Pour combattre le péché et le mal, c’est d’abord le monde que doit combattre le Royaume de Dieu. Dans la langue biblique, le monde est plus que l’ensemble des êtres et des choses créées, il est aussi l’humanité dans son état de chute et de révolte. En ce dernier sens, le monde est le synonyme du mal moral. Toujours encore d’après la doctrine biblique, la création reste solidaire de la chute et doit en subir toutes les conséquences. La nature telle qu’aujourd’hui nous la connaissons et la subissons est donc une contre-nature condamnée à un développement anormal, conséquence et châtiment du péché. Cependant, jamais ce monde ne se confond avec le royaume du péché. Quoique il soit un monde de péché et le milieu de son développement, on peut donc le considérer sous un double aspect : dans un sens, il est une nature neutre, ni absolument mauvaise ni absolument bonne. Il porte l’empreinte du bien tout aussi bien que celle du mal et il renferme des éléments irréconciliables qui ne peuvent que se contredire. Aussi est-il destiné à une catastrophe qui doit l’anéantir, mais dont il sortira glorifié et transformé, pour ne plus connaître que la loi de l’universelle harmonie. Dans ses rapports et ses dépendances avec les autres sphères de la création, il est un entre deux, ni royaume du ciel, ni enfer, mais l’avenue qui peut conduire à l’un ou à l’autre. Il est certainement le monde du péché, le monde assujetti à la vanité et à la mort. Mais il n’en est pas moins le monde de Dieu, et dans ce monde, les forces de la création et de la conservation sans cesse sont en lutte pour réagir contre les forces qui désorganisent. Et tel qu’il est, abstraction même de l’influence de la rédemption, il retient des marques manifestes de la miséricorde de Dieu. S’il ne renferme pas en lui-même le souverain bien, s’il est le monde du désordre et de la douleur, il n’en est pas moins un ensemble de biens relatifs ; il possède des à peu près de vertu et de félicité et même le pressentiment d’une magnificence idéale. Si inaperçues que puissent être ces forces rudimentaires, il serait injuste de les méconnaître et de leur dénier la valeur qui leur est propre. Par le fait de cette double nature, le monde est toujours inconstant et trompeur, il déjoue souvent tous les calculs et toutes les prévisions. Mais à l’étudier avec discernement, s’il ne donne pas la vérité tout entière, il en donne des appréhensions et des fragments qu’il y aurait injustice à dédaigner. Séparé de Dieu, le monde porte dans son sein la haine de Dieu. Cette inimitié atteste sa dépendance du royaume satanique. Et cependant, il s’ouvre volontairement aux influences rédemptrices et il est capable de ressentir l’attrait du souverain bien. A ce titre, nous pouvons reconnaître sa dépendance originelle du Royaume de Dieu. Avec ce monde tel que nous le concevons, le Royaume de Dieu est donc appelé à soutenir deux rapports de nature contraire. Nous devons donc le considérer sous deux aspects bien différents. D’une part, ce monde est la puissance qui dans sa haine pour le bien repousse le Royaume de Dieu. En tant que mal, essentiellement mauvais, il doit être évité et combattu. N’aimez point le monde ni les choses de ce monde (1 Jean 2.15). L’amour du monde est inimitié contre Dieu (Jacques 4.4). Et d’autre part, quand on considère le monde sous son véritable aspect et qu’on le comprend tel que le veut sa destination véritable, on n’a pas de peine à reconnaître qu’il est susceptible de rédemption et qu’il doit être racheté. Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique au monde (Jean 3.16). Il est donc susceptible de subir l’influence rédemptrice. Il est la matière qui peut être transformée et veut l’être pour le Royaume de Dieu. Le champ c’est le monde (Matthieu 13.38) et sur ce champ doit s’établir le Royaume de Dieu. Il est un ensemble de biens qui pour être apparent et trompeur, n’en est pas moins une réalité capable de nous faire aimer et désirer les biens éternels. En dehors du Royaume de Dieu et privé du souverain bien, le monde est à lui-même une irrépressible contradiction, le fragment d’un tout qu’on ne sait plus reconstituer, un ordre qui se perd dans le désordre. En regard de la double nature de ce monde et des manifestations si contradictoires qu’incessamment il nous oppose, on comprend les déclarations en apparence contradictoires que l’Ecriture sainte fait entendre contre lui. Ces deux tendances, ou plutôt ces deux puissances si complètement contradictoires font comprendre qu’il y ait au sein de l’humanité deux conceptions contraires, et qui sans cesse, se reproduisent et se combattent : l’optimisme et le pessimisme.
L’optimisme naturaliste et antichrétien ignore à la fois le péché et la rédemption. Il tient, comme chose acquise, que le monde d’aujourd’hui est exactement le même que celui que Dieu contemplait quand il s’écriait : « et voici tout ce que j’ai fait est parfaitement bon. » Pour lui, le monde tel qu’il est, est toujours le monde tel qu’il doit être. A son dire, pour le trouver parfaitement bon, il n’y a qu’à le concevoir d’une manière générale et dans son ensemble. Il ne veut voir que les forces qui vivent et qui agissent pour la conservation de l’être, mais il ignore les puissances de désorganisation et de mort qui agissent en sens contraire. Il envisage le mal comme une négation, comme un moins bien, comme la condition du développement et du progrès continu. A ses yeux, le souverain mal n’est qu’inintelligence, ignorance ou barbarie. Mais de tous ces maux, la civilisation qui sans cesse progresse aura facilement raison. Le pessimisme, son antithèse, admet au contraire que de tout temps, le monde a été la vallée de larmes et que l’homme n’a été créé que pour souffrir et contredire à sa destinée. Mais il est cependant un pessimisme qui admet l’âge d’or au début de l’histoire. Depuis longtemps, il est vrai, cet âge d’or s’est évanoui pour faire place à une dépravation toujours grandissante. La lugubre et constante redite ne sait qu’affirmer que l’homme en ce monde ne pourra jamais trouver le souverain bien ; il n’est donc pour lui qu’une odieuse idole, une imagination menteuse, un vain désir que ses rêves font éclore et que pour son tourment, toujours il prend et poursuit comme la réalité. Et il ne voit pas ou ne veut pas voir, qu’à considérer l’existence humaine comme le souverain mal, c’est nous infliger la plus inexpliquée de toutes les contradictions. Car jamais on ne parviendra à supprimer l’idéal que toujours poursuit et retient l’humanité. Mais s’il n’existe pas, que signifie donc la poursuite incessante dont il est l’objet ?
Le Christianisme vient concilier l’optimisme et le pessimisme. Il reconnaît pour l’un et l’autre la part de vérité qu’ils représentent. Il est pessimiste puisqu’il enseigne que le monde entier est plongé dans le mal (1 Jean 5.18) ; que le paradis perdu est à jamais derrière nous et qu’avec lui, le souverain bien ne se retrouve plus ici-bas, et que, même dans toute sa pompe, la vie humaine n’est que la ruine d’une royauté perdue par la faute et l’abus de notre propre liberté. Mais, d’autre part, le Christianisme est optimiste, c’est lui encore qui enseigne qu’en Christ nous pouvons retrouver le souverain bien et avec lui reconquérir le paradis perdu.
Comparons maintenant l’optimisme et le pessimisme tels que les a conçus la pensée moderne. Hâtons-nous d’abord de reconnaître que le pessimisme, si hautain et si paradoxal soit-il, n’est pas moins une conception bien autrement élevée que l’optimisme vulgaire. C’est lui qui met à nu la contradiction entre l’idéal et la réalité que sans cesse l’optimisme s’efforce de voiler. Malgré ses erreurs, le pessimisme a conscience de l’écharde qui nous est dans la chair, et infiniment mieux que l’optimisme, il se rend compte de l’harmonie détruite. Il est le pédagogue qui nous empêche de nous complaire dans de vulgaires satisfactions. Optimisme et pessimisme sont du reste très directement apparentés malgré leurs divergences. Ils appartiennent à la même famille ; ils sont entre eux ce que l’intuition est à la réflexion. Aussi de tout temps ces deux systèmes ont eu cours parmi les hommes. L’homme qui est fait pour vivre a toujours trouvé de la joie à vivre, mais en même temps, il porte dans son cœur le péché et le ver qui ronge. Historiquement, l’optimisme apparaît toujours aux époques d’action et de prospérité. L’optimisme régnait en Grèce aux jours les plus lumineux de son histoire. Alors que l’homme travaille il est heureux et sent abonder en lui la force créatrice. Il croit au triomphe de la cause pour laquelle il se dévoue. Certainement cette conviction est généreuse et vraie, mais à la condition cependant d’être la foi à la puissance créatrice que nous révèle le Christianisme. Le pessimisme, au contraire, n’apparaît jamais qu’aux jours sombres et mauvais de la décadence. Dans son milieu, au point de vue moral, il est obligé de constater l’absence de la vertu, partout il ne rencontre que le vice. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire Sénèque, Pline et Tacite, les grands satyriques romains, entre autres Juvénal. Comme ils décrivent ou plutôt comme ils flétrissent en termes sanglants et indignés les vices de leur époque ! A les lire, on est obligé de reconnaître que saint Paul est infiniment plus modéré et surtout beaucoup plus compatissant, lorsque au fer rouge de la justice divine, il marque la société païenne de son temps, dans le premier chapitre de l’épître aux Romains.
Si au lieu de la moralité, on interroge alors la prospérité publique, on est également obligé d’avouer avec les poètes, que plus que toutes les époques précédentes, elle est condamnée aux grandes douleurs et aux criminelles infortunes. Alors il se fait universel, le concert qui proclame que tout est vanité et que la vie humaine n’a plus de sens et plus de but. Pour ce pessimisme, ce n’est plus la morale mais la fatalité ou le hasard qui dispose de l’humanité. Les hommes et les sociétés ne font que subir les conséquences d’un destin inexplicable. Si amer que soit ce pessimisme, il a plus de rapport avec le Christianisme que le facile et vulgaire optimisme. Car « ce sont toujours les malades et jamais les bien portants qui vont au médecin ». Aussi, pour le moraliste, l’étude des époques de décadence est autrement instructive que celle des âges de prospérité publique. Les grandes épreuves sociales nous disent quelle est la fin de la vie humaine, et nous font comprendre que l’optimisme et la moralité sont toujours inséparables. Mais ici encore, il faut nous rappeler le précepte : « respice finem » regarde à la fin.
On voit donc pourquoi l’étude de la société païenne se fait si instructive aux approches du Christianisme. Plus que pas un docteur n’a su le faire, elle nous oblige de constater que comme résultat final, comme aboutissant à ses efforts et à tous ses labeurs, le paganisme n’a pu nous donner qu’une effrayante négation : le nihilisme qui emporte et souille le monde d’alors. C’est la douleur de cette sombre époque qui obligea les hommes à confesser la puissance du péché. A son tour, le pessimisme religieux et moral du Christianisme vint rendre possible le véritable optimisme.
L’optimisme naturaliste n’a jamais été qu’une illusion à chaque instant contredite par la réalité ; c’est ce qu’attestent surabondamment et l’histoire du monde antique et notre propre histoire moderne. Nous n’avons pas besoin d’invoquer à l’appui de cette thèse l’autorité des poètes grecs, il nous suffira de produire celle de Gœthe, le plus grand de tous ceux qui ont illustré la pensée moderne.
Il vaut la peine de l’entendre, car il ne fut pas seulement l’incarnation de la poésie dans l’éclat de sa païenne sérénité, il fut aussi l’homme le plus heureux qu’aient envié et adulé ses contemporains. Aussi plus que pas un, il sait décrire les forces et les joies, la magie de la vie. Personne comme lui n’a su exorciser et mettre en fuite les fantômes qui obsèdent et qui troublent. Qui mieux que lui a su dire : « Le Dieu que j’adore, le Dieu qui est mon Dieu est celui qui a doué la nature d’une force de reproduction si intense et si inépuisable que la peste, les inondations, les guerres, les incendies ne peuvent rien contre elle, alors même qu’elle ne pourrait retenir que la millionième partie des êtres qu’elle procrée ! » Aux termes de cette confession, on peut dire sans lui faire injure, que Gœthe ignore ou méconnaît le monde moral, et qu’il n’adore que le Dieu nature. Que de fois il reprend cette même idée pour en faire l’application à la vie humaine ! « Quel que soit, dit-il, le nombre de ceux qui périssent, il n’en est pas moins jeune et moins chaud le sang qui circule dans les grandes artères de la vie. » Pour lui, la loi du monde moral ou plutôt spirituel, n’est que la puissance impersonnelle et fatale qui après une époque désolée et improductive, de nouveau et nécessairement fait apparaître le génie souverain, et lever le souffle qui emporte et féconde la pensée humaine. C’est à ses pieds, dit-il, que l’homme doit regarder s’il veut trouver les sources qui vivifient et qui fécondent ; constamment il le redit : « Ouvrez donc les yeux et reconnaissez que l’idéal, vous n’avez pas à le chercher bien loin dans le pays de l’au-delà, il est devant vous, à vos côtés, à vos pieds ; pour le saisir, vous n’avez qu’à tendre la main ! Apprenez donc à jouir de la vie, il n’en coûte que la peine de se laisser aller aux ivresses de la nature. Les joies qu’elle vous offre sont plus enivrantes, plus pures encore que le génie ne sait le dire. Vivez et aimez, dit-il encore, puisez à pleines mains aux sources qui jaillissent vives et profondes sous vos pieds. Si vous vouliez seulement ouvrir les yeux, résister à la paresse qui vous endort, oublier vos subtiles discussions de rhéteur plus endormantes encore, vous reconnaîtriez bientôt qu’il fait bon vivre en ce mondeb ». La part de vérité que contiennent ces pensées, nous sommes loin de la méconnaître. Qu’il nous soit permis cependant d’observer que pour entendre cet appel il nous faut à tous une lumière que le poète ne peut pas nous donner. Seule, cette lumière peut nous apprendre à contempler la gloire de la création et à aimer les beautés de la vie humaine. Sans elle, nous sommes incapables de discerner ses beautés, les plus grandes et les plus belles, celles qui sont loin, celles qui sont près. Les meilleures sont les plus humbles, les plus inaperçues, le rayon de soleil qui vient égayer notre cabinet de travail, les hommes qui tous les jours vont et viennent autour de nous. Aveugle qui ne voit pas qu’il nous faut la lumière d’en haut pour entendre et pour aimer les douceurs et les joies de la vie, les splendeurs du ciel et de la terre.
b – Eckermann, Entretiens avec Gœthe, 3° édit. p. 191.
Sans cette lumière, la sagesse et la magie du poète ne peuvent plus nous défendre contre le pessimisme. Nous persistons donc à le dire : l’optimisme qui n’est pas chrétien recèle toujours un principe de pessimisme irrépressible et incurable. Nous n’en voulons d’autre preuve que le poète lui-même. Pour l’entendre, il suffira de nous rappeler que, s’il est aujourd’hui un fait acquis à la critique littéraire, c’est que Gœthe n’a été le grand poète que tous admirent, que parce qu’il n’a jamais décrit dans sa poésie que des circonstances qu’il a lui-même vécues ; les événements de ses poèmes sont les dates de sa propre existence. Jamais il n’a su ou n’a voulu reconnaître d’autre document humain que son autobiographie. Il est lui-même ce Werther dont il a décrit la passion d’un trait si vif et si brûlant. Il est ce Tasse qui tout entier dans le monde de ses rêves et de ses visions, contaminent sous le charme de l’idéal, tout à coup vient se heurter aux brutales réalités de la vie. Il est encore, nous pouvons bien le dire, ce courtisan Antonio, ce Sancho Pança de ses rêves, la contre-partie de son moi véritable. Et ces deux moi qui devraient se rencontrer pour former un être complet, ne savent que se contredire. Il est encore Wilhem Meister qui toujours apprend, toujours veut apprendre et qui dévoré par l’impatience du désir, va d’une illusion à une autre et ne trouve jamais son lieu de repos. Il est le Faust qui abjure la foi chrétienne et se grise à la poursuite de tous les infinis, l’infini dans le connaître, et puis bientôt après l’infini dans le jouir ; il se rie de sa poursuite et confesse lui, le premier, qu’il ne peut pas plus l’atteindre que l’inaccessible vérité. Tous ces états d’âme, il les a connus. Ce sont les dates et les grandes œuvres de sa vie. En présence de ces illusions si diverses que tour à tour il a servies comme l’idéal véritable, il faut bien se demander quelle est celle qui lui a fait trouver le repos et qu’à ce titre, il peut recommander à ses lecteurs. Ou pour mieux dire, quelle est la fin qui seule capable de transformer et de glorifier notre existence doit tout entière la dominer ? Quand au-delà du thème poétique sur lequel il a su exécuter tant et de si merveilleuses variations, on parvient à saisir cet idéal, on est bien forcé de reconnaître que pour lui il s’est appelé de bien des noms divers. Il a été tour à tour la science, la grande culture, l’humanisme véritable. Mais ici même se trahit l’inanité de cet idéal. Il ne nous laisse rien de saisissable et de vivant, et ne peut jamais être un refuge, une force pour celui que troublent les épreuves de la vie. Cette absence de sérieux, cette pauvreté qui le caractérise, a pour cause première l’humanisme qui volontairement abjure la foi chrétienne pour chercher en lui seul son point d’appui et sa propre satisfaction. Il ne faudrait pas croire cependant que son idéal soit complètement dépourvu de toute valeur morale. On pourrait à bon droit nous opposer son Gœtz de Berlichingen, son Iphigénie, son Hermann et Dorothée : toutes ces conceptions, en effet, reflètent avec un incontestable éclat et sous les formes les plus pures et les plus nobles, l’amour et l’honneur. Mais ces chefs-d’œuvre dans la vie du poète ne sont après tout que des îles enchantées que nous pouvons contempler de loin, mais dont l’accès nous est à jamais interdit, car l’idéal évoqué, il a bientôt fait de le dissiper sous son souffle glacé et railleur, à peine nous laisse-t-il le temps de l’entrevoir et de l’envier. En revanche, il est une note attristée, monotone redite, qui toujours la même incessamment se retrouve dans la morale de Gœthe : nous voulons dire cette résignation fatale et contrainte qu’il représente comme l’art suprême du bien vivre. C’est cette résignation que prêche Werther, en succombant à la passion qu’il n’a pas su dominer. C’est encore la même résignation qu’enseigne le Tasse ; il se perd pour n’avoir pas su distinguer son rêve de la réalité. Ce même fatalisme plus ou moins résigné toujours se retrouve au terme de toutes les aventures qu’il a si passionnément décrites ; et jamais il n’a su s’en affranchir, pour s’être interdit l’au-delà au savoir et à la vie d’aujourd’hui. Son immortel chef-d’œuvre son Faust, n’est, après tout, qu’un grand résigné. Mais malgré l’art infini que sait déployer ce magicien consommé, il ne pourra jamais nous faire oublier que l’existence humaine ne peut pas trouver sa fin, son bien suprême dans l’impuissance d’une poursuite qui ne vaut que pour la contredire. Lorsque à la recherche de l’idéal, les unes après les autres, se sont flétries toutes nos illusions, il faut bien qu’alors apparaisse l’idéal véritable. Humanisme, civilisation, poésie, science, culture, ne sont après tout que des formules vides de sens si elles n’ont à nous donner que la conviction de notre impuissance. Il faut donc qu’au-delà de notre horizon, un dernier terme, une dernière étape, nous assure l’apaisement, le lieu de notre repos, après les luttes et les deuils de la vie. Ici donc apparaît l’insuffisance de l’idéal moral conçu par le poète. Il n’a lien à nous donner, il n’a pas de fin véritable à proposer à la vie humaine. Il ignore la religion et la piété, autant dire le but qui résume toutes les aspirations, qui doit attirer et concentrer toutes les forces de l’existence et se faire pour elle la seule chose nécessaire, la morale, la loi suprême. Tel est le résultat irrécusable de l’autobiographie qu’il intitule : Fictions et vérités. A le lire, nous n’apprenons à connaître qu’un admirable talent dont le développement se fait sous nos yeux, sous une forme qui toujours plus captive.
On est donc bien forcé de le constater, la conception de la vie telle que Goethe nous la représente, est exactement la même que la conception païenne. Elle ne conçoit, comme elle, la vie que dans les limites du temps et dans la perpétuelle alternance du bonheur à la résignation. Le Royaume de Dieu, au contraire, et le salut qu’il nous propose restent toujours en dehors et au-dessus du temps. L’idée de l’immortalité et d’une vie à venir n’est pas cependant étrangère à sa conception. Mais jamais, il faut le constater, elle n’a exercé sur lui la moindre influence. Lorsqu’il la rencontre, il fait un détour pour ne pas l’apercevoir ou il l’exorcise ainsi que l’on ferait d’un fantôme importun. A l’exemple des Grecs, ses maîtres, il veut que la vie présente nous suffise si complètement que nous n’ayons pas à nous inquiéter de celle qui est à venir. Et si, par aventure, cette vie à venir existe, il ne faut pas que ce soit nous qui allions vers elle, mais elle qui vienne vers nous. Pour lui, il importe au comme il faut, à la correction esthétique de l’existence qu’elle sache se dominer toujours et toujours être ou paraître heureuse de la part qui lui incombe. Il est possible qu’il y ait une heure dans la vie où l’on puisse se complaire à cet idéal ; mais il faut le reconnaître, il n’est possible qu’à celui qui possède le génie, la fortune et en sus une impeccable et forte santé. Les Grecs eux-mêmes n’ont pu vivre au soleil de cet idéal qu’aussi longtemps que le froid et les ombres de la mort ne sont pas venus les troubler. Il est donc à jamais impossible à celui dont les forces déclinent et dont la santé s’affaisse et qui se sent condamné à vivre en tête à tête avec la douleur qui consume. On commettrait donc une bien cruelle ironie à le proposer à tous ceux qui sont condamnés à la pauvreté, aux soucis qui dépriment et aux labeurs écrasants, autant dire à la part la plus nombreuse et la meilleure de l’humanité. Il ne reste donc à cette morale qui ne veut pas connaître la foi chrétienne qu’à nous prêcher encore et toujours la résignation, ou à nous renvoyer au Christianisme qui reste après tout, dit le poète, une belle illusion, mais seulement à l’usage des âmes malades et sensibles. Mlle de Klettemberg, l’amie bien chère qui posait devant lui, lorsqu’il écrivait son beau livre « La confession d’une belle âme », n’était donc, à son dire, qu’une malade ! A regarder à ces existences brisées qui encombrent les avenues de ce monde et à ce poignant contraste qui, toujours et en tout temps, fait de la réalité la parodie de l’idéal, elle est cruelle cette morale qui ne sait que redire « modérez vos désirs, subissez le monde tel qu’il est ! » Et on a de la peine à comprendre cette joyeuse sérénité dont Gœthe nous fait un devoir et qu’il veut que toujours nous retenions, même en présence des conflits qui contredisent à nos meilleures résolutions. Mais cette idéale sérénité, déjà impossible, au regard des contradictions qu’infligent toujours les circonstances matérielles même les plus heureuses, que devient-elle lorsque c’est la conscience qui nous oppresse, nous contraignant à redire avec l’apôtre « le bien que je veux, je ne puis pas le faire et le mal que je ne veux pas, il me faut le subir » (Romains 7.19). Que Gœthe ne soit devenu ni pessimiste ni chrétien, lui qui connaissait les épreuves et les émotions qui peuvent tourmenter une âme humaine, pour le comprendre, il faut se rappeler avec quel soin jaloux il sut toujours se dérober aux impressions profondes. A aucun prix, il ne voulait être troublé dans le jouir de son paisible confort ; et plus que pas un il sut toujours prendre l’idéal, au rabais. Son Faust lui-même nous apprend comment à l’idéal on peut couper les ailes et le faire se traîner dans la prose de la plus vulgaire existence. Ce même Faust qui au début du drame ne veut vivre que dans l’idéal n’aspirer qu’à l’infini, dans la seconde phase de sa vie s’assagit, renonce aux spéculations héroïques et se fait courtisan. Il ne songe qu’à des entreprises modestes mais utiles au bien-être social. Il élève des digues pour arrêter les flots de la mer, il s’occupe de négoce et d’agriculture et ne songe qu’aux affaires positives. Dans ce Faust sur le retour, nous pouvons reconnaître le poète lui-même qui, sur la fin de ses jours, volontiers oubliait l’idéal au profit des humbles exigences de la réalité.
L’inanité d’un pareil idéal, Gœthe lui-même la ressentait et quoi qu’il en eût, il ne sut pas toujours en dissimuler l’anxieuse oppression. C’est lui-même qui nous en fait l’aveu dans l’intimité du tête à tête : « On m’a souvent cité, » c’est lui-même qui parle, « comme un être à part et merveilleusement privilégié. Je n’ai pas le droit de me plaindre il est vrai ; je serais ingrat envers ma propre destinée. Et cependant, à le bien prendre, tout pour moi n’a été que peine et travail, et aujourd’hui, arrivé que je suis à la soixante-quinzième année de ma vie, je puis bien dire que je n’ai pas connu quatre semaines de satisfaction véritable. Je me suis vu condamné à toujours pousser la pierre qui toujours retombe »c. A ces aveux on peut joindre les appréciations qui ne sont rien moins qu’optimistes, que lui arrache le cours des événements. Et si tristes qu’elles soient, nul ne saurait les démentir. « De jour en jour pour nous, dit-il, elles se font plus douloureuses ». Nous le comprenons donc encore mieux peut-être qu’il ne se comprenait lui-même lorsque dans sa vieillesse il lui arrivait de dire : « Pour nous autres, les habitants de la vieille Europe, tout va détestablement mal, notre milieu social se détraque et se fait artificiel. Notre nourriture, notre manière d’être s’imposent toujours plus au rebours du bon sens et de la nature. Nos relations ne connaissent ni la bienveillance ni l’intimité. Tous et chacun de jouer au plus fin et de faire le courtisan, et personne n’a le courage d’être bon et vrai. Ce serait un triste métier que celui d’un homme qui voudrait être loyal et sincère. Parfois on se prend à regretter de n’être pas né dans une des îles de l’Amérique du Sud, au milieu des sauvages, nous connaîtrions au moins la véritable nature, celle que n’a pas encore empoisonnée notre fausse civilisation. » C’est lui qui nous confesse qu’à se transporter en plein, au milieu des misères de notre état présent, « on est tenté de croire que notre société est mûre pour le jugement dernier. » Pour lui, le mal va grandissant de génération en génération. Il ne nous suffit plus, ajoute-t-il, d’hériter des vices de nos pères, nous voulons, avant de les transmettre à nos enfants, les enlaidir encore et les faire plus lourds à porter. Autre aveu enfin : « Le peuple de nos campagnes n’est pas atteint par la contagion et longtemps encore, nous l’espérons bien, il restera capable de nous défendre contre le péril qui nous menace. Mais entrez dans une grande ville, tout autre sera l’impression qu’il vous faudra subir. Si vous avez pour introducteur un second diable boiteux ou un médecin quelque peu son lieutenant, vous aurez à subir des confidences qui vous donneront à réfléchir, avec lui vous aurez bientôt fait connaissance de toutes les plaies secrètes qui souillent et décomposent l’humanité d’aujourd’hui. Certainement, dit-il, je crois que l’humanité peut devenir plus savante, mais je ne crois pas qu’elle puisse se faire meilleure, plus vertueuse, plus heureuse ; ou du moins ce ne sera que par intermittence et sans qu’on puisse en augurer un meilleur avenir. Je vois même venir le moment où Dieu, pris de dégoût pour ce monde d’aujourd’hui, l’abandonnera à une destruction entière pour en faire ressortir une création nouvelle. J’en suis même certain, tout se prépare pour la grande liquidation, l’heure et le moment sont déjà arrêtés. Elle ne saurait tarder bien longtemps encore. »
c – Eckermann, Entretiens avec Gœthe, 3e édit. 1re partie, p. 76.
Il faut donc le reconnaître, de pareils aveux ne sont que des étincelles qui çà et là jaillissent au contact de la contradiction ; mais ces étincelles ne laissent pas que de trahir un feu qui couve ; elles nous obligent à constater qu’au vrai de son être, le poète dissimule un pessimisme qui ne nous permet plus de prendre au sérieux l’optimisme de Faust.
L’optimisme a beau se le dissimuler, l’expérience le suit pas à pas et se charge toujours de lui infliger le plus cruel de tous les démentis et ce démenti se fait si irrésistible d’évidence que le pessimisme paraît être la lumière qui nous montre et les hommes et les choses, sous leur jour véritable. Les forces malfaisantes sans cesse poursuivent autour de nous leur œuvre de destruction. Le pessimisme peut partout les constater, et sans trop d’invraisemblance proclamer leur triomphe. Sur toute la création passe un souffle de mort, nulle part la vie ne peut apparaître sans que derrière elle ne s’élance la mort, et il n’est pas une vie dont elle ne triomphe et toujours au profit du trivial et du mauvais. A voir passer le flot des générations, on peut dire que l’histoire n’est pas autre chose que celle du rocher de Sisyphe qui toujours retombe sur celui qui le pousse devant lui, espérant qu’enfin il trouvera la place capable de le retenir. Il semble donc qu’on ne peut se soustraire à la conclusion qui proclame le néant comme le seul résultat de tout le labeur de l’homme. Et cependant, le pessimisme ne se résigne pas volontiers à la perte du monde idéal et quelle que soit la forme qu’il lui donne, il le veut toujours capable de garantir le bonheur de l’homme. Ce rêve implique une indéniable contradiction ; tout à la fois, il veut le monde bon et mauvais, il affirme et il nie l’idéal. Par cette contradiction il se fait sceptique et en vient à douter de la réalité de la vie, mais dans ce doute, il y a un germe de foi, car tout en doutant, on sent qu’il voudrait croire. Le pessimisme peut donc conduire à la foi ou au fatalisme.
Le livre de l’Ecclésiaste, au point de vue de l’Ancien Testament, nous donne la formule de ce pessimisme croyant. Lorsqu’il s’écrie « tout est vanité », l’Ecclésiaste qui est censé parler au nom du roi Salomon, affirme que la vie n’a point de fin ni de but, et qu’elle ne peut offrir à l’homme aucun résultat capable de lui garantir le repos après lequel il soupire. Il a cherché la sagesse et cette recherche ne lui laisse que soucis et tourment d’esprit. La fin de tout son savoir a été pour lui démontrer que tout le labeur de cette vie n’est qu’un pur néant, attendu que nulle part il n’a pu découvrir une conclusion définitive et parfaite sur laquelle pût s’arrêter sa pensée. Aussi, dit-il, celui qui augmente son savoir et ses connaissances ne fait qu’augmenter ses peines et ses soucis, car il ne fait qu’accroître le nombre de ses déceptions. L’auteur constate donc que le néant est une contre-nature, une souffrance pour l’homme. Il considère ensuite la vie sous l’aspect des biens qui se voient, des réalités qui se jouissent. Tous ces biens ont été entre les mains et au commandement du roi Salomon. Il a connu les jouissances des sens, il a eu des chanteurs et des chanteuses, une cour splendide, mais ces délices n’ont laissé dans son cœur que l’impression du néant et du vide. Il a poursuivi et réalisé de grands travaux, et sous ce rapport encore, il n’a rencontré que la déception. Et il est contraint de reconnaître qu’au cours ordinaire des choses, d’autres après lui viendront pour défaire ce qu’il a fait, pour laisser tomber en ruine ce qu’il aura édifié. Sous le soleil, l’homme que peut-il donc recueillir de tout son travail et de toutes ses peines ? Et la vue de toute cette agitation lui arrache encore la même plainte « tout est vanité ». Il rencontre encore la même conclusion lorsqu’il envisage les contradictions qui troublent les destinées humaines. Il est des justes auxquels tout arrive comme s’ils avaient accompli l’œuvre des impies, et des impies comme s’ils avaient accompli les œuvres du juste. Le sage ne peut pas trouver sous le soleil l’œuvre de Dieu, parce qu’ici-bas il n’est rien qui nous révèle sa justice. Et s’il est une impression pour le confirmer dans cette sceptique appréciation des destinées humaines, c’est que nulle part il ne rencontre le progrès. Arrive-t-il quelque chose dont on puisse dire ; Voici, c’est une chose nouvelle ? Qu’est-il donc arrivé ? Précisément ce qui arrivera encore. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce qui arrivera étant déjà arrivé aux temps passés qui sont derrière nous. Tandis que l’optimisme sans cesse vante les progrès de l’humanité et annonce, au nom de ces progrès, l’âge d’or, l’Ecclésiaste, par le solennel refrain « il n’est rien de nouveau sous le soleil », nous prévient que ces progrès tant vantés ne sont qu’un pur néant, que la vaine redite d’événements déjà accomplis et que de génération en génération nous ne faisons que nous transmettre l’éternelle vanité et l’éternel tourment. En d’autres termes, il affirme, que les conditions fondamentales de notre existence restent toujours les mêmes et qu’en conséquence il ne peut se produire rien de nouveau. Si haut que l’homme puisse s’élever en domptant les forces de la nature, si grandes que soient les découvertes accomplies, l’Ecclésiaste n’en proclame pas moins que tous ces progrès ne renferment rien de nouveau, dès lors qu’ils sont impuissants pour expulser de ce monde la vanité et la mort. Et que maintenant l’optimisme se prenne à vanter les progrès de la science, l’Ecclésiaste lui oppose encore son solennel : il n’est rien de nouveau sous le soleil, aussi longtemps qu’au regard de la plus haute de toutes les questions, la science ne peut que confesser son ignorance. Mais elle n’est qu’un savoir négatif, car si elle peut dévoiler les illusions de cette vie, elle est incapable de lui montrer le terme vers lequel il faut que sans cesse elle tende, et qui seul peut lui garantir le repos. Pour trouver quelque chose de nouveau, il faudrait pouvoir changer les conditions de notre existence aussi bien pour la vie intellectuelle que pour la vie physique. En d’autres termes, ce que l’Ecclésiaste réclame, il nous le fait entendre plutôt qu’il ne l’exprime, c’est la création nouvelle accomplie par le Christianisme, le nouveau ciel et la nouvelle terre. Dès lors que l’humanité n’est pas rendue participante de ce royaume, pour elle, il n’est rien de changé, quels que soient les milieux toujours plus civilisés qu’elle puisse traverser, elle ne fait que se tourner dans le même cercle de néant et de vanité qu’il décrit si bien : « Le soleil se lève et se couche, il se hâte vers son lieu et il en ressort. Toutes les eaux vont à la mer et jamais la mer ne se remplit ». Combien moins encore notre cœur au milieu de cette diversité et de cette perpétuelle contradiction des événements et des choses, peut-il trouver son lieu de repos, ce qui, pour l’Ecclésiaste, revient à dire : « l’œil ne se rassasie jamais de voir et l’oreille d’entendre, ce qui est tordu ne saurait se redresser et les fautes restent innombrables. »
Mais dans l’Ecclésiaste, à côté de cette voix qui doute et qui pleure et que nous venons d’entendre, il en est une qui console. Cette voix est celle qui nous enseigne qu’un ordre nouveau se fera un jour, que Dieu lui-même interviendra, qu’il prendra la parole pour juger le monde et remettre chaque chose à sa place (Ecclésiaste 12.14 ; 11.9). Dans ces paroles, se trouve contenu le germe de l’optimisme plus élevé que l’Évangile à son heure nous a révélé. Cette parole est aussi une exhortation, car elle nous dit : le résumé de tous ce discours est « crains Dieu et garde ses commandements » (Ecclésiaste 12.13). L’Ecclésiaste nous révèle également le secret du bonheur, quand il nous donne le conseil de saisir franchement et ouvertement dans la crainte de Dieu toutes les joies innocentes et pures qui se présentent à nous dans le va et vient toujours si confus des choses d’ici-bas. « Va et mange ton pain dans la société de tes amis, bois ton vin joyeusement. Avec la femme que tu aimes, jouis la vie que Dieu te donne et aussi longtemps que Dieu te la conserve sous le soleil. Car c’est ta part en cette vie et dans le travail que Dieu t’a donné d’accomplir sous le soleil (Ecclésiaste 9.7-9).
Le fatalisme pessimiste a trouvé son expression la plus sombre sous le règne des empereurs romains. Si Rome est devenue dans l’histoire le type de la domination universelle, c’est à la condition de rester celui de la dissolution et de la mort qui attendent toutes les puissances de la terre. L’Etat était pour les Romains le bien suprême et la domination sur tous les autres peuples, l’idéal que toujours ils poursuivirent. Et quand une fois ils l’eurent réalisé, la vie pour eux ne put plus avoir de sens. La terre conquise, leur ambition assouvie, les énergies et les forces de l’âme s’affaissèrent et bientôt ne se retrouvèrent plus. Pour eux alors, dans l’universelle lassitude, ils n’entendirent plus que la parole de l’Ecclésiaste : « Tout est vanité ! » A partir de cette heure, la corruption se fît et s’étendit sur toutes les classes de la société. Des hauteurs sociales, l’incrédulité descendit dans les couches infimes et profondes de la nation. On cessa de croire à la providence divine, mais on se prit à invoquer la nature, le destin, la fortune, l’or et les jouissances. Et bientôt tous se surprirent à croire que le ciel était vide et n’avait plus rien à donner. Les âmes encore éprises d’idéal se sentirent saisies d’une indicible tristesse. A la vue de ce peuple expirant, étendu sur les dépouilles du monde, comme sur un lit de parade, n’ayant plus rien à ravir, plus de but à atteindre, les meilleurs furent pris d’un frisson indicible et d’un muet désespoir. Les plus forts cherchèrent un refuge dans le stoïcisme, tandis que la masse s’abandonna à l’épicuréisme qui n’est après tout que la peur de la mort et l’art de boire l’oubli dans la jouissance de l’heure présente. Le fatalisme pessimiste, qui latent ou conscient, devint l’âme de ce siècle, ne pouvait être vaincu que par la morale chrétienne, car elle est à la fois le pessimisme qui révèle et condamne le péché, et l’optimisme qui proclame la rédemption et l’amour infini de Dieu.
[On a remarqué que toutes les fois que l’heure de la décadence va se faire pour un peuple, les premiers pour la provoquer sont toujours ceux qui seraient les plus intéressés à la prévenir. Dans la Rome impériale ce furent les patriciens qui les premiers livrèrent la patrie aux envahisseurs, aux sophistes grecs qui apportaient l’incrédulité qui devait les venger de l’oppression romaine. Ce fut aussi la noblesse française qui la première donna le signal de la grande révolution. Et sous nos yeux on dirait que dans tous les états de l’Europe les classes dirigeantes n’ont d’autres soucis que de répandre le matérialisme, l’exécuteur de la grande liquidation (Note du traducteur.)]
De nos jours, sous sa forme sceptique et fataliste le pessimisme vient de faire sa réapparition. Pouvait-il en être autrement ? Notre époque si profondément atteinte dans sa foi, et en même temps, si souvent troublée par les révolutions et les convulsions politiques, comment pourrait-elle se soustraire aux anxiétés que provoque l’incertitude de l’heure actuelle ? Il est vrai aussi que la conception optimiste s’affirme en même temps avec une égale puissance par le besoin de justice qui semble caractériser le mouvement social contemporain et surtout par la splendeur des découvertes qu’indéfiniment multiplie la science. On peut dire aussi que la philosophie contemporaine dans son ensemble est essentiellement optimiste ; sa principale étude n’est-elle pas la solution des contraires au profit de l’harmonie et de l’unité ? Mais néanmoins, elle était inévitable la réapparition du pessimisme. Kant, le père de la pensée moderne, l’avait vouée au pessimisme en lui léguant une philosophie qui n’a pour conclusion que le mal radical. Schopenhauer, à bien l’entendre, n’est que le disciple de Kant. La poésie à son tour qui n’est jamais que l’écho de la pensée prédominante devait donc, célébrer la désespérance et le pessimisme.
Les poètes romantiques au début du siècle semblent contredire à notre assertion. Tous ils se rangent sous la bannière de Gœthe qui fut, lui, le chantre de l’optimisme. A l’heure première de leur triomphe, sur le XVIIIe siècle qui se mourait sous leurs coups, sans avoir jamais connu ni le sens de l’histoire ni les sources profondes de la vie, dans l’ivresse de la victoire, volontiers ils célèbrent la magnificence et les joies de la lumière, et nul comme eux n’a su les glorifier. Et cependant, c’est du sein de cet optimisme triomphant, que tout à coup se fit entendre dans les chants désespérés de Byron l’accent du pessimisme le plus sombre qui ait jamais troublé la conscience humaine. C’est en lui et son école que la désespérance moderne a trouvé ses prophètes les plus redoutables. Lenau et Léopardi ne sont que ses émules et ses épigones.
Tout en appartenant à l’école romantique, il n’est que plus l’antithèse de Gœthe. Ces deux grands poètes se connaissaient et s’admiraient, et cependant, ils conçoivent le monde et les hommes à un point de vue non pas différent, mais complètement opposé. Si Gœthe s’efforce de ne pas voir, ou de voiler le mal, on peut dire que Byron éprouve une farouche volupté, à l’accuser et le mettre en pleine lumière. Quand il se prend à dépeindre les charmes, les attraits de la vie, les gloires et la puissance de la nature, il sait trouver les couleurs les plus pures et les plus éclatantes, mais on peut dire qu’à ces descriptions enchanteresses il ne prodigue le plus pur de son génie que pour mieux nous contraindre à voir le ver qu’elles dissimulent. Toutes les gloires que l’homme peut connaître et rêver, sa poésie sait les refléter, les faire resplendir dans une lumière irrésistible d’éclat ; mais plus belles elles apparaissent, et plus noires et plus inévitables derrière elles, on voit surgir la déception contre laquelle elles vont se briser. Il n’est pas dans la vie une amertume, pas une plaie qui saigne et déchire qui n’ait trouvé dans la poésie de Byron sa plus complète et sa plus héroïque expression. Aussi, est-ce à bon droit qu’on l’appelle « la poésie de l’universelle douleur ». Ce pessimisme n’a certes rien de chrétien, et cependant, il ne pouvait se produire qu’en plein Christianisme, car seul le Christianisme pouvait nous révéler l’âme humaine avec ses grandeurs et ses immortelles origines. Aussi le poète qui a le plus subi la pensée chrétienne est-il celui qui le plus trahit un esprit sceptique et une âme ulcérée. En lui, dans je ne sais quelle singulière alliance de la douleur et de l’orgueil révoltés, on sent un cœur de Titan. Mais ce cœur est plein de larmes, il porte le deuil d’une écrasante infortune et malgré ses fautes et ses égarements, il persiste à croire à la noblesse de son origine première. Toujours il croit qu’il n’est pas de sacrifice, si élevé soit-il, pas d’action héroïque qu’il ne soit capable d’accomplir, à ce titre, il s’arroge le droit de citer devant son tribunal à lui, et Dieu et le monde. Quelque divers que soient ses héros, les noms et les décors sous lesquels ils apparaissent, ils ne représentent jamais que la même personne, le poète lui-même. Il est ce Caïn que Lucifer emporte à travers les espaces infinis et lui montre en passant les mondes en ruine que la flamme consume. Il lui fait remarquer notre terre comme un point imperceptible se perdant dans un infini de globes en feu. Avec ce Lucifer il pénètre dans le royaume des trépassés, et il passe en revue les générations éteintes. Alors qu’elles s’éveillent, son âme s’emplit de blasphèmes et d’amertumes contre ce Dieu qui ne crée que pour détruire. Il est Lara, Manfred du Child Arold ! Si changeantes et si chatoyantes que soient ses descriptions de la création, elles accusent toujours la même pensée et le même cœur, ce cœur d’homme qui toujours déborde d’orgueil et de désespoir. Il apparaît sous des costumes divers et sur des théâtres dont les décors sans cesse changent. On le voir au sommet des Alpes suisses, sur la mer en furie, le ciel bleu sur sa tête, à Rome, en tête à tête avec les monuments qui rappellent sa grandeur passée, sous les palmiers du désert, au milieu du tumulte des cités. Mais toujours il nous fait entendre la même grande et lugubre redite. Le sort de l’homme sur la terre n’est que pour souffrir et se désespérer ; qu’il soit coupable ou juste, il est promis à la douleur et au désespoir. Plus il a été richement doué pour comprendre le bonheur et en jouir, et plus il faut qu’il souffre. Quoi qu’il fasse, et quel qu’il soit, il n’est à jamais qu’un damné qui porte dans son cœur une plaie toujours saignante et qui ne veut pas être guérie, un feu qui brûle et jamais ne s’éteint, une faim qui jamais ne s’apaise, un abîme qui jamais ne se comble. Toujours sous ses yeux, s’étale le pays de la promesse et de la magnificence, toujours il le cherche ; et nulle part pour lui, ce pays ne se trouve ! C’est avec le mépris pour l’homme et les hommes, le sarcasme sur les lèvres, qu’il sort de ce monde qui ne représente pour lui que les platitudes de la pensée, les servilités et les bassesses de l’égoïsme qui seules représentent et résument l’histoire tout entière. Et si dans sa course effrénée à travers le monde, pour lui, apparaissent les grandes réalités, elles ne lui rappellent qu’une grandeur qui s’est éteinte, une beauté qui s’est flétrie et des ruines qui ne valent que pour servir de thème à ses funèbres complaintes. Et cependant, lui aussi parfois se prend à lever de l’âge d’or que nous attendons. En ce sens, on aime à rappeler l’enthousiasme avec lequel il combattit pour la cause sainte de la liberté grecque, car ainsi il affirmait, qu’en lui vivait une âme éprise de la passion d’un idéal historique et pour lequel, à ses yeux, il valait la peine de souffrir et de mourir. Et cependant, à contempler dans son ensemble l’œuvre poétique de Byron, nous sommes contraints de constater qu’il a eu encore plus de mépris pour l’homme que d’amour pour la liberté. Et tel est ce mépris que jamais il ne l’a cru digne de la liberté. La poésie, sa poésie à lui, fut en définitive la seule réalité vivante pour laquelle il fût capable de s’éprendre. Et ce ne fut jamais que ses enthousiasmes et ses ravissements de poète qu’il consentit à servir alors qu’il paraissait se dévouer à une œuvre humaine. De lui on peut dire qu’il est bien le poète qui n’a d’autres alliés et d’autres amis que les montagnes et les étoiles, la nuit et les abîmes, car eux seuls peuvent converser avec lui et lui confier leurs mystères. Et le dernier de ces mystères est celui que nous révèle Manfred lorsqu’il s’écrie : « La vie ! Elle est semblable à ce désert de sable que borde la mer. Comme lui, elle n’est faite que d’atomes infinis et ne connaît que le froid, la nuit, la désolation. La vague sauvage contre elle s’élance en mugissant, la recouvre de son écume mais en se retirant, elle ne lui laisse que des débris désolés, des épaves lugubres, des corps morts ».
A ce dégoût de la vie, joignez l’insatiable curiosité avec laquelle il embrasse le monde, l’abîme insondable et noir et vous aurez le thème sur lequel il exécute ses variations infiniesd.
d – Voir ses confidences dans ses entretiens avec Thomas Medwin. Traduction allemande Stuttgard 1825, et l’autobiographie d’après ses journaux et ses lettres. Berlin, 1876.
Si Gœthe est le poète de l’harmonie, on peut dire que Byron est celui des conflits et des orages. Mais la vie humaine connaît des harmonies plus profondes et plus douces que celles de la poésie de Gœthe, précisément parce qu’elle est faite de contrastes qui se contredisent plus douloureusement encore que ceux que le poète a bien voulu reconnaître. Et pour elle, ces contrastes appellent un interprète plus puissant que Byron ne l’a jamais été. Leur conception de la vie, à l’un et à l’autre, est essentiellement fausse, parce que l’un et l’autre ont ignoré le Christianisme. Aussi Shakespeare est-il leur maître à tous les deux. Tout à la fois pessimiste et optimiste, quoique de beaucoup pour lui le pessimisme l’emporte sur l’optimisme, on peut dire qu’il possède l’intuition vraie de la vie. Et il n’est pas cependant ce qu’on peut appeler un poète religieux, car on dirait que de parti pris il est étranger à la préoccupation chrétienne. Mais ce qui fait sa véritable grandeur, c’est qu’en lui la pensée religieuse reste, quoique toujours voilée, l’inspiratrice de toutes ses conceptions. On la retrouve toujours et jamais on ne peut en perdre la trace dans les tragiques destinées qu’il fait revivre. Quelle que soit celle de ses œuvres que l’on étudie, on retrouve toujours le sentiment du péché, tel que la foi chrétienne nous apprend à le redouter. Tous ses héros sont chair et sang et réellement ils vivent. A les voir passer, il est facile de reconnaître qu’en eux, dans leur chair, rien de bon n’habite. Ses créations les plus nobles et les plus pures, ses Julie, ses Desdémone, sont bien des âmes humaines, toutes elles ont au cœur leur part de péché et de condamnation ! Et c’est cette part qui fait leur destinée. De toutes on peut dire qu’elle sont renfermées dans le péché et la condamnation. Aussi sa poésie est bien véritablement celle de la douleur humaine. Et jamais on ne rencontre chez lui ces vaines déclamations contre des douleurs prétendues imméritées. Pour lui un monde de péché appelle nécessairement un monde de condamnation, et la misère du cœur de l’homme fait la douleur de son existence. Le roi Lear dans sa lande déserte, au milieu de la nuit que noircit la tempête, reste le symbole de ces grandes vérités. Ce n’est pas l’orgueil du Titan, amer, révolté, que veut nous inspirer le poète, mais bien au contraire la crainte qui tremble à la pensée seule d’enfreindre l’ordre divin, et dans l’attente du châtiment. Il ne nous laisse pas ignorer non plus que la faute d’un seul peut devenir celle de la race tout entière. La caractéristique de l’œuvre du grand dramaturge, c’est l’éclair de la justice divine qui tout-à-coup éclate, c’est le bruit de la foudre qui anéantit toute fausse grandeur. La grâce et la miséricorde divines restent toujours voilées derrière la sombre nuée. Elles ne sont pas cependant sans intervenir radieuses et irrésistibles dans quelques unes de ses œuvres. C’est ainsi que dans le Marchand de Venise, et Mesure pour mesure, la part principale de l’action est entre le droit et la grâce, la loi et l’Évangile. Et c’est ce dernier qui prononce le mot de la fin. Et cette conception vraie de la vie n’est pas sans exercer sa bienfaisante influence sur l’œuvre tout entière du poète. Il est vrai que bien souvent il nous rappelle que tout est néant, que toutes les grandeurs humaines, les palais les plus somptueux ne sont, après tout, que des demeures d’un jour construites avec des nuées et sur des nuées, que la terre elle-même disparaîtra comme disparaît l’acteur qui pour un instant vient d’occuper la scène. Mais il sait aussi nous rappeler qu’il est quelque chose d’immuable et d’éternel, un point d’appui qui jamais ne manque et que ce quelque chose c’est Dieu, sa loi sainte, son infaillible justice. Pour lui encore, dans la vie de l’homme il est quelque chose qui n’est pas vain et ce quelque chose, c’est la fidélité, la foi, l’amour, la justice. Il suffit de nous rappeler Cordélia et Kent dans le Roi Lear. Pour lui, la force morale et religieuse sont la seule puissance qui résiste aux orages et aux épreuves de la vie ; il nous apprend qu’elle seule peut faire l’homme immortel et le rattacher à l’au-delà, à l’ordre immuable et éternel. Aussi l’on peut dire que toutes les voix et toutes les langues que fait parler le poète se résument dans cette sentence suprême : « Crains Dieu et garde ses commandements. »
On nous accusera peut-être d’insister trop longuement sur le pessimisme, mais cette insistance était nécessaire. Comment, en effet, et c’est là notre excuse, pourrions-nous connaître le véritable optimisme, si, au préalable, nous ne connaissions pas son contraire, le pessimisme ? Nous ne sommes pas même surs, malgré cette insistance, de le connaître à cette heure dans toute son amère et douloureuse réalité, car pour saisir l’insaisissable Prothée, il faut étudier toujours plus attentivement la vie véritable dans ses manifestations et sous ses aspects les plus authentiques. Le théâtre a fait pour nous cette étude. Nous n’avons qu’à l’interroger dans ses œuvres immortelles que le temps a consacrées et qui sont encore aujourd’hui plus vivantes que l’acteur qui les interprète et que le spectateur qui les applaudit. Et de ces œuvres nous ne voulons retenir que celles qui portent le plus visible l’empreinte tragique ou comique. La tragédie et la comédie ne sont-elles pas, en effet, les caractères constitutifs de l’humanité véritable ? Ne sont-ce pas, en effet, les deux faces, les deux aspects sous lesquels tour à tour nous apparaît le monde de tous les temps ? L’un appelle les larmes et l’autre provoque le rire. Mais tous les deux en définitive ne savent que répéter le thème antique : tout est vanité. Considérons d’abord le théâtre tragique. Quel est le monde qu’il étudie et auquel il emprunte les conditions et les éléments de la puissance dramatique ?
De tous les mondes que nous connaissons, un seul est possible pour lui, celui de la liberté. Ce n’est que dans ce milieu qu’il peut trouver les situations qui émeuvent, les décisions’héroïques, les événements imprévus qui se hâtent et saisissent. Seule, la vie morale peut produire ces contrastes inattendus et douloureux entre l’idéal et la réalité. N’est-ce pas à la liberté seule que l’homme reste redevable du pouvoir redoutable qui sait créer les conflits qui entraînent et passionnent pour nous laisser aux prises avec les catastrophes imprévues qui infligent à l’idéal les déceptions les plus cruelles ? A ces dénouements qui contredisent la vérité morale, froissent la conscience, quelle explication pourrons-nous opposer ? Il n’en est qu’une seule. Celle que nous donne et fait évidente le Christianisme, en nous montrant dans le monde de l’au-delà la solution de toutes les énigmes, la conciliation de toutes les contradictions de l’heure présente.
La tragédie n’est, après tout, que le contraste entre l’idéal et la réalité. Dans le théâtre antique, ce contraste porte toujours et exclusive l’empreinte de la fatalité. Mais plus il s’élève, et plus au fait fatal, il substitue le fait moral et au destin la responsabilité. L’art dramatique à ses débuts ne pouvait pas se soustraire à cette impression fataliste. Elle est déjà dans la nature et dans les rapports que l’homme est obligé de soutenir avec et contre elle. A ne la connaître que dans l’expansion souveraine de sa force, nous sentons que toute puissante qu’elle est, elle ne porte pas moins un germe de mort et de servitude, une condamnation, qui au milieu de ses joies et de ses triomphes lui arrache le cri de la douleur. Que de souffrances dans cette nature que nous croyons inanimée ! Combien souvent les forces qu’elle porte dans son sein se déchaînent, brisent les liens qui les retenaient captives, envahissent le domaine de l’homme, le dévastent et l’emplissent de ruines ! Et sous ces ruines, que d’existences précieuses à jamais ensevelies ! Et lorsqu’elle cesse de détruire et de faire entendre ces coups redoutables qui retentissent au loin, c’est pour répandre, en se jouant des germes de mort qui consument lentement mais plus sûrement. Ces calamités, on les appelle des hasards ! Mais ces hasards, si on les comptait, formeraient une légion redoutable. Si redoutables qu’apparaissent ces ruines, elles le sont cependant infiniment moins que celles plus nombreuses encore que nous sommes obligés de souffrir en présence de la liberté de l’homme contredite et brisée par les souffrances et les tortures du corps, ou captive dans les liens de la pauvreté ou de l’impuissance morale. Que dire encore de ces luttes inégales que tant de nobles cœurs ont été obligés de soutenir contre une destinée implacable qui toujours finissait par triompher de leurs plus nobles énergies ? Voici un grand poète, Camoëns. Il meurt de faim et le linceul qu’il emporte est le seul et dérisoire hommage que l’admiration de ses contemporains ait su rendre à son génie ! Mais le contraste se fait plus ironique lorsqu’au lieu de regarder aux circonstances et aux événements qui contredisent à la destinée humaine, nous regardons à l’âme humaine elle-même, aux forces dont elle dispose pour conquérir sa place dans la lutte pour la vie. Combien il en est, et d’entre les meilleures, qui succombent dans cette lutte non point sous les coups de l’adversaire du dehors mais par leur propre faute ? A des qualités de premier ordre, elles joignaient une imperfection, une infirmité morale, un infiniment petit qui paralysait toutes leurs forces, et les empêchait de trouver leur voie, de saisir l’idéal qui leur était assigné. Et par la faute de cet infiniment petit, elles n’étaient plus que ces essences de grand prix qui, arrachées à la patrie du soleil, ne savent que souffrir et s’étioler sous un climat meurtrier et glacé. On s’est souvent demandé si telle n’était pas la pensée que Goethe voulait traduire quand il évoquait dans son Wilhem Meister, ces nobles âmes délicates, éprises d’idéal au cœur généreux et profond, mais qui ne savent qu’aimer et souffrir ! Telle une Marianne, une Aurélie, une Mignon ou même le joueur de harpe ! Tous ils succombent, tandis que des natures plus vulgaires facilement trouvent leur voie et conquièrent leur place ! Peut-être sans en avoir pleinement conscience, le poète a-t-il voulu nous faire entendre qu’il est des âmes délicates et fières dont la beauté nous impose mais qui jamais ne savent s’acclimater sur notre sol ingrat. Ou bien encore a-t-il voulu nous dire qu’on pouvait être un poète, un grand artiste, souffrir toutes les souffrances du génie, dans la lutte avec l’idéal, mais que si, en sus de toutes ces exquises qualités, on ne possède pas un peu de cette vulgarité qui sait calculer et raisonner, on ne peut que périr dans notre monde d’aujourd’hui ? Ce serait à croire qu’avec Mlle Bernhagen Van Ense, il tenait pour assuré que pour les grandes âmes il n’est point d’auberge en ce monde ? Quoi qu’il en soit de la pensée du poète, chaque jour l’expérience se charge de nous apprendre qu’il est des âmes, et même d’entre les meilleures, qui ne peuvent jamais trouver leur place en ce monde, en dehors de celle que nous assigne la rédemption. Il nous faut donc reconnaître, et il nous serait impossible de faire autrement, que les souffrances de l’âme ne sont que la conséquence du péché de l’individu, tout aussi bien que de la société. Mais cette conséquence n’en est pas moins pour des âmes délicates, éprises d’idéal, une impression qui les consume et leur donne la mort. Si notre histoire revêt parfois un accent si particulièrement tragique, n’est-ce pas alors qu’elle nous oblige de reconnaître que les héros du monde moral, les plus forts et les plus généreux, toujours succombent victimes de leur propre dévouement. Et l’on dirait que l’histoire se complaît à redire qu’ils ne périssent que parce qu’ils ont poursuivi un idéal qu’eux seuls pouvaient entendre, et que leur force à eux seuls était incapable de saisir. Tel est l’ordre de faits auquel toujours la tragédie va emprunter son idéal et ses inspirations. Telle est même d’après Aristote la donnée tragique par excellence. Hegel croit également que sans elle la tragédie n’est plus possible. Mais il faut de plus à la tragédie véritable que le héros qu’elle met en scène porte sur lui une faute à expier. S’il était innocent et que contre lui se fît une expiation imméritée, le sens moral se sentirait froissé. A cette règle de l’esthétique théâtrale, nous ne voulons pas dénier la valeur qui lui est propre mais nous devons remarquer que bien souvent la vie réelle n’en tient nul compte. Que de fois, au contraire, n’avons-nous pas rencontré des hommes justes souffrir une douleur imméritée à la seule fin de nous apprendre qu’il est une souffrance que l’on doit souffrir, non point pour son péché à soi, mais pour les péchés de son peuple ou de l’humanité. Cette loi, nous la voyons s’accomplir dans toute sa redoutable rigueur en la personne du Christ. Il a été le méprisé de tous, il a été cloué sur la croix ! Et que de fois pendant son ministère, pour lui a dû se reproduire et se faire toujours plus douloureuse la parole qu’il prononçait sur Jérusalem : « Jérusalem ! Jérusalem ! toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu te rassembler sous mes ailes comme la poule rassemble ses poussins et tu ne l’a pas voulu ! » (Matthieu 23.37). C’est sur le calvaire, au pied de la croix, que se manifeste dans toute sa tragique horreur l’histoire de l’humanité ! C’est ici qu’à jamais se meurt le faux optimisme de l’homme naturel. Mais c’est ici également que triomphe l’optimisme véritable. Ce n’est qu’à cette place que nous pouvons apprendre quelle est la justice de ce monde de péché, et quelle est sur la terre la destinée réservée au saint et au justee !
e – Pour l’étude de la tragédie humaine on peut comparer Daumer « Ma conversion », et au point de vue nihiliste, Schopenhauer, et la philosophie de l’inconscient de Hartmann.
Mais la tragédie seule ne saurait suffire à l’explication de la destinée humaine, il nous faut également entendre le témoignage du poète comique. La comédie ne considère jamais il est vrai ce monde comme un monde de péché et de responsabilité, pas plus qu’elle n’admet la loi redoutable de la fatalité. Elle ne connaît d’autres maîtres pour l’homme que la sottise et le hasard. Ce qu’elle veut produire en nous, ce n’est pas l’impression de la douleur, mais le plaisir, et je ne sais quelle satisfaction d’un égoïsme raffiné. Et cependant, il est difficile de ne pas le voir, le monde de la sottise est essentiellement le monde du péché, car ce n’est que dans le péché, une liberté morale amoindrie, que l’on peut rencontrer la sottise. La sottise n’est, en effet, que la contradiction que s’inflige la raison quand elle méconnaît sa loi. Elle a pour cause première la contradiction dans laquelle toujours s’égare la volonté lorsqu’elle méconnaît son idéal. Nous n’avons pas la prétention de donner ici une définition complète du comique, les plus ignorants en ont l’intuition, mais on peut dire que personne ne peut en préciser le sens, pas plus qu’on ne peut préciser celui de la puissance tragique, si l’on n’a pas au préalable la notion vraie du péché. Sans cette notion on ne rencontre que des définitions vagues et superficielles, ce qui est également le cas de celle que nous donne Aristotef. A considérer le comique tel qu’il se produit dans la vie de tous les jours, nous pouvons dire que la meilleure définition est celle de Vinet, théologien et critique littéraire de langue françaiseg (1799-1847). Le comique, dit-il, « est la naïveté du péché ». Cette définition a l’avantage de saisir le comique dans sa cause première et de lui assigner son milieu véritable, hors duquel il n’est plus possible. Personne, en effet, ne s’avisera de ranger au nombre des faits comiques une erreur intellectuelle, la solution fausse d’un problème de mathématique ou de philosophie. La sottise comique n’est possible que dans le domaine moral. Et cependant, quant au péché, en tant que péché et mal moral, au sens de la conscience de la responsabilité morale, personne ne pourra le ranger au nombre des faits comiques. Pour devenir comique, il faut qu’il perde la conscience de lui-même, qu’il se prenne pour le contraire de ce qu’il est, étalant naïvement son orgueil dans la sottise, ce n’est qu’alors qu’il devient comique. Il n’est plus alors pour nous la suppression de la loi morale, ce qui contredit à la justice et à la sainteté, mais exclusivement un fait qui devient comique parce que, au lieu d’être le péché, il n’est plus qu’un acte prétentieux ; et il n’est comique que parce qu’il voudrait être pris au sérieux. Pour que le péché devienne comique, il doit donc revêtir une forte dose d’inconscience et de naïveté ; ce n’est qu’alors qu’il peut provoquer le rire. C’est ce que Vinet a fait merveilleusement ressortir dans son étude des Provinciales. Les pères jésuites mis en scène viennent exposer eux-mêmes leurs propres platitudes avec une si parfaite candeur, que les insanités et les énormités de leur casuistique, leurs mensonges, leurs hypocrisies, à force d’être inconscients et naïfs deviennent comiques. Un fait, en outre, ne peut être comique qu’à la condition de se produire à l’état de flagrant délit s’accomplissant à l’heure même et ne nous laissant pas même le loisir de nous rappeler qu’il est avant tout un fait moral. L’hilarité que provoque le fait comique est toute intellectuelle. Dans l’impression qu’il nous laisse, le sentiment moral s’efface pour laisser la place tout entière au fou rire que provoque la vue du contraste qui travestit en son contraire l’acte qui se passe sur la scène. Tandis que la tragédie recherche le pessimisme, la comédie se complaît dans l’optimisme ; au travers de toutes les intrigues qu’elle noue, des incidents, des complications qu’elle provoque, il est facile de reconnaître que l’on n’est jamais en présence que de dangers imaginaires qu’un heureux dénouement doit toujours conjurer. Mais l’illusion n’est pas longtemps possible et on ne tarde pas à reconnaître que cet optimisme de parade n’est que le travestissement sous lequel se dissimule la tristesse humaine. Au dessus des joies et des jeux du hasard qui décorent et encombrent la scène comique, on sent toujours se faire les sombres pressentiments de l’orage. Le poète comique n’est donc que bien avisé lorsqu’il laisse tomber le rideau au moment le plus heureux de l’action. S’il la laissait courir à sa fin nous nous retrouverions en plein pessimisme et nous entendrions les sanglots.
f – A quiconque voudra réfléchir sur cette question, on peut proposer ce problème : Pourquoi les évangélistes ne nous disent jamais du Sauveur du monde, il a ri, tandis qu’au contraire à diverses reprises, ils nous rappellent, qu’il a pleuré ?
g – Vinet Etudes sur Pascal, p. 252.
Plus l’art comique s’élève, plus il se rapproche de la perfection, et plus il laisse transparaître la tristesse humaine. Et cependant, si nous en croyons un critique d’art, le poète danois J.-L. Heiberg (1791 -1860), l’esprit, l’humour, l’ironie seraient les moyens et l’inspiration comique par excellence. D’autres, tout en retenant les mêmes moyens d’action, voudraient cependant que le poète comique s’inspirât surtout d’une franche gaieté, naïve, spirituelle et toujours optimiste. Tel est l’idéal que cherche à réaliser le danois Holberg (1684-1754). La bonne gaieté bourgeoise qu’il met en scène fait revivre un monde plein de charmes et de naïveté. Ses personnages vont et viennent satisfaits, rieurs et désintéressés. A les voir sur la scène, on pourrait croire qu’il n’est pour eux d’autre réalité que l’heure présente. On aurait grand’peine à découvrir le souci moral capable de les troubler. Mais dès qu’apparaît l’ironie, on peut dire qu’avec elle commence à poindre la tristesse, elle peut ne pas troubler le péché dans son inconsciente naïveté, mais elle n’en est pas moins le grand trouble fête. Si pour le plaisir des yeux, pour le charme et l’attrait du spectacle, l’esprit peut impunément agiter ses grelots et prodiguer ses feux et ses jeux, l’ironie apparaissant, l’illusion s’en va, le feu d’artifice s’éteint et le spectateur, quoi qu’il en ait, se retire emportant dans son cœur l’arrière-pensée et la tristesse du pessimisme. Nous venons de citer Pascal et le haut comique de ses Provinciales. Mais nous avons mieux à faire ; il nous faut ici invoquer la grande autorité, le seul vrai comique, le français Molière (1622-1673). Comme le danois Holberg, il a le trait qui pénètre, l’humour qui pétille. Mais que tout autrement grande est la pensée qui l’inspire ! Tous les traits qu’il lance sont autant de flèches empoisonnées, toute vibrantes d’ironie. Tandis que sa verve comique vous secoue, vous remue, on se croirait en présence d’un peintre fantastique qui, plus puissant qu’Hogart, fait revivre tout un monde de scélératesse et de vice. Et le rire alors fait place à l’effroi ! Derrière le masque du comique, on pressent, non pas le poète, mais le justicier qui, sombre, implacable, vous oblige à confesser que notre folie n’est que la douleur et la condamnation du péché et que tous nos rires doivent se changer en pleurs !
L’ironie qui insiste et qui raille devient cette chose indéfinissable qu’on appelle l’humour. Car, tandis que l’ironie n’est que le trait qui passe sans jamais s’appesantir, l’humour saisit et retient tout un milieu qu’elle éclaire et domine pour laisser transparaître les contrastes dans toute leur pesante et brutale réalité. L’humour n’est donc pas seulement le trait qui saisit et ridiculise un fait particulier, il est surtout la pensée qui embrasse et généralise toute une situation pour en faire ressortir le contraste qui aime à confondre le grand et le petit, les choses élevées et les triviales. La douleur tragique ne lui est point étrangère ; forcément même elle l’impose, lorsqu’elle nous surprend prenant notre grandeur d’un jour pour la grandeur véritable. Tel est le spectacle que bien souvent nous donnent les héros de la tragédie historique, lorsque le but qu’ils poursuivent et qui n’est que relativement grand, ils le prennent aveuglément pour la grandeur absolue. L’humour pour être vrai, pour dominer ce monde de contingences et de vanité, pour le retrouver et le posséder, il faut donc qu’il s’inspire non point de ce qui ne sera plus demain, mais de ce qui est et persiste toujours, autant dire de l’esprit divin lui-même. Il est donc deux manières d’humour. L’une cherche son inspiration et sa force dans la foi religieuse, et sait par son intuition vaincre le pessimisme. Cet humour souvent jaillit dans les lettres et les propos de table de Luther. Mais il est aussi un humour d’un tout autre genre. Telle est celui que provoquent les vulgarités et les caprices menteurs usurpant la place de la réalité véritable pour celui qui n’ayant pas trouvé dans la religion le moyen et le lieu de son repos, veut à tout prix, se contenter d’un bonheur au rabais, du bien-être vulgaire. Si modérée que puisse paraître cette prétention, l’homme ne parvient pas même à la réaliser. Partout il porte en lui un esprit et un cœur qui se troublent et se contredisent. En vain il demande le repos et l’apaisement à ce monde, il n’y trouve jamais que la déraison et ses inconséquences, que la folie et ses illusions. Et ce n’est que justice que celui qui prend le temps pour l’éternité et l’onde qui passe pour le roc qui ne trompe point, ce n’est que justice que le néant retombe sur lui d’un poids qui l’écrase. Hamlet est une illustration de cet humour. Sombre et amer, il cherche à s’affranchir de l’affreux néant qui le dévore. Cet affranchissement, il le demande à la sagesse et à la philosophie humaines, mais il n’est pas d’esprit si profond et si pénétrant soit-il, pour faire que le monde d’aujourd’hui soit autre chose qu’un insoluble amas de contradictions et d’énigmes.
Ainsi donc, toutes les deux, la tragédie et la comédie, s’entendent pour nous démontrer, l’une directement et l’autre indirectement, que notre monde est un monde de douleur et de péché et qu’il ne peut que périr sans l’intervention d’en haut. Bien souvent, l’on s’imagine que le monde du théâtre et des spectacles est le milieu par excellence où l’on sait le mieux l’art de jouir de la vie, le véritable optimisme. Et cependant l’expérience est là pour l’attester, les hommes de théâtre, les grands acteurs ne sont rien moins qu’optimistes. Holberg, le grand comédien danois, dans ses pensées morales, décrit la vie en général et la sienne en particulier sous des couleurs qui ne sont rien moins que riantes. Son témoignage vaut la peine d’être recueilli. « La vie humaine, dit-il, est bien courte si on la mesure d’après le nombre d’années qu’elle consume. Mais elle est bien longue, si l’on veut faire le compte de toutes les douleurs qu’elle peut contenir. L’enfant vient au monde en pleurant et en criant, tant il a, on le dirait, le pressentiment des souffrances qui l’attendent. Difficilement on peut se représenter une créature aussi malheureuse que l’enfant qui vient de naître. Le jour de sa naissance serait le jour de sa mort, si autour de lui ne s’empressaient à son service des êtres secourables. Artificiellement, avec infiniment de peine, ils parviennent à conserver sa vie. On peut donc se représenter un fils des hommes comme un masque de théâtre. Il n’apparaît sur la scène que pour chanter une complainte lugubre et puis il se retire. Malgré tous les soins dont on entoure la vie d’un enfant, il n’est pas pour lui un jour, une heure, où il ne soit en danger de mort. A ne regarder que la fragilité de son corps, on peut dire qu’il n’est qu’une bulle de savon que le moindre choc peut briser et faire rentrer dans le néant. Jour et nuit, il faut qu’on veille sur lui comme sur le cristal le plus fragile ; il faut qu’on l’entoure de ouate et de duvet, qu’une nourrice le berce de ses chants pour lui conserver une humeur toujours égale. Tels sont les premiers jours et les premières années. Ce n’est encore que le premier acte de la tragédie. » Et cet enfant, il le prend et le conduit au travers de tous les actes de la tragédie pour ne le laisser qu’au dernier, à la vieillesse où se rencontrent tous les maux comme dans le port se retrouvent tous les vaisseaux. La conclusion dernière, le total, l’addition de tous les maux, c’est que tout n’est que peine et tourments. La vie de l’homme n’est donc, en définitive, que la souffrance, inégalement répartie, mais toujours également ressentie ; tous nos sentiers sont malaisés, étroits et tortueux, mais tous ils conduisent à la mort, l’universel rendez-vous où tous se retrouvent. Enfin, c’est dans les pleurs, ainsi qu’elle a commencé, que la vie se termine. Et il ajoute : « S’il est quelqu’un pour croire que j’exagère et que je décris la vie sous de trop sombres couleurs, je le tiens pour un bienheureux ; car alors il n’a pas souffert ce que tous ont eu à souffrir, et il est venu au monde dans un corps inaccessible à la douleur. Quant à moi, je ne crois pas avoir rien à retrancher aux aveux que je viens de faire. J’ai bientôt fait de compter les jours heureux de ma vie, car je n’ai connu que ceux qu’assombrissent la maladie, les amertumes, les soucis de la vie et l’impression de lassitude que l’on appelle le bonheur de ce monde. » A lire le grand comédien, on croit entendre l’Ecclésiaste. Une seule chose peut le consoler, c’est le regard sur la vie qui est à venir. S’il n’y avait point d’autre monde que celui d’aujourd’hui on pourrait dire que Dieu a créé l’homme dans sa colère et ne l’a créé que pour qu’il fût la plus malheureuse de toutes ses créatures. Quoique, en effet, les créatures dépourvues de la parole, comme nous soient vouées à la mort, elles sont cependant exemptes des douleurs de l’âme et des soucis de la vie. Si la raison que l’homme a reçue pour sa part, l’élève et le distingue, malgré sa misère, bien au-dessus de toutes les autres créatures, quel admirable instrument de torture n’est-elle pas pour lui ! Tandis que les autres animaux, enfermés dans l’heure présente, ne peuvent ni la devancer ni la faire revivre, grâce à sa royale distinction, l’homme peut indéfiniment multiplier la douleur d’aujourd’hui par celle qui n’est plus et celle qui n’est pas encore !
L’optimisme ne peut donc pas s’affirmer sans provoquer le pessimisme, son antithèse. Nous en avons la preuve dans l’éternelle redite de la vanité des choses d’ici-bas qu’incessamment fait entendre la clameur publique. Et le théâtre, cet interprète autorisé de nos grandeurs et de nos misères, vient à son tour confirmer cette même conclusion. Et cependant, le pessimisme, tel que l’affirme la raison naturelle livrée à ses seules inspirations, n’en est pas moins insoutenable, car le monde est un tel mélange de bien et de mal, qu’à le considérer attentivement on ne peut admettre ni l’optimisme ni le pessimisme absolus. Le pessimisme conséquent serait le désespoir dans toute, son horreur. Des individualités exceptionnelles, des époques même peuvent en subir la contagion, mais jamais la conscience humaine ne pourra l’affirmer à titre définitif. Autour de nous et en nous, les forces vives réagissent contre celles de la destruction et persistent plus fortes qu’elles ; et toujours l’instinct de la conservation et de la vie font aimer la vie, et la joie de vivre. Comme le cordonnier de Dresde dont le joyeux entrain faisait le bonheur de Gœthe, alors étudiant, nous nous abandonnons à la joie de vivre sans même nous en demander le pourquoi. Malgré tout ce que l’on pourra dire et écrire, l’homme conservera toujours dans son cœur une espérance que l’adversité, si dure soit-elle, ne pourra jamais lui ravir, et jamais non plus elle ne pourra lui faire croire que la vie ait pour but la souffrance et la mort. Malgré toutes ses défaites et toutes ses déceptions, si cruelles soient-elles, toujours il affirmera que le souverain bien doit être et rester la part de l’homme pour toujours, et lui garantir la possibilité du bonheur. Nous croirons toujours à la boîte de Pandore ; si nombreux et si cuisants que soient les maux qu’elle répand sur les hommes, elle n’en retient pas moins pour eux l’espérance d’une destinée bienheureuse. Le pessimisme et l’optimisme antichrétiens ne sont que des opinions qui apparaissent et disparaissent au gré de l’opinion et des événements, mais ne peuvent jamais prévaloir contre les influences de l’expérience et de la vie. Et toujours ainsi il sera, toujours la vie fera cette chose ondoyante et diverse que nul ne pourra retenir immobile, toujours semblable à elle-même ; mieux vaudrait immobiliser le flot que soulève le vent. Il y aura donc toujours des pessimistes pour calomnier l’existence. Mais ils seront les premiers à se contredire, car tout en répétant sans cesse que la vie n’est qu’une vallée de larmes, dans cette vallée, ils voudront se faire des installations douces et confortables. Tel est le cas de Schopenhauer lui-même ; c’est lui l’éternel désespéré qui nous a donné le code de la morale facile ! Mieux que pas un, il nous enseigne l’art de jouir. Et à ses préceptes, il a constamment conformé sa pratique de tous les jours, exactement comme s’il n’était pas l’auteur de la doctrine désolante qui voue le genre humain à l’extermination et à la mort. Par contre, il est des optimistes pour vivre en pessimistes désolés, après avoir affirmé au nom de l’humanité et de l’universalité des choses créées, que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles et que toutes choses vont comme elles doivent aller. Ils s’aperçoivent qu’autour d’eux et pour ce qui les concerne, il est une foule de choses qui laissent singulièrement à désirer. Moroses et mécontents, sans cesse ils se lamentent, et, à les croire, ce monde serait à refaire. Il faut donc le reconnaître, tandis que les systèmes et les philosophies pratiquent le respect du syllogisme et le culte de la raison, on dirait que toujours plus la vie réelle s’applique à les confondre, tant elle les tient comme des quantités indéfiniment négligeables.
La vie chrétienne elle-même n’est, pas sans avoir à confesser les mêmes inconséquences. Mais le Christianisme n’en est pas moins la puissance seule capable de réaliser l’unité dans la vie ; seul, il peut en nous, concilier l’optimisme et le pessimisme. En éveillant la conscience du péché, seul il nous fait connaître la douleur de l’âme, la vraie douleur, celle auprès de laquelle toutes les autres ne sont plus à comparer. Il peut donc seul nous élever au-dessus de toutes les infortunes de l’heure présente, et nous rendre participants de cette joie indicible qui sanctifie et centuple toutes les autres joies de la vie. En nous réconciliant avec Dieu, il nous fait voir dans la création d’aujourd’hui la création nouvelle qui doit la compléter et l’ennoblir. Quand nous contemplons en Christ l’économie nouvelle qui doit un jour réconcilier toutes choses, les fragments épars qui encombrent notre voie deviennent les pierres d’attente du glorieux édifice que nous entrevoyons par la foi. Quoique pour la conscience chrétienne, la rédemption de la créature et de la création ne soit encore qu’une espérance et une espérance que peuvent voiler bien des tristesses, nous n’en retenons pas moins la certitude que le jour viendra où tout ce qui est imparfait cédera la place à l’éternelle perfection. Pour nous qui croyons, la rédemption est déjà le fait accompli dans l’espérance et la foi ; cette foi et cette espérance toujours à l’œuvre ne peuvent que hâter la venue du Royaume de Dieu sur la terre. Et quant aux tristesses que toujours nous aurons à connaître, pourquoi ne pas nous rappeler avec Aristote que les nobles et grandes âmes sont faites pour la douleur ? L’histoire après lui vient le redire : avant, tout aussi bien qu’après le Christianisme, ce sont les esprits les plus élevés qui le plus inclinent vers la tristesse, car ces dissonances qui troublent le monde et qui pour la foule passent inaperçues, eux seuls sont capables de les discerner. Il n’en est pas une seule, si petite soit-elle, qui puisse leur échapper. Non seulement il nous faut reconnaître la vérité du fait constaté, mais le revendiquer au nom de la foi chrétienne. Mais nous devons ajouter que pour le chrétien la tristesse se change en joie, ainsi que l’atteste un vieux cantique danois : « s’il n’est pas d’existence sans souffrance et sans douleur, il n’en est pas non plus sans grâce et sans joie. »