nature. Or, toute habitude a commencé par un acte, libre par hypothèse, donc moral. Et voilà rétabli le rapport même que l’on voulait dénouer, entre l’ordre naturel et l’ordre moral. Faites intervenir l’hérédité qui transmet l’habitude (nature acquise) d’un individu à ses descendants (sous forme de nature primitive), et voilà le rapport du moral au physique suffisamment étroit, solide et tragique pour rendre compte, et au-delà, de la déchéance de la nature humaine par le péché originel.
On peut cependant dire plus encore. Tout être vivant est lié à certaines conditions d’existence, qu’impliquent sa nature et sa destination. Tout être vivant qui faillit à sa nature et à sa destination (c’est-à-dire à la loi de son être, à ses conditions d’existence), porte atteinte à son existence même, compromet son existence même, et cela dans la mesure exacte où il viole la loi de son être. La nature de l’homme et sa destination sont essentiellement celles d’un être moral et religieux. En sortant de sa destination morale et religieuse, en péchant, il viole donc non seulement la loi morale mais la loi de son être, il sort des conditions de son existence, il compromet son existence, il se dénature, il se corrompt, il s’affaiblit. C’est la loi générale. Pourquoi l’homme y échapperait-il seul ? Et si aucun être ne peut faillir à sa loi et à sa destination sans en subir les conséquences dans son être même, pourquoi l’homme y pourrait-il faillir sans en subir les conséquences naturelles dans son être même ?
Les faits du reste confirment le principe. Chacun sait que le vice dégrade physiquement le vicieux et parfois le détruit. Ce n’est là qu’un exemple plus palpable et plus frappant d’un fait universel, qui n’échappe en certains cas à notre observation que pour s’imposer davantage en d’autres. Là où la constatation directe n’est pas possible, l’hérédité se charge d’ordinaire d’y suppléer. Que de péchés impunis en apparence chez les pères, qui semblaient laisser leur nature physiologique et psychologique intacte, ont troublé néanmoins celle des enfants en développant chez eux leurs inflexibles conséquences.
Non vraiment, le temps est passé où l’on pouvait se représenter l’homme en quelque sorte séparé de ses actes, demeurant dans l’intégrité de sa nature au milieu des péchés qu’il accumulait autour de lui. La déchéance de la nature par la faute, cette prétention puérile d’un dogme discrédité et vieilli, devient aujourd’hui une découverte de la science ; et peut-être trouverait-on que ceux qui l’affirment avec le plus d’énergie sont actuellement ceux qui sembleraient devoir être le plus réfractaires à ces considérations : les médecins aliénistes et criminalistes. Expliquer la déchéance universelle de la nature humaine par la faute originelle du protagoniste, c’est simplement appliquer au problème du mal une donnée très sérieusement scientifique. Et c’est en même temps rendre hommage à cette suprématie de l’ordre moral dont témoigne la conscience.
[Je rappelle ce que nous a révélé l’analyse de l’obligation. Le devoir être violé porte atteinte au développement, à la formation même de l’être, l’engage dans une formation, dans un devenir morbides. La rupture morale du sujet avec le devoir, inaugure une rupture psychologique de l’être avec lui-même ; et cette rupture, troublant la hiérarchie des fonctions, produit leur anarchie.]
Deuxième objection. — Elle porte sur la liberté morale du protagoniste pécheur. On nous demande comment nous nous le représentons, et surtout comment nous en concilions l’existence avec ce que nous enseigne l’anthropologie moderne sur les origines probables de l’homme. L’homme primitif ne semble pas avoir été ce que la Bible nous raconte d’Adam, l’homme parfait, l’homme complet, agissant dans la plénitude de ses moyens, de ses ressources, de ses facultés humaines et par conséquent capable de cette faute grave, de cette désobéissance volontaire dont nous parle le troisième chapitre de la Genèse. C’était le troglodyte, l’homme des cavernes, sorte de créature sauvage et brutale, tenant plus de la bête que de l’homme, des instincts animaux et bestiaux, que de la raison et de la conscience humaines, soumis encore à tous les réflexes, et aux passions élémentaires de l’animalité pure au sein de laquelle il était encore plus qu’à moitié engagé, et par conséquent incapable de cette responsabilité, de cette culpabilité, de cette liberté décisive que suppose la théorie. « L’Adam du dogme de la chute, écrit M. le professeur Fornerodc, est un être abstrait, un schéma de spéculations théologiques… il ne peut pas se plaquer sur l’homme des cavernes se dégageant peu à peu des langes de l’animalité… » « Toutes les conséquences tragiques et désastreuses du péché » ne peuvent « provenir uniquement d’un acte de gloutonnerie d’un proche parent des troglodytes ». Il y a donc incompatibilité entre la réalité historique et les prémisses mêmes de la théorie de la chute originelle, lesquelles réclament un homme formé, un homme adulte, là où il n’y avait encore, selon toute probabilité, qu’un embryon d’humanité.
c – Péché et évolution. Revue de théologie et de philosophie, 1899, p. 62 et suiv.
L’incompatibilité est-elle irréductible ou même sérieuse ? Il ne nous paraît pas. Nous pourrions, au besoin, contester la probabilité même que l’on nous présente comme une certitude scientifique. Ce qui est certain, scientifiquement certain, c’est le fait, et le fait seul : savoir qu’il y a eu des exemplaires de l’humanité tels que l’homme des cavernes ou les troglodytes. Cela seul est certain ; ce qui ne l’est point encore, par contre, c’est que l’humanité ait réellement commencé par là. On nous présente l’homme des cavernes comme la transition entre l’animal et l’homme actuel, comme l’humanité primitive. Nous pourrions répondre : qu’en savez-vous ? Et si l’homme des cavernes était précisément le contraire : la forme extrême d’une humanité déchue, le dernier point où l’homme dégénéré revenant à la brute, donne, non pas les premiers, mais les derniers signes de son humanité ? Entre les deux conceptions adverses qu’est-ce qui décide ? Uniquement deux hypothèses préalablement admises ou rejetées : celle de l’évolution naturelle, celle de la chute morale. Suivant que vous admettez l’une ou l’autre, vous conclurez (vous interpréterez les faits) dans un sens ou dans l’autre. Si l’évolution naturelle conditionne la vie morale de l’humanité (si la morale est en fonction de l’évolution), l’homme des cavernes est l’homme primitif. Si la vie morale conditionne l’évolution humaine (si l’évolution est en fonction de la morale), si par conséquent la chute préside à l’évolution, subséquente elle-même à la chute, il reste parfaitement loisible de statuer que l’homme des cavernes est un homme dégénéré.
Nous pourrions donc contester l’interprétation actuelle des données de la paléontologie anthropologique. Nous ne le ferons pas cependant. Nous faisons crédit à la science en vogue d’une thèse qu’elle ne pourra jamais prouverd. On nous a conseillé d’être généreux à l’égard de la sciencee. Nous suivons ce conseil ; nous sommes généreux à l’égard de la science. Nous lui accordons ce qu’elle réclame.
d – Car il sera toujours loisible de reculer la chute de manière à ce que, loin que l’évolution explique la chute, la chute explique l’évolution.
e – Th. Flournoy, Foi et science. Discours prononcé à la quatrième conférence de vacances de l’Association chrétienne d’étudiants de la Suisse romande. Sainte-Croix, 1898.
Ce que nous demandons simplement, c’est qu’on réponde à cette question : l’homme des cavernes, l’homme primitif (de quelque manière qu’on se le représente) était-il un homme, oui ou non ? S’il ne l’était pas, nous n’avons point à nous en occuper ; s’il l’était, à quel titre et comment l’était-il ? Il ne peut l’être devenu que par l’avènement, au sein d’un organisme animal, de la conscience morale et religieuse. Atténuez tant que vous voudrez les différences qui séparent l’homme de l’animal, imaginez tous les intermédiaires qu’il vous plaira, il y a un moment où l’homme n’est plus l’animal, où l’animal n’est pas encore l’homme ; et un autre moment où l’homme est né ; et c’est lorsque, naissant à la conscience de soi-même (si faible et embryonnaire soit-elle), il naît à la conscience de l’obligation (si faible et rudimentaire soit-elle). L’obligation de conscience (nous l’avons vu) est le fait humain constitutif. L’animal qui perçoit l’obligation dans sa conscience n’est plus un animal, mais un homme. Il est, en puissance et en principe, tout ce qu’il peut devenir comme homme. Pourquoi ? Parce qu’il est désormais un être moral et religieux ; parce qu’il distingue (si faiblement que ce soit) le bien du mal ; parce qu’il est libre.
Et pourquoi est-il libre ? Parce qu’il est obligé, c’est-à-dire parce qu’il est l’objet d’une action qui le sollicite au bien, qui l’engage au devoir dans sa conscience. Pour que l’homme, né de la sorte, soit vraiment libre et vraiment capable de bien et de mal (de chute par conséquent), il n’est nullement nécessaire qu’il ait atteint tout son développement moral, qu’il soit originairement saint ou parfait, ou que sa liberté soit absolue (franche de toute prédisposition et de tout instinct animal), comme on l’imagine volontiersf. Il faut, mais il suffit, que le devoir soit proportionné à la connaissance du devoir ; le degré de l’épreuve morale, au degré de la liberté morale ; en un mot, que l’homme enfant soit placé dans des conditions morales qui correspondent à son état d’enfance morale. Or cela est parfaitement intelligible, même pour l’homme des cavernes ou le troglodyte.
f – Et cette imagination parfaitement gratuite est trop souvent exploitée contre la théorie de la chute pour que je ne la signale pas ici. Elle est un de ces arguments faciles dont on se sert pour effrayer les simples, mais qui ne supporte pas une minute de réflexion.
Et que l’on ne nous oppose point ici l’avance fatale de la chair, cet animalisme ancestral dont se targue l’évolutionnisme pour expliquer l’essence du péché. Nous admettons l’avance de la chair, nous admettons l’animalisme ancestral. Mais nous contestons formellement qu’ils constituent l’essence et la nécessité du péché. Pour l’affirmer, il faut admettre que la chair, le corps, l’animalité en l’homme sont mauvais en soi, mauvais dans leur opposition à l’esprit ; que le conflit entre le corps et l’esprit est fatal, parce que la matière est le mal et l’esprit est le bien. Nous récusons toutes ces formes du dualisme évolutif. Nous concevons parfaitement que l’homme, né dans l’animalité, aurait pu devenir spirituel sans passer par le péché, et cela tout simplement en maintenant, au fur et à mesure qu’ils lui apparaissaient comme un devoir, les droits de l’esprit sur le corps ; en faisant du corps et de la chair l’instrument de l’esprit, l’organe de l’esprit. Les instincts animaux ne sont pas mauvais en soi ; ils ne le deviennent que lorsque, corrompus par l’expérience du mal, ils asservissent l’esprit au lieu de le servir. Et pour prendre un exemple : l’assouvissement de la faim n’est pas un péché ; la gloutonnerie en est un, si elle apparaît comme défendue à la conscience ; la faim peut devenir l’occasion de la gloutonnerie, mais elle ne l’implique pas nécessairement ; elle n’en est donc pas la cause. La cause est ailleurs : dans une transgression du devoir. — Et ainsi du reste. Je conclus donc, que l’hypothèse de l’introduction du mal dans l’humanité par la faute du protagoniste humain et d’une déchéance subséquente, n’est pas exclusive de toute évolution telle que la science tend aujourd’hui à la rendre probable. Elle laisse le jeu libre à une évolution physique antérieure à l’apparition de l’homme et d’où procède l’organisme humain, et à une évolution morale postérieure à cette apparition. Elle ne suppose pas l’homme in statu integritatis, au sens de la perfection morale, de la sainteté ; mais au sens de la capacité du péché antérieure à la réalité du péché, c’est-à-dire de l’innocence et de la reconnaissance du devoir (ce devoir fût-il aussi rudimentaire qu’on le voudra). Elle suppose l’homme capable d’un développement positif dans le bien, sans passer par l’expérience du mal, développement qui aurait transformé l’innocence native en sainteté acquise. Ce passage de l’innocence native à la sainteté acquise n’excluait ni la lutte, ni l’effort, ni peut-être une sorte de tentation ou d’épreuve, mais il excluait la faute comme condition du progrès. Le bien suffisait au progrès dans le bien. L’expérience du mal n’y était pas nécessaire.
[Je ne parle pas d’une innocence abstraite, d’une table rase en fait d’instincts, de propensions, de désirs. L’homme n’a jamais eu cette innocence-là ; mais aussi elle ne lui était pas nécessaire. Il suffisait, pour qu’il fût innocent, que l’homme, prenant graduellement conscience de ses instincts et de ses propensions animales, en fît graduellement aussi les organes de sa vie spirituelle et ne subordonnât pas sa vie spirituelle (le devoir) à la satisfaction de l’un ou l’autre de ses instincts.]
Cette conception qui est dictée par la conscience et qui lui est seule fidèle, me semble parfaitement normale, intelligible et cohérente ; elle n’a rien de fantastique, et cadre parfaitement aussi avec ce que nous pouvons savoir ou présumer de l’origine probable de l’homme.
Il conviendrait peut-être de rappeler à ce propos ce qu’un théologien américain, le professeur Henry Churchill King, d’Oberlin (États-Unis), a réclamé de l’évolution. Il demande simplement aux partisans de l’évolution d’admettre la réalité de l’évolution. Il pense, et non sans raison, que les difficultés qu’introduit ou que semble introduire l’évolution en théologie, viennent de ce qu’on ne pousse pas le principe à fond, et de ce que les évolutionnistes les plus convaincus ne le sont pas encore assez, ne sont à tout prendre qu’à demi évolutionnistes. Et voici ce qu’il entend par un évolutionnisme sérieux, c’est qu’on accorde que les séries nouvelles produites par l’évolution soient réellement ce pour quoi on les donne : réellement nouvelles — nouvelles au sens qu’elles n’ont réellement pas apparu, et réellement pu exister avant. Quel qu’en soit le développement, quelles qu’en soient les imperceptibles transitions, lorsque les conditions d’une nouvelle forme biologique sont réalisées, cette forme biologique est réellement nouvelle. Et il cite à ce propos les lignes suivantes d’un philosophe évolutionniste anglo-saxon, Courtneyg, qui s’écrie : « J’étais réellement une fois un singe anthropoïde, réellement un mollusque, réellement une parcelle du protoplasma primitif ; mais aujourd’hui, que ce soit par chance ou par providence, je ne le suis plus. Quand j’étais un singe, je pensais comme un singe, j’agissais comme un singe, je vivais comme un singe (parce que j’étais réellement ce que j’étais : un singe) ; mais lorsque je suis devenu un homme, j’ai quitté ce qui relevait du singe. La nature morale de l’homme est ce qu’elle est et non ce qu’elle était (avant qu’il fût homme). »
g – Studies in philosophy.
Il y a là un paradoxe qui pourrait bien être une vérité profonde : c’est que l’évolutionnisme n’a point encore été pris au sérieux par ses partisans, lesquels s’obstinent à décrier la réalité des formes supérieures de l’évolution, ne les admettent qu’à demi réalisées, et n’en jugent que du point de vue des formes inférieures.
[Ainsi, par exemple, en sociologie. On assimile la société humaine à des organismes physiques. Pourquoi ? Parce que l’organisme physique est la première forme sociale connue. On oublie que l’homme une fois homme est un être moral, et que des relations morales entre les molécules sociales transforment totalement la nature même de l’organisme.]
C’est en tout cas ce que nous avons revendiqué en réclamant que l’homme une fois homme soit conçu comme réellement homme, c’est-à-dire réellement moral, libre et responsable.
Troisième objection. — Elle porte sur la notion du progrès, dont on part comme d’un axiome et qu’on déclare incompatible avec celle de la chute : progrès et déchéance s’excluent réciproquement. Comment l’homme pourrait-il progresser comme il le fait, c’est-à-dire développer sa nature et améliorer les conditions de son existence, si sa nature était déchue et si son existence se déroulait sous la malédiction d’une chute morale et d’une déchéance naturelle ? Et l’on pose la contradiction comme évidente. Or, comme l’un des termes de la contradiction ne saurait être nié, comme il y a progrès, il n’y a donc pas chute.
Cette objection que j’ai entendue souvent, jusque dans les chaires, et que j’ai rencontrée non sans étonnement sous la plume de mon vénéré prédécesseur Auguste Bouvierh, n’est pas sérieuse et la contradiction n’est pas impliquée. Nous en avons déjà réfuté un des aspects en montrant que le progrès tel que nous le connaissons ne peut être qu’une restauration. Elle ne s’applique, en tout cas, qu’à une conception excessive de la déchéance originelle (celle d’Augustin et celle de Calvin) qui fait de l’homme, non plus un pécheur seulement, mais un damné, et de l’humanité déchue une massa perditionis. Mais il n’est nullement nécessaire de pousser la conception jusqu’à cette extrémité ; il est même funeste de l’y pousser. Si cette conception était vraie, il y a longtemps qu’elle n’existerait plus ; et elle n’existerait plus parce qu’il n’y aurait plus personne pour la soutenir. En effet, l’homme dégradé à ce point, l’homme entièrement et irrémédiablement déchu, aurait depuis longtemps cessé de peupler la terre et de s’y reproduire. Une violation si totale des conditions de son existence aurait en peu de temps anéanti la race.
h – La conscience moderne et la doctrine du péché, Paris, 1893.
Pour que la déchéance soit réelle, il n’est pas nécessaire qu’elle soit intégrale ; il suffit qu’elle soit exactement ce que nous la voyons et la sentons être : à la fois profonde et partielle. Si l’homme est réellement déchu, mais s’il n’est que partiellement déchu de sa nature originelle (et il ne peut l’être que partiellement s’il est encore rédemptible), il n’est pas contradictoire de penser qu’il reste susceptible d’un développement et d’un progrès partiels. Que ce développement et ce progrès ne soient que partiels, c’est ce que montre irréfutablement, à mon sens, l’histoire. Elle est assez connue et complète aujourd’hui pour laisser voir les défaillances, les dégénérescences, les vaines répétitions, les reprises et les avortements successifs du développement de l’humanité. Son chemin toujours incertain, entravé et douloureux, est semé de trop de ruines ; il y a trop de cadavres sur sa route, cadavres de peuples et de civilisations entières, pour qu’il soit possible de parler d’un développement normal. Le progrès lui-même n’est rien moins qu’éclatant. « Rien n’est moins établi qu’un tel progrès, » avouait l’un des penseurs les plus profonds dont s’honore la Suisse romandei. Indubitable dans certains domaines, celui des arts, celui des sciences, de l’industrie, de la civilisation matérielle en un mot (bien que là aussi, il soit soumis à des périodes de recul, d’obscurité et de pénible recommencement), il reste sujet à caution dans un autre, qui est précisément le domaine essentiel : celui de la civilisation morale. Et le spectacle contemporain n’est guère fait pour en assurer la certitude. Peut-on affirmer, en conscience, que l’homme, plus poli, plus cultivé, plus civilisé, adouci sans doute quant aux habitudes extérieures par l’hérédité sociale, soit réellement et moralement meilleur qu’il n’a été autrefois : moins égoïste, moins intéressé, moins orgueilleux, moins sensuel, moins attaché à ses aises ? Le meilleur moyen de s’en rendre compte serait peut-être de lui demander s’il est plus heureux ? (Puisque le bonheur est corrélatif au devoir et que la souffrance a sa source dans le péché.) Le pessimisme contemporain répondrait peut-être et la littérature moderne serait un témoin à interroger. Si les vices flagrants, éhontés se font plus rares, n’en va-t-il pas de même des vertus héroïques ? En sorte qu’une amélioration apparente se réduirait à un affaiblissement général pour le bien comme pour le mal. Un progrès expliqué par la décrépitude et la sénilité, quelle ironie !
i – Ch. Secrétan, Le principe de la moral, p. 263.
Mais voici, en tous cas, ce que l’on ne saurait prétendre et qui me semble décisif, c’est que la supériorité morale de l’homme soit en raison proportionnelle de sa culture générale. N’est-ce pas précisément dans les centres de culture et de civilisation, dans les grandes villes modernes que se manifestent les déchaînements de la plus effroyable corruption et au contraire en dehors de ces centres, que se maintient une honnêteté relative, et que l’on trouve encore certaines vertus, autrefois courantes, de simplicité de vie et d’esprit, de générosité, de désintéressement, de véracité, de bonté, d’hospitalité, de pureté de mœurs, dont la haute culture et la haute civilisation ont perdu jusqu’au respect et au souvenir ? Le progrès moral de l’humanité, s’il existe, n’est donc pas évident ; et il est de telle sorte, je veux dire à ce point relatif et précaire, qu’il n’exclut pas, mais qu’il confirme plutôt une déchéance originelle de la race.
Ce n’est pas tout. A l’objection que la chute exclut le progrès, et le progrès la chute, il faut répondre par une seconde considération. Elle est tirée de la nature même des choses et des conditions de toute existence. Nous disons que la possibilité d’un progrès relatif de la nature humaine sur la base d’une corruption originelle reste réelle en vertu de l’élimination constante du mal par le mal lui-même. Le bien, ce qui reste du bien dans l’humanité, le bien seul est fécond, parce que seul, à la longue, il satisfait aux conditions et aux lois fondamentales de l’existence humaine. « Le châtiment du péché, c’est la mort. » Cette maxime biblique n’est pas vraie seulement au point de vue spirituel, mais au point de vue temporel. Le vice tue le vicieux, et compromet sa postérité après lui. Le mal parvenu à un certain degré, et dans la mesure où il se réalise comme mal, c’est-à-dire où il se sépare du bien et s’oppose au bien, le mal est stérile. Les monstres du vice meurent d’ordinaire sans postérité. L’hérédité du mal s’arrête à la troisième ou à la quatrième génération, faute d’héritiers pour recevoir l’héritage ; l’hérédité du bien, de ce qui reste de bien dans l’humanité, va jusqu’à la millième génération, autant dire qu’elle est illimitée. Ainsi le veut la loi, qui est à la fois morale et naturelle. D’où il résulte que si les énergies du mal tendent à s’anéantir d’elles-mêmes, celles du bien, au contraire, tendent à se perpétuer indéfiniment ; un progrès relatif dans le bien reste possible, sans qu’on soit autorisé à conclure à la négation d’une déchéance originelle.
Et cela d’autant moins — c’est ici ma dernière considération — que l’argument le plus décisif en faveur du progrès moral au sein de l’humanité est emprunté au spectacle de cette portion de l’humanité qui prétend être, non sous l’influence seulement de la chute, mais sous celle aussi de la rédemption, c’est-à-dire d’une restauration. Il y a ici un paralogisme constamment commis qu’il faut dévoiler. D’où provient, sur quoi se fonde en définitive cette certitude que l’on proclame, d’une marche progressive de la race ? Est-ce du spectacle de l’humanité non chrétienne ou extra-chrétienne ? Je ne le pense pas et j’en trouve immédiatement la preuve dans ce fait que l’idée de progrès est entrée dans le monde avec le christianisme. L’humanité antique, l’humanité actuelle extrachrétienne ne la possèdent pas. — Africains, Chinois, Japonais, Hindous, Mahométans, Grecs, Romains ne vivent pas dans la conscience du progrès. Bien plus, en dehors du christianisme, l’histoire ne la légitime pas. Elle n’est là qu’une décevante répétition d’essors toujours entravés et toujours renaissants. Il n’y a de peuples historiques au sens vrai du mot (au sens d’un développement et d’un progrès) que les peuples chrétiens ; et leur rôle historique est directement proportionnel à la pureté et à la ferveur du christianisme qu’ils incarnent. La source du progrès, soit comme notion, soit comme réalité, est donc moins dans l’humanité que dans l’Évangile. Or l’Évangile prétend être une rédemption, laquelle suppose la chute. On voit d’ici le paralogisme : il consiste à attribuer à l’humanité ce qui revient au seul christianisme, pour l’opposer ensuite à la prémisse fondamentale de ce même christianisme. La vérité est que l’arrêt de développement de la race en dehors de toute influence restauratrice, et que le progrès de cette même race dès qu’elle se soumet à ces influences, loin d’être une objection à la déchéance originelle, sont plutôt un argument et comme une preuve nouvelle en sa faveur.
Quatrième objection. — Mais on nous fait ici une dernière objection. On nous dit : s’il en est ainsi, si la chute est vraiment l’explication de l’état actuel, et l’état actuel la conséquence et par suite le châtiment de la faute originelle, et si d’ailleurs cette faute est celle du protagoniste de la race, et donc une faute historique, — d’où vient qu’elle ne soit pas mieux inscrite dans l’histoire, que pour en retrouver la trace il faille recourir à des documents si peu sûrs, que la tradition universelle soit muette à son égard, que nous-mêmes n’en portions pas au dedans de nous-mêmes une marque indéniable, et comme un irrésistible aveu ? Car enfin, il appartient à toute saine pédagogie de relier la peine à la faute, afin que la peine interprétée et comprise par le coupable puisse être soufferte dans les dispositions morales nécessaires au relèvement du coupable. C’est un principe de bon sens chez nos pédagogues ; Dieu serait-il moins intelligent que nos éducateurs ? et sinon, qu’est-ce à dire ?
Je répondrai d’abord qu’avant de nier le souvenir de la chute dans la tradition historique de l’humanité primitive (anté-historique) il serait bon de consulter cette tradition et de la laisser parler. Je dis : de la laisser parler, et je dis bien, car trop souvent il m’est apparu qu’on lui ferme la bouche et qu’on dénature son témoignage. Pour le peu que j’en sais, nos historiens modernes des religions primitives ne m’inspirent pas une confiance absolue. Ils sont pleins d’a priori qu’ils appliquent, le plus innocemment du monde, je le veux, à la tradition qu’ils étudient. Or l’a priori contemporain explicite ou implicite est celui de l’évolution. Négation directe de la chute, on avouera qu’il ne s’emploiera guère à en manifester les indices, s’il y en a. Ils lui échapperont par la force des choses. Avant d’affirmer dans un sens ou dans l’autre il conviendrait donc de reprendre la question pour elle-même et d’en faire le sujet d’une étude distincte, complète, rigoureuse, impartiale. Il me paraît à moi, pour le peu que j’en puis savoir, que la plupart des religions orientales, originaires de l’Asie centrale ou occidentale (berceau probable de l’humanité), témoignent en faveur de la chute. Ainsi l’Avesta dont les manuscrits originaux semblent remonter aussi haut qu’on peut remonter, c’est-à-dire à la période pré-aryenne d’où sont issues, avec les Vedas de l’Inde, toutes les religions hindoues. Ainsi les premières traditions chaldéennes, d’où la critique moderne fait découler le troisième chapitre de la Genèse hébraïquej. Je sais de source certaine, par les récits des missionnaires de l’Afrique orientale et occidentale, qu’on en retrouve des traces dans la race chamite. De mêmes indices probables se trouvent dans la religion mexicaine primitive. « Toutes les mythologies de l’Inde et de la Grèce, de Rome et de la Scandinavie parlent d’un âge d’or primitif et d’une déchéance continuelle, et déjà Manou enseigne les quatre âges du monde et dit que la période actuelle s’appelle Kali-juga, l’époque de la discorde. Et bien loin de nous consoler par la perspective d’un progrès futur, elles annoncent que le mal et le crime augmenteront toujours jusqu’à ce que Jupiter et les dieux, et Odin, et les guerriers du Walhalla périssent dans l’effroyable effondrement d’un monde. Mais toutes, elles disent aussi qu’après cette catastrophe, « le Père des pères des dieux », comme les Egyptiens appelaient le Grand Inconnu, aura enfin pitié de ses créatures et créera un nouveau monde de lumière et de bonheur. Mais je n’affirme rien, si ce n’est que la question reste ouverte.
j – Remarquez combien cette hypothèse, si elle est juste, accentue le rôle de la chute dans la tradition sémitico-aryenne primitive.
Que cette tradition soit allée se perdant dans la suite des siècles, ce qui n’est pas aussi sûr qu’on le pense (âge d’or des anciens, non devant, mais derrière, affirmant ainsi une tendance au déclin), cela peut s’expliquer par la liberté et le progrès du mal. Mais, laissant ce sujet controversé et controversable, j’arrive au second et j’affirme que si nous ne savons pas retrouver en nous-mêmes « la marque indéniable et comme l’irrésistible aveu » d’une déchéance coupable, c’est parce que nous lisons mal le témoignage de notre propre cœur, et que, soit superficialité, soit frivolité, soit callosité individuelle et aberration collective nous ne sentons pas assez ou nous interprétons mal les réactions de la conscience sur la nature et de la nature sur la conscience.
Je n’insiste pas sur la souffrance ; j’en ai déjà parlé, et j’aurai plus tard l’occasion d’y revenir. Nous l’avons définie : une conséquence du mal moral, et ce n’est qu’à ce titre que nous la pouvons comprendre. Mais la comprenons-nous vraiment ? « Nous souffrons en naissant, nous souffrons sans doute avant de naître ; un tiers du genre humain meurt sans avoir pensé, sans avoir parlé, sans avoir connu de la vie autre chose que la souffrance, et les petits enfants qui meurent ainsi sont les plus heureux d’entre nousk. » On a pu dire que « la douleur est le sentiment de la vie. Le besoin le plus impérieux de notre âme c’est le changement, parce que tout la fait souffrir. Etant mal chez elle, elle cherche la distraction. » Les plus nobles âmes cherchent ce changement avec l’oubli d’elles-mêmes, dans l’amour. Elles n’y rencontrent qu’une aggravation de souffrance. Plus nous aimons ici-bas, plus nous souffrons. Ce n’est pas aux méchants que la vie est amère, c’est aux nobles âmes qu’attriste le train de ce monde. La richesse est sans douceur pour celui qui repousse une jouissance égoïste, car les maux qu’il peut soulager ne font qu’ouvrir ses yeux sur l’océan des maux qui sont sans soulagement possible. Et quelle joie peut goûter un cœur honnête au spectacle de l’envie et de la haine qui s’agitent autour de lui ? Quel plaisir la franchise éprouve-t-elle en voyant régner l’hypocrisie ? Ainsi plus on presse le contraste entre la nature et la conscience, plus il devient cruel et douloureux, plus il blasphème Dieu, et si Dieu est innocent, plus il accuse l’homme et dénonce sa déchéance.
k – Dans toute la fin de ce paragraphe, Frommel reproduit, tantôt en la paraphrasant, tantôt en la citant textuellement, l’argumentation de Ch. Secrétan, La philosophie de la liberté, t. II, p. 108-118. Nous avertissons le lecteur, et nous nous dispensons de multiplier les guillemets. — (Éd.)
Pourquoi dès les premiers jours dont l’homme a gardé la mémoire, le mensonge succède-t-il au mensonge ? Pourquoi buvons-nous à longs traits l’erreur et l’imposture, sans que la source en semble près de tarir ? Pourquoi quelques riches, qui n’ont rien fait pour l’être, consomment-ils et dilapident-ils, en s’ennuyant, les biens d’une terre trop petite pour nourrir ses enfants ? Pourquoi des millions de pauvres qui n’ont rien fait pour l’être, manquent-ils du nécessaire à côté du luxe inutile et de l’insolent superflu de quelques privilégiés ? Pourquoi les remèdes que l’on propose à tant de misères sont-ils pires que les maux qu’ils doivent soulager ? Pourquoi les seules améliorations bienfaisantes sont-elles si malaisées et la plupart inapplicables ? Qu’ont fait les enfants pour souffrir des fautes de leurs pères ? Pourquoi les nations expient-elles les torts de maîtres qu’elles ne se sont pas toujours donnés ? Quel est le sens moral de cette inflexible solidarité qui enchaîne comme des forçats à leur garde-chiourme les hommes aux hommes, les peuples aux peuples, les générations aux générations ? Tout cela ne crie-t-il pas que les origines de l’histoire ne sont pas dans la lumière, mais dans les ténèbres d’une coulpe et d’une déchéance ?
Ce qui est plus frappant encore, plus incompréhensible et plus tragique, c’est que le bien puisse avoir, ait toujours, ait fatalement des conséquences désastreuses et nuisibles. Alors que le mal semble glisser aussi légèrement que l’eau sur un caillou, sans obstacle et sans effort tant la pente lui est favorable, le bien partout suscite le scandale, trouble, désorganise, irrite, compromet. « Partout l’homme vertueux est un homme impossible. » Il n’y a pas de révolutions plus néfastes, ni qui accumulent plus de ruines, ni qui fomentent plus de passions, que celles qui s’accomplissent au nom du droit, de la vérité et de la justice. Tous les vices sont utiles, toutes les vertus malfaisantes. La paix, qui est un bien, corrompt les peuples ; la guerre, qui est son antidote, engendre la cruauté. Le luxe, qui est un mal, est plus utile que l’aumône, qui est un bien ; car un ouvrier vaut mieux qu’un mendiant. Sans les bienfaits de l’hypocrisie (qui est un mal) le scandale inonderait la terre. La débauche n’est pas moins indispensable, nous dit-on, car la débauche est stérile, et l’ouvrier n’a pas de pain pour nourrir une famille, qui augmenterait la misère commune du poids de sa misère. — Et ainsi du reste. Se peut-il une inscription plus éclatante d’un monde anormal et par conséquent d’une humanité déchue ?
Mais supposez tous ces maux écartés ou dissipés. Supposez que tout le monde ait le bien-être, l’instruction, le loisir. Abandonnons la douleur physique et la pitié, faisons abstraction du remords personnel, qui est d’un autre domaine. Libre de toutes ces choses, aurions-nous le sentiment que nous réalisons notre destinée ? Serions-nous heureux ? Oui, sans doute, au point de vue du bon sens. Mais le bon sens n’est pas tout l’homme. Au milieu des merveilles de la nature et des richesses de la vie quelque chose nous manque encore. Du fond de la poitrine humaine, une voix s’élève, qui murmure la condamnation du bonheur dans les limites du seul bon sens. C’est la voix de la poésie. Qu’est-ce que la poésie ? Son nom l’indique : une création, une recréation de l’univers, de la destinée, de l’homme par l’homme lui-même. D’où naîtrait en nous cet irrésistible besoin de recréer toutes choses, si l’on pouvait arranger les choses de manière à nous satisfaire ? L’homme n’est pas complet sans poésie, et cependant la poésie dans son essence la plus intime est une protestation contre toutes les réalités d’ici-bas. Comme il lui faut s’attacher à quelque point de la terre, elle s’attache de préférence au malheur, et c’est le malheur qui l’éveille le plus souvent dans notre âme. Elle jette un voile sur les grandes infortunes de l’histoire ; elle apaise les déchirements de la vie intérieure, mais elle n’a pas besoin de tels prétextes pour être triste. Elle est triste naturellement et toujours. Elle n’idéalise nos joies qu’à la condition d’y laisser tomber une larme ; elle n’enchante nos tristesses qu’à la condition de les élever à la hauteur d’une mélancolie qui est la plainte suprême de l’homme contre sa destinée. Le contraste fondamental dont vit la poésie est la dramatique antithèse entre ce qui est et ce qui devrait être au désir de l’âme, et ce désir ne monte à l’âme que de la conscience. La poésie nous dégoûte de tous les biens réels ; elle nous rend impropres à la besogne pratique de l’existence ; mais nous ne saurions la proscrire sans nous diminuer, ni l’accuser sans rougir de nous-mêmes. Le sujet de sa plainte n’est-il pas une ressouvenance de cet Eden que nous croyons avoir oublié ; et ces éternels regrets ne témoignent-ils pas d’une meilleure origine ?
Ce même contraste est partout. Nous en souffrons longtemps sans nous en rendre compte ; et lorsque nous nous en sommes rendu compte, nous n’en souffrons que davantage. Que cherchons-nous dans la nature ? Qu’est-ce que le sentiment de la nature ? Le sentiment d’une solidarité, d’une sympathie, d’une intelligence obscure à nos émotions et nos souffrances. Mais au moment où, penchés sur la nature, nous en attendons je ne sais quelle muette consolation, voici qu’elle change d’aspect. De sympathique et de secourable qu’elle était, ou qu’elle nous semblait être, au deuil de nos espérances frustrées par la vie, elle nous devient subitement hostile et cruelle, quelque chose d’implacable, de dur, d’impersonnel, de fatal se dégage de sa contemplation, et après avoir bercé un moment nos douleurs, voici qu’elle nous broie et nous écrase dans les inflexibles anneaux d’un déterminisme sans entrailles et sans miséricorde. Elle nous attirait, elle nous séduisait ; elle nous repousse, et nous blesse maintenant. Nous croyions la comprendre, nous ne la comprenons plus, et nous n’échappons à ses pièges qu’à la condition de la vaincre, de l’asservir, de la dompter comme on dompte et l’on asservit un adversaire. Cela au moins nous réussit-il mieux ? Hélas, non. La même contradiction qui était dans la contemplation de la nature se retrouve dans notre action sur la nature. Tout indique qu’elle doit servir et que nous sommes ses maîtres. Il n’est pas une sphère de la nature qui ne soit indispensable à notre existence et dont nous ne tirions profit pour l’achèvement de notre destinée. Et dans le même temps où nous triomphons de ses résistances, il faut convenir qu’elle triomphe de nous. Elle nous échappe, elle se révolte, elle a des violences qui nous laissent atterrés, des retours qui nous déconcertent, des catastrophes qui nous anéantissent, des mouvements imprévus qui mettent à néant le labeur des siècles, et tous les jours elle nous tue par millions. Sommes-nous ses maîtres ? Sommes-nous ses esclaves ? Qui l’oserait dire ? Et notre véritable condition vis-à-vis d’elle, n’est-elle pas plutôt celle d’un souverain détrôné, d’un roi déchu, qui règne encore mais qui ne gouverne plus ?
Entre la nature et l’homme il y a donc une contradiction irréductible. Car de dire que la civilisation la réduit, c’est vraiment trop de présomption. Bien qu’elle y tende sans cesse, elle n’y atteindra jamais. Et c’est un témoignage de notre callosité morale (c’est-à-dire un nouveau témoignage de notre déchéance) que si peu d’entre nous sentent cette contradiction et sachent en souffrir. Mais dans la nature elle-même le même contraste s’observe. La loi générale qu’elle subit est une énigme ; un mouvement sans progrès, telle est l’idée qui semble résumer sa vie ; les mêmes phénomènes se renouvellent constamment. Cette rotation continuelle, source de notre abondance, est l’image de la stérilité. Cependant la nature aujourd’hui sans histoire (et sans progrès) a eu son histoire. La série de transformations qu’elle a subies nous permet de constater chez elle les traces d’un progrès. Mais depuis que l’homme, dernier terme de ce progrès, est apparu sur la surface du globe, il semble qu’il n’y ait plus d’autre histoire que celle de l’humanité. L’évolution naturelle a cédé la main à l’évolution morale. Cependant, cette nature, actuellement immobile, est encore perfectible ; encore perfectible, elle n’est donc point parfaite ; elle est donc imparfaite. Elle a été moins que ce qu’elle est ; elle pourrait aussi être meilleure. Il n’y a rien d’absolu, rien de définitif dans sa condition actuelle, qui semble l’effet d’un accident plus que le terme achevé d’une évolution. Elle y tend, sans y atteindre, et à certaines heures il semble que nous entendions son soupir, le soupir « de la création tout entière qui gémit, et souffre des douleurs de l’enfantement » ; le soupir « de la création qui attend avec ardeur et anxiété la révélation des fils de Dieu ». « Car elle a été soumise, elle aussi, à la vanité — non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise » — pour avoir part à la rédemption des enfants de Dieu (Rom.8.19.22). Celui qui parle de la sorte, cet ex-pharisien doctrinaire, étroit et fanatique (au dire de quelques-uns), n’aurait-il pas mieux compris la nature, ne serait-il pas mieux entré dans l’intimité de sa vie, que la plupart de nos savants modernes qui l’étudient comme un cadavre, alors qu’elle est un corps sublime et vivant ? Et n’aurait-il pas mieux trouvé qu’eux le secret de la contradiction qui la traverse ? Déchéance et rédemption, c’est-à-dire chute.
Mais voici qui de nouveau nous touche de plus près. Ce qui vaut de la nature en général s’applique avec plus de force à cette partie de la nature qui nous est plus étroitement unie par la conquête que nous en faisons incessamment, et que nous appelons notre corps. Là aussi nous trouvons un maître et un tentateur, où nous ne cherchions qu’un organe. Là aussi nous trouvons quelque chose d’obscur, d’hostile, d’irréductible, et le signe certain d’une impuissance constitutive : la mort. Que la mort soit une crise de la vie, nous le croyons, certes, bien que la science ait une peine extrême à justifier cette pensée dont nous avons un si grand besoin. Mais encore faudrait-il comprendre cette crise et la terreur qui l’accompagne. Si notre existence naturelle était la condition normale de l’humanité, un tel déchirement ne serait-il pas superflu ? Le corps meurt seul, dit-on, et nous en tombons d’accord, mais si le corps était un organe approprié à nos besoins, nous ne le laisserions pas en route. Pourquoi la bonté souveraine ne nous aurait-elle pas donné d’entrée ce qu’il nous faut ? Ne serait-ce pas que nous avons gâté ses dons ? Les nécessités humiliantes auxquelles la vie est abaissée, et la dure nécessité de la mort, ne s’expliquent point par l’idée d’un Dieu qui nous aurait créés pour le bonheur. L’habitude qui nous fait à tant de choses ne nous familiarise pas avec la mort. Pour chacun, mourir est plus qu’un inconvénient, une épouvante, une malédiction, une indicible terreur ; pourtant c’est une délivrance ; toujours c’est un problème. Ce problème, il faut le résoudre. Il faut comprendre la vie, et la souffrance et la mort. Je dis qu’il faut les comprendre ; et non seulement les expliquer physiquement, fatalement, par des analogies universelles — ce qui n’explique rien au point de vue moral. Je dis qu’il faut les comprendre dans l’ordre de la justice, dans la perfection d’une bonté souveraine. Est-ce trop prétendre, vraiment, que de prétendre qu’ils ne se comprennent de la sorte, ou qu’ils ne se comprennent nulle part mieux — que dans l’idée de la chute ? N’est-ce pas un axiome moral, une évidence primitive de la conscience que cette maxime : « Le salaire du péché, c’est la mort » ? Et n’est-ce pas notre expérience de tous les jours qu’exprime cette autre parole : « La convoitise ayant conçu enfante le péché ; et le péché étant consommé, engendre la mort » ?
[La science a même de la peine à expliquer les causes de la mort en elle-même. Schwann, inventeur de la théorie cellulaire, avouait honnêtement : « Je ne sais en vérité pourquoi nous mourons ». Et Bettex, dans un morceau très remarquable (La religion et les sciences de la nature, p. 252-255), comparant le corps à « une locomotive dont les différentes parties seraient sans cesse renouvelées au fur et à mesure qu’elles s’usent » (ce qui est parfaitement vrai), « personne n’admettra, ajoute-t-il, que cette machine devienne toujours plus faible et cesse enfin de marcher, parce que la force de la vapeur vieillirait ! » Et il conclut : « Non seulement la vie, mais la croissance indéfinie d’un organisme est la seule condition vraiment naturelle de son existence », ce qui revient à dire que la mort est inexplicable (constatable, oui ; explicable, non) du point de vue physique. Elle ne s’explique que du point de vue moral.]
Rapprochons-nous plus encore du centre vital du problème. Les conditions immuables (notez que je dis : immuables) de notre vie spirituelle ici-bas en sont-elles les conditions normales ? Sommes-nous de véritables esprits ? Sommes-nous même en voie de le devenir ? Nous sommes esprits et nous ne le sommes pas ; nous sommes libres et nous ne le sommes pas. Nous dépendons tellement les uns des autres, que l’homme ne peut devenir homme qu’au sein de l’humanité. La solidarité est la condition de notre existence et de notre développement ; la condition de la solidarité, c’est l’amour. Cependant nous ne nous aimons pas les uns les autres. Nous ne devrions nous aimer que dans les autres ; nous ne nous aimons qu’en nous-mêmes. Dès lors tout développement s’arrête, ou nous ne nous développons que pour devenir difformes et monstrueux. Il y a plus. Non seulement nous ne nous aimons pas : nous ne nous comprenons même pas (ce qui serait le commencement et la condition première de l’amour). Tout homme a besoin de s’ouvrir, de se faire entendre, connaître ; il ne sait pas le faire ; il ne peut pas le faire. Il y a en nous un éternel incommunicable. Nous naissons seuls, nous mourons seuls, ce qui s’admettrait à la rigueur ; mais nous vivons seuls et c’est la grande peine de notre vie, et peut-être notre souffrance suprême. Ce n’est pas uniquement parce que l’amour manque ; c’est parce que la matière nous entrave. Nous ne communiquons les uns avec les autres que par un milieu matériel. Les arts, le langage, la physionomie, tout ce qui révèle l’homme à l’homme, tout cela suppose la matière. Or, la matière ne révèle qu’en cachant ; elle ne dévoile qu’en enveloppant ; elle ne manifeste qu’en obscurcissant et toujours le dernier fond — celui qu’il nous importerait d’exprimer — reste inexprimable. Il n’est pas de langue qui possède des mots pour toutes les idées ; il n’est pas de pensée qui rende la plénitude d’aucune intuition. Or les mots, le langage, ne sont pas uniquement une condition de la communication des esprits entre eux ; ils sont encore une condition de la pensée elle-même, comme la pensée l’est de l’intuition. Les merveilles de l’art sont des aveux d’impuissance. Plus grande est l’idée que l’art exprime, plus elle est vague. Les secrets du cœur que l’art balbutie, demeurent cachés à l’intelligence qui se fatigue vainement à les découvrir. L’âme voudrait parler directement à l’âme, elle ne le peut pas, et le verbe révélateur lui échappe toujours. Bien plus : l’âme voudrait se comprendre elle-même ; elle n’y réussit jamais et l’obscurité du mystère descend sur ses plus merveilleuses clartés.
Nous sommes esprit, mais nous ne sommes pas des esprits véritables ; nous ne sommes pas en voie de le devenir. Car les obstacles qui nous en empêchent sont les conditions inflexibles de notre existence elle-même. On fera beaucoup de progrès, dont s’enorgueillira une foule facilement satisfaite d’elle-même ; on ne sortira pas de ces conditions. Le cercle est fermé ; il ne s’ouvrira pas. Ainsi nous ne sommes pas ce que nous sommes ; nous le sommes mal, nous le sommes imparfaitement. L’obstacle est partout ; le mur est partout ; la chaîne est partout. Nous sommes captifs, prisonniers, esclaves. Nous sommes déchus. Et la meilleure marque de cette déchéance, le plus sûr indice de notre chute, c’est que nous puissions arriver à ne plus même la sentir, ni en elle-même, ni dans ses conséquences. Les courts instants de révolte ou d’humiliation que nous traversons, les faibles et vagues pressentiments de ce qui devrait être, sont les instants les plus nobles dans notre existence, les seuls instants vraiment humains que nous traversions ; les dernières étincelles refroidies d’un feu qui aurait pu être et qui aurait dû être une grande flamme.
J’aurais pu prolonger presque indéfiniment ces inférences et ces inductions. Car il n’est pas un aspect, pas une activité de l’être humain qui, regardé de près, ne nous conduise aux mêmes conclusions. Je m’arrête et préfère me résumer en ces mots : « l’emploi régulier de nos facultés intellectuelles et morales nous conduit à concevoir un idéal entièrement différent de notre existence réelle ». Cet idéal est pourtant bien notre vraie nature, puisque nous le concevons comme normal, puisque nous le désirons, puisque nous y tendons. Mais nous ne sommes pas dans notre véritable condition puisque, tout en tendant à notre vraie nature, elle nous demeure inaccessible, et que tous les progrès concevables de l’économie présente ne sauraient nous y faire aboutir. Le cri tragique que nous poussons n’est pas seulement un cri de détresse ou de terreur, c’est celui de Paul : « Qui nous délivrera de ce corps de mort ? » C’est un appel à la rédemption ; c’est donc l’aveu d’une chute.
Une chute, disons-nous. Mais laquelle ? Car il ne suffit pas de statuer la chute, la chute en général pour être hors de difficulté. Un nouveau problème se pose ici. Une nouvelle alternative est possible entre les deux termes de laquelle il nous faudra choisir : la conception individualiste de la chute et la conception générique de la chute. En d’autres termes : est-ce à cause de et par la chute du protagoniste que nous sommes tous déchus, c’est-à-dire asservis à l’expérience du mal ? Ou bien est-ce en lui déjà que nous avons péché ? Portons-nous la seule conséquence de son péché, sans en porter la responsabilité (théorie individualiste) ? Ou bien en portons-nous, avec la conséquence, la responsabilité elle-même (théorie générique) ? Sommes-nous essentiellement victimes ? Ou sommes-nous essentiellement coupables ?
Examinons.