Nouveau pape – Le légat Campeggi – Diète de Nuremberg – Demande du légat – Réponse de la diète – Projet d’un concile séculier – Effroi et efforts du pape – La Bavière – Ligue de Ratisbonne – Rigueurs et réformes – Scission politique – Opposition – Intrigues de Rome – Décret de Burgos – Rupture
Adrien eût sans doute persévéré dans cette voie de violence ; l’inutilité de ses efforts pour arrêter la Réforme, son orthodoxie, son zèle, sa rigidité, sa conscience même, en eussent fait un cruel persécuteur. La Providence ne le permit pas. Le 14 septembre 1523, il mourut, et les Romains, tout joyeux d’être délivrés de ce rigide étranger, couronnèrent de fleurs la porte de son médecin, en y mettant cette inscription : « Au sauveur de la patrie ! »
Jules de Médicis, cousin de Léon X, succéda à Adrien VI sous le nom de Clément VII. Du jour de son élection, il ne fut plus question de réforme religieuse. Le nouveau pape, comme beaucoup de ses prédécesseurs, ne pensait qu’à maintenir les privilèges de la papauté et à en faire servir les forces à l’agrandissement de sa puissance.
Voulant réparer les fautes d’Adrien, Clément envoya à Nuremberg un légat de son caractère, l’un des prélats les plus habiles de sa cour, le cardinal
Clément VII
Campeggi, homme d’une grande expérience des affaires, et qui connaissait presque tous les princes de l’Allemagne. Reçu avec magnificence dans les villes d’Italie, le légat s’aperçut bientôt du changement qui s’était opéré dans l’Empire. En entrant à Augsbourg il voulut, selon l’usage, donner la bénédiction au peuple ; mais on se mit à rire. Il se le tint pour dit, et entra incognito à Nuremberg, sans se rendre à l’église de Saint-Sébalde où le clergé l’attendait. Point de prêtres qui le devançassent en ornements sacerdotaux ; point de croix portée solennellement devant luia ; on eût dit qu’un homme vulgaire traversait les rues de la ville. Tout annonçait à la papauté que son règne allait finir.
a – Communi habitu, quod per sylvas et campos ierat per mediam urbem… sine clero, sine prævia cruce. (Cochl. p. 82.)
La diète s’était rouverte à Nuremberg au mois de janvier de l’an 1524, Un orage menaçait le gouvernement national, qu’on devait à la fermeté de Frédéric. La ligue de Souabe, les villes les plus riches de l’Empire, Charles-Quint surtout, avaient juré sa perte. On l’accusait de favoriser la nouvelle hérésie. Aussi résolut-on de renouveler cette administration, sans y maintenir un seul de ses anciens membres. Frédéric, plein de douleur, quitta aussitôt Nuremberg.
Les fêtes de Pâques approchaient. Osiandre et les prédicateurs évangéliques redoublèrent alors de zèle. Le premier prêchait publiquement que l’Antechrist était entré dans Rome, le jour où Constantin le Grand en était sorti pour établir sa résidence à Constantinople. On omit la consécration des rameaux et plusieurs cérémonies de cette fête ; quatre mille personnes reçurent la cène sous les deux espèces, et la reine de Danemark, sœur de l’Empereur, la reçut ainsi publiquement au château. « Ah ! s’écria l’archiduc Ferdinand hors de lui, je voudrais que vous ne fussiez pas ma sœur ! — Le même sein nous a portés, répondit la reine, et je sacrifierai tout pour vous plaire, sauf la Parole de Dieub. »
b – Wolle sich des Wortes Gottes halten. (Seckend. p. 613.)
Campeggi frémit à la vue de tant d’audace ; mais, affectant de mépriser les rires du peuple et les discours des prédicateurs, et s’appuyant sur l’autorité de l’Empereur et du pape, il rappela à la diète l’édit de Worms, et demanda qu’on étouffât la Réformation par la force. A ces mots, plusieurs des princes et des députés témoignèrent leur indignation. « Que sont devenus, dirent-ils à Campeggi, les griefs présentés au pape par la nation germanique ? » Le légat, suivant ses instructions, prit un air honnête et étonné : « Il est parvenu, dit-il, trois exemplaires de cet écrit à Rome ; mais nous n’en avons reçu aucune communication officielle, et je n’ai pu croire qu’une si inconvenante brochure fût émanée de vos seigneuries. »
Lorenzo Campeggio
La diète fut indignée de cette réponse. Si c’est ainsi que le pape accueille ses représentations, elle sait, elle aussi, comment accueillir celles qu’il voudra lui adresser. « Le peuple, dirent plusieurs députés, a soif de la Parole de Dieu ; et la lui enlever comme l’ordonne l’édit de Worms, serait faire couler des ruisseaux de sang. »
Aussitôt la diète s’occupa de la réponse à faire au pape. Ne pouvant abolir l’édit de Worms, elle y ajouta une clause qui l’annulait. Il faut, dit-elle, s’y conformer autant que possiblec » Or plusieurs États avaient déclaré qu’il était impossible de l’observer. En même temps, évoquant l’ombre importune des conciles de Constance et de Bâle, la diète demanda la convocation, en Allemagne, d’un concile universel de la chrétienté.
c – Quantum eis possibile sit. Cochlœus, p. 84.
Les amis de la Réforme ne s’en tinrent pas là. Qu’attendre d’un concile qui peut-être ne sera jamais convoqué, et qui, dans tous les cas, sera composé d évêques de toutes les nations ? L’Allemagne soumettra-t-elle ses tendances antiromaines à des prélats venus d’Espagne, de France, d’Angleterre et d’Italie ? Le gouvernement national a été renversé ; il faut lui substituer une assemblée nationale qui protège les intérêts du peuple.
En vain Hannaart, envoyé d’Espagne par Charles-Quint, et tous les partisans de Rome et de l’Empereur, voulurent-ils s’opposer à ce plan ; la majorité de la diète fut inébranlable. On convint qu’une diète, une assemblée séculière se réunirait à Spire, au mois de novembre, pour régler toutes les questions religieuses, et que les États feraient immédiatement dresser par leurs théologiens une liste des points controversés, qui seraient déférés à cette auguste assemblée.
On se mit aussitôt à l’œuvre. Chaque province rédigea ses cahiers ; et jamais Rome n’avait été menacée d’une explosion plus puissante. La Franconie, le Brandebourg, Henneberg, Windsheim, Wertheim, Nuremberg, se prononcèrent dans le sens évangélique, contre les sept sacrements, les abus de la messe, l’adoration des saints, la suprématie du pape. « Voilà de l’argent de bonne empreinte, » dit Luther. Pas une des questions qui agitent le peuple ne sera passée sous silence dans ce concile national. La majorité obtiendra des mesures générales… L’unité de l’Allemagne, son indépendance, sa réformation vont être sauvées.
A cette nouvelle, le pape ne put contenir sa colère. Quoi ! l’on ose établir un tribunal séculier qui décidera des choses religieuses contre son autorité mêmed ! Si cette inconcevable résolution s’accomplit, sans doute l’Allemagne est sauvée, mais Rome est perdue. Un consistoire fut assemblé en grande hâte, et, à voir les sénateurs hors d’eux-mêmes, on eût dit que les Germains marchaient sur le Capitole. « Il faut, dit Aléandre, faire tomber de la tête de Frédéric le chapeau d’électeur. — Il faut, dit un autre cardinal, que les rois d’Angleterre et d’Espagne menacent les villes libres de rompre tout commerce avec elles. » Enfin la congrégation décida que le seul moyen de salut était de remuer ciel et terre pour empêcher l’assemblée de Spire.
d – Pontifex ægerrime tulit… intelligens novum de religione tribunal co pacto excitari citra ipsius auctoritatem. (Palav. I. 182.)
Le pape écrivit aussitôt à l’empereur : « Si c’est moi le premier qui fais tête à l’orage, ce n’est pas que je sois le seul que la tempête menace ; mais c’est que le gouvernail est dans mes mains. Les droits de l’Empire sont encore plus attaqués que la dignité de la cour de Rome elle-même. »
Tandis que le pape envoyait cette lettre en Castille, il s’efforçait de se faire des alliés en Allemagne. Bientôt il eut gagné l’une des plus puissantes maisons de l’Empire, celle des ducs de Bavière. L’édit de Worms n’avait pas été mieux observé dans ce pays qu’ailleurs, et la doctrine évangélique y avait fait de grands progrès. Mais, dès la fin de l’an 1521, les princes de ce pays, ébranlés parle docteur Eck, chancelier de leur université d’Ingolstadt, s’étaient rapprochés de Rome, et avaient rendu un édit par lequel ils ordonnaient à tous leurs sujets de demeurer fidèles à la religion de leurs pèrese.
e – Erstes baierisches Religions Mandat. (Winter, Gesch. der Evang. Lehre in Baiern, I. 310.)
Les évêques bavarois se montrèrent alarmés de cet empiétement de la puissance séculière. Eck partit alors pour Rome, afin de demander au pape pour les princes une extension de pouvoir. Le pape accorda tout, et même il attribua aux ducs le cinquième dés revenus ecclésiastiques de leur pays.
Ainsi dans un temps où la Réformation n’avait encore rien organisé, le catholicisme romain avait déjà recours pour son maintien à de puissantes institutions ; et des princes catholiques, soutenus par le pape, mettaient la main sur les revenus de l’Église, bien avant que la Réforme eût osé y toucher. Que faut-il donc penser des reproches que les catholiques romains lui ont faits si souvent à cet égard ?
Clément VII pouvait compter sur la Bavière pour conjurer la redoutable assemblée de Spire. Bientôt l’archiduc Ferdinand, l’archevêque de Salzbourg et d’autres princes encore furent gagnés à leur tour.
Mais Campeggi voulait faire plus encore ; il fallait diviser l’Allemagne en deux camps ; il fallait exciter Germains contre Germains.
Déjà pendant son séjour à Stuttgart le légat avait conçu, d’accord avec Ferdinand, le plan d’une ligue contre la Réformation.
« Il y a tout à craindre, disait-il, d’une assemblée où la voix du peuple se fera entendre. La diète de Spire peut perdre Rome et sauver Wittemberg. Serrons nos rangs ; entendons-nous pour le jour de la bataillef. » Ratisbonne fut fixé pour le lieu du rendez-vous.
f – Winter, Gesch. der Evang. Lehre in Baiern, I. 156.
Malgré la jalousie qui divisait les maisons de Bavière et d’Autriche, Campeggi parvint à réunir dans cette ville, à la fin de juin 1524, les ducs de Bavière et l’archiduc Ferdinand. L’archevêque de Salzbourg et les évêques de Trente et de Ratisbonne se joignirent à eux. Les évêques de Spire, Bamberg, Augsbourg, Strasbourg, Bâle, Constance, Freisingen, Passau et Brixen se firent représenter par des députés.
Le légat ouvrit l’assemblée, en peignant avec énergie les dangers que la Réforme faisait courir aux princes et au clergé. « Extirpons l’hérésie et sauvons l’Église, » s’écria-t-il.
Les conférences continuèrent pendant quinze jours dans la maison de ville de Ratisbonne. Un grand bal, qui dura toute une nuit, vint égayer cette première assemblée catholique, tenue par la papauté contre la Réforme naissanteg. On arrêta ensuite les mesures destinées à détruire les hérétiques.
g – Ranke, Deutsche Gesch. II. 159.
Les princes et les évêques s’engagèrent à faire exécuter les édits de Worms et de Nuremberg, à ne permettre dans le culte aucun changement, à ne tolérer dans leurs États aucun ecclésiastique marié, à rappeler tous les étudiants de leurs pays qui pouvaient se trouver à Wittemberg, et à employer tous les moyens en leur pouvoir pour la destruction de l’hérésie. Ils ordonnèrent aux prédicateurs de s’en tenir, pour les passages difficiles, à l’interprétation des Pères de l’Église latine, Ambroise, Jérôme, Augustin et Grégoire. N’osant, en présence de la Réformation, rappeler l’autorité des scolastiques, ils se contentaient de poser les premiers fondements de l’orthodoxie romaine.
Mais, d’autre part, ne pouvant fermer le yeux sur les scandales et sur les mœurs corrompues des prêtresh, ils convinrent d’un projet de réforme, dans lequel ils cherchèrent à tenir compte de ceux des griefs de l’Allemagne qui concernaient le moins la cour de Rome. On défendit aux prêtres de faire le commerce, de hanter les cabarets, de « fréquenter les danses » et de se livrer, la bouteille à la main, à des disputes sur des articles de foi.
h – Improbis clericorum abusibus et perditis moribus. (Cochlœus, p. 91.)
Tel fut le résultat de la confédération de Ratisbonnei. Tout en s’armant alors contre la Réformation, Rome lui céda quelque chose, et l’on put remarquer dans ces arrêtés la première influence de la Réforme du XVIe siècle, pour opérer une restauration intérieure du catholicisme. L’Évangile ne peut déployer sa force, sans que ses adversaires cherchent de quelque manière à l’imiter. Emser avait opposé une traduction de la Bible à la traduction de Luther ; Eck, des lieux communs à ceux de Mélanchthonj ; et maintenant Rome opposait à la Réformation ces essais partiels de réforme, auxquels on doit le catholicisme moderne. Mais toutes ces œuvres de Rome n’étaient en réalité que des expédients subtils pour échapper aux dangers qui la menaçaient ; des rameaux arrachés, il est vrai, à l’arbre de la Réformation, mais plantés en un sol qui devait leur donner la mort ; la vie y manquait, et elle manquera toujours à des tentatives semblables.
i – Ut Lutheranæ factioni efficacius resistere possint, ultronea confederatione sese constrixerunt. (Ibid. p. 9.)
j – Enchiridion, seu loci communes contra hæreticos. 1525.
Un autre fait s’offre ici à nous. Le parti romain forma à Ratisbonne la première ligue qui rompit l’unité germanique. Ce fut dans le camp du pape que le signal des combats fut donné Ratisbonne fut le berceau de cette scission, de ce déchirement politique de l’Allemagne, que tant d’Allemands déplorent encore de nos jours. L’assemblée nationale de Spire devait, en sanctionnant et en généralisant la réforme de l’Église, assurer l’unité de l’Empire. Le conventicule séparatiste de Ratisbonne déchira pour jamais la nation en deux partisk.
k – Ranke, Deutsche Gesch. II. 163.
Cependant les projets de Campeggi ne réussirent pas d’abord aussi bien qu’on l’avait imaginé. Peu de princes répondirent à cet appel. Les adversaires les plus décidés de Luther, le duc George de Saxe, l’électeur Joachim de Brandebourg, les électeurs ecclésiastiques, les villes impériales n’y prirent aucune part. On sentait que le légat du pape formait en Allemagne un parti romain contre la nation elle-même. Les sympathies populaires contre-balançaient les antipathies religieuses, et bientôt la Réformation de Ratisbonne devint l’objet des risées du peuple. Mais le premier pas était fait ; l’exemple était donné. On pensait qu’il en coûterait peu par la suite pour affermir et agrandir cette ligue romaine. Ceux qui hésitaient encore devaient être nécessairement entraînés par la marche des événements. Au légat Campeggi demeure la gloire d’avoir inventé la mine qui devait mettre à deux doigts de leur perte les libertés germaniques, l’existence de l’Empire et celle de la Réformation. Dès lors la cause de Luther cessait d’être une affaire purement religieuse ; la dispute du moine de Wittemberg prenait place dans l’ordre des événements politiques de l’Europe. Luther va se trouver éclipsé ; et Charles-Quint, le pape et les princes seront les principaux personnages sur le théâtre où le grand drame du xvie siècle doit s’accomplir.
On avait cependant toujours en perspective l’assemblée de Spire ; elle pouvait réparer le mal que Campeggi avait fait à Ratisbonne. Rome mit donc tout en œuvre pour l’empêcher. « Quoi ! disaient les députés du pape, non seulement à Charles-Quint, mais à son allié Henri VIII, et à d’autres princes de la chrétienté, quoi ! ces orgueilleux Germains prétendent décider, dans une assemblée nationale, des choses de la foi ! Il faudra apparemment que les rois, la majesté impériale, toute la chrétienté, le monde, se soumettent à leurs arrêts ! »
Le moment était bien choisi pour agir sur l’Empereur. La guerre entre ce prince et François Ier était dans toute sa force. Pescaire et le connétable de Bourbon avaient quitté l’Italie, et, entrés en France au mois de mai, ils y faisaient le siège de Marseille. Le pape, qui ne voyait point de bon œil cette attaque, pouvait faire sur les derrières de l’armée impériale une puissante diversion. Charles, qui devait craindre de le mécontenter, n’hésita pas, et sacrifia aussitôt l’indépendance de l’Empire à la faveur de Rome et au succès de sa lutte avec la France.
Le 15 juillet, Charles rendit, à Burgos en Castille, un décret dans lequel, d’un ton impérieux et passionné, il déclarait : « que c’était au pape seul à convoquer un concile, à l’Empereur seul à le demander ; que la réunion fixée à Spire ne pouvait ni ne devait être tolérée ; qu’il était étrange que la nation allemande entreprit une œuvre que toutes les autres nations de l’univers, même avec le pape, ne seraient pas en droit de faire ; qu’on devait se hâter d’exécuter le décret de Worms contre le nouveau Mahomet. »
Ainsi venait d’Espagne et d’Italie le coup qui arrêtait en Allemagne les développements de l’Évangile. Ce n’était pas assez pour Charles. Il avait offert, en 1519, au duc Jean, frère de l’électeur, d’unir sa sœur, l’archiduchesse Catherine, au fils de celui-ci, Jean Frédéric, héritier de l’électorat. Mais n’était-ce pas cette maison de Saxe qui soutenait en Allemagne les principes d’indépendance religieuse et politique, que Charles haïssait ? Il se décida à rompre entièrement avec le représentant importun et coupable des idées évangéliques et nationales, et donna sa sœur en mariage à Jean III, roi de Portugal. Frédéric qui, en 1519, s’était montré indifférent aux ouvertures du roi d’Espagne, sut surmonter en 1524 l’indignation que la conduite de l’Empereur lui fit éprouver ; mais le duc Jean fit connaître avec fierté que ce coup l’avait profondément blessé.
On voyait ainsi se dessiner plus nettement dans l’Empire les deux camps ennemis qui devaient longtemps le déchirer.