Voyage à Rome – Un couvent du Pô – Maladie à Bologne – Souvenirs dans Rome – Dévotion superstitieuse – Profanations du clergé – Conversations – Désordres dans Rome – Études bibliques – L’escalier de Pilate – Influence sur sa foi et sur la Réforme – La porte du paradis – Confession de Luther
Luther enseignait à la fois dans la salle académique et dans le temple, lorsqu’il fut arrêté dans ces travaux. En 1510, selon quelques-uns seulement en 1511 ou 1512, on l’envoya à Rome. Sept couvents de son ordre étaient, sur certains points, d’un autre avis que le vicaire générala. La vivacité d’esprit de Luther, la puissance de sa parole, son talent pour la discussion, le firent choisir pour être auprès du pape l’agent de ces sept monastèresb. Cette dispensation divine était nécessaire à Luther. Il fallait qu’il connût Rome. Plein des préjugés et des illusions du cloître, il se l’était toujours représentée comme le siège de la sainteté.
a – Quod septem conventus a vicario in quibusdam dissentirent. (Cochlœus, 2.)
b – Quod esset acer ingenio et ad contradicendum audax et vehemens. (Ibid.)
Il partit. Il traversa les Alpes. Mais à peine était-il descendu dans les plaines de la riche et voluptueuse Italie, qu’il trouva sur tous ses pas des sujets d’étonnement et de scandale. Le pauvre moine allemand fut reçu dans un riche couvent des Bénédictins, situé sur le Pô, en Lombardie. Ce couvent avait trente-six mille ducats de rente ; douze mille ducats étaient consacrés à la table, douze mille aux édifices, et douze mille aux autres besoins des moinesc. La richesse des appartements, la beauté des habits, la recherche des mets, frappèrent également Luther. Le marbre, la soie, le luxe sous toutes ses formes, quel nouveau spectacle pour l’humble frère du pauvre couvent de Wittemberg ! Il s’étonna et se tut ; mais le vendredi étant arrivé, quelle surprise ! des viandes abondantes couvraient encore la table des Bénédictins. Alors il se résolut à parler. — « L’Église, leur dit-il, et le pape défendent de telles choses. » Les Bénédictins s’indignèrent de cette réprimande du grossier Germain. Mais Luther ayant insisté et les ayant peut-être menacés de faire connaître leurs désordres, quelques-uns crurent que le plus simple était de se défaire de leur hôte importun. Le portier du couvent l’avertit qu’il courait des dangers en restant davantage. Il se sauva donc de ce monastère épicurien, et arriva à Bologne, où il tomba dangereusement maladed. On a voulu voir dans cette maladie les suites d’un empoisonnement. Il est plus simple de supposer que le changement de vie affecta le frugal moine de Wittemberg, accoutumé à avoir pour principale nourriture des harengs et du pain. Cette maladie ne devait point être à la mort, mais à la gloire de Dieu. La tristesse, l’accablement qui lui étaient naturels s’emparèrent de lui. Mourir ainsi, loin de l’Allemagne, sous ce ciel brûlant, en la terre étrangère, quel sort ! Les angoisses qu’il avait ressenties à Erfurt se réveillèrent avec puissance. Le sentiment de ses péchés le troubla, la perspective du jugement de Dieu l’épouvanta. Mais au moment où ces terreurs avaient atteint, le plus haut degré, cette parole de saint Paul, qui l’avait déjà frappé à Wittemberg : Le juste vivra par la foi (Romains 1.7), se présenta avec force à son esprit, et vint éclairer son âme comme un rayon du ciel. Restauré, consolé, il recouvra bientôt la santé, et il se remit en route pour Rome, s’attendant à y trouver une tout autre vie que celle des couvents lombards, et impatient d’effacer par la vue de la sainteté romaine, les tristes impressions qu’avait laissées dans son esprit son séjour sur le Pô.
c – L. Opp. (W.) XXII, p. 1468.
d – Matth. Dresser. Hist. Lutheri.
Enfin, après un pénible voyage sous le soleil brûlant de l’Italie, au commencement de l’été, il approchait de la ville aux sept montagnes. Son cœur était ému : ses yeux cherchaient la reine du monde et de l’Église. Dès qu’il découvrit de loin la cité éternelle, la ville de saint Pierre et de saint Paul, la métropole de la catholicité, il se prosterna en terre en s’écriant : « Rome sainte, je te salue. »
Luther est dans Rome ; le professeur de Wittemberg est au milieu des ruines éloquentes de la Rome des consuls et des empereurs, de la Rome des confesseurs de Jésus-Christ et des martyrs.
Là se sont trouvés ce Plaute et ce Virgile dont il avait emporté les œuvres dans son cloître, et tous ces grands hommes dont l’histoire a si souvent fait battre son cœur. Il retrouve leurs statues, les décombres des monuments qui attestent leur gloire. Mais toute cette gloire, toute cette puissance a passé : il en foule aux pieds la poussière. Il se rappelle à chaque pas les tristes pressentiments de Scipion, versant des larmes à la vue de Carthage en ruine, de ses palais brûlés, de ses murs détruits, et s’écriant : Il en sera de même de Rome ! « Et en effet, dit Luther, la Rome des Scipion et des César a été changée en un cadavre. Il y a tant de décombres, que les fondements des maisons reposent à cette heure où se trouvaient jadis les toits. C’est là, ajoutait-il, en jetant un regard mélancolique sur ces ruines, c’est là qu’ont été les richesses et les trésors du mondee. » Tous ces débris contre lesquels ses pas viennent se heurter disent à Luther, dans les murs de Rome même, que ce qui est le plus fort aux yeux des hommes, peut être facilement détruit par le souffle du Seigneur.
e – L. Opp. (W.) XXII, p. 2374 et 2377.
Mais à des cendres profanes se mêlent des cendres saintes : il s’en souvient. Le lieu de sépulture des martyrs n’est pas loin de celui des généraux de Rome et de ses triomphateurs. Rome chrétienne avec ses douleurs a plus de puissance sur le cœur du moine saxon que Rome païenne avec sa gloire. C’est ici qu’arriva cette lettre où Paul écrivait : Le Juste est justifié par la foi. Il n’est pas loin du marché d’Appius et des trois Hôtelleries. Là était cette maison de Narcisse, ici ce palais de César, où le Seigneur délivra l’apôtre de la gueule du lion. Oh ! combien ces souvenirs fortifient le cœur du moine de Wittemberg !
Rome présentait alors un tout autre aspect. Le belliqueux Jules II occupait le siège pontifical, et non Léon X, comme l’ont dit, sans doute par inattention, quelques historiens distingués de l’Allemagne. Luther a souvent raconté un trait de ce pape. Quand on lui apporta la nouvelle que son armée venait d’être battue par les Français devant Ravennes, il était à réciter ses heures : il jeta le livre contre terre, et dit, en prononçant un horrible jurement : « Eh bien ! te voilà devenu Français… Est-ce ainsi que tu protèges ton Église ?… » Puis, se tournant du côté du pays aux armes duquel il pensait à avoir recours : « Saint Suisse ! priez pour nousα. » L’ignorance, la légèreté et la dissolution, un esprit profane, le mépris de tout ce qui est sacré, un commerce honteux des choses divines, voilà le spectacle qu’offrait cette malheureuse cité. Cependant le pieux moine demeura quelque temps dans ses illusions.
α – Sancte Swizere ! ora pro nobis. (L. Opp. (W.) XXII, p. 1314 et 1332.)
Jules II (1443-1513)
Arrivé vers l’époque de la fête de saint Jean, il entend les Romains répéter autour de lui un proverbe répandu parmi ce peuple : « Bienheureuse, disait-on, est la mère dont le fils dit une messe la veille de la Saint-Jean ! » « Oh ! que je voudrais rendre ma mère bienheureuse ! » se disait Luther. Le pieux fils de Marguerite chercha donc à dire une messe ce jour-là ; mais il ne le put, la presse était trop grandef.
f – L. Opp. (W.) Dédicace du psaume 117 VIe vol. L. g.
Fervent et débonnaire, il parcourait toutes les églises et les chapelles ; il croyait tous les mensonges qu’on y débitait ; il s’acquittait avec dévotion des pratiques de sainteté qui y étaient requises ; heureux de pouvoir faire tant d’œuvres pies dont ses compatriotes étaient privés. « Oh ! combien je regrette, se disait à lui-même le pieux Allemand, que mon père et ma mère vivent encore ! que j’aurais de plaisir à les délivrer du feu du purgatoire avec mes messes, mes prières, et tant d’autres œuvres aussi admirablesg ! » Il avait trouvé la lumière ; mais les ténèbres étaient loin d’être entièrement chassées de son entendement. Son cœur était converti ; son esprit n’était point encore éclairé ; il avait la foi et l’amour, mais il n’avait pas la science. Ce n’était pas peu de chose que de sortir de cette profonde nuit, qui depuis tant de siècles couvrait la terre.
g – Ibid.
Luther dit plusieurs fois la messe à Rome. Il le fit avec toute l’onction et la dignité qu’une telle action lui semblait requérir. Mais quelle affliction saisit le cœur du moine saxon, en voyant le triste et profane mécanisme des prêtres romains en célébrant le sacrement de l’autel ! Les prêtres, de leur côté, riaient de sa simplicité. Un jour qu’il officiait, il se trouva qu’à l’autel voisin on avait déjà lu sept messes avant qu’il en eût lu une seule. « Marche, marche ! lui cria l’un des prêtres, renvoie vite à Notre-Dame son fils ; » faisant ainsi une allusion impie à la transsubstantiation du pain en corps et en sang de Jésus-Christ. Une autre fois Luther n’en était encore qu’à l’évangile, que le prêtre qui était, à côté de lui avait déjà fini sa messe. « Passa, passa ! lui cria celui-ci ; dépêche, dépêche ! aie donc une fois finih ! »
h – L. Opp. (W.), XIX von der Winkelmesse. Mathesius, 6.
Son étonnement fut plus grand encore, quand il découvrit dans les dignitaires de la papauté ce qu’il avait trouvé dans les simples prêtres. Il avait mieux espéré d’eux.
Il était de bon ton à la cour papale d’attaquer le christianisme, et l’on ne pouvait passer pour un homme comme il faut si l’on n’avait pas sur les dogmes de l’Église quelque opinion erronée ou hérétiquei. On avait voulu prouver à Érasme, par des passages de Pline, qu’il n’y a aucune différence entre l’âme des hommes et celle des bêtesj, et de jeunes courtisans du pape prétendaient que la foi orthodoxe était le produit des inventions astucieuses de quelques saintsk.
i – In quel tempo non pareva fosse galantuomo e buon cortegiano colui che de dogmi della chiesa non aveva qualche opinion erronea ed heretica. (Carraciola, Vit. msc. Paul. IV, cité par Ranke.)
j – Burigny, Vie d’Érasme, I, 139.
k – E medio Romanæ curiæ, sectam juvenum… qui asserebant, nostram fidem orthodoxam potius quibusdam sanctorum astuiis subsistere. (Paul Canensius, Vita Pauli II.)
La qualité d’envoyé des Augustins d’Allemagne qu’avait Luther, le fit inviter à plusieurs réunions d’ecclésiastiques distingués. Un jour, en particulier, il se trouva à table avec divers prélats ; ceux-ci se montrèrent ingénument à lui dans leurs mœurs bouffonnes et leurs conversations impies, et ils ne se gênèrent point de faire en sa présence mille plaisanteries, le croyant sans doute du même esprit qu’eux. Ils racontèrent entre autres devant le moine, en riant et en en tirant gloire, comment à l’autel, lorsqu’ils disaient la messe, au lieu des paroles sacramentales qui doivent transformer le pain et le vin en chair et en sang du Sauveur, ils prononçaient sur le pain et le vin ces mots dérisoires : Panis es et panis manebis, vinum es et vinum manebis (pain tu es et pain tu resteras, vin tu es et vin tu resteras). Puis, continuaient-ils, nous élevons l’ostensoir, et tout le peuple adore. Luther peut à peine en croire ses oreilles. Son esprit, doué de beaucoup de vivacité et même de gaieté dans la société de ses amis, avait une grande gravité quand il s’agissait de choses saintes. Les plaisanteries de Rome le scandalisaient. « J’étais, dit-il, un jeune moine grave et pieux. De telles paroles m’affligeaient vivement. Si l’on parle ainsi à Rome à table, librement et publiquement, pensais-je en moi-même, que serait-ce si les actions répondaient aux paroles, et si tous, pape, cardinaux, courtisans, disaient ainsi la messe ! Et moi qui leur en ai entendu lire dévotement un si grand nombre, comme ils m’auraient trompél ! »
l – L. Opp. (W.), XIX von der Winkelmesse.
Luther se mêlait souvent aux moines et aux bourgeois de Rome. Si quelques-uns exaltaient le pape et les siens, le plus grand nombre donnaient un libre cours à leurs plaintes et à leurs sarcasmes. Que n’avait-on pas à raconter sur le pape régnant, sur Alexandre VI, et sur tant d’autres ! Un jour ses amis romains lui racontaient comment César Borgia, s’étant enfui de Rome, fut pris en Espagne. Comme on allait le juger, il cria miséricorde dans sa prison, et demanda un confesseur. On lui envoya un moine. Il le tua, se couvrit de son capuchon, et s’échappa. « J’ai entendu cela à Rome ; c’est une chose certainem, » dit Luther. Un autre jour, passant par une grande rue qui conduisait à l’église de Saint-Pierre, il s’était arrêté tout étonné devant une statue en pierre, représentant un pape sous la figure d’une femme tenant un sceptre, revêtu du manteau papal et portant un enfant dans ses bras. « C’est une fille de Mayence, lui dit-on, que les cardinaux choisirent pour pape et qui accoucha à cette place. Aussi jamais un pape ne passe dans cette rue. Je m’étonne, dit Luther, de ce que les papes laissent subsister cette figuren ! »
m – Das habe Ich zu Rom für gewiss gehört. (L. Opp. (W. XXII, p. 1322.)
n – Es nimmt mich Wunder dass die Päbste solches Bild leiden können. (Ibid., p. 1320)
Luther avait cru trouver l’édifice de l’Église entouré de splendeur et de force ; mais ses portes étaient enfoncées et ses murailles consumées par le feu. Il voyait les désolations du sanctuaire, et il reculait d’effroi. Il n’avait rêvé que sainteté, il ne découvrait que profanation.
Les désordres hors des temples ne le frappaient pas moins. « La police est à Rome dure et sévère, disait-il. Le juge ou capitaine parcourt toutes les nuits la ville à cheval avec trois cents serviteurs ; il arrête quiconque se trouve dans les rues : rencontre-t-il un homme armé, il le pend ou le jette dans le Tibre. Et cependant, la ville est remplie de désordres et de meurtres ; tandis que là où la Parole de Dieu est purement et droitement annoncée, on voit régner l’ordre et la paix, sans qu’il y ait besoin de la loi et de ses rigueurso. — On ne saurait croire que de péchés et d’actions infâmes se commettent dans Rome, dit-il encore ; il faut le voir et l’entendre pour le croire. Aussi a-t-on coutume de dire : S’il y a un enfer, Rome est bâtie au-dessus ; c’est un abîme d’où sortent tous les péchésp. »
o – L. Opp. (W.), XXII, p. 2376.
p – Ist irgend eine Hœlle, so muss Rom clarauf gebaut seyn. (Ibid., p. 2377.)
Ce spectacle fit déjà alors une grande impression sur l’esprit de Luther ; elle augmenta plus tard. « Plus on approche de Rome, plus on trouve de mauvais chrétiens, disait-il plusieurs années après. On dit communément que celui qui va à Rome, y cherche pour la première fois un fripon ; que la seconde fois il le trouve ; et que la troisième fois il l’emporte avec lui au moment où il en sort. Mais maintenant on est devenu si habile, que l’on fait les trois voyages en unq. » L’un des génies les plus tristement célèbres, mais aussi les plus profonds de l’Italie, Machiavel, qui vivait à Florence quand Luther y passa pour se rendre à Rome, a fait la même remarque : « Le plus grand symptôme, dit-il, de la ruine prochaine du christianisme (par où il entendait le catholicisme romain ), c’est que plus les peuples se rapprochent de la capitale de la chrétienté, moins on trouve en eux d’esprit chrétien. Les exemples scandaleux et les crimes de la cour de Rome sont cause que l’Italie a perdu tout principe de piété et tout sentiment religieux. Nous autres Italiens, continue le grand historien, nous devons principalement à l’Église et aux prêtres d’être devenus des impies et des scélératsr. » Luther sentit plus tard tout le prix de ce voyage : « Quand on me donnerait cent mille florins, disait-il, je ne voudrais pas ne pas avoir vu Romes ! »
q – Adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande.
r – Dissert, sur la prem. déc. de Tite-Live.
s – 10 000 Gulden. (L. Opp. W., XXII, p. 2374)
Ce voyage lui fut aussi très avantageux sous le rapport de la science. Comme Reuchlin, Luther sut profiter de son séjour en Italie pour pénétrer plus avant dans l’intelligence de l’Écriture sainte. Il y prit des leçons d’hébreu d’un rabbin célèbre, nommé Élie Lévita. Il acquit en partie à Rome la connaissance de cette Parole divine sous les coups de laquelle Rome devait tomber.
Mais ce voyage fut surtout à un autre égard d’une haute importance pour Luther. Non seulement le voile fut tiré, et le rire sardonique, l’incrédulité bouffonne qui se cachaient derrière les superstitions romaines furent révélés au futur réformateur, mais encore la foi vivante que Dieu avait mise en lui fut alors puissamment fortifiée.
Nous avons vu comment il s’était livré d’abord à toutes les vaines pratiques au prix desquelles l’Église avait mis l’expiation des péchés. Un jour entre autres, voulant gagner une indulgence promise par le pape à quiconque monterait à genoux ce qu’on appelle l’escalier de Pilate, le pauvre moine saxon grimpait humblement ces degrés, qu’on lui disait avoir été miraculeusement transportés de Jérusalem à Rome. Mais, tandis qu’il s’acquittait de cet acte méritoire, il crut entendre comme une voix de tonnerre qui lui criait au fond du cœur, comme à Wittemberg et à Bologne : Le juste vivra par la foi ! Cette parole, qui déjà à deux reprises l’a frappé comme la voix d’un ange de Dieu, retentit incessamment et avec puissance au-dedans de lui. Il se lève épouvanté, sur les degrés où il traînait son corps ; il a horreur de lui-même ; il est honteux de voir jusqu’à quel point la superstition l’a abaissé. Il fuit, loin du lieu de sa foliet.
t – Seckend, p. 56.
Ce mot puissant a quelque chose de mystérieux dans la vie de Luther. Ce fut une parole créatrice pour le réformateur et pour la Réformation. Ce fut par elle que Dieu dit alors : Que la lumière soit ! et la lumière fut.
Il faut souvent qu’une vérité soit présentée à plusieurs reprises à notre esprit pour qu’elle, produise l’effet qu’elle doit avoir. Luther avait beaucoup étudié l’Épître aux Romains, et cependant jamais la justification par la foi qui s’y trouve enseignée n’avait été si claire pour lui. Maintenant il comprend cette justice qui seule subsiste devant Dieu ; maintenant il reçoit pour lui-même de la main de Christ cette obéissance que Dieu impute gratuitement au pécheur, dès qu’il porte humblement ses regards sur l’homme-Dieu crucifié. C’est ici l’époque décisive de la vie intérieure de Luther. Cette foi, qui l’a sauvé des terreurs de la mort, devient l’âme de sa théologie, sa forteresse dans tous les périls, la puissance de ses paroles, la force de sa charité, le fondement de sa paix, l’aiguillon de ses travaux, sa consolation dans la vie et dans la mort.
Mais cette grande doctrine d’un salut qui émane de Dieu et non de l’homme, ne fut pas seulement la puissance de Dieu pour sauver l’âme de Luther ; elle devint encore la puissance de Dieu pour réformer l’Église : arme efficace que manièrent les apôtres ; arme trop longtemps négligée, mais tirée enfin, dans son éclat primitif, de l’arsenal du Dieu fort. Au moment où Luther se releva dans Rome, tout ému et saisi par cette parole que Paul avait adressée quinze siècles auparavant aux habitants de cette métropole, la vérité, jusqu’alors tristement captive et liée dans l’Église, se releva aussi pour ne plus retomber.
Il faut ici l’entendre lui-même : « Quoique je fusse un moine saint et irréprochable, dit-il, ma conscience était cependant pleine de troubles et d’angoisses. Je ne pouvais souffrir cette parole : Justice de Dieu. Je n’aimais point ce Dieu juste et saint qui punit les pécheurs. J’étais rempli contre lui d’une secrète colère ; je le haïssais de ce que, non content de nous épouvanter par la loi et par les misères de la vie, nous pauvres créatures déjà perdues par le péché originel, il augmentait encore notre tourment par l’Évangile… Mais lorsque par l’Esprit de Dieu je compris ces paroles, lorsque j’appris comment la justification du pécheur provient de la pure miséricorde du Seigneur par le moyen de la foiu,… alors je me sentis renaître comme un nouvel homme, et j’entrai à portes ouvertes dans le paradis même de Dieuv. Je vis aussi dès lors la chère et sainte Écriture avec des yeux tout nouveaux. Je parcourus toute la Bible, je recueillis un grand nombre de passages qui m’apprenaient ce qu’était l’œuvre de Dieu. Et comme auparavant j’avais haï de tout mon cœur ce mot : Justice de Dieu, je commençai dès lors à l’estimer et à l’aimer, comme le mot le plus doux et le plus consolant. En vérité, cette parole de Paul fut pour moi la vraie porte du paradis. »
u – Qua vos Deus misericors justificat per fidem… (L. Opp. lat. in præf.)
v – Hic me prorsus renatum esse sensi et apertis portis in ipsum paradisum intrasse. (Ibid.)
Aussi, quand il fut appelé, en des occasions solennelles, à confesser cette doctrine, Luther retrouva-t-il toujours son enthousiasme et sa rude énergie. « Je vois, dit-il dans un moment importantw, que le diable attaque sans cesse cet article fondamental par le moyen de ses docteurs, et qu’il ne peut à cet égard ni cesser ni prendre aucun repos. Eh bien ! moi, le docteur Martin Luther, indigne évangéliste de notre Seigneur Jésus-Christ, je confesse cet article, que la foi seule justifie devant Dieu sans les œuvres, et je déclare que l’empereur des Romains, l’empereur des Turcs, l’empereur des Tartares, l’empereur des Perses, le pape, tous les cardinaux, les évêques, les prêtres, les moines, les nonnes, les rois, les princes, les seigneurs, tout le monde et tous les diables, doivent le laisser debout et permettre qu’il demeure à jamais. Que s’ils veulent entreprendre de combattre cette vérité, ils attireront sur leur tête les feux de l’enfer. C’est là le véritable et saint Evangile, et ma déclaration, à moi docteur Luther, selon les lumières du Saint-Esprit… Il n’y a personne, continue-t-il, qui soit mort pour nos péchés, si ce n’est Jésus-Christ le Fils de Dieu. Je le dis encore une fois, dussent le monde et tous les diables s’entre-déchirer et crever de fureur, cela n’en est pas moins véritable. Et si c’est lui seul qui ôte les péchés, ce ne peut être nous avec nos œuvres. Mais les bonnes œuvres suivent la rédemption, comme les fruits paraissent sur l’arbre. C’est là notre doctrine, c’est celle que le Saint-Esprit enseigne avec toute la sainte chrétienté. Nous la gardons au nom de Dieu. Amen. »
w – Glose sur l’édit impérial, 1531. (L. Opp. L. tom. XX.)
C’est ainsi que Luther trouva ce qui avait manqué, au moins jusqu’à un certain degré, aux docteurs et aux réformateurs, même les plus illustres. Ce fut dans Rome que Dieu lui donna cette vue claire de la doctrine fondamentale du christianisme. Il était venu chercher dans la ville des pontifes la solution de quelques difficultés concernant un ordre monastique ; il en remporta dans son cœur le salut de l’Église.