Au début d'avril eut lieu une véritable bataille entre les forces chinoises et les Européens qui, grâce aux volontaires et aux marins, mirent en fuite leurs adversaires, au nombre de cinquante mille hommes. Mais, par crainte de représailles, ils se barricadèrent dans le quartier européen, et Hudson Taylor dut renoncer pour longtemps aux excursions qu'il avait commencé de faire avec les missionnaires dans les alentours de Shanghaï ; il fallut abandonner en particulier, bien à regret, le projet d'un voyage qu'il devait faire avec M. Edkins.
Si nous étions partis comme nous l'avions prévu, écrivait-il plus tard, nous aurions probablement été saisis et décapités par les troupes impériales, par esprit de vengeance. Mais Dieu est toujours avec nous. Nous comptons sur Sa fidèle protection. Il ne nous oublie pas, Il ne charge jamais.
Il est naturellement impossible d'aller dans la campagne; ainsi il semble que je ne pourrai y trouver un logement pour le moment. Je donnerais tout pour avoir un ami que je puisse consulter librement. Ma situation est si embarrassante que, si je n'avais la promesse assurée que Dieu me dirigera, je ne sais ce que je ferais. Il n'y a aucune possibilité, je le crains, de vivre avec mon salaire dans les circonstances présentes. Si j'avais un logement à moi, je pourrais vivre de riz (pas de pain, qui serait trop cher), et boire du thé, sans lait ni sucre, qui est assez bon marché ici.
À première vue, il peut paraître exagéré de s'arrêter ainsi sur chaque difficulté que traversait Hudson Taylor. Il est vrai qu'il était en pleine guerre mais, pour autant que les circonstances le permettaient, il vivait en sûreté et ne manquait de rien, apparemment, si bien que l'on est quelque peu surpris de noter un ton de souffrance dans ses lettres, jusqu'à ce que l'on découvre l'autre face de ses expériences. L'assistance qu'il trouvait auprès du Dr Medhurst et des autres missionnaires de la Mission de Londres était pour lui d'une extrême valeur, et cependant elle le plaçait dans une situation délicate. S'il avait appartenu à cette Société et avait été destiné à travailler sous ses auspices, c'eût été parfait. Mais comme les choses se présentaient, il avait l'impression d'être un peu comme un coucou qui se serait introduit dans le nid d'un autre oiseau. Il n'avait pas, comme ses hôtes, reçu une éducation supérieure et n'était rattaché ni à une grande dénomination, ni à une œuvre importante. La préparation dont il avait bénéficié était différente de la leur ; ses vues religieuses faisaient de lui un solitaire et sa position en tant que missionnaire était en butte à la critique.
Il avait été envoyé, précipitamment, par sa Société, avant l'achèvement de ses études de médecine, dans l'espoir qu'il atteindrait les rebelles à Nanking. Induits en erreur par des rapports optimistes sur le mouvement des Taï-ping, les secrétaires de la Société pour l'Évangélisation de la Chine avaient adopté une attitude qui paraissait absurde à ceux qui étaient à l'œuvre dans le champ missionnaire. Hudson Taylor ne tarda pas à s'apercevoir que la Société pour l'Évangélisation de la Chine, avec ses visées et ses méthodes, était tournée en ridicule à Shanghaï. Il était tout particulièrement peiné de voir que Le Gleaner, qui paraissait mois après mois, était disséqué dans un esprit critique, bien qu'il dût reconnaître la justesse de certaines des observations qui étaient faites. Cela ne facilitait pas le seul représentant de la Société dans cette partie de la Chine, d'autant moins que, pour le moment, il dépendait précisément de ceux qui avaient des opinions si catégoriques à ce sujet.
Il réalisait autant que les autres missionnaires la faiblesse de la Société pour l'Évangélisation de la Chine. Mais il connaissait et respectait plusieurs des membres de son Comité et un amour mêlé de reconnaissance l'attachait à quelques-uns d'entre eux, les secrétaires notamment. Cela mettait toutes ces questions dans une lumière bien différente. La communion spirituelle qu'il avait eue avec eux, à Tottenham et ailleurs, ne pourrait jamais être oubliée. Tout en constatant leurs erreurs, il soupirait après leur esprit de prière, leur amour pour la Parole de Dieu et leur zèle pour sauver les âmes.
L'influence du monde était terriblement forte à Shanghaï, même dans les cercles missionnaires. Dans la concession étrangère régnait la fièvre des finances et du commerce. À vrai dire, la révolte locale y avait mis un frein momentané et l'on se demandait jusqu'à quand dureraient les troubles. Mais, dès que la ville indigène serait aux mains des troupes impériales, les affaires reprendraient avec intensité. Le prix des terres monterait, entraînant toutes les entreprises comme dans une vague. Ce fut ce qui arriva avant que se fussent écoulés douze mois.
Un tel état de choses ne fut pas sans influence sur la communauté missionnaire. Le renchérissement de la vie nécessitait une augmentation des salaires. Inévitablement, cela demandait de nombreux contacts avec les fonctionnaires du gouvernement auxquels les missionnaires étaient très utiles comme interprètes et avec les officiers des canonnières qui stationnaient à Shanghaï pour la protection de la concession. Sans qu'il eût relevé une faute quelconque à la charge de qui que ce fût, Hudson Taylor cependant était surpris par l'esprit de ces relations sociales. Ce n'était pas ce que le jeune homme attendait de la vie missionnaire. Cela ne correspondait pas à son idéal.
D'autre part, il ne répondait lui-même pas à l'idée que l'on se faisait autour de lui d'un missionnaire. Il avait reçu une bonne éducation, mais sans passer par l'université ou le collège ; il n'avait pas de diplôme de médecin, il refusait le titre de Révérend. Il était visible qu'il était bon et sérieux, mais il n'était envoyé par aucune Église particulière. Il voulait faire de la médecine, mais il n'était pas docteur. Il avait évidemment l'habitude de la prédication et de la cure d'âmes, et pourtant il n'était pas officiellement consacré. Enfin, ce qui était le plus étrange peut-être, quoiqu'il appartînt à une Société qui semblait disposer de ressources satisfaisantes, son traitement était insuffisant et son train de vie misérable.
Hudson Taylor se rendait compte de tout cela, et chaque jour davantage. Aussi tout ce qu'il désirait était d'aller dans l'intérieur et de vivre avec le peuple. Il voulait limiter ses dépenses et continuer la vie simple, la vie de sacrifice qu'il avait menée en Angleterre. Sa seule ambition était d'apprendre la langue pour gagner des âmes... Il ne se souciait aucunement des opinions du monde et des plaisirs de la vie de société, bien qu'il désirât intensément réaliser une vraie communion avec ses frères dans le service de Dieu. Il avait un salaire de quatre-vingts livres sterling, mais il s'aperçut qu'il ne pourrait s'en tirer même avec une somme deux fois plus grande. C'était la pauvreté, et il connut bientôt de véritables difficultés. Et il n'y avait personne qui pût le faire savoir au Comité en Angleterre.
Il était seul, inévitablement seul. Les missionnaires avec lesquels il vivait étaient plus âgés que lui, à l'exception des Burdon qui étaient très occupés par leur travail. Il ne voulait pas abuser trop souvent de leur amabilité et, comme il n'avait pas de collègue partageant ses vues, il lui était impossible de discuter des questions en rapport avec la Société et le développement de l'œuvre qu'il avait à cœur. Il apprit bientôt à se taire sur ces choses, mais il souhaitait ardemment rencontrer quelqu'un avec qui les apporter au Trône de la grâce.
Le jeune missionnaire souffrait de sa situation. Cependant, ce fut une bonne chose pour lui qu'il ne pût rester seul à l'écart à ce moment-là et vivre de riz et de thé, sans lait ni sucre. Il l'eût fait s'il avait été son propre maître. Il eût consenti aux plus extrêmes renoncements pour que durât le plus possible son modeste pécule. Mais, dans ce climat éprouvant et nouveau pour lui, cela eût été dangereux dans la saison chaude. Bien plus, n'y avait-il pas un dessein plus profond dans les limitations providentielles imposées à Hudson Taylor ? Il désirait la liberté et l'indépendance, et le Seigneur jugeait bon de le maintenir dans une situation contraire, lui faisant apprendre ainsi ce que c'est que d'être pauvre, faible et dépendant des autres. Pour Son propre Fils bien-aimé, le chemin ne fut pas différent. Il y a des leçons qui ne peuvent être apprises qu'à cette école.
Si Hudson Taylor n'avait pas connu tout cela à l'aube de sa carrière missionnaire, il n'aurait pas pu comprendre les autres comme il fallait qu'il les comprît. De nature, il était plein de ressources et extrêmement indépendant. Il avait sacrifié, comme nous l'avons vu, espoirs et ambitions, rompant ses études de médecine avant d'obtenir le diplôme, simplement pour être libre de suivre la direction du Seigneur telle qu'elle lui fut personnellement indiquée, sans être entravé par des obligations, même à l'égard de la Société avec laquelle il était en rapport. Et maintenant, dès les premiers jours de sa vie nouvelle en Chine, il se trouvait dépendant de la générosité d'étrangers, confiné dans une situation aussi désagréable pour eux que pour lui et dont il ne pouvait voir l'issue prochaine.
Comme le printemps s'écoulait, son journal révèle plus de souffrance et de découragement que ne peut en avoir produit le climat. Ses yeux, qui n'avaient jamais été bons, s'enflammèrent par l'effet du soleil et de la poussière, et il eut aussi beaucoup de maux de tête. Malgré tout, il consacrait cinq heures par jour, en moyenne, à l'étude du chinois, tout en donnant à sa correspondance le temps nécessaire. Ses lettres d'alors montrent qu'il commençait à sentir la monotonie de la vie d'un jeune missionnaire, consacrée surtout à l'étude. Il avait peu de choses intéressantes à raconter, puisqu'il ne sortait plus de la concession étrangère, et il est clair qu'il traversait cette phase d'accablement et de désillusion dans laquelle tant d'autres s'éloignent du Seigneur, et perdent leur puissance spirituelle. Quel missionnaire, en semblables circonstances, n'a pas connu la tentation d'abandonner un idéal élevé pour se retrouver au niveau de ceux qui l'entourent ? La prière devient un effort, la lecture de la Bible commence à être ennuyeuse et l'on en vient à désirer un stimulant quelconque ou d'agréables distractions. La voie est alors grande ouverte à un esprit censeur et critique, au mécontentement, à l'irritabilité et à des chutes plus graves encore. Et tout cela, bien souvent, a son point de départ dans cette monotonie presque insupportable à laquelle le jeune missionnaire trouve difficile, sinon impossible, d'échapper.
Prie pour moi, prie avec instance, écrivait Hudson Taylor à sa mère, au début d'avril, car tu ne sais guère ce dont je puis avoir besoin quand tu liras ces lignes.
Et à M., Pearse, quelques jours plus tard :
Que le Seigneur suscite des ouvriers et les envoie dans cette partie de Son champ et soutienne ceux qui sont déjà ici. Ce n'est pas une excitation superficielle qui peut faire cela. Il y a tant de choses repoussantes pour la chair que rien, si ce n'est la puissance de Dieu, ne peut soutenir Ses serviteurs dans un tel milieu, de même que ce n'est que Sa bénédiction qui peut leur donner du succès.
Mais il en fut sauvé par la prière et par son amour de la nature qui le poussa à entreprendre une collection d'insectes et un herbier ; par son goût de l'étude qui lui fit, pendant tout l'été, approfondir la médecine et la chimie, lire les classiques et des livres d'histoire ou de science. On peut juger de l'emploi de son temps par le passage suivant d'une lettre à sa sœur :
Avant le premier déjeuner, je lis de la médecine ; ensuite, je fais du chinois pendant près de sept heures. Après le dîner, des exercices grecs et latins, une heure de chaque langue. Après avoir pâli sur tout cela au point de n'y presque plus voir, on est heureux d'avoir une belle Bible en gros caractères, comme celle que m'a donnée tante Hardey. C'est vraiment un luxe ! Oui, toutes ces études sont nécessaires. J'aurais dû apprendre il y a longtemps les langues classiques de l'Europe ; aussi c'est maintenant le moment de le faire ou jamais. Mais les devoirs les plus doux de la journée sont ceux qui mènent à Jésus — la prière, la lecture et la méditation de Sa précieuse Parole.
L'été était venu, saison que les moustiques, la chaleur et les insomnies rendent très pénible. Durant des semaines, la température tombe rarement au-dessous de vingt-sept degrés pendant la nuit. Il est facile de décrire ces choses, mais celui qui n'a pas connu ces jours et ces nuits sans fraîcheur ne peut se représenter quelle mesure de grâce il faut pour supporter ces inconvénients sans irritation et persévérer dans sa tâche.
Tout au travers de cette saison harassante, Hudson Taylor continua d'étudier sans jamais faire moins de cinq heures de chinois en moyenne par jour. Une fois ou deux, il alla dans la campagne environnante avec M. Burdon, quoiqu'il y eût danger à le faire. Et leur confiance que le Seigneur les aiderait fut récompensée par l'accueil qu'ils reçurent des habitants des villages fort contents de les voir revenir.
Je puis dire que j'ai un ami, écrivait-il en faisant allusion à une heureuse soirée passée avec les Burdon après une sortie. Mais je ne veux pas aller trop souvent chez eux, car je ne suis pas leur seul ami et M. Burdon a une compagne. je ressens beaucoup le manque d'un compagnon. La journée se passe avec mon professeur, mais mes soirées sont solitaires et occupées par la correspondance ou l'étude.
Les lettres, naturellement, étaient un grand réconfort, et Hudson Taylor consacra beaucoup de temps à la correspondance durant la première année qu'il passa en Chine. Chose étrange, les mois de juin et de juillet lui causèrent la tristesse de ne pas recevoir de messages de la maison alors qu'il attendait ardemment des nouvelles. Et cela, ajouté à la grande chaleur et aux conséquences d'une maladie, courte mais assez grave, l'éprouva à un degré que seuls peuvent comprendre ceux qui ont passé par de semblables désagréments.
Lorsque le dernier courrier arriva, écrivait-il à sa mère au milieu de juin, je fis à pied le trajet de deux kilomètres et demi jusqu'au Consulat, par une chaleur torride. Après avoir attendu près de deux heures et manqué mon repas de midi, j'eus le plaisir de rapporter des lettres et des journaux pour tous les missionnaires, sauf pour moi. Quand j'eus constaté qu'il n'y avait vraiment rien pour moi, la déception fut telle que je me sentis tout à fait malade et épuisé et que j'eus beaucoup de peine à regagner mon logis, d'autant plus qu'on annonça que le prochain courrier n'arriverait que dans six ou huit semaines.
Une autre cause de tristesse durant ces mois d'été, qu'il ressentait avec plus d'acuité encore, était sa situation matérielle, apparemment oubliée par la Société. Son premier trimestre en Chine était écoulé et, en faisant ses comptes, il fut plus que troublé. La somme qui lui restait en mains était si minime qu'il lui serait nécessaire d'utiliser sous peu la lettre de crédit ; il avait déjà dépensé plus de cent trente dollars. À ce taux-là, son salaire serait consommé avant que le semestre fût passé. Que dirait le Comité ?
Avec un soin méticuleux, il expliqua à M. Pearse chaque détail de ses comptes, les premiers qu'il eût jamais envoyés de Chine. Ils révèlent des détails touchants concernant des besoins qu'il n'avait pas satisfaits, bridé par son désir de limiter les dépenses le plus possible. Enfin, au même moment, il apprenait de façon indirecte, que la Société pour l'Évangélisation de la Chine envoyait à Shanghaï un médecin écossais, le Dr Parker, marié et père de trois enfants. N'ayant pas été averti par le Comité, il ne savait que répondre aux questions des autres missionnaires, ni quelles mesures prendre pour la réception du nouveau venu et de sa famille dans cette ville en état de siège.
Il attendit anxieusement des lettres de Londres. Sûrement, il serait renseigné, vu tout ce qu'il avait écrit au sujet de cette nouvelle arrivée, et il recevrait des instructions. Mais les courriers arrivaient les uns après les autres, sans aucune allusion à la venue du Dr Parker, et, avant que l'été ne s'achevât, Hudson Taylor comprit qu'il devait agir de sa propre initiative. Toutes les questions qui lui étaient posées à ce propos ne manquaient pas de rendre la situation plus pénible encore.
— Est-ce vrai qu'un médecin va se joindre à vous, avec femme et enfants ?
— Quand l'avez-vous su ?
— Pourquoi ne l'avez-vous pas dit ?
— Avez-vous acheté du terrain ?
— Pourquoi ne commencez-vous pas à bâtir ?
Et ainsi de suite. Dans sa perplexité, il souffrit comme seule une nature sensible peut souffrir. Mais alors que les discussions devenaient les plus désagréables et que la chaleur de l'été était, presque intolérable, le Seigneur se tint près de lui et le réconforta.
Comme vous le savez, écrivait-il en juillet à M. Pearse, j'ai été très éprouvé depuis mon arrivée ici, par moment même au delà de toute mesure. Mais la bonté de Dieu ne fait jamais défaut et ces jours derniers j'ai joui d'un sentiment bien doux de Son amour et me suis appliqué certaines de Ses promesses, comme si elles avaient été écrites ou dites directement pour moi... Je suis sûr que mes amis d'Angleterre se sont spécialement souvenus de moi dans leurs prières et je leur en suis sincèrement reconnaissant. Oh ! continuez à prier pour moi ! Je suis si faible que les difficultés semblent me submerger, et souvent je dois crier avec Pierre : « Sauve-moi, Seigneur, je péris. » Mais jamais ce cri ne reste sans réponse. Dieu a un baume pour toutes les blessures. Je soupire après le temps où je serai capable de répandre la connaissance de Sa grâce parmi ce peuple, dans sa propre langue.
J'espère que je serai en mesure de trouver un logement quelconque pour le Dr et Mme Parker, bien que je ne sache ni où ni comment. Toutes les maisons regorgent de monde, et de nouveaux missionnaires sont attendus. J'estime nécessaire que vous preniez immédiatement une décision quant au fait de construire. Si nous voulons établir une mission à Shanghaï, il n'y a pas d'autre solution. Personne ne peut avoir plus d'objections que moi à la pensée de construire ou voir plus clairement tous les désavantages que cela comporte. Mais, maintenant, la question est ramenée à d'étroites limites. Il n'y a qu'un espace bien défini dans lequel il nous soit permis de vivre : c'est la concession étrangère, et, là, tous les immeubles sont occupés ou vont l'être sous peu...
Plus il réfléchissait à tout cela, plus il voyait que la seule solution consistait à chercher une maison indigène dans la partie chinoise de la concession, pour y accueillir le nouveau missionnaire. C'est ainsi qu'en dépit de la chaleur accablante et sans même prendre de chaise à porteurs, il recommença ses laborieuses recherches. Il y avait quatre ou cinq mois que, lors de son arrivée, il s'était mis en quête d'un logis, sans même trouver une seule chambre disponible, et maintenant les conditions semblaient pires encore. Il craignait de ne rien trouver et, s'il ne s'était pas reposé d'autant plus sur Dieu, il eût été presque désespéré. Mais, par ce moyen, il apprenait à connaître sa propre impuissance, et la force du Tout-Puissant.
Au mois d'août il écrivait à Mlle Stacey, à Tottenham :
Comme il est doux de penser que nous n'avons pas un souverain sacrificateur qui ne puisse compatir à nos infirmités, mais bien Quelqu'un qui fut tenté en toutes choses comme nous, et cependant sans commettre de péché. Rien n'est plus vrai : nous sommes incapables de sympathiser avec ceux par les circonstances desquels nous n'avons pas passé. Qu'il est précieux de penser que, si nos amis ne peuvent entrer qu'en partie dans nos joies et nos tristesses, nos épreuves et nos découragements, nous avons toujours Celui qui est prêt à sympathiser complètement ; quelqu'un auprès duquel nous avons constamment accès et dont nous pouvons recevoir le secours approprié, chaque fois que nous en avons besoin...
Celui qui s'appuie réellement sur le Bien-Aimé fait l'expérience qu'il peut toujours dire : Je ne craindrai aucun mal, car Tu es avec moi. Mais je suis capable, comme Pierre, de détourner les yeux de Lui et de regarder aux vents et aux vagues. Alors, de même que, dans cette scène, la grâce et la tendresse de Jésus sont aussi manifestes que la petite foi de Pierre, de même, aujourd'hui, dès que nous nous tournons vers Lui, nous voyons qu'« Il donne de la force à celui qui est las, et Il augmente l'énergie de celui qui n'a pas de puissance ». Si nous comptons entièrement sur Lui, nous sommes en sûreté et prospérons au milieu des circonstances apparemment les plus défavorables. Oh ! posséder plus de stabilité ! La lecture de la Parole de Dieu et la méditation des promesses qu'elle contient ont été de plus en plus précieuses pour moi ces derniers temps. Au commencement, je laissais mon désir de posséder rapidement la langue prendre une place prépondérante et cela eut un effet néfaste sur mon âme. Vous voyez par cela comme j'ai besoin de vos prières. Mais maintenant, dans Sa grâce qui surpasse toute connaissance, le Seigneur a de nouveau fait luire Sa face sur moi.
Deux jours plus tard il écrivait à sa sœur Amélie :
Je me suis de nouveau tourmenté l'esprit pour une maison, mais sans résultat. J'ai fait de tout cela un sujet de prières et l'ai abandonné entre les mains du Seigneur. Maintenant je suis tout à fait en paix. Dieu y pourvoira et sera mon guide dans ce pas embarrassant et dans tous les autres.
« Tout à fait en paix » avec de telles difficultés devant lui ? Une situation à laquelle il ne pouvait répondre, des besoins pour lesquels il était sans ressources et ne pouvait s'en procurer un problème qui l'avait tracassé jusqu'à en être découragé, sans résultat aucun ! « J'ai fait de tout cela un sujet de prières », telle est la simple conclusion de la foi.
Oui, il en a toujours été ainsi, et il doit toujours en être ainsi pour le peuple de Dieu. Tant que nous ne sommes pas arrachés à nos abîmes sans le secours de notre sagesse et de nos ressources, nous ne sommes guère que des débutants à l'école de la foi. C'est lorsque tout nous fait défaut, que nous faisons faillite, que nous sommes réellement faibles, ignorants et sans appui, que nous commençons à recourir à la force qui demeure. « Bienheureux l'homme dont la force est en Toi » — et non partiellement en Toi et partiellement en moi. Le diable rend souvent les hommes forts par eux-mêmes pour faire le mal, mais le Seigneur, bien au contraire, révèle à Son serviteur sa faiblesse, le pousse dans des circonstances qui lui montrent son propre néant, afin qu'il s'appuie sur la force qui ne chancelle point. Pour la plupart d'entre nous, c'est une leçon longue à apprendre. Mais il est impossible d'aller de l'avant si elle n'est pas apprise à fond. Et Dieu Lui-même estime qu'aucune souffrance n'est trop grande et aucun soin trop coûteux pour nous enseigner cela.
« Tu te souviendras de tout le chemin par lequel l'Éternel, ton Dieu, t'a fait marcher pendant ces quarante années dans le désert, afin de t'humilier et de t'éprouver, pour savoir quelles étaient les dispositions de ton cœur. »
Ah ! si toute cette longue, douloureuse expérience, infiniment précieuse aux yeux de l'Éternel, produisait toujours, dans le peuple qu'Il éduque, des caractères spirituels et moraux, quelles transformations ne verrions-nous pas !
À ce point de notre méditation, une clarté nouvelle illumina toutes choses grâce à ce qu'un croyant âgé, riche en expériences spirituelles, écrivait sur le Psaume 84 :
Parlant à mes étudiants, un jour, je leur demandai quelle était la vallée la plus longue, la plus large et la plus peuplée du monde. Et tous commencèrent à appeler à leur aide toutes leurs connaissances géographiques pour me répondre.
Ce n'était pas la vallée du Yangtze, ni celle du Congo ou du Mississipi. Non ! C'est la vallée des larmes, la vallée de Baca, qui les dépasse toutes. Depuis six mille ans, elle a été foulée par des multitudes innombrables. Car tout être humain y passe une fois ou l'autre.
Mais, pour nous, la souffrance importe moins que son fruit. Qu'en avons-nous fait, pour nous-mêmes, et pour les autres, de cette longue et ténébreuse vallée ? Quelle est notre attitude en la traversant ? Désirons-nous surtout le plus court chemin pour en sortir, ou cherchons-nous à la transformer, selon Sa promesse, en un lieu plein de sources pour la bénédiction des autres et pour la gloire de notre Dieu ?
L'homme dont la force est en Dieu a appris la valeur de la vallée des larmes et sait que ces endroits arides et désolés donnent les sources après lesquelles, dans le monde entier, soupirent les cœurs.
Telle fut la vie de l'apôtre Paul. Quel long voyage il eut à faire dans la vallée des larmes :
« Souvent en danger de mort, cinq fois j'ai reçu des juifs quarante coups moins un, trois fois j'ai été battu de verges, une fois j'ai été lapidé, trois fois j'ai fait naufrage, j'ai passé un jour et une nuit dans l'abîme. Fréquemment en voyage, j'ai été en péril sur les fleuves, en péril de la part des brigands, en péril de la part de ceux de ma nation, en péril de la part des païens, en péril dans les villes, en péril dans les déserts, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères. J'ai été dans le travail et dans la peine, exposé à de nombreuses veilles, à la faim et à la soif, à des jeûnes multipliés, au froid et à la nudité. Et, sans parler d'autres choses, je suis assiégé tous les jours par les soucis que me donnent toutes les églises. »
Ce fut vraiment un long voyage dans la vallée des larmes. Mais quelles sources de bénédictions ! Quelle pluie remplissant les fontaines ! Nous nous y abreuvons aujourd'hui encore !
Cher lecteur, n'est-ce pas là la signification de tant de choses que nous avons de la peine à comprendre ? Le Seigneur nous aime trop pour ne point nous donner le meilleur. Il affaiblit notre force dans le chemin, Il nous amène dans la vallée des larmes pour nous humilier, nous éprouver, afin que nous puissions aussi connaître que notre force, chaque parcelle de notre force, est en Lui seul, et apprendre, comme Hudson Taylor, à nous abandonner complètement entre Ses mains.
Ainsi votre vallée des larmes deviendra un lieu plein de sources. Beaucoup boiront de l'eau vive parce que vous aurez souffert, vous vous serez confié en Dieu et aurez été rendu vainqueur par la foi en Lui. Vous avancerez sur votre route, comme Il l'a promis, pour « paraître devant Dieu en Sion », dans la joie. Et, dans la vallée des larmes restera, pour ceux qui viendront après vous, plus d'une source jaillissant encore en bénédiction.