Le rite de l’initiation chrétienne par lequel on devenait membre de l’Église était le baptême régulièrement suivi de la collation du Saint-Esprit et de l’eucharistie. La tour mystique montrée à Hermas, et qui représente l’Église, est édifiée sur les eaux ; et à la question du voyant qui demande l’explication de ce fait, l’Église elle-même répond que c’est par l’eau que la vie des croyants est sauvée et sera sauvée (Vis.3.3.5-6). Hermas regarde le baptême comme tellement nécessaire pour entrer dans le royaume de Dieu qu’il a fallu, dit-il, que les apôtres et les docteurs, prédicateurs de l’Évangile, descendissent aux enfers pour instruire et baptiser les justes de l’ancienne Loi déjà mortsa. La Didachè est extrêmement précise sur le rite de son administration, et le mieux est de transcrire ce qu’elle en dit :
a – Simil.9.16.5-7. Sans parler du martyre, Hermas insinue peut-être aussi l’efficacité du baptême de désir, Vis.3.7.5-6 ; cf. Simil.7.6.6 ; 8.3.
Ch. vii — Pour le baptême, donnez-le de la manière suivante : après avoir enseigné tout ce qui précède, « baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », dans l’eau courante. [2] S’il n’y a pas d’eau vive, qu’on baptise dans une autre eau, et à défaut d’eau froide, dans de l’eau chaude.[3] Si tu n’as (assez) ni de l’une ni de l’autre, verse trois fois de l’eau sur la tête « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». [4] Que le baptisant, le baptisé et d’autres personnes qui le pourraient, jeûnent avant le baptême ; du moins au baptisé ordonne qu’il jeûne un jour ou deux auparavant.
[On remarquera que la Didachè, qui note ici explicitement que le baptême est administré au nom des trois personnes divines, parle cependant de ceux qui sont baptisés εἰς ὄνομα κυρίου (ix, 5) : preuve qu’elle ne voit pas dans ces derniers mots la formule propre du rite. Hermas dit de même εἰς τὸ ὄνομα τοῦ κυρίου (Vis.3.7.3).]
Ainsi conféré le baptême est un sceau, ou plutôt le sceau par excellence, (ἡ σφραγὶς οὖν τὸ ὕδωρ ἐστίν, le sceau du Fils de Dieu qu’il imprime sur le baptisé, sceau qu’il faut conserver net et intact, que le péché brise et détruit, mais que la pénitence peut réparerb. Son effet propre est l’ἄφεσις τῶν ἁμαρτιῶν : c’est de nous faire mourir à notre vie antérieure pour nous faire vivre à une vie nouvelle : le baptisé descend mort dans l’eau et en sort vivantc. « Nous descendons dans l’eau remplis de péchés et de souillures, dit le Pseudo-Barnabé, et nous en sortons portant des fruits, possédant dans le cœur la crainte, et, dans l’esprit, l’espérance en Jésus » (11.11 ; cf. 1, 8). Et voulant donner un peu plus loin (16.8-9) une idée de cette vie nouvelle à laquelle le baptême nous engendre, il écrit :
b – Hermas, Simil.8.6.3 ; 9.16.3-4 ; Secunda Clem., 6.9 ; 7.6 ; 8.6.
c – Ps.-Barnabé, 11.1 ; 16.8 ; Hermas, Simil.9.16.2-7 ; Mand.,.4.3.1-3 ; 4.4.
« Par la rémission des péchés que nous recevons et l’espoir dans le nom [du Seigneur] nous devenons nouveaux, derechef intégralement créés. C’est pourquoi Dieu habite vraiment en nous, dans notre habitacle. Comment ? Sa parole de foi, sa vocation, sa promesse, la sagesse des commandements, les préceptes de la doctrine, lui-même prophétisant en nous, lui-même demeurant en nous, nous ouvrant à nous, qui sommes livrés à la mort, la porte du temple, c’est-à-dire la bouche, nous donne la pénitence et nous introduit dans le temple incorruptible. »
On a vu plus haut que saint Clément parle des offrandes présentées par les proposés de l’Église au nom du peuple chrétien (44.4). Ailleurs, il fait manifestement allusion à la synaxe qui réunissait les fidèles pour le service liturgique, ἐπὶ τὸ αὐτὸ συναχϑέντες (34.7). Voici que la Didachè va nous décrire cette synaxe :
ch. xiv — Réunissez-vous le jour dominical du Seigneur, rompez le pain et rendez grâces, après avoir d’abord confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur. [2] Celui qui a un différend avec son compagnon ne doit pas se joindre à vous avant de s’être réconcilié, de peur de profaner votre sacrifice, [3] car voici ce qu’a dit le Seigneur : « Qu’en tout lieu et en tout temps, on m’offre un sacrifice pur ; car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon nom est admirable parmi les nations ». xv — Ainsi donc, élisez-vous des évêques et des diacres dignes du Seigneur, des hommes doux, désintéressés, véridiques et éprouvés ; car ils remplissent eux aussi, près de vous, le ministère des prophètes et des docteurs.
La réunion a lieu le dimanche. On y rompt le pain, c’est-à-dire on y célèbre l’eucharistie et on y communie : car c’est le sens consacré de cette expression dans les plus anciens documents chrétiensd. Et cette cérémonie est regardée comme un sacrifice, ϑυσία : le rappel du texte de saint Mat.5.23-24 ; 15.11-20, et de celui de Malachie.1.11,14, classique en cette matière, ne laisse aucun doute sur ce point. Voilà pourquoi il faut être pur et s’être réconcilié avec ses ennemis pour prendre part à ce sacrifice. Mais d’ailleurs cette liturgie du sacrifice n’est pas confiée à tous indistinctement : elle est réservée aux épiscopes et aux diacres : « Ainsi donc, élisez-vous, etc. ».
d – 1Cor.10.16 ; Act.2.42,46 ; 20.7 ; Ign., Ephes., 20.2. Voir ce geste représenté dans la peinture de la Capella greca contemporaine de nos documents (J. Wilpert, Fractio panis, Paris, 1896, planche XIII-XIV).
Dans ce passage, la Didachè n’a rien dit des prières qui accompagnaient le sacrifice. Elle en avait donné quelque chose aux chapitres ix et x. Certains auteurs ont été surpris de n’y pas voir rappeler les paroles de l’institution de l’eucharistie, et ont conclu que les prières rapportées dans ces deux chapitres ou du moins dans le chapitre ix étaient seulement des prières d’action de grâces (εὐχαριστία) pour l’agape, et analogues à celles qui étaient prononcées dans les repas semi-liturgiques des Juifse. Mais le caractère proprement eucharistique de ces prières ne paraît pas douteux ; et c’est bien de cette façon que les a entendues la tradition subséquente. Seulement, ce ne sont point les prières de la consécration : ce sont, au chapitre ix, des prières qui devaient la précéder ou la suivre, et, au chapitre x, des prières qui suivaient la communion (μετὰ δὲ τὸ ἐμπλησϑῆναι). Remarquons qu’au chapitre ix, 3-4, il est question du pain rompu (τὸ κλάσμα) : nous connaissons le sens de cette expression. Le pain et le vin sur lesquels l’eucharistie a été faite, le pain et le vin eucharistiés prennent déjà le nom d’eucharistie au verset 5 ; et de cette eucharistie il est spécifié que les baptisés seuls doivent en manger et en boire, car c’est à ce sujet que le Seigneur a dit : « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens ». L’eucharistie est donc la nourriture réservée aux chrétiens, un aliment saint. Le texte du chapitre x ajoute encore à ces indications, car il oppose à la nourriture et à la boisson communes octroyées à tous les hommes l’aliment et le breuvage spirituels (πνευματικὴν τροφὴν καὶ ποτόν, 3) donnés aux chrétiens par Jésus-Christ, aliment et breuvage que les saints peuvent seuls recevoir : « Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ! Si quelqu’un ne l’est pas, qu’il fasse pénitence ! » (6). On ne saurait expliquer de l’agape de pareilles expressions.
e – Voir ici l’introduction de Hemmer à son édition de la Doctrine des apôtres, Les Pères apostoliques, I, Paris, 1907, p. xlv et suiv.
Ce qu’est exactement cette eucharistie, saint Ignace va nous le dire en termes explicites. Si familière était à l’évêque d’Antioche la pensée de l’eucharistie que souvent il emprunte à ce mystère ses images et ses façons de parler, sans l’avoir d’ailleurs directement en vue. C’est le cas peut être du passage de l’épître aux Romains, 7.3, et plus encore de celui de l’épître aux Tralliens, 8.1 :
[Rom.,7.3 : « Je n’ai nul goût pour un aliment de corruption, ni pour les plaisirs de cette vie. Je veux le pain de Dieu, ce qui est la chair de Jésus-Christ, né de la semence de David, et pour breuvage je veux son sang, ce qui est un incorruptible amour. » Trall.,8.1 : « Créez-vous à nouveau vous-mêmes dans la foi, ce qui est la chair du Seigneur, et dans l’amour, ce qui est le sang de Jésus-Christ. »]
Mais ailleurs il l’aborde directement. Mettant en garde les Smyrniens contre les docètes, il écrit :
Smyrn.7.1 : « Ils s’abstiennent de l’eucharistie et de la prière, parce qu’ils ne confessent pas que l’eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ, la chair qui a souffert pour nos péchés, la chair que le Père dans sa bonté a ressuscitée. Eux donc qui contredisent le don de Dieu meurent dans leurs discussions. Il aurait mieux valu pour eux aimer pour aussi ressusciter. »
[Remarquons seulement que le mot εὐχαριστία désigne encore ici les éléments consacrés ; et qu’en présentant, ainsi qu’il le fait, l’eucharistie comme cette chair qui a souffert et que le Père, dans sa bonté, a ressuscitée, l’évêque d’Antioche enseigne très nettement l’identité du corps eucharistique et du corps historique du Christ.]
ThéoTEX : La substance du corps ressuscité de Jésus-Christ n’est plus une chair mortelle (Christ ressuscité des morts, ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui, Rom.6.9), son sang ne peut plus couler. Par conséquent, l’eucharistie représente le corps terrestre de Jésus livré pour nous, son corps historique comme dit avec vérité Tixeront, mais non pas son corps actuel, son corps réel, comme l’ajoute faussement la doctrine romaine.
La pensée est claire. Les docètes, qui niaient la réalité de l’humanité de Jésus-Christ, ne pouvaient en effet croire que l’eucharistie fût réellement son corps. Or c’est précisément cette réalité, cette équation du corps de Jésus-Christ et de l’eucharistie que saint Ignace affirme contre eux. En niant le don de Dieu, les docètes trouvaient la mort ; de plus, en s’éloignant de la synaxe commune et en tenant des conventicules schismatiques, ils s’attaquaient à l’unité de l’Église. Au contraire, Ignace montre dans l’eucharistie, pour chaque fidèle, le principe de l’immortalité et, pour l’Église, le principe de l’unité et de la concorde.
Philad.4.1 : « Appliquez-vous à avoir une [seule] eucharistie, car une est la chair de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et un le calice pour l’unité de son sang, un l’autel, comme un l’évêque avec le presbyterium et les diacres. » — Ephés. 20.2 : « Puisse Dieu me révéler que tous et chacun ensemble par la grâce pour le nom [chrétien] vous vous assemblez en une foi en Jésus-Christ, qui selon la chair est de la race de David, fils de l’homme et fils de Dieu, et que vous obéissez à l’évêque et au presbyterium d’un cœur intrépide, rompant un pain unique, qui est remède d’immortalité, antidote contre la mort, pour la vie en Jésus-Christ à jamais. »
Ici nous trouvons encore le pain rompu (ἕνα ἄρτον κλῶντες), mais le pain et le calice sont mis en rapport avec l’autel et avec l’évêque, le presbyterium et les diacres. Ignace vise la liturgie du sacrifice dont l’autel est le centre et l’évêque le ministre principal. Il y revient plus clairement s’il se peut dans la lettre aux Smyrniotes, 8.1-2 :
« Que personne sans l’évêque ne fasse rien de ce qui se rapporte à l’église. L’eucharistie doit être seule estimée valide (βεβαία), qui est [faite] sous [la présidence de] l’évêque ou par celui qu’il en a chargé. Que là où se montre l’évêque, là soit le peuple, comme là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique. Défense, sans l’évêque, soit de baptiser, soit de faire agapef. »
f – Ἀγάπην ποιεῖν. Il ne s’agit pas de l’agape, mais de l’eucharistie. Plus haut, le mot βεβαία doit se prendre au sens moral, valide, légitime.
Nous résumerons donc ainsi les données des Pères apostoliques sur l’eucharistie. L’eucharistie est un aliment saint, spirituel qui ne se donne qu’aux chrétiens, aux purs. Elle est le corps et le sang historique de Jésus-Christ, principe d’immortalité pour ceux qui la reçoivent ; symbole et principe d’unité pour l’Église entière. Et elle n’est pas seulement un aliment : la liturgie eucharistique constitue un sacrifice dont l’évêque, les prêtres et les diacres sont les ministres, et qui ne doit être offert que sous la présidence et le contrôle de l’évêque.
Nos documents, en dehors d’Hermas, n’ont pas traité ex professo le sujet de la pénitence. Il s’y trouve cependant quelques indications utiles à relever.
On a remarqué que la Didachè mentionne par deux fois une confession des péchés (ἐξομολογήσῃ) dont elle ne précise pas la forme, mais qui avait un certain caractère officiel, car elle se faisait dans l’église, ἐν ἐκκλησίᾳ (4.14 ; 14.1). L’épître de Barnabé (19.12) réitère cette même recommandation de confesser ses péchés, d’après les Deux voies. A son tour, saint Clément considère la confession de ses péchés (l’exomologèse) comme une partie de la pénitence (51.3 ; cf. 52.1), et la Secunda Clementis exhorte les fidèles à ne pas différer leur pénitence après la mort, à un temps « où nous ne pouvons confesser [nos péchés] ou en faire pénitence « (ἐξομολογήσασϑαι ἤ μετανοεῖν, 8.3). La pénitence, d’après ces auteurs, inclut donc un certain aveu des fautes commises.
Quant à la pénitence elle-même, il est manifeste qu’en ces temps reculés, on la considère comme offerte à tous les hommes, païens ou chrétiens, et comme capable, si elle est sincère, de leur obtenir le pardon de Dieu et de l’Église. Dieu désire que tous ses bien-aimés (les chrétiens) fassent pénitence (1Clem.8.5 ; 52.1). Il faut prier pour tous les hommes : pour tous il y a ἐλπὶς μετανοίας (Ign. Eph.10.1). Ignace met en garde les Philadelphiens contre les hérétiques et les schismatiques ; néanmoins si ceux-ci font pénitence et reviennent à l’unité de l’Église et à la communion de l’évêque, Dieu leur pardonnera et les recevra comme siens (3.2 ; 8.1). Valens était un prêtre déchu, venu avec sa femme peut-être à l’idolâtrie par l’avarice : saint Polycarpe toutefois leur souhaite une vraie pénitence et engage les Philippiens à les considérer comme des membres malades et errants qu’il faut tâcher de ramener et de guérir (11.1-2,4). Il exhorte les presbytres à se montrer, dans leur ministère, bons, miséricordieux, lents à croire le mal, indulgents envers les pécheurs, car tous, hélas ! nous sommes débiteurs envers la justice de Dieu (6.1). Nous voilà bien loin des rigueurs du montanisme et de Novatien.
A côté de ces indications sommaires cependant, nous avons dans le Pasteur d’Hermas un livre qui a directement pour objet la pénitence, et dont le but est de signaler, avec les défaillances qui se produisaient alors dans l’Église, le remède qui doit les guérir. Les idées de l’auteur ne sont pas toujours faciles à dégager de la forme apocalyptique sous laquelle il les présente, et il faut renoncer à trouver chez lui un système lié et suivi d’assertions dogmatiques sur le sujet qu’il traite. Il a trop négligé surtout de dire quelle part revenait à l’Église dans l’administration de la pénitence. Malgré ces lacunes, son témoignage doit être analysé avec soin.
C’est de la pénitence qui se fait avant le baptême qu’il s’agit exclusivement ou du moins principalement dans la Vision 3.2-7. La tour mystique, qui est l’Église, se construit, et il n’y peut entrer que des pierres appropriées, c’est-à-dire des catéchumènes bien disposés, ayant renoncé à leurs vices antérieurs.
Il n’en est pas de même au Mandatum 4.1.8 ; 3, et aux Similitudes 8 et 9.3-9 ; 13 ; 14 ; 18 et suivants. Dans cette dernière parabole, nous voyons des pierres qui avaient d’abord été reçues dans la tour et qui en sont rejetées (Simil. 9.3-5). Comme la suite l’expose, ces pierres sont le symbole des chrétiens prévaricateurs. Quelles étaient leurs fautes ?
Hermas donne par deux fois le tableau suivi des désordres qu’il veut flétrir : une première fois dans la Similitude 8.6-10, une seconde fois dans la Similitude 9.19-31. Au moment où il rédige son livre, la persécution a déjà sévi, et, à côté des martyrs qui ont vaillamment confessé leur foi, on trouve des apostats qui non seulement l’ont reniée, mais ont blasphémé et se sont faits les délateurs de leurs frères. D’autres ont apostasié simplement par intérêt, par trop d’attache à leurs biens temporels. Puis ce sont des docteurs de mensonge, des hypocrites qui enseignent l’erreur ; des riches et des puissants qui, sans renoncer à leurs croyances, mènent, au milieu des païens, une vie toute païenne ; des fidèles détracteurs, brouillons, formant des coteries ; des ambitieux pleins d’eux-mêmes, téméraires ; des pécheurs qui subissent l’entraînement des passions ; bref, toute une série de défaillances, et qui ne se rencontraient pas seulement dans les simples chrétiens, mais aussi dans les membres dirigeants de la communauté (Simil.9.26.2 ; Vis.2.2.6). Tous ces maux s’expliquent, d’après Hermas, par la διψυχία, l’hésitation, le partage de l’âme entre deux croyances ou deux lignes de conduite ; car l’auteur ne donne pas toujours à ce mot, qui revient souvent sous sa plume, exactement la même signification : mais la διψυχία implique toujours, en définitive, une absence de convictions fortes.
On trouve donc des pécheurs dans l’Église, on y trouve même des apostats. Peuvent-ils faire pénitence, et existe-t-il pour eux un pardon ? Hermas a ouï dire par certains didascales qu’il n’y en a pas, et que l’unique pénitence accordée au chrétien est celle qu’il fait au baptême, quand il reçoit la rémission de ses péchés passés (Mandat, 4.3.1) : c’est l’erreur que soutiendront plus tard quelques montanistes et qui comptait peut-être déjà des partisans (παρά τινων διδασκάλων). Au contraire, d’autres faux docteurs aux idées relâchées, et qu’Hermas accuse d’importer des doctrines étrangères, persuadaient aux pécheurs qu’ils n’avaient pas besoin de pénitence (Simil.8.6.5). Hermas repousse ces opinions extrêmes. D’une part, il déclare la pénitence nécessaire : elle seule peut sauver le pécheur (Simil.8.8.4-5 ; 9.4 ; 11.3) ; d’autre part, il la déclare possible et efficace (Simil.8.6.3 ; 11.3). Voyons de plus près dans quelles conditions.
D’abord, Hermas accorde la pénitence, c’est-à-dire la possibilité du pardon à toutes les catégories de pécheurs, pourvu qu’ils se convertissent sincèrement. On pourrait croire qu’il fait une exception pour les apostats blasphémateurs et délateurs de leurs frères : il les déclare une race scélérate et qui a péri à Dieu pour toujours (εἰς τέλος, Simil.8.6.4 ; 8.19.1 ; cf. Simil.6.2.3-4). Cependant, il y a là probablement l’expression d’une expérience faite plutôt que l’énoncé d’un principe. Les verges qui représentent les apostats blasphémateurs ont été, comme les autres, plantées et arrosées par le Pasteur, et, comme les autres, celui qui les a faites voulait qu’elles reverdissent (Simil.8.2.8-9). Il n’a donc tenu qu’à leur endurcissement que ces malheureux soient restés dans la mort. Les renégats jusqu’à l’idolâtrie, eux, peuvent obtenir leur pardon (Simil.9.21.3-4) ; et de fait les enfants d’Hermas, qui avaient blasphémé le Seigneur, trahi leurs parents et qui s’étaient souillés d’impudicités, ont obtenu le leur (Vis..2.2.2-4). Il est expressément recommandé au conjoint dont le mari ou la femme est tombé dans l’adultère de ne pas se remarier afin de laisser au coupable la possibilité du retour, puisque « en ces matières la pénitence est possible » (δύναται γὰρ ἐν τοῖς τοιούτοις μετάνοια εἶναι., Mand.4.1.4-11).
Le second point qui est clair encore dans l’enseignement d’Hermas, c’est que la pénitence n’est accordée qu’une seule fois après le baptême à chaque pécheur (Mand.4.3.4-6). On sait que telle a été la discipline de l’Église dans les premiers siècles, et nous en trouvons ici la première attestation. Mais il s’agit évidemment de la pénitence officielle et publique administrée par l’Église. Hermas écrit sans doute qu’au pécheur qui ne se repent que pour retomber encore et recommencer à se repentir, la pénitence ne sert de rien (ibid., 6) : toutefois, en ajoutant qu’« un tel homme arrivera difficilement à la vie » (δυσκόλως γὰρ ζήσεται), il marque qu’il ne faut pas absolument désespérer du pardon divin. La miséricorde de Dieu ne repousse jamais — Hermas le répète souvent — le cœur vraiment contrit.
Bien que notre auteur ne le dise pas expressément, il est donc certain que la pénitence dont il parle n’est pas simplement affaire entre le pécheur et Dieu, qu’elle offre le caractère d’une discipline ecclésiastique. L’Église est partout présente dans son livre ; les pénitents sont de nouveau reçus dans l’Église après en avoir été expulsés : et c’est à l’Église organisée, aux chefs mêmes de cette Église qu’Hermas doit communiquer ses révélations (Vis.2.2.6 ; 4.2-3 ; 3.8.9-11 ; 9.7-10).
On s’est demandé seulement si la pénitence prêchée par Hermas, cette pénitence accordée une fois à chaque pécheur, avait dans sa pensée le caractère d’une institution fixe, permanente dans l’Église, ou bien si elle n’était qu’une faveur exceptionnelle, une sorte de jubilé octroyé seulement pour les fautes commises jusqu’au moment où il écrit, et sur lequel les chrétiens qui failliraient dans la suite ne devaient point compter. Alors, en effet, qu’Hermas au Mand.4.3.6, pose en principe que le chrétien baptisé qui tombe dans le péché peut faire pénitence une fois (μετὰ τὴν κλῆσιν ἐκείνην τὴν μεγάλην καὶ σεμνὴν ἐάν τις ἐκπειρασϑεὶς ὑπὸ τοῦ διαβόλου ἁμαρτήσῃ, μίαν μετάνοιαν ἔχει), il proteste quelques lignes plus haut (3-4) que « ceux qui viennent maintenant d’embrasser la foi, de même que ceux qui l’embrasseront dans la suite, ne seront point admis à faire pénitence de leurs péchés : ils n’auront que le pardon des péchés antérieurs [à leur baptême]. Mais pour ceux qui ont été appelés avant ces derniers temps, le Seigneur a institué une pénitence ». Et des déclarations toutes semblables, plus énergiques dans leur forme, se retrouvent Vis.2.2,4-5,8, et Simil.9.26.6.
[Au sujet de ses élus, le Maître l’a juré par sa gloire : si, passé ce jour, ils pèchent encore, il n’y a plus pour eux de salut ; pour les justes, en effet, la pénitence a une limite ; pour tous les saints, les jours de la pénitence touchent à leur terme ; quant aux Gentils, ils ont jusqu’au dernier jour pour faire pénitence (Vis.2.2.5). — Ce que je dis là ne s’applique pas aux jours à venir ; qu’on n’aille donc plus renier le Seigneur et recourir à la pénitence ! Car il n’y a plus de salut pour quiconque désormais reniera son Maître (Simil.9.26.6).]
Sur l’interprétation de ces textes, les critiques se sont divisés. Les uns ont pensé qu’Hermas, soit pour ne pas heurter de front un rigorisme puissant à son époque, soit parce qu’il croyait imminente la fin du monde, soit même pour quelque opportunité dont la nature nous échappe, a en effet limité la possibilité de la pénitence aux seuls chrétiens qui avaient prévariqué avant l’accomplissement de sa mission. Le principe qu’il pose au Mand.4.3.6, doit s’entendre avec les restrictions qu’il a formulées lui-même dans les phrases précédentes et ailleurs. — D’autres critiques pensent au contraire qu’il ne faut pas prendre ces restrictions à la lettre, et qu’on doit maintenir ; au principe émis sa force absolue. Hermas croit vraiment et veut dire que tout chrétien de n’importe quelle époque, pécheur après son baptême, peut et pourra faire, pénitence une fois. Seulement, comme il craint que les futurs chrétiens n’abusent de cette déclaration, il l’obscurcit en usant d’un langage économique, et proteste qu’ils ne doivent pas compter sur cette faveur. Il approuve même ce que disent certains didascales, qu’il n’existe pas d’autre pénitence que celle qui précède le baptême (Mand.4.3.1-2). Ces restrictions n’ont rien de dogmatique ni de doctrinal : il n’y faut voir que des artifices de langage plus ou moins heureux, imaginés par un apôtre qui veut écarter des chrétiens la tentation même du mal, et qui ne craint pas, pour y parvenir, d’outrer ses expressions.
De ces deux opinions on ne saurait nier que la première est mieux en harmonie avec les textes et plus respectueuse du caractère d’Hermas. Mais du reste, entre les deux, le choix importe assez peu au point de vue qui nous occupe, puisque, en définitive, nous sommes assurés que les restrictions apportées par Hermas, si elles sont réelles, n’ont aucune attache dans la tradition et n’ont pas été motivées par des considérations doctrinales. On peut même ajouter que ces restrictions, il les a faites à regret, car toute son œuvre est pénétrée du sentiment de l’indulgence divine (Mandat..4.3.4-5 ; Mandat.9.3), et il lui arrive à lui-même de ne pas prendre à la rigueur les règles qu’il avait déjà posées. Bon indice qu’il faut regarder dans le Pasteur l’esprit plus que la lettre, et ne pas interpréter trop étroitement les passages contraires en apparence à la coutume de l’Église.
[Il semble qu’Hermas soit particulièrement indigné de la lâcheté avec laquelle certains chrétiens ont apostasié dans la précédente persécution. Il veut bien que l’on pardonne à ces chrétiens pusillanimes, mais son esprit se révolte contre la pensée d’amnistier de nouvelles défaillances. Voir surtout les deux passages indiqués, Vis.2.2.2,4,5,8 ; Simil.9.26.6 ; et aussi le sarcasme de Vis.2.3.4. Sur l’élasticité de ses règles voir Simil.9.4.2 : l’auteur avait fixé comme terme ultime pour faire pénitence le moment de sa prédication ou l’apparition de son livre. Or ici, la construction de la tour, c’est-à-dire de l’Église, est suspendue, et un délai est accordé aux pécheurs pour faire pénitence.]
Et maintenant comment doit se faire, en pratique, la pénitence ? — J’ai déjà dit qu’Hermas, malheureusement, ne parle pas distinctement des exercices rituels qu’elle comportait : il parle surtout des dispositions qu’elle suppose et des effets qu’elle produit en l’homme. La pénitence commence par le repentir, par un changement des sentiments intimes : elle est une μετάνοια (Simil.7.4). et ce repentir s’accompagne naturellement d’un aveu des péchés commis, ἐξομολόγησις. Hermas mentionne assez souvent cette confession des péchés et la pratique lui-mêmeg. Toutefois, elle paraît toujours chez lui un acte de dévotion privée, un aveu fait à Dieu. Le changement intérieur cependant ne suffit pas : il faut que le converti de cœur subisse encore les peines que ses fautes ont méritées, crucifie son âme et son corps : « Tu t’imagines donc que les péchés des pénitents sont remis sur-le-champ ? Pas du tout. Le pénitent doit soumettre lui-même son âme à la souffrance, pratiquer dans toute sa conduite une profonde humilité et souffrir tonte sorte de tribulations » (Simil.7.4). Un tarif même est donné : une heure de plaisir défendu se rachète par trente jours de pénitence, et un jour (douze heures) par une année (Simil.6.4). Un ange du châtiment est préposé aux coupables qui est chargé de leur faire expier leurs prévarications (Simil.6.2.5 ; 3.1-5). A ces conditions le pécheur reçoit enfin son pardon ou plutôt sa guérison (ἴασις).
g – Vis.1.1.3 ; 3.1.5 ; Mand.10.3.2 ; Simil.2.5 ; 9.23.4.
[C’est l’expression technique. Tandis qu’Hermas emploie le mot ἄφεσις ἀμαρτιῶν pour désigner la rémission des péchés faite au baptême (Mand.4.1.2-3), il désigne toujours (sauf Mand.4.4.4) la rémission des péchés commis après le baptême par le mot ἴασις (Vis.1.1.9 ; Mand..4.1.11 ; 12.6.2 ; Simil.5.7.3-4 ; 7.4 ; 8.11.3 ; 9.23.5 ; 28.5).]
C’est Dieu qui en est l’auteur premier de cette guérison. Mais le pénitent, qui peut désormais espérer de vivre, ne saurait vivre effectivement que moyennant un changement complet de conduite et une pratique exacte des commandements : « Que mes préceptes soient la règle de votre conduite, et vous vivrez pour Dieu » (Simil.6.1.3-4).
On a vu ci-dessus qu’Hermas traite du cas d’adultère dans le mariage. Le mari, dit-il, qui a connaissance de l’infidélité de sa femme ne doit plus cohabiter avec elle, sinon il participe à son péché ; mais il ne doit pas non plus se remarier, sans quoi il deviendrait adultère lui-même. Que si la femme revient à résipiscence, il doit la recevoir. Et il faut dire la même chose de la femme par rapport au mari (Mand.4.1.4-10). Hermas n’autorise donc pas le divorce proprement dit pour cause d’adultère. Et la raison qu’il en donne, c’est que le repentir du coupable est possible et que l’autre conjoint ne doit rien faire qui y soit un obstacle : « Si l’on vous a défendu à tous, hommes ou femmes, de vous remarier, c’est qu’en ces matières la pénitence est possible ».
L’auteur du Pasteur avait donc conscience de la transformation que le droit évangélique avait fait subir au mariage. Avant lui, saint Ignace avait déjà posé en principe que le mariage des chrétiens est placé sous la surveillance de l’Église : « Il convient que les époux et les épouses contractent leur union avec l’approbation de l’évêque (μετὰ γνώμης τοῦ ἐπισκόπου) afin que le mariage soit selon le Seigneur et non suivant la passion » (Polyc.5.2).
Signalons enfin, en terminant ce paragraphe, les chapitres xvii et xviii du Martyrium Polycarpi, relatifs aux reliques de l’évêque de Smyrne. On y voit clairement marqués : 1° La différence entre le culte rendu à Jésus-Christ (σέβεσϑαι, προσκυνοῦμεν) et l’amour que l’on porte aux saints et à leurs reliques (ἀγαπῶμεν) ; — 2° Le soin de recueillir les restes des martyrs et les honneurs qu’on leur rend ; — 3° Enfin la célébration du dies natalis des confesseurs de la foi, et la joie que donne le souvenir de leur triomphe.