On a voulu distinguer ce récit de celui de Matthieu 4.18 et de Marc 1.16-20. Augustin trouve que les différences sont considérables ; il suppose que le fait rapporté par saint Luc est le premier en date ; notre Seigneur prédit alors à Pierre qu’il serait pêcheur d’hommes, mais ne lui demande pas de se mettre immédiatement à l’œuvre ; plus tard, dans la circonstance mentionnée par saint Matthieu et saint Marc, les apôtres entendirent l’ordre : « Suivez-moi ; » ils obéirent et s’attachèrent pour toujours à leur Maître céleste. Il y a sans doute quelques difficultés pour concilier parfaitement les deux récits, mais nous savons qu’un même événement peut se présenter sous des aspects très divers, selon le point de vue auquel on se place ; chacun des narrateurs peut avoir insisté sur tel ou tel point qui lui semblait particulièrement important. Les œuvres de Christ peuvent être envisagées très diversement ; ses discours peuvent produire des impressions différentes ; la vocation de quatre apôtres est mentionnée aussi dans les récits parallèles ; saint Luc a complété ces récits ; il nous explique pourquoi le Seigneur, quand il ordonna aux apôtres de le suivre, leur a dit : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Ces paroles étaient bien opportunes, puisqu’il s’agissait de pêcheurs, et comme prophétie de leur œuvre futurec ; après leur avoir montré combien ils pouvaient être heureux dans leur pêche, s’ils obéissaient à sa parole, il leur adresse une vocation plus glorieuse, celle de pêcheurs également, mais de pêcheurs d’hommes, qui viendront en grand nombre dans leurs filets spirituels.
c – Augustin : « Petrus piscator non posuit retia, sed mutavit. » (Pierre le pêcheur n’a pas déposé ses filets, mais il les a changés.)
Lorsque nous comparons Jean 1.40-42 avec notre récit, ne semble-t-il pas qu’André et Pierre, et peut-être aussi Jean, avaient déjà reçu leur vocation ? Sur les bords du Jourdain ils étaient sans doute entrés en relation avec leur Maître futur ; mais il semble qu’après cette rencontre avec lui ils fussent retournés à leurs occupations ordinaires, et que, plus tard seulement, ils s’attachèrent définitivement à Jésus, pour le suivre partout où il irait ; la pêche miraculeuse devait leur révéler davantage la gloire de la personne de Christ et les préparer à son service.
Nous voyons, d’après notre récit, que les apôtres devaient avoir déjà rencontré le Seigneur ; Pierre lui dit : « Maître, sur ta parole je jetterai le filet ; » il montre par là qu’il le connaissait déjà, il savait quel était le pouvoir de sa parole. Les deux vocations successives, à la foi et à l’apostolat, sont bien d’un docteur divin qui ne veut rien hâter, qui se contente d’un développement progressif, qui ne veut pas moissonner immédiatement après avoir semé ; après avoir répandu sa parole dans le cœur d’André et dans celui de Pierre, il attend qu’elle ait pris racine et se soit développée ; maintenant cette semence produit les fruits mûrs de la foi.
Le Seigneur avait trouvé ses futurs apôtres lavant leurs filets, et avait pu enseigner la foule sans aucun obstacle, grâce au bon vouloir de Pierre ; il récompensera Pierre pour lui avoir prêté sa barque ; après avoir cesser de parler, il lui dit d’avancer en pleine eau et de jeter ses filets pour pêcher, se proposant de prendre le pêcheur dans son filet à lui. Celui qui voulait confondre les choses fortes du monde par le moyen des faibles (Amos 7.14-15 ; 1 Rois.19.19), attirer à lui des princes en se servant de pêcheurs, de peur que son Église parût subsister par la sagesse humaine, Celui-là vit dans ces pêcheurs ignorants de la Galilée les meilleurs instruments de son œuvre. Simon Pierre répondit à Jésus que, pendant toute la nuit, ils avaient travaillé sans succès, mais il ajoute avec foi : « Sur ta parole, je jetterai le filet ; » il satisfera le désir du Maître. C’est comme s’il disait : Nous n’avons rien pris de toute la nuit, cependant sur ton ordre nous renouvellerons nos efforts, qui réussiront peut-être. Son acte de foi fut largement récompensé : « Ils prirent une grande quantité de poissons, et leur filet se rompait. » Ils durent faire signe à leurs compagnons, qui étaient dans l’autre barque, de venir les aider. Christ savait certainement qu’il y avait des poissons dans cet endroit, mais il apparaît surtout ici comme le Maître de la nature, qui, par la magie puissante de sa volonté, peut diriger même les créatures inconscientes et les faire servir aux intérêts de son règne. Il est l’homme idéal, le second Adam, en qui s’accomplissent les paroles du psalmiste : « Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui parcourt les sentiers des mers » (Psaumes 8.6-8). Il y a ici, dans ce miracle, une remarquable coïncidence entre les paroles de Christ et les faits naturels ; il en est de même au sujet du statère dans la bouche du poisson.
Lorsque les filets avec leur contenu furent ramenés dans les barques, elles enfonçaient sous le poids : ce fut un moment de crainte pour les disciples, parce que Pierre et ses compagnons furent rendus attentifs à la sainteté de la présence de Christ. Pierre, qui fut pris lui-même en prenant des poissons, qui tomba dans le filet de Christ, ne put plus supporter la présence du Saint, mais il « tomba aux genoux de Jésus et dit : Seigneur, retire-toi de moi, parce que je suis un homme pécheur. » Dans de tels moments tout ce qui n’est que conventionnel disparaît, le cœur parle seul, ce qu’il y a de plus intime en lui vient à la lumière ; le sentiment le plus profond du cœur de l’homme sous la loi, c’est la conviction de la séparation qui existe entre lui et Dieu ; le peuple dit à Moïse : Que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourrions ! (Exode 20.18-19 ; Juges 13.2, 6, 22, 23 ; Daniel 10.17 ; Ésaïe 6.5). Au-dessous de cette situation-là, il y a l’état profane, mondain, dans lequel on ne sent aucune opposition entre la sainteté et la souillure, entre Dieu et l’homme ; au-dessus est l’état de grâce, dans lequel cette opposition est vivement ressentie : on sait qu’il y a un abîme entre l’homme pécheur et le Dieu saint, mais on sait aussi qu’un pont a été jeté sur cet abîme, que Dieu et le pécheur peuvent se rencontrer en Jésus-Christ, le Dieu-homme. Jésus veut élever Pierre à cet état supérieur, en lui ordonnant de ne pas craindre et d’accepter la mission dont il voulait le charger ; en Jésus se manifestait sans doute la présence de Dieu, mais la gloire de ce Dieu était voilée, en sorte que même des pécheurs pouvaient s’approcher de lui, et être préparés par lui à la contemplation de Dieu tel qu’il est.
« Jésus dit à Simon : Ne crains point ; désormais tu seras pêcheur d’hommes. » Ce fut la consécration de Pierre et de ses compagnons à la grande œuvre qu’ils devaient accomplir ; une telle préparation se retrouve ordinairement dans la vie de ceux qui sont appelés à quelque œuvre signalée dans le règne de Dieu. Cette préparation peut varier, mais elle se reconnaît toujours à ceci : que ce qui est terrestre pâlit devant le céleste ; l’homme est convaincu plus que jamais de son indignité et de son néant, afin que l’œuvre qui s’accomplit en lui soit de Dieu seul. Les vrais parallèles de ce passage, sont : Exode 4.10-17 ; Ésaïe 6.1-13 ; Jérémie 1.4-10 ; Juges 6.11-23 ; Actes 9.3-9 ; Daniel 10.17. Le Seigneur enveloppe sa promesse dans un langage qui était familier à Pierre ; le pêcheur doit prendre des hommes, comme David, le berger, devait les paître (Psaumes 78.71-72).
L’image employée par Jésus dans la parole adressée à Pierre, est susceptible de plusieurs applications. Le pêcheur jette son filet sans savoir quels poissons il recueillera, s’il y en aura peu ou beaucoup, s’il y en aura même un seul ; il en est de même pour le prédicateur de la Parole ; ses succès doivent lui venir d’en haut. Le pêcheur reçoit ordinairement le poisson vivant ; il l’attire à lui, et rassemble tous ceux qu’il a pris ; de même l’Église réunit les cœurs séparés, elle rassemble en une même société les tribus dispersées des hommes ; le travail du pêcheur exige surtout de l’adresse et de la ruse, plutôt que de la force ; Tertullien voit dans notre miracle un commencement de réalisation de Jérémie 16.16 : « Voici, j’envoie une multitude de pêcheurs, et ils les pécheront ; il peut y avoir dans ces paroles une menace plutôt qu’une promesse. Toutefois, il est dans l’esprit de la nouvelle alliance d’accomplir une menace de l’ancienne en la transformant en bénédiction ; ainsi, tomber entre les mains du Seigneur, eût été jadis un malheur, mais maintenant cela peut être le plus grand bienfait. Il y a maintenant un esclavage béni, parce qu’il est la délivrance d’une liberté dangereuse, la délivrance du péché et le service de Dieu (Ézéchiel 47.9-10).
Si les ministres de Christ sont des pêcheurs, les fidèles sont les poissons ; cette comparaison est très fréquente dans l’Église primitive ; on considérait alors les hommes comme amenés à la vie par les eaux du baptêmed ; Christ est représenté tantôt comme le poison, tantôt comme le pêcheur par excellence. « Et ayant ramené les barques à terre, ils laissèrent tout, et le suivirent ; » que faut-il entendre ici par « tout ? » plus tard, les apôtres disent à Jésus : « Voici, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi : que nous en arrivera-t-il ? » (Matthieu 19.27). Il s’agissait simplement d’abandonner quelques barques et des filets, mais c’était là leur tout ; la question n’est pas de savoir si on laisse plus ou moins, mais bien dans quel esprit on le laisse ; l’homme peut être retenu par une misérable cabane aussi fortement que par un palais somptueux ; c’est l’affection charnelle qui le retient, et non ce qui est extérieur. Les apôtres quittèrent peu de chose, dans un sens, et cependant ils quittèrent beaucoup, parce qu’ils sacrifièrent leurs désirs naturels.
d – Tertullien : « Sed nos pisciculi secundum Jesum Christum in aqua nascimur ; nec aliter quam in aqua permanendo salvi sumus. » Mais nous petits poissons, selon l’exemple de Jésus-Christ (ἰχθύς), sommes nés dans l’eau, et ne sommes en sécurité qu’en demeurant dans l’eau.